PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

PREMIÈRE PARTIE. — DEPUIS L'INVASION DES BARBARES JUSQU'AUX CROISADES, 395-1095

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Idée générale des institutions germaniques apportées par la conquête dans les provinces romaines.

 

§ I. — Établissement des Barbares et partage des terres.

 

LORSQUE l'invasion, en s'arrêtant, eut laissé les diverses tribus germaniques dans les provinces où le flot de la guerre les avait poussées, les conquérants s'attachèrent au sol de la conquête en s'attribuant une partie des propriétés romaines et des colons esclaves. Les Bourguignons et les Visigoths s'emparèrent des deux tiers des terres ; les Hérules, les Ostrogoths et les Lombards, du tiers seulement ; les Anglo-Saxons, de la totalité. On ignore dans quelle proportion les Vandales, les Suèves et les Francs s'associèrent à la possession du domaine conquis par leurs armes. Cette spoliation partielle des vaincus fut compensée par l'abolition des impôts dont la fiscalité impériale avait chargé la propriété.

Pour intéresser les nouveaux possesseurs à la défense commune et au maintien de l'ordre établi, les lois barbares mirent des entraves à l'aliénation des portions de terre qui étaient échues à chacun des guerriers de la conquête. Le code des Bourguignons la prohiba formellement ; celui des Francs défendit que les filles succédassent aux terres saliques, qui n'étaient autres que les lots primitifs du partage.

Dans tous les États fondés par les barbares, on distingue trois espèces de terres :

1° Les aleuds, ou terres libres, appelées en latin sortes barbaricœ, et résultant de la conquête. Il paraît cependant que les propriétés romaines, franches de toute redevance, furent assimilées à ces domaines ;

2° Les bénéfices ou fiscs, que les rois détachaient du domaine public pour en gratifier leurs leudes ou fidèles, à titre révocable, viager ou héréditaire, en les obligeant à des devoirs particuliers ou à certaines charges ;

3° Les terres censives ou tributaires, dont la possession entre les mains de colons héréditaires était pourtant conditionnelle et subordonnée au paiement d'un cens annuel. Ce genre de tenure existait sous les Romains, et les Barbares le laissèrent subsister.

Dans la suite des temps, il s'opéra une révolution dans la nature de ces trois propriétés. Les terres libres furent soumises à des impôts, et cédèrent le premier rang aux bénéfices, qui, sous le nom de fiefs, furent affranchis des charges publiques, et les terres tributaires devinrent la pleine propriété de ceux qui n'y exerçaient d'abord qu'un droit de redevance.

 

§ II. — État des personnes.

 

Les deux grandes divisions qui se présentent d'abord sont : 1° celle des Barbares et des Romains ; 2° celle des hommes libres et des esclaves. Mais les conquérants ayant adopté de bonne heure les distinctions déjà reconnues chez les Romains, nous diviserons la population en trois classes.

Ire classe. — Les plus considérables d'entre les barbares formaient une espèce de noblesse personnelle qui consistait dans la possession des bénéfices et de certains emplois ; on les appelait leudes, antrustions ou vassaux en France, masnadieri en Italie, thanes royaux en Angleterre, etc. Les Romains pouvaient être assimilés à ces seigneurs primitifs sous le titre de convives du roi, et les décurions des cités conservèrent leur noblesse municipale avec les privilèges qui y étaient attachés.

IIe classe. — Elle comprenait les Barbares propriétaires de biens allodiaux, et jouissant de tous les droits civils et politiques ; on leur donnait le nom d'hérimans, fribourgs, thanes, etc. Les Romains de cette classe étaient exclus de la liberté politique, mais conservaient tous les avantages attachés à l'ingénuité.

IIIe classe. — Les colons tributaires, bien que libres de leur personne, les affranchis qui l'étaient devenus, et les esclaves restés asservis à la glèbe ou au service domestique, peuvent être réunis dans cette dernière division.

 

§ III. — Gouvernement et administration.

 

La monarchie mixte fut commune à tous les États d'origine germanique. Les chefs de tribu qui n'étaient pas rois avant l'invasion, le devinrent après la conquête. La royauté fendit à changer de principe et de nature ; l'élection y eut une moindre part, et le rang suprême chercha à se modeler sur la dignité impériale par ses attributions et par sa .pompe extérieure. Cependant le principe de l'élection ne s'effaça jamais-entièrement, et il conserva toute sa force chez les Goths et les Lombards. Chez les Saxons, la royauté fut purement héréditaire, et n'appartint qu'aux descendants d'Odin : c'était pour eux un droit divin. Partout les femmes étaient exclues du trône.

L'autorité des rois était limitée par les assemblées de la nation, désignées sous les noms communs de mallum, placitum, parliamentum, et sous les dénominations locales de champ-de-mars ou de mai en France, de wittenagemot en Angleterre, et .de concile de Tolède en Espagne. On y décidait de la guerre, de la paix et des affaires d'un intérêt général.

En France, en Espagne et en Italie, les provinces furent administrées par des ducs, les cités ou diocèses par des comtes, et les subdivisions des comtés par des viguiers ou vicomtes, des centeniers et des dizeniers. Les ducs et les comtes percevaient les revenus publics, menaient les hommes libres à l'armée, et présidaient le placitum provincial où se rendait la justice. Ainsi, l'autorité civile et le pouvoir militaire, séparés depuis Constantin, se trouvèrent de nouveau réunis.

Le système fiscal des Romains ayant disparu dans la conquête, on peut dire qu'il n'y avait plus ni impôts réguliers, ni trésor public. Les charges de l'État étaient toutes locales, et la munificence des princes, trop pauvres pour donner de l'or, s'exerçait aux dépens du domaine royal. Les rois mérovingiens n'eurent longtemps pour revenus que le produit de leurs métairies, la moitié des amendes judiciaires et les présents volontaires que les Francs leur apportaient au champ-de-mars. Plus tard on fut obligé de recourir aux impôts indirects ; mais jamais les aleuds ne furent soumis à la contribution foncière.

Le service militaire était dû par tous les citoyens, dans les guerres nationales appelées landwehr (défense du pays). Chaque guerrier était tenu de s'équiper et de s'entretenir à ses propres frais. Quand le roi entreprenait une guerre privée, ou fehde, pour un intérêt particulier, il ne pouvait appeler sous ses drapeaux que les leudes liés à sa personne par un bénéfice ou par une solde. La guerre était annoncée par un ban ou publication ; de là les noms de ban et d'arrière-ban donnés à nos anciennes milices.

La justice était rendue dans des assises (placita minora), tenues par les comtes, les viguiers, les centeniers et les dizeniers, suivant la nature de l'affaire ou la gravité du cas. D'abord tous les hommes libres du canton devaient assister à ces plaids. Dans la suite, les comtes n'y appelèrent plus qu'un nombre déterminé de jurés appelés rachimbourgs ou échevins. Ainsi, dès le berceau des nouvelles monarchies, chacun était jugé par ses pairs.

La procédure était publique. Les jugements se fondaient : 1° sur les preuves écrites ; 2° sur les témoins ; 3° sur les conjurateurs qui affirmaient sous serment la vérité de l'accusation ou l'innocence de l'accusé ; 4° sur les épreuves judiciaires, ou jugements de Dieu, par le feu, l'eau, la croix ou le combat. Cette dernière épreuve avait pour objet d'imposer une règle et une limite au droit de guerre privée.

Après la peine capitale réservée pour des cas rares, et dont la loi des Francs ne faisait pas même mention, les condamnations ordinaires étaient l'amende et la composition. L'amende ou fredum était le prix de la paix (friede) que la société garantit à chacun de ses membres ou de la réconciliation entre les parties. La composition ou weregild était la compensation due à la partie lésée, ou à ses héritiers dans le cas d'homicide. On trouve dans les lois barbares le tarif des compositions pour toutes sortes de délit et de crime. Dans les deux codes salique et ripuaire, le weregild d'un Franc est toujours double de celui d'un Romain de condition égale.

Les Romains ayant conservé leurs institutions municipales, continuèrent d'être jugés par les juges des cités.

 

§ IV. — Lois des barbares.

 

Lorsque les nations germaniques se furent fixées dans les pays conquis par elles, chaque guerrier se trouvant transformé en propriétaire, et engagé dans des rapports continuels, soit avec ses compatriotes, soit avec les Romains, leur vie, naguère si simple et si libre, se compliqua de mille manières, et il devint nécessaire de créer pour elles un droit civil fondé sur leurs anciennes coutumes, et particulièrement destiné à réprimer les excès de la liberté et de la force individuelle. On rédigea donc des codes qui furent approuvés dans les assemblées générales des hommes libres, et modifiés par la suite avec les mêmes formalités. La plupart de ces monuments d'une législation grossière sont parvenus jusqu'à nous. Ces lois sont :

La loi salique, rédigée au-delà du Rhin avant la conquête, et dont on attribue à Clovis une seconde publication en langue latine. Les textes que nous en avons sont ceux de Dagobert et de Charlemagne. On croit communément que la loi salique exclut les femmes de la couronne de France. Ce principe conservateur de notre monarchie n'est qu'une dérivation d'un article de ce code, en vertu duquel aucune portion de la terre salique ne doit venir en héritage aux filles ;

La loi des Ripuaires, semblable à celle des Francs saliens, et promulguée par Thierry Ier dans un champ-de-mars tenu à Châlons-sur-Marne ;

La loi des Bourguignons, appelée aussi loi gombette, du nom de Gondebaud, son premier auteur, qui la fit accepter à l'assemblée d'Ambérieux, en 502. Sigismond, son fils, en publia une édition plus complète en 517 ;

La loi des Allemans, attribuée à Thierry Ier, mais dont les dispositions chrétiennes témoignent une origine moins ancienne. On peut au moins affirmer que Dagobert la fit réviser en 630 ;

La loi des Bavarois, qui eut la même origine que la précédente et fut refondue sous le même règne ;

La loi des Visigoths, que le roi Alaric II fit rédiger, en 506, par deux jurisconsultes, l'un goth, l'autre romain, chargés de fondre ensemble les usages nationaux, le code théodosien et divers recueils de jurisprudence romaine. Plusieurs lois amendé, ce code reçut sa dernière sanction en 688, sous le règne d'Egica, au concile législatif de Tolède ;

La loi des Ostrogoths, qui n'est autre chose qu'un long édit de Théodoric, rendu en 500 dans le dessein de soumettre cette nation à la législation romaine ;

La loi des Lombards, que Rotharis révisa, et dont il proposa l'acceptation à la diète de Pavie, en 643 ;

La loi saxonne, rédigée dans le IXe siècle par Alfred le Grand, d'après différentes lois d'Ina, Ethelbert et autres princes de l'Heptarchie. Nous n'en possédons que des fragments.

Tous ces codes, destinés à régir des peuples qui avaient une même origine, -se ressemblent beaucoup pour le fond et pour la forme ; la plupart ont en outre des caractères communs qui les distinguent des législations anciennes et modernes :

1° Toutes ces lois, à l'exception du code des Visigoths, étaient personnelles et non territoriales ;

2° Elles laissaient à chacun la faculté de choisir la loi qu'il voulait suivre ;

3° Elles donnaient la faculté de réparer tous les délits par des compensations pécuniaires.

En France, et pendant quelque temps en Espagne, les Romains continuèrent de vivre sous l'empire des Constitutions impériales que Théodose II venait de recueillir dans un code qui porte son nom. Le droit justinien régit les Romains d'Italie.

 

§ V. — Résultats généraux de l'invasion.

 

La lutte qui s'était engagée entre les peuples du Nord et les Romains avait été un combat à mort entre la barbarie et la civilisation. La barbarie triompha, et les vaincus partagèrent l'ignorance et la rudesse des vainqueurs, sans en emprunter le courage et l'indépendance. Plus heureux que les Romains, les barbares dépouillèrent leur férocité sans renoncer à leurs vertus guerrières ; ils récurent les bienfaits du christianisme, qui devait les faire participer un jour à la civilisation, romaine, dont cette religion conservait les précieux germes.

Dans le mélange des deux races, les langues se mêlèrent comme les mœurs, et les conquérants subirent le joug de la langue latine, qui était celle du culte, et qui devint celle des lois. Cependant le contact de l'idiome teutonique dénatura le langage qui avait prévalu : de cette corruption sortit une langue vulgaire ou rustique, qui fut depuis appelée romane, et de laquelle sont dérivés tous les dialectes de l'Europe méridionale.

On attribue à l'invasion barbare la dépopulation et la misère qui se firent si longtemps sentir dans les provinces romaines, autrefois si florissantes. Les fléaux de la guerre y contribuèrent sans doute ; mais le dépérissement universel avait déjà fait d'effrayants progrès : il était né de l'oppression impériale. L'agriculture continua à être négligée faute de bras et de consommateurs ; le commerce, sans sûreté et sans encouragement, ferma tous les canaux aux productions de la terre, comme aux produits de l'industrie ; les arts de première nécessité se dégradèrent, et les arts libéraux n'existèrent plus.