PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

PREMIÈRE PARTIE. — DEPUIS L'INVASION DES BARBARES JUSQU'AUX CROISADES, 395-1095

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

Formation de l'Empire carlovingien ou franco-romain par les conquêtes de Pépin et de Charlemagne.

 

§ I. — Règne de Pépin le Bref, 752-768.

 

LE génie de Pépin d'Héristal et de Charles Martel avait assuré le succès de la révolution ostrasienne, et ouvert à Pépin le Bref le chemin du trône. Avec le règne de cet usurpateur commença une seconde révolution qui devait réunir dans un même système tous les débris des peuples germaniques, et en former un nouvel empire aussi formidable que celui qu'ils avaient démembré. Pépin n'eut que le temps de faire reconnaître sa souveraineté aux peuples tributaires, d'achever la conquête des Gaules, et d'affermir sa couronne en lui donnant pour appui la confiance de la nation, l'intérêt du clergé et l'autorité des papes. Son fils devait faire le reste.

Affaires d'Italie, 754-757. — Astolphe, roi des Lombards, s'étant emparé de Ravenne en 752, réclamait des Romains et du pape la soumission qu'ils devaient à l'exarque. Leur refus allait perdre Rome, dont les troupes d'Astolphe avaient déjà brûlé les faubourgs. Étienne II, ne pouvant obtenir aucun secours de l'empereur d'Orient, vint solliciter en France la protection de Pépin, qui reçut de ce pontife, ainsi que ses deux fils, l'onction royale et le titre de patrice des Romains. Ce prince, après avoir inutilement employé sa médiation, fit proclamer la guerre au champ-de-mars, et une armée passa les Alpes sous ses ordres. Astolphe, assiégé dans Pavie, promit de renoncera ses prétentions, et d'abandonner à l'Église de Rome l'Exarchat et la Pentapole. Pépin rentra dans ses États, mais la mauvaise foi du roi lombard le rappela bientôt en Italie. Une lettre d'Étienne II, écrite au nom de saint Pierre, lui avait appris qu'Astolphe, loin de livrer au pape les villes de l'Exarchat, venait de mettre le siège devant Rome. Cette fois le vainqueur veilla avec plus de soin à l'exécution du premier traité, et laissa des commissaires en Italie pour prendre possession des villes que sa libéralité avait cédées au Saint-Siège par un acte de donation, authentique, quoique souvent controversé. Toutefois Pépin conserva une grande part dans les affaires temporelles de l'Église et de la république romaine, et l'intervention constante de ses commissaires prépara les voies à la domination des Francs en Italie.,

Réunion de la Septimanie, 752-759. — Les divisions des Sarrasins espagnols ayant laissé dans l'abandon leur colonie de Narbonne, les seigneurs goths s'étaient rendus indépendants en-deçà de l'Aude ; et dès l'an 752 le comte Ansémond livra à Pépin Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers. Ce prince envoya quelques troupes dans le pays ; mais Narbonne résista aux efforts des Francs et des Goths réunis, et ce ne fut qu'en 759 que les portes leur endurent ouvertes par la population chrétienne qui venait de massacrer les Musulmans. La Gothie se donna aussi au roi des Francs, à condition qu'elle conserverait ses lois et ses privilèges.

Conquête de l'Aquitaine, 760-769. — Les descendants de Caribert II possédaient encore le duché d'Aquitaine et reconnaissaient, à certains égards, la suprématie des rois francs. Waïfre régnait alors sur ce pays, par suite de l'abdication de son père Hunald, et affectait de ne rendre à l'usurpateur du trône aucun devoir de vasselage. Pépin aspirait à une pleine souveraineté sur les provinces d'outre-Loire, et, comme Clovis, il trouva dans la religion un prétexte pour les envahir. Il somma Waïfre de rendre aux églises les biens dont il s'était emparé, et, sur son refus, il entra dans le Berry et l'Auvergne, qui furent livrés au pillage et à l'incendie. Cette expédition fut suivie de sept autres, et pendant huit ans l'Aquitaine fut le théâtre d'une guerre d'extermination dans laquelle le malheureux Waïfre opposa à l'ambitieux vainqueur une constance et une activité infatigables. A la fin, trahi par les siens, il succomba en 768 sous le fer d'un assassin, et Pépin n'eut pas le temps de recueillir les fruits de ses victoires et peut-être de son crime. Il était réservé à son fils Charles d'achever la soumission de l'Aquitaine par la défaite et la captivité de Hunald, qui était sorti de son monastère pour affranchir du joug des Francs les provinces méridionales. L'hommage du duc des Gascons fut une conséquence de cette conquête (769).

768. Pépin mourut au moment de sa plus grande puissance, et transmit à ses deux fils un empire plus étendu et plus redoutable qu'il n'avait jamais été dans les plus beaux jours des Mérovingiens.

 

§ II. — Charlemagne roi, 768-800.

 

Dans une assemblée générale des grands de la nation, l'héritage de Pépin fut partagé entre ses deux fils. Charles (Charlemagne) eut la Neustrie et l'Aquitaine ; Carloman, l'Ostrasie et la Bourgogne. Les deux frères vécurent en mauvaise intelligence, comme le prouva la retraite de Carloman, qui laissa à Charles tout le poids de la guerre d'Aquitaine. Mais la mort de ce prince, en 771, livra tout l'Empire franc au roi de Neustrie, qui se fit déférer la couronne d'Ostrasie dans la diète de Carbonac, au préjudice des fils de Carloman, réfugiés avec leur mère à la cour du roi des Lombards. Plusieurs seigneurs mécontents suivirent la reine Gerberge, et furent accueillis par le roi Didier, dont Charlemagne venait de répudier la fille sans motif légitime.

Dans l'espoir de mettre la division parmi les Francs, et d'en profiter pour reconquérir l'Exarchat, Didier voulut forcer le pape Adrien Ier à donner l'onction royale aux fils de Carloman. Mais le pontife s'y refusa, et invita Charlemagne à venir défendre en Italie leurs intérêts communs.

Guerre d'Italie, 774. — Un champ-de-mars est indiqué à Genève, où se réunissent les guerriers de la Germanie et de la Gaule franque et romaine. L'armée, divisée en deux corps, passe les Alpes, force les Cluses vaillamment défendues, et va assiéger le roi des Lombards dans Pavie et son fils Adalgise dans Vérone. Pendant le blocus de Pavie, Charlemagne se rend à Rome, où il est reçu avec tous les honneurs réservés aux patrices et aux exarques. De son côté, il accroît et confirme la donation de Pépin, source de contestations et de prétentions exagérées. Charles retourne à son camp de Pavie, et reçoit la soumission de cette capitale, qui entraîne celle de tous les ducs lombards, à l'exception de celui de Bénévent. Moins heureux que son fils, Didier tombe au pouvoir de son ennemi avec les princes ostrasiens, et le cloître reçoit toutes ces grandeurs déchues. Le vainqueur se fait couronner roi des Lombards, et laisse à son nouveau royaume ses lois et sa constitution.

775. A peine Charles avait-il quitté l'Italie pour aller combattre les Saxons, qu'une insurrection excitée par Adalgise éclata dans les duchés de Frioul et de Trévise. Mais la prompte défaite et le supplice de Rodgaud affermirent l'obéissance des autres chefs de la nation lombarde.

Guerre de Saxe ; première période, 772-777. — Les Saxons, souvent vaincus par les Francs et toujours indociles au joug, avaient promis à Pépin de recevoir dans leur pays les apôtres de l'Évangile ; mais les imprudentes menaces de saint Libwin les ayant irrités contre le christianisme, ils brûlèrent l'église de Deventer. Cette violence servit de prétexte à une guerre qui devait durer trente-trois ans et se terminer par l'assujettissement et la conversion des quatre grandes tribus saxonnes.

Dans une première expédition qui précéda la guerre d'Italie, Charles livra aux flammes la bourgade d'Eresbourg, et brisa la statue d'Hermansaül, monument religieux et national des Saxons (772). Mais pendant qu'il faisait la guerre en Italie, les vaincus reprirent les armes, et ravagèrent une partie de l'Ostrasie. Il ne fut pas difficile au vainqueur des Lombards de repousser des barbares mal armés et sans discipline ; les Saxons furent rejetés au-delà du Weser, et une partie de la nation reçut le baptême (774). Deux ans après, ils surprirent les garnisons d'Eresbourg et de Sigebourg. Mais Charles, accouru du fond de la Lombardie, les battit à Lipspring, et obligea leurs principaux chefs, à l'exception de Wittikind, à lui jurer fidélité dans la diète de Paderborn, et à se soumettre à l'Évangile (777).

Guerre d'Espagne, 778. — Charlemagne avait reçu à Paderborn et s'était engagé à rétablir quelques émirs celtibériens que le khalife Abdérame Ier venait de dépouiller de leurs gouvernements. L'armée, s'étant réunie au champ-de-mai de Chasseneuil, passe les Pyrénées par Saint-Jean-Pied-de-Port, reçoit la soumission trompeuse des chrétiens de la Biscaye et de là Navarre, détruit Pampelune et échoue devant Saragosse. Charles revient ensuite sur ses pas et repasse les Pyrénées plus, heureusement que son arrière-garde, qui fut taillée en pièces par les Basques dans la vallée de Roncevaux. Il y perdit son neveu, le paladin Roland, dont la mort fut vengée par le supplice du perfide Lope.

Il paraît que les émirs rétablis restèrent sujets du roi, et qu'ils furent ensuite remplacés par des comtes dans les marches espagnoles, dont la plus considérable fut celle de Barcelone.

Guerre de Saxe ; deuxième période, 778-785. — Pendant que Charlemagne était retenu au-delà des Pyrénées, les Saxons s'étaient soulevés de nouveau à la voix de Wittikind, qui les conduisit jusqu'aux bords du Rhin. Vaincu à Badenfeld et à Buckholz, ce héros se dérobe encore une fois au joug étranger, que subis- sent tous les Saxons cisalpins. La pacification de Horheim, en ?80, dépouille les Saxons de leurs franchises et de leurs terres, qui sont distribuées au clergé. De là l'origine de la puissance et de la souveraineté des évêques et des abbés allemands. C'est aussi à dater de ce moment que la foi fut prêchée avec fruit aux Saxons, et que furent fondés les premiers sièges épiscopaux.

782-785. Les Saxons, ayant reçu des armes pour aider les Francs à repousser les Slaves Sorabes, font défection sur le mont Saunthal, et battent les généraux de Charles. Ce prince tire une horrible vengeance de celte trahison, en faisant massacrer 4.500 prisonniers. Deux victoires achèvent de nouveau la conquête de la Saxe en-deçà de l'Elbe, et Wittikind lui-même apporte ses serments au vainqueur, et reçoit le baptême comme le reste de la nation (780). Les Saxons Nordalbingiens devaient se défendre longtemps encore ; mais leur résistance, jusqu'à la pacification de Salz, en 803, se confond avec les agressions des Slaves Wénèdés et des Northmans Danois.

Ligue contre Charlemagne, 786, etc. — Dans un voyage que ce prince avait fait à Rome, en 780, pour faire sacrer ses fils Pépin et Louis rois d'Italie et d'Aquitaine, il avait encore resserré les liens qui attachaient sa cause aux intérêts du saint Siège. Adrien Ier, placé à portée de surveiller les mouvements d'Adalgise, dénonça bientôt à Charles une ligue formidable qui venait de se former contre lui. L'empire des Francs devait être attaqué en même temps par les Grecs, les Lombards Bénéventins, les Bavarois, les Avares, et peut-être les Sarrasins.

787. Le duc de Bénévent, Adalgise, poursuivi jusqu'à Salerne, se rend tributaire des Francs, et donne en otage son fils Grimoald, qui lui succède la même année.

787. Les Grecs, commandés par Adalgise, font une descente en Calabre. Mais Grimoald marche contre eux et les force à se rembarquer après avoir perdu leur général.

787. La Bavière est occupée par trois armées ; Tassillon donne son fils en otage, fait hommage et obtient la paix. Mais l'année suivante il est cité à la diète d'Ingelheim et condamné à mort. Charles lui fait grâce du supplice, et l'enferme dans un monastère avec toute sa famille. La race des Agilolfinges cesse ainsi de régner, et la Bavière est réunie aux Etats de Charlemagne.

791-799. Les Avares donnent plus d'embarras à ce prince. Dès l'an 787, ils avaient fait des incursions dans le Frioul et sur la frontière ostrasienne. Charles les attaqua en 791 avec trois armées, et les battit sur la Raab. Une seconde expédition, retardée par les mouvements des Saxons, des Slaves, des Bretons et des Sarrasins, fut conduite par Héric, duc de Frioul, et par le roi Pépin (796). Elle eut pour résultat le pillage du ring ou camp principal des Avares, ainsi que la soumission de ces Barbares aux lois des Francs et au christianisme.

 

§ III. — Charlemagne empereur, 800-814.

 

Le successeur d'Adrien Ier, Léon III, exilé de Rome à la suite d'une conspiration et d'un assassinat commis sur sa personne, alla implorer à Paderborn la protection de Charlemagne. Des commissaires royaux ramenèrent le pape en Italie, le rétablirent sur son siège, et instruisirent un procès criminel contre Campulus et Paschalis, qui avaient attenté aux jours du pontife. Charles, s'étant rendu lui-même à Rome, y tint une assemblée de grands et de prélats, où le pape se justifia par le serment des crimes qu'on lui imputait. Ses assassins furent condamnés à mort, et durent à l'intercession de Léon III la commutation de cette peine en un exil perpétuel.

Couronnement, 800. — Le jour de Noël, pendant la célébration de la messe, le pape vint placer la couronne impériale sur la tête de Charlemagne, aux acclamations unanimes du clergé et du peuple. Cette cérémonie décora le roi des Francs d'un titre placé dans l'opinion bien au-dessus de l'autorité royale, et l'investit d'une puissance plus absolue. Elle rompit les derniers et faibles liens qui attachaient encore la ville de Rome aux souverains de Byzance, et introduisit de nouveaux rapports entre les deux cours impériales. On a supposé que Léon III avait conçu le projet séduisant, mais chimérique, de réunir les deux Empires et les deux Églises par le mariage de Charles avec l'impératrice Irène, qui venait de succéder à son fils sur le trône d'Orient. A peine pourrait-on affirmer que cette alliance ail été en effet un sujet de négociations diplomatiques. La déposition d'Irène et l'élévation de Nicéphore à l'Empire, n'auraient pas permis de donner suite à ces desseins.

Relations étrangères. — Charlemagne eut des rapports fréquents avec tous les princes de son siècle. Les rois des Asturies lui faisaient hommage des trophées conquis sur les Musulmans -, les derniers heptarques d'Angleterre sollicitaient sa protection, les empereurs d'Orient et les deux khalifes recherchaient son amitié.

Les ambassades de Nicéphore (803 et 810) eurent surtout pour objet la fixation des frontières communes, et la paix de 804, arrêtée pendant la diète de Salz, donna aux Francs l'Illyrie maritime ; mais les villes illyriennes furent restituées en 812, et Venise refusa d'obéir au roi d'Italie.

801-806. Une ambassade envoyée par Charlemagne au khalife de Bagdad Aroun-al-Raschid, en faveur des Chrétiens orientaux, mit en rapport ces deux grands princes. Le Commandant des Fidèles chercha à s'attacher, par des attentions et des présents, l'empereur des Chrétiens occidentaux, et le principal but de ses ambassades fut sans doute d'entretenir Charlemagne dans des sentiments hostiles contre le khalife de Cordoue. Cependant une paix de courte durée fut conclue en 810 avec Aboul-Assi-al-Hakkam ; qui garda Saragosse Huesca.

Dernières hostilités sur l'Elbe, 806-812. — La diète de Salz, tenue en 803, avait reçu les derniers serments des Saxons Nordalbingiens, et ordonné la dispersion de dix mille familles. Ceux qui voulurent échapper au joug se retirèrent chez les Danois ou chez les Slaves.

806-812. Le prince Charles, fils aîné de l'empereur, combat les Slaves Tchèques. et les Wilses, tue leurs ducs Lecho et Milidoch, et prépare leur soumission.

808-811. Godefried, roi des Danois, fait des incursions dans la Saxe et des descentes dans la Frise. Il aspire à la conquête de la Germanie, et est assassiné par son neveu Hemming, qui demande la paix.

Expéditions maritimes. — Les Northmans commençaient à inquiéter les côtes de l'Océan, et les Sarrasins menaçaient celles de la Méditerranée. Charlemagne se tint sur la défensive avec les premiers, et ses flottes allèrent chercher les Musulmans.

806-813. Le comte de Gênes, Adhémar, ayant entrepris de chasser les Sarrasins de la Corse et de la Sardaigne, est tué dans un combat. L'année suivante, Burchard leur prend treize vaisseaux ; mais, en 810, ils reviennent avec de nouvelles forces, et s'établissent dans ces deux îles.

Les habitants des îles Baléares avaient réclamé la protection-des Francs contre les Infidèles, qui furent chassés dès l'an 799. En 813, Irmingar, comte d'Ampurias, défendit Majorque contre une flotte musulmane.

Mort de Charlemagne, 814. — Ce grand prince, voyant approcher sa fin, avait, par le capitulaire de Thionville en 806, partagé son empire entre ses trois fils légitimes, Charles, Pépin et Louis ; mais les deux premiers ayant précédé leur père au tombeau, Charlemagne donna l'Italie .et la Bavière à Bernard, fils de Pépin, et fit élire Louis empereur par la diète d'Aix-la-Chapelle, en 813. Peu de mois après il mourut dans cette ville, qu'il avait choisie pour capitale et décorée de plusieurs monuments. Malgré quelques taches qui déparent sa glorieuse vie, le nom de Grand (magnus), inséparablement uni à son nom, reste comme un signe impérissable de son génie et de ses hauts faits.