HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TIBÈRE

LIVRE PREMIER

§ II. Mort de Julie fille d'Auguste.

 

 

Cette même année, la malheureuse Julie, fille d'Auguste, termina un exil de seize ans par une mort que causa, ou du moins accéléra la misère. Quelque justement irrité que son père fut contre elle, en lui laissant la vie, il avait crû avec, raison devoir lui fournir des aliments ; et l'ayant transférée de l'île de Pandataria à Rhége, il lui avait donné cette ville pour prison. Tibère, qui autrefois avait intercédé pour elle, ne fut pas plutôt seul maître, qu'il lui retrancha sa pension alimentaire, prétextant par une indigne chicane, qu'il n'en était point fait mention dans le testament d'Auguste ; et de plus il la fit garder étroitement dans sa maison, sans lui permettre d'en sortir. Ainsi Julie, fille et femme d'empereurs, manquant du nécessaire, mourut presque de faim ; et un triste sort, quoiqu'elle l'eût bien mérité par ses horribles désordres, ne laissa pas d'exciter l'indignation contre celui qui violait à son égard tous les droits de l'humanité.

Un de ses corrupteurs périt à peu près dans le même temps par l'épée : homme qui joignait à l'avantage d'une grande naissance un esprit aisé, et une éloquence dont il n'avait pas su faire un bon usage. Sempronius Gracchus avait commencé d'entretenir un commerce adultère avec Julie, dès le temps qu'elle était mariée à Agrippa. Constant dans le mal, il n'interrompit point ses intrigues criminelles depuis qu'elle était devenue l'épouse de Tibère. Il aigrissait même l'esprit de la princesse contre son Mari et l'on crut qu'une lettre écrite par Julie à Auguste pour se plaindre amèrement de Tibère, lui avait été dictée par Gracchus. Il méritait donc bien l'exil auquel Auguste le condamna. Transporté dans l'île de Cercine auprès de l'Afrique, il y soutint sa longue disgrâce avec assez de courage, et il ne montra pas moins de fermeté dans les derniers moments. Les soldats chargés de le tuer le trouvèrent sur le rivage de l'île occupé de pensées tristes, et s'attendant au malheur qui le menaçait. Il les pria de lui accorder un court intervalle, pour faire connaître par lettres les dernières intentions à sa femme Alliaria : après quoi il présenta la gorge et reçut le coup de la mort avec une constance qui soutenait, dit Tacite[1], la gloire du nom qu'il portait : sa vie en avait été l'opprobre. Selon quelques auteurs, les soldats qui le tuèrent n'étaient pas venus directement de Rome, mais avaient été envoyés par L. Asprenas, proconsul d'Afrique, sur les ordres de Tibère, qui s'était flatté de faire passer Asprenas pour l'auteur de la mort de Gracchus. Cette petite finesse est assez conforme à tout le reste des procédés de ce prince.

C'est ainsi que Tibère commençait à déceler le penchant à la cruauté, qui avait paru en lui dès son enfance, comme le prouve le mot célèbre de son précepteur qui, pour exprimer la bassesse d'âme, et l'humeur sanguinaire de son élève, le définissait une boue pétrie avec du sang[2]. Il se cachait néanmoins dans les commencements de son empire, et aux traits d'inhumanité que je viens de rapporter, il opposait une conduite d'ailleurs infiniment modérée, et qui eut été tout-à-fait louable, si les sentiments eussent répondu aux dehors.

Ennemi de la flatterie et des manières serviles et rampantes, il ne souffrait point qu'aucun sénateur accompagnât sa litière, soit pour lui faire cortège, soit pour lui parler d'affaires. Si on employait à son égard, ou dans la conversation, ou dans un discours suivi, des termes d'adulation, il interrompait, et obligeait de changer de style. Ainsi quelqu'un l'ayant appelé maître ou seigneur, titre qu'il ne reçut jamais, comme je l'ai déjà dit, il lui déclara qu'il prenait cette expression prétendue respectueuse pour une injure, et lui ordonna de s'en abstenir. Un autre qualifiait ses occupations de sacrées, ou divines : il lui enjoignit de dire laborieuses. Celui qui témoignait s'être présenté au sénat par ses ordres, fut obligé de changer ce dernier mot, et d'y substituer par son conseil. C'est ce qui rendait très-épineuse la façon de traiter avec un prince, qui craignait la liberté, et haïssait la flatterie[3].

Cette sévérité à écarter l'adulation était d'autant plus remarquable, que lui-même il passait presque les homes de la politesse dans les termes et dans les tours dont il se servait à l'égard du sénat, et de chacun des membres de cette compagnie. Un jour qu'il ouvrit un avis contraire à celui d'Haterius : Je vous prie, lui dit-il, de me pardonner, si comme sénateur, je m'explique avec liberté contre votre sentiment. Parlant au sénat en corps, il s'exprima ainsi[4] : Sénateurs, j'ai dit souvent que le prince, revêtu par vous d'un pouvoir si étendu et si illimité, s'il veut bien gouverner et d'une façon qui devienne salutaire à l'empire, doit être l'humble esclave du sénat, de la nation, et quelquefois même de chaque citoyen en particulier. Je l'ai dit, et je ne m'en repens pas. J'ai toujours trouvé, et je trouve encore en vous des maîtres pleins de bonté, de justice, et des sentiments les plus favorables pour moi. Il en disait trop pour être cru.

Cependant il faut avouer qu'il ne s'en tenait pas au simple langage y et qu'il conservait réellement au sénat et aux magistrats l'exercice de leur autorité. Nulle affaire, petite ou grande, publique ou particulière, sur laquelle il ne consultât le sénat, soit qu'il s'agit d'impôts et de finances, ou d'ouvrages qu'il fallait construire ou rétablir, de la levée et du licenciement des soldats, de la distribution des légions et des troupes auxiliaires, du choix des généraux, de la continuation des gouverneurs de provinces dans leurs commandements, de la réponse a des lettres de rois étrangers, et du cérémonial qui devait être observé à leur égard. Et il souffrait sans peine que l'on format des décrets contre son avis. Suétone observe que dans une occasion où il y avait partage de sentiments, Tibère ayant passé du côté du petit nombre, personne ne le suivit. Toujours il entrait au sénat seul et sans cortège ; et si pour cause d'indisposition il s'y faisait porter en chaise, dès le vestibule il congédiait tous ceux qui l'avaient accompagné. Si les affaires pressaient, ou n'étaient pas d'assez grande conséquence pour être rapportées au sénat assemblé, il n'en prenait pas la décision sur lui seul. Il ne recevait les députés et les requêtes des villes et des provinces, qu'avec un conseil composé de quelques sénateurs, et il y appelait surtout ceux qui, ayant commandé dans les pays dont il s'agissait, étaient plus au fait de tout ce qui pouvait les regarder.

Ce serait s'exprimer faiblement, que de dire qu'il avait de grands égards pour les consuls : il leur rendait des respects, se levant lorsqu'ils approchaient de lui ; et leur cédant le haut du pavé. Dans les repas de cérémonie qu'il leur donnait, il allait les recevoir à la porte de son appartement, et les reconduisait lorsqu'ils prenaient congé de lui. Il leur laissait tant d'autorité, que des députés d'Afrique vinrent se plaindre à eux de ce que César, vers lequel ils étaient envoyés, traînait leurs affaires en longueur.

Il voulait paraître désirer que tous ceux qui étaient en place jouissent de leurs droits. Des consulaires chargés du commandement des armées lui ayant écrit pour lui rendre compte de leurs exploits, il leur fit des reproches de ce qu'ils ne s'adressaient point au sénat suivant l'usage ancien. S'ils le consultaient sur certains dons militaires dont ils lui réservaient la disposition, il se plaignait qu'ils ne connussent pas l'étendue de leur pouvoir, qui les rendait arbitres de toutes ces sortes de récompenses. Il loua un préteur, qui, le jour qu'il était entré en charge, avait assemblé le peuple, pour lui rappeler, comme il se pratiquait sous le gouvernement républicain, les services de ses ancêtres.

Il montrait un grand zèle pour la justice, et il y veillait par lui-même. Il se rendait souvent aux tribunaux assemblés, et se mettant hors de rang, pour ne point ôter au préteur la place de président qui lui appartenait, il écoutait la plaidoirie. S'il voyait, ou s'il était averti, que la faveur fit impression sur les juges, et déterminât la balance, il les redressait par ses avis et par ses exhortations. Tacite observe qu'en faisant ainsi respecter les droits de la justice il diminuait ceux de la liberté[5] : réflexion chagrine, qui présente sous une mauvaise face une conduite tout-à-fait digne de louanges.

Il avait attention que les peuples ne fussent point foulés par des impositions trop onéreuses. Un préfet d'Egypte, nomme Æmgypte^ Un pre conduite tout-^cdilius Rectus, ayant envoyé au trésor impérial une somme qui passait ce que devait fournir sa province, Tibère, au lieu de lui en savoir gré, lui écrivit : Qu'il fallait tondre les brebis, et non pas les écorcher[6].

Il forçait son caractère naturellement haut et arrogant, pour se rendre populaire : assistant aux jeux et aux spectacles, afin de paraître prendre part aux divertissements de la multitude ; facilitant les accès auprès de sa personne ; visitant ses amis sans garde et sans pompe, s'intéressant à leurs affaires, sollicitant en leur faveur, s'ils avaient des procès, se trouvant à leurs fêtes domestiques, en un mot, se mettant presque au niveau des citoyens ; et réservant le rôle de prince et d'empereur pour les occasions ou il s'agissait du service de l'empire.

Tous ces traits réunis sembleraient former le tableau d'un prince accompli. Mais c'était la crainte de Germanicus, qui engageait Tibère à tâcher de faire goûter son gouvernement. Il n'aimait point la vertu : il s'en servait comme d'un moyen pour se maintenir contre la faveur que l'on portait à celui qu'il envisageait sur le pied de rival. On peut lui appliquer le mot d'Horace : Renard fin et rusé, il contrefaisait les procédés généreux du magnanime lion[7]. La suite le démasqua, et démentit étrangement des commencements si beaux et si louables. Mais le changement ne vint que par degrés, et fut préparé de loin. On peut le regarder comme annoncé, quoique avec bien des ménagements, dès le consulat de Drusus son fils et de Norbanus, qui entrèrent en charge moins de cinq mois après la mort d'Auguste.

DRUSUS CÆSAR. - C. NORBANUS FLACCUS. An R. 766. De J.-C. 15.

Sous ces consuls, Tibère permit les poursuites pour cause de prétendu crime de lèse-majesté[8] dans des cas frivoles, et qui n'avaient rien de sérieux que la malice des délateurs. Il avait témoigné d'abord mépriser les discours désavantageux que l'on tenait de lui, et il répétait souvent que dans une ville libre les langues et les pensées devaient jouir de la liberté. Il s'expliqua même dans le sénat à ce sujet d'une façon tout-a-fait modeste. Si quelqu'un, dit-il, censure ma conduite, je rendrai compte des principes par lesquels je me gouverne ; et s'il persiste encore après ces éclaircissements, je lui rendrai inimitié pour inimitié. Quelques sénateurs, sans doute par flatterie, peut-être de concert avec lui, demandèrent que le sénat prit connaissance des actions et des paroles qui seraient contraires au respect dû à la majesté du prince. Il répondit : Nous n'avons pas assez de loisir pour nous embarquer dans ce nouveau genre d'affaires. Si une fois vous ouvrez cette porte, vous n'aurez plus que ces sortes de matières à traiter. Quiconque aura un a ennemi, prendra cette voie pour le perdre. Il ne pouvait pas prédire avec plus de vérité, selon la remarque de M. de Tillemont, les maux effroyables qu'il était près de faire lui-même.

Il est vrai qu'il fut poussé à bout par la témérité de quelques esprits pétulants, qui firent courir dans Rome des vers tout-à-fait injurieux contre lui. On lui disait[9] : Tu es rude et farouche. Veux-tu que je te caractérise en un seul mot ? Que je meure, si ta mère même peut t'aimer. Sa pente à la cruauté s'était manifestée, comme on l'a vu, par les morts violentes d'Agrippa Posthume et de Gracchus, et par son inhumanité contre Julie. Il aimait aussi beaucoup le vin, et avait fait souvent en ce genre des excès d'intempérance. Un satirique, réunissant ces deux vices, disait de lui : Il dédaigne aujourd'hui le vin, parce qu'il est altéré de sang. Oui, il avale le sang humain, comme autrefois il buvait le vin. On lui reprochait sa retraite et son espèce d'exil à Rhodes ; et après avoir cité les exemples de Sylla, de Marius, et d'Antoine, qui, aigris par leurs disgrâces, avaient abattu tant de têtes en rentrant dans la ville, on ajoutait : C'en est fait de Rome. N'attendez qu'un règne sanguinaire de quiconque est parvenu de l'exil à régner.

La modération dont se paraît Tibère ne put tenir contre cette licence effrénée : il voulut en arrêter le cours par la rigueur ; et le préteur Pompeïus Macer lui ayant demandé s'il ferait droit sur les accusations qui regarderaient le crime de lèse-majesté, il répondit qu'il fallait faire justice, et exécuter les lois. Cependant il ne poussa pas tout d'un coup les choses à l'extrême, et dans les premières affaires de cette nature on ne peut le blâmer que d'avoir laissé traiter sérieusement des accusations qui ne méritaient que le mépris.

Falanius et Rubrius furent accusés devant le sénat, comme coupables d'irrévérence envers la majesté et la divinité d'Auguste : le premier, parce que dans la célébration des fêtes qui se solennisaient par les maisons en l'honneur de ce prince déifié, il avait admis au nombre des ministres de son culte un histrion nomme Cassius, dont la vie était infâme ; et encore, parce qu'en vendant des jardins où était une statue d'Auguste, il avait vendu la statue avec les jardins. On objectait à Rubrius d'avoir fait un faux serment en attestant le nom d'Auguste. Sur des crimes d'une si nouvelle espèce, les consuls voulurent savoir les intentions de l'empereur qui était absent : et il leur répondit par écrit, Qu'en plaçant son père dans le ciel, on ne s'était pas proposé de tendre un piège aux citoyens ; que le pantomime Cassius était employé par sa mère aux jeux qu'elle faisait célébrer en l'honneur d'Auguste ; que ses statues, comme celles des autres divinités, pouvaient, sans que la religion y fût intéressée, suivre le sort des jardins et des maisons que l'on vendait ; que pour ce qui regardait le parjure, invoquer à faux Auguste ou Jupiter, c'était la même chose : qu'il fallait laisser aux dieux le soin de venger leurs injures. La réponse ne pouvait pas être plus modérée, plus équitable. Mais l'accusation avait été admise, et l'exemple était donné.

Il se renouvela bientôt après. Granius Marcellus, gouverneur de Bithynie, fut déféré comme criminel de lèse-majesté par son questeur Cepio Crispinus, qui, dit Tacite, se fraya une route dont le malheur da temps et l'audace des esprits inquiets ont fait un chemin battu et fréquenté. Homme obscur et inconnu, sans fortune, avide et remuant, en flattant par des délations secrètes l'inclination d'un prince sanguinaire, et mettant ainsi en danger les premiers personnages de la république, il s'acquit du crédit auprès d'un seul, et la haine de tous : et il eut un grand nombre d'imitateurs, qui, comme lui, devenus riches de pauvres qu'ils étaient, et aussi redoutables qu'ils avaient d'abord paru dignes de mépris, creusèrent sous les pieds des autres un abîme, dans lequel ils tombèrent enfin eux-mêmes.

Crispinus accusait Marcellus d'avoir mal parlé de Tibère : et il portait à l'accusé des coups inévitables, choisissant dans la conduite du prince tout ce qu'il y avait de plus vicieux, pour en faire la matière des critiques de Marcellus. Car les choses étant vraies, on se persuadait aisément qu'elles avaient été dites.

Romanus Hispo qui s'était joint en second au principal accusateur, ajouta que Marcellus s'était fait dresser une statue plus haute que celles des Césars, et qu'il avait ôté d'une autre statue la tête d'Auguste pour y substituer celle de Tibère.

L'empereur avait sans doute beaucoup souffert en écoutant la censure qui venait d'être faite de sa personne : mais il s'était contenu. A ce dernier grief, sa colère, trouvant lieu de paraître sous un prétexte qui semblait plus intéresser Auguste que lui, éclata sans mesure. Il déclara que dans cette affaire il donnerait son suffrage de vive voix, et avec serment de juger selon la justice. Il restait encore, dit Tacite, des vestiges de la liberté expirante. Cn. Pison prit la parole. César, dit-il, en quel rang opinerez-vous ? Si vous parlez le premier, je saurai à quoi m'en tenir. Si vous différez à vous ouvrir après que tous les autres auront opiné, je crains de me trouver, sans le vouloir, en contradiction avec vous. Cette représentation fit honte à Tibère de son emportement. Il s'adoucit, et souffrit que Marcellus fût déchargé de l'accusation de lèse-majesté. Il était aussi accusé de concussion. L'affaire fut renvoyée aux juges ordinaires et traitée en règle.

Tibère fit dans le même temps quelques libéralités bien placées et vraiment louables. Aurelius Pius sénateur se plaignait dans le sénat que sa maison avait beaucoup souffert de certains travaux publics que l'on avait faits pour un chemin et pour un aqueduc, et il demandait un dédommagement. Les préteurs, chargés de la garde du trésor, s'opposant à sa demande, l'empereur voulut que l'on y eut égard, et il lui fit payer la valeur de sa maison. C'était une de ses bonnes qualités, dit Tacite, de ne point tenir à l'argent, et d'aimer à s'en faire honneur en le dépensant à propos : et il conserva encore cette vertu lors même qu'il eût renoncé à toutes les autres. En voici une nouvelle preuve.

Un ancien préteur, nomme Propertius Celer, ayant demandé la permission de déposer le rang de sénateur, qui lui était onéreux, Tibère, qui savait que sa pauvreté n'était point l'effet de sa mauvaise conduite, et qu'il avait hérité peu de bien de son père, lui fit don d'un million de sesterces.

Ce fut une amorce qui en invita plusieurs autres à tenter la même ressource sans avoir d'aussi bons titres. Un certain M. Allius, pareillement ancien préteur, mais qui avait dissipé son bien par la débauche, supplia l'empereur de payer ses dettes. Tibère sentit où cela allait, et il exigea d'Allius un état de ce qu'il devait, et une liste des noms de ses créanciers. Celui-ci, qui ne savait pas rougir aisément, et qui ne souhaitait que d'être tiré d'embarras à quelque prix que ce fut, exécuta ce qui lui était commandé : et Tibère lui fit délivrer une ordonnance sur son trésor, exprimant qu'il donnait telle somme à Allius dissipateur.

Sa vue, en mêlant cette amertume à son bienfait, était d'empêcher qu'on ne le fatiguât par de semblables requêtes, qu'il lui paraissait indécent d'accorder, et dur de refuser. En effet, quelques-uns préférèrent le silence et la pauvreté à un aveu humiliant et à l'ignominie. D'autres se montrèrent plus hardis, et furent tous soumis à la même condition par laquelle Allius avait passé.

Tacite et Sénèque blâment de dureté cette conduite de Tibère. Mais eut-il été plus doux de refuser ? et ceux qui étaient capables de se mettre au-dessus d'une telle honte, ne méritaient-ils pas bien de la subir ? L'humeur rude et sauvage de Tibère a décrédité des actions, qui dans un prince d'un autre caractère auraient peut-être été regardées comme un sage tempérament d'indulgence et de sévérité.

Un débordement extraordinaire du Tibre causa cette année de grands dégâts dans Rome, renversa des édifices, noya plusieurs personnes. On le prit pour un prodige, et Asinius Gallus proposa dans le sénat de consulter sur cet évènement les livres sibyllins. Tibère ne voulut point y consentir, attentif, dit Tacite, à faire mystère de tout, et à cacher le divin comme l'humain. Au fond, il pensait plus juste que Gallus, et il fit prendre un meilleur parti, qui fut de nommer deux commissaires du sénat, Arruntius et Ateïus Capito, pour chercher les moyens de prévenir de semblables désastres.

Le résultat de leur examen et de leurs recherches fut un projet de détourner les rivières et les lacs qui se jettent dans le Tibre. Les peuples et les villes qu'intéressait ce changement, et qui craignaient ou d'être privés d'eaux utiles, ou au contraire d'être submergés, firent de vives remontrances. Après bien des discussions pour et contre le projet, il fut résolu qu'on laisserait les choses telles qu'elles avaient toujours été.

Longtemps après, on s'avisa d'un autre expédient. Il paraît par un passage de Pline le jeune que Trajan, ou Nerva son prédécesseur, fit creuser un bassin pour recevoir les eaux du Tibre lorsqu'il s'enflerait outre mesure. Mais les remèdes humains sont une faible barrière contre la loi de la nature. Le Tibre est une espèce de torrent, qui ne peut manquer d'être sujet à des crues subites dans les fontes de neiges de l'Apennin.

L'Achaïe et la Macédoine, qui étaient dans le département du peuple, et gouvernées par des proconsuls, se trouvant surchargées, il fut ordonné qu'elles passeraient sous la main de l'empereur : ce qui semble marquer que la condition des provinces de César, comme on les appelait, était plus douce que celle des provinces du peuple. Tibère donna donc le gouvernement de l'Achaïe et de la Macédoine à Popeus Sabinus, en même temps qu'il lui continuait celui de la Mésie.

Il avait cette pratique de perpétuer dans les places ceux qu'il avait mis une fois. Il en usait ainsi, soit par paresse, pour s'épargner la peine à un nouveau choix et d'une nouvelle délibération, soit par défiance. Car la finesse de son esprit et de ses vues le rendait difficile et lent à se déterminer[10]. Il ne cherchait point le mérite éminent, et il haïssait les vices. Les talents supérieurs lui faisaient ombrage, et d'un autre côté il craignait le déshonneur qui rejaillirait sur la république, s'il employait des sujets incapables et indignes. Ainsi, mal d'accord avec lui-même et ne pouvant réussir à se contenter, il en vint au point de nommer quelquefois aux gouvernements de provinces des hommes qu'il était bien résolu de ne point laisser sortir de la ville. Drusus donna cette année, tant en son nom qu'au nom de Germanicus son frère, des combats de gladiateurs, et il y présida. Le peuple, qui observe curieusement tous les traits du caractère de ceux de qui il doit un jour dépendre, remarqua avec effroi que le jeune prince se plaisait trop à ce spectacle cruel, et qu'il repaissait avidement ses yeux du sang des misérables qui s'y égorgeaient mutuellement : son père lui en fit même des reproches.

Drusus, si nous nous en rapportons à Dion, ne promettait pas, supposé qu'il fût parvenu à l'empire, un gouvernement où les peuples dussent être heureux. Cet historien[11] lui attribue toutes sortes de vices, la cruauté, les débauches honteuses, l'intempérance et les excès du vin, une colère dont il n'était pas maître, et qui le portait quelquefois à de grandes violences. C'eût été son père, mais démasqué. Peut-être ce jugement a-t-il besoin d'être modifie en quelque partie, comme nous l'observerons ailleurs.

Tibère n'assista point aux jeux auxquels présida son fils. On avait si mauvaise opinion de lui que quelques-uns pensèrent que son intention, en s'absentant, avait été de laisser Drusus libre de se montrer tel qu'il était, et de s'attirer aussi la haine des citoyens. Tout disposé qu'est Tacite à juger mal de Tibère, il rejette ce soupçon comme destitué de vraisemblance. Il incline davantage à croire que son humeur sombre le portait à fuir les grandes assemblées. Il s'était contraint dans les commencements pour y paraître, à l'exemple d'Auguste. Mais rien ne ressemblait moins que son air sec et dédaigneux aux manières affables et populaires de son prédécesseur. Il le sentit, et il voulut éviter une comparaison toute à son désavantage.

Tel était son motif. On ne le soupçonnera pas de s'être abstenu par humanité de ces jeux sanguinaires, de même que ce ne fut pas le zèle pour la pureté des mœurs qui l'empêcha de favoriser, comme avait fait Auguste, la licence des théâtres. Elle était alors porter à l'excès par les pantomimes[12], dont l'art merveilleux, mais tout propre à répandre la corruption, enivrait les Romains. Cet art, né sous le règne précédent, accrédité par Mécène, appuyé de la protection d'Auguste, qui s'en accommodait et par gout et par politique, prit tellement faveur, que les écoles des premiers inventeurs, Pylade et Bathylle, se conservèrent pendant plusieurs siècles par une suite non interrompue de maîtres et de disciples. La passion des Romains pour ces gesticulations expressives, pour cette déclamation muette, allait, comme je l'ai dit, jusqu'à l'ivresse et a la fureur. Ils épousaient les querelles de ces histrions ; ils s'échauffaient pour la préférence de l'un à l'autre ; les spectateurs se partageaient en factions contraires et ennemies, jusqu'à exciter des séditions dans les spectacles ; et alors seulement la puissance publique se croyait obligée d'y intervenir.

L'année précédente il était arrivé un tumulte de cette espèce aux fêtes Augustales. Mais Tibère laissa passer doucement la chose, n'osant pas encore traiter avec sévérité le peuple, qui avait été beaucoup ménagé sous Auguste. L'impunité occasionna cette année un nouveau désordre et plus violent. Il y eut du sang répandu. Non-seulement des gens du peuple furent tues, mais les troupes qui gardaient le théâtre s'étant mises en devoir d'apaiser l'émeute et de faire respecter les magistrats, que la multitude chargeait de huées et d'injures, plusieurs soldats avec un centurion perdirent la vie dans la querelle, et un tribun d'une cohorte prétorienne fut blessé.

Le sénat prit connaissance de cette sédition ; et Il y eut des voix pour rendre aux préteurs le droit de punir les comédiens par les verges, suivant l'ancien usage. Haterius Agrippa tribun du peuple s'y opposa, et fut à ce sujet réprimandé très-vivement par Asinius Gallus. Tibère était présent et gardait un profond silence, laissant au sénat, dit Tacite, ces vaines images de liberté. L'opposition du tribun eut son effet, parce qu'elle était conforme aux ordonnances d'Auguste, qui avait restreint en beaucoup de choses le pouvoir des magistrats sur les comédiens. Or les volontés d'Auguste étaient une loi suprême pour Tibère, qui affectait de respecter jusqu'à ses moindres paroles.

On se réduisit donc à un règlement, dont les dispositions font voir jusqu'où allait l'abus en ce genre. On fixa le salaire des comédiens, que la folie portait souvent à des sommes excessives. On défendit que les sénateurs entrassent jamais dans les écoles des pantomimes que les chevaliers leur fissent cortège en public, qu'on les fit jouer dans les maisons particulières : enfin on donna aux préteurs sur ceux qui assistaient aux spectacles une autorité qu'on leur refusait sur les histrions, et on leur permit de punir par l'exil les spectateurs qui exciteraient du tumulte dans les jeux.

Tibère ne s'était point pressé d'acquitter le legs qu'avait fait Auguste aux citoyens, de trois cents sesterces par tête. Un plaisant s'avisa, pour le hâter, d'un tour d'imagination qui lui coûta cher. Voyant un mort que l'on portait à travers la place, il s'en approcha et lui parla à l'oreille ; et plusieurs lui ayant demandé ce qu'il avait dit à ce mort, il répondit qu'il l'avait chargé d'annoncer à Auguste que le peuple n'avait pas encore reçu la gratification ordonnée par son testament. Tibère trouva la plaisanterie fort mauvaise, et s'étant fait amener ce rieur, il lui compta ses trois cents sesterces, et ensuite l'envoya au supplice, en lui recommandant d'aller faire son message lui-même auprès d'Auguste. C'était tirer une vengeance cruelle d'un badinage qui méritait une punition, mais légère. Dans le fond cet homme n'avait pas tort, et Tibère le reconnut en payant peu de temps après au peuple la somme dont il était redevable.

Mais il n'eut aucun égard aux plaintes que le même peuple lui porta contre l'impôt du centième denier, qui se payait sur tout ce qui était mis en vente. Au contraire, il publia une déclaration par laquelle il assurait que cet impôt était nécessaire pour faire les fonds du trésor des guerres établi par Auguste. Il profita même de l'occasion pour abolir le droit de vétérance après seize ans, qu'avaient extorque les séditions de Germanie et de Pannonie, et il remit en vigueur les ordonnances qui voulaient que ce droit ne fat acquis que par vingt ans de service, protestant que sans cela la république ne pouvait pas subvenir aux frais des armées qu'elle entretenait. Il n'est point dit que les légions aient murmuré de voir révoquer ce qu'elles avaient poursuivi avec tant d'emportement. Lieur fougue était passée ; et celles de Germanie en particulier n'en firent pas moins bien leur devoir contre les ennemis. C'est ce que j'ai maintenant à raconter.

On avait décerné le triomphe à Germanicus, quoique la guerre ne fut nullement finie ; mais il voulut le mériter, et sachant que la division s'était mise entre Arminius et Ségeste, principaux chefs de la nation des Chérusques, il se hâta de profiter de l'occasion, en faisant dès le commencement du printemps une irruption subite dans la Germanie.

Il a été dit ailleurs que Ségeste avait donné avis à Varus des desseins et du complot d'Arminius, et n'avait point été écouté. Après le désastre de cet infortune général et de ses trois légions, Ségeste fut entraine dans la révolte contre les Romains par la conspiration unanime de la nation. Mais il ne s'était pas réconcilié avec Arminius. Au contraire, la haine s'était accrue entre eux par l'injure qu'Arminius lui avait faite, en enlevant sa fille et l'épousant malgré lui. Devenus plus ennemis depuis qu'ils étaient gendre et beau-père, ce qui communément est un lien à étroite amitié aigrissait le ressentiment de deux hommes qui ne pouvaient se souffrir.

Pendant que ces dissensions partageaient et diminuaient les forces des Chérusques, Germanicus entra sur les terres des Cattes leurs alliés avec quatre légions et un grand nombre de troupes auxiliaires. Les Cattes ne s'attendaient point a cette invasion. Ainsi tout ce que la faiblesse de l'âge et du sexe mettait hors d'état de défense fut pris ou tué. La jeunesse passa à la nage l'Adrana, aujourd'hui l'Eder, et à l'abri de cette rivière elle prétendait arrêter les Romains. Ses efforts furent inutiles : il fallut se rendre ou se disperser par la fuite. Germanicus, maitre du pays, brûla Mattium[13], capitale de la nation, et fit le dégât dans la campagne, sans trouver aucun obstacle. Car pour tenir en respect les peuples voisins, il leur avait oppose Cecina à la tête de quatre légions.

Après son expédition terminée, il retourna vers le Rhin : et sa marche ne fut ni inquiétée par les ennemis, que la peur avait saisis et consternés, ni embarrassée par la difficulté des chemins, moyennant les sages précautions qu'il avait prises. Car, quoiqu'il en fut parti par un temps sec, ne se fiant pas à cette sérénité qui est rare dans le climat germanique, et craignant au retour les pluies et les grandes eaux, il avait laissé derrière lui L. Apronius avec quelques troupes, charge de tons les soins nécessaires pour rendre les chemins praticables et commodes.

Lorsqu'il était déjà en marche, arrivèrent des députés de Ségeste qui imploraient son secours contre la faction d'Arminius, par laquelle il était assiégé et serré de près. Il avait irrite ses compatriotes en dissuadant la guerre, au lieu qu'Arminius, fier, entreprenant, ne parlant que de liberté à maintenir, de servitude à repousser, se faisait bien mieux écouter de ces barbares. Parmi les députés de Ségeste était son fils Segimundus, qui ne venait pas sans quelque crainte se remettre en la puissance des Romains, qu'il avait cruellement offensés au temps de la défection des Germains et du désastre de Varus. Car étant prêtre de l'autel consacré à Auguste dans le pays des Ubiens, il avait déchiré ses habits sacerdotaux, et s'était allé joindre aux rebelles. Germanicus néanmoins le reçut avec bonté, et l'envoya sous escorte de l'autre côté du Rhin. Il écouta favorablement la prière de Ségeste, et ne fit pas difficulté de revenir sur ses pas pour le délivrer. Il attaqua ceux qui l'assiégeaient, les força de se retirer de devant la place.

Ségeste en sortit avec un grand nombre de ses proches et de ses clients qui l'y avaient suivi. On voyait encore autour de lui quelques dames illustres[14], entre autres sa fille[15], épouse d'Arminius, actuellement grosse, plus conforme de sentiments à son mari qu'à son père, et qui, en paraissant devant Germanicus, ne versa point de larmes, ne s'abaissa point a des prières indignes d'elle, mais garda un profond silence, les bras croises et les yeux attachés sur son sein. A la tête de toute cette troupe, Ségeste, grand de taille, et montrant toute l'assurance d'un ancien et fidèle allié, parla en ces termes :

Ce n'est pas ici le premier jour où j'ai donne des preuves de mon attachement inviolable au peuple romain. Depuis que j'ai reçu d'Auguste le droit de bourgeoisie, je n'ai eu d'autres amis ni d'autres ennemis que les vôtres : non que je désavoue ou que je haïsse ma patrie (je sais que les traitres se rendent odieux même à ceux qu'ils servent), mais parce que les intérêts des Romains et des Germains me paraissaient évidemment être les mêmes, et que je préférais la paix à la guerre. Par ces motifs, j'accusai auprès de Varus le ravisseur de ma fille, l'infracteur des traités faits avec vous : et voyant que ce chef indolent se perdait par ses délais, je le pressai de nous arrêter tous, moi le premier, Arminius et ses complices. J'en atteste cette nuit sanglante, la dernière de Varus : que n'a-t-elle été plutôt la dernière pour moi ! La conduite que les circonstances m'ont obligé de suivre depuis, est plus aisée à déplorer qu'à justifier. Cependant j'ai chargé de chaînes Arminius, et j'ai porté celles dont sa faction m'a chargé à mon tour ; et dès la première occasion où je puis disposer de moi, je condamne mes dernières démarches en revenant aux anciennes, et je préfère la tranquillité au trouble et au désordre. Ce n'est pas l'espoir d'une récompense qui me ramène à vous ; mais je veux me laver de la tache de perfidie, et en même temps me réserver aux Germains pour médiateur auprès de vous, si un jour ils aiment mieux se repentir que se perdre. Je vous demande grâce pour la jeunesse et l'imprudence de mon fils. Quant à ma fille, j'avoue que c'est contre sa volonté que je l'ai amenée ici. Vous déciderez si vous devez regarder en elle la femme d'Arminius, ou la fille de Ségeste. Germanicus répondit à ce discours avec beaucoup de témoignages de bonté : il promit toute sûreté à Ségeste pour ses enfants et pour ses proches ; et il l'assura qu'il lui donnerait à lui-même un établissement dans la Germanie citérieure. Il ramena ensuite son armée, et reçut avec l'agrément de Tibère le titre d'Imperator. La femme d'Arminius accoucha d'un fils dont les aventures singulières avaient été racontées par Tacite dans les livres de ses Annales qui se sont perdus.

L'accueil de Ségeste causa de la douleur ou de la joie parmi les Germains, selon que chacun désirait ou craignait la guerre. Mais Arminius, outre de l'affront qu'il avait reçu en la personne de sa femme, courait comme un forcené dans tout le pays des Chérusques, les animant à prendre les armes contre Ségeste et contre Germanicus. Il n'épargnait pas les invectives : Ô le bon père, s'écriait-il ! le grand général ! brave exploit d'une armée courageuse, d'avoir emmené par les forces de quatre légions une femme captive ! Mais moi, j'ai contraint trois légions, trois lieutenants-généraux, de tomber sous mes coups. Car ce n'est point par trahison, ni contre les femmes grosses, que je fais la guerre ; mais je la déclare ouvertement à des ennemis armés. On voit encore dans nos forêts les drapeaux des Romains, que nous y avons suspendus en l'honneur de nos dieux. Que Ségeste habite la rive qui a subi le joug : qu'il rende à son fils un ignominieux sacerdoce : jamais les Germains ne lui pardonneront d'avoir été amenés par lui au point de voir entre le Rhin et l'Elbe les faisceaux, les haches et la toge romaine. Les autres nations, qui ne connaissent point l'empire de Rome, ignorent pareillement les supplices, ignorent les tributs. Nous nous en sommes délivrés par notre courage : nous nous sommes joués de cet Auguste, dont ils font un dieu ; de ce Tibère, choisi avec tant d'éclat pour lui succéder : craindrions-nous un jeune téméraire sans aucune expérience, et des légions séditieuses ? Si vous aimez mieux vivre dans votre patrie, sous les yeux de vos parents, avec tous vos anciens droits, que d'être assujettis à des maitres orgueilleux, et de voir s'établir au milieu de vous de a nouvelles colonies, suivez Arminius qui vous mène à la liberté et à la gloire, plutôt que Ségeste qui vous montre l'exemple d'une honteuse servitude. Ces violentes exhortations soulevèrent non-seulement les Chérusques, mais les nations voisines ; et Inguiomerus, oncle d'Arminius, fort connu et fort considéré des Romains, suivit les impressions de son neveu.

Germanicus ne crut pas devoir donner le temps à la ligue qui se formait d'assembler toutes ses forces. Il fit promptement partir Cecina avec ses quatre légions, lui ordonnant de traverser le pays des Bructères et de gagner la rivière d'Ems. Pedo mena la cavalerie par la lisière de la Frise. Germanicus lui-même embarqua tout le reste de ses troupes sur le Rhin[16] et l'Issel, et traversa le lac devenu depuis le Zuiderzee. Le rendez-vous général était l'embouchure de l'Ems, où la flotte, la cavalerie et les légions commandées par Cecina se joignirent. Les Cauques fournirent des secours aux Romains. Des Bructères ravageaient eux-mêmes leur pays pour couper les vivres à l'armée de Germanicus. Un détachement envoyé par ce général sous la conduite de Stertinius les battit, les mit en fuite ; et parmi le butin se trouva l'une des aigles romaines qui avaient été perdues dans la défaite de Varus. Les Romains se mirent ensuite en marche pour aller à Arminius, et faisant le dégât dans tout l'espace de terres qui s'étend entre l'Ems et la Lippe, ils arrivèrent près du lieu funeste où les légions de Varus taillées en pièces étaient restées depuis six ans sans sépulture.

Germanicus, qui était humain et populaire, voulut rendre les derniers devoirs à ces déplorables restes de tant de braves soldats et de leur malheureux chef : et tous ceux qui l'accompagnaient s'attendrirent comme lui par le souvenir de leurs amis, de leurs proches, et par la considération générale du triste sort de la guerre et des misères auxquelles l'humanité est sujette. Cecina, par ordre du général, prit les devants pour aller reconnaître les bois et les défilés des environs, de peur qu'il ne s'y logeât quelque embuscade, et pour jeter des ponts sur les marais, et construire des chaussées dans les endroits humides et fangeux. Après ces précautions, toute l'armée s'avança pour se livrer à un spectacle affreux en lui-même, et infiniment affligeant par les idées qu'il rappelait. Des os secs et blanchis couvraient la campagne, dispersés ou entassés, selon que ceux qui avaient péri s'étaient sépares par la fuite ou réunis pour combattre : des tronçons d'armes rompues ; des squelettes de chevaux ; les instruments des supplices que les vainqueurs avaient fait souffrir à leurs prisonniers, les autels barbares sur lesquels ils avaient immole les tribuns et les premiers des centurions. Et ceux qui s'étaient sauvés de ce désastre par quelque heureux hasard indiquaient à leurs compagnons tous les endroits remarquables par quelqu'une des principales circonstances de cette scène tragique, par la mort des lieutenants-généraux, par la perte des aigles : Ici Varus fut blessé ; là, désespéré et ne voyant plus de ressources, il s'enfonça son épée dans le sein : ce tertre couvert de gazons est le tribunal de dessus lequel Arminius harangua les vainqueurs. Ils racontaient divers traits de son insolence et de sa cruauté, et repassaient avec une sorte de satisfaction sur des objets qui les avaient autrefois frappes des sentiments les plus douloureux. Les devoirs de la piété qui avaient appelé l'armée de Germanicus en ces tristes lieux furent remplis avec zèle. Aucun ne savait si c'était à ses proches ou à des inconnus qu'il les rendait ; mais regardant comme amis, comme parents, tous ceux pour qui une commune disgrâce les intéressait également, partagés entre la douleur pour leurs camarades et l'indignation contre l'ennemi, ils mirent les ossements en un monceau, en versant des larmes, et s'animant à la vengeance. Ce monceau fut recouvert de terre, et Germanicus mit dessus la première pièce de gazon, s'acquittant en vers les morts, et montrant l'exemple aux vivants.

Tibère l'en blâma, soit par une suite de la malignité qui le portait à donner un mauvais tour à toutes les actions de Germanicus, soit qu'il pensât véritablement que le spectacle de tant de corps morts étendus sur la terre sans sépulture avait pu faire une impression fâcheuse sur l'esprit du soldat, et lui inspirer de la crainte pour l'ennemi. D'ailleurs les superstitions romaines pouvaient lui donner lieu de juger qu'il ne convenait pas à un général, qui se trouvait revêtu de la dignité sacrée d'augure, de prêter son ministère aux lugubres cérémonies des funérailles.

Cependant Germanicus poursuivait un ennemi qu'il n'était presque pas moins difficile de trouver que de vaincre. Il le joignit enfin : mais dans l'unique action qui se livra entre les Romains et les Germains, Arminius, profitant de l'avantage que lui donnaient la connaissance parfaite des lieux, et la difficulté d'un pays tout couvert de bois et de marais, dressa une embuscade qui lui réussit si bien, qu'il défit et mit en fuite la cavalerie de Germanicus et les cohortes envoyées pour la soutenir. Les légions seules arrêtèrent sa victoire : et tout ce que put faire la bravoure du soldat romain et l'habileté de son chef fut de se séparer à armes égales.

Déjà la saison était avancée, et il fallut que Germanicus songeât à la retraite, qui fut plus laborieuse et exposée à de plus grands périls que tout le reste de la campagne. De retour à la rivière d'Ems, il partagea son armée en trois corps, selon le plan qu'il avait suivi en partant pour cette expédition. Il se chargea de ramener par mer les quatre légions qui étaient venues par cette voie sous sa conduite. Cecina avec les quatre autres légions eut ordre de prendre par le milieu des terres ; et la cavalerie, de côtoyer le rivage de l'Océan jusqu'au Rhin[17]. Cette troisième division fut la seule qui n'éprouva aucune disgrâce.

Cecina se hâta, autant qu'il lui fut possible, de gagner une chaussée que l'on appelait les Longs-ponts, ouvrage de L. Domitius, qui traversait un pays marécageux, connu aujourd'hui sous le nom d'Étangs de Bourtang, Mais embarrasse par les bagages, il ne put pas faire grande diligence ; et Arminius, avec des troupes lestes, et prenant les chemins les plus courts, le prévint aisément, et se posta sur des montagnes et dans des forêts voisines de la chaussée.

Elle était rompue en plusieurs endroits ; et pendant que Cecina employait une partie de ses soldats à la réparer, les Chérusques vinrent fondre sur lui, et engagèrent un combat ou les Romains eurent tout le désavantage, et couraient risque de périr, si la nuit survenue a propos pour eux n'eut force les vainqueurs à se retirer.

La supériorité qu'avaient eue les Germains augmenta leur ardeur. Ils passèrent toute la nuit à tourner contre les travaux des Romains la pente des eaux, des sources, des ruisseaux, qui naissaient sur les montagnes des environs. Tous les bas furent inondés ; et Cecina se vit obligé de renoncer au dessein de raccommoder la chaussée.

C'était un vieux guerrier qui avait quarante ans de service, et qui, exerce souvent par l'alternative des bons et des mauvais succès[18], conservait un courage invincible dans les dangers. Entre les montagnes et les marais s'étendait un espace de terrain uni, assez large pour contenir une armée qui n'aurait pas beaucoup de front. Cecina résolut de faire filer par ce passage tout ce qu'il avait de blesses et les gros bagages, pendant qu'avec l'élite de ses troupes il retiendrait les Germains dans leurs forêts par un combat vif et anime. Ce plan était bien pris ; mais les ordres du commandant furent mal exécutés. Deux légions quittèrent leur poste, et se hâtèrent de gagner la plaine au-delà des marécages.

Arminius observait tous les mouvements des Romains, et, bien éloigné de la précipitation ordinaire aux Barbares, il attendit que la difficulté des lieux et l'embarras d'une marche périlleuse commençassent à mettre le désordre parmi les ennemis. Lorsqu'il vit les voitures qui portaient les bagages à demi enfoncées dans la boue et dans les profondes ornières, les soldats s'empressant autour, les drapeaux flottants et ne gardant plus leur ordre, chacun, comme il arrive en pareil cas, occupe de soi et sourd aux ordres des chefs, il donne le signal en criant, Voilà la position de Varus, et le destin nous livre encore une fois entre les mains les légions romaines. En même temps il part, ayant recommandé aux siens de s'attacher particulièrement à frapper les chevaux des ennemis. Il fut obéi, et les chevaux des Romains, qui avaient déjà de la peine à se soutenir sur un chemin glissant, effarouchés encore par leurs blessures, s'agitent violemment, jettent a has leurs cavaliers, et courant avec furie, renversent ceux qu'ils rencontrent, écrasent ceux qui sont par terre ; le trouble devient affreux, et pour comble d'infortune, Cecina, ayant eu son cheval tue sous lui, tomba lui-même, et il eût pu être pris, si l'avidité des Barbares pour le butin ne les eut portés ailleurs, et empêchés ainsi de consommer leur victoire. La valeur des légions se ranima par le péril de leur commandant, et redoublant leurs efforts, elles gagnèrent enfin sur le soir un terrain découvert et solide, où elles purent se dresser un camp.

Mais en perdant une grande partie de leurs bagages, elles avaient perdu les instruments nécessaires pour creuser un fossé, pour transporter les terres, pour tailler les pièces de gazon : point de tentes, aucun secours pour les blessés : leurs nourritures gâtées par la boue et par le sang leur faisaient horreur ; en sorte que le soldat effrayé comptait que cette nuit affreuse serait pour lui la dernière des nuits. Dans une pareille consternation, le moindre accident est capable de produire des effets terribles. Un cheval ayant rompu son licou, et courant çà et là, fut effraye par les cris que l'on faisait pour l'arrêter, et fuyant au grand galop, il jeta par terre quelques-uns de ceux qui se trouvaient sur son passage. Il n'en fallut pas davantage pour donner lieu au bruit qui se répandit dans toute l'armée, que les Germains avaient force le camp. La peur s'empare des esprits : tous courent aux portes pour se sauver, et surtout a celle qui était la plus éloignée de l'ennemi. Cecina s'étant assure que ce n'était qu'une terreur panique, fit inutilement les derniers efforts pour retenir le soldat, employant les prières, les menaces, saisissant par le bras ceux qui fuyaient. Enfin il se coucha par terre au travers de la porte. Le soldat, qui ne pouvait sortir sans marcher sur le corps de son commandant, s'arrêta ; et le calme se rétablissant peu à peu, la vérité s'éclaircit.

Aussitôt Cecina les assemble, et leur représente qu'ils n'ont de ressource que dans leur valeur et dans leurs armes : mais qu'il faut y joindre la prudence. Que son intention est qu'ils demeurent enfermés dans leurs retranchements, jusqu'à ce que les ennemis dans l'espérance de les forcer s'approchent à leur portée. Qu'alors ils feraient une sortie générale, au moyen de laquelle ils arriveraient au Rhin. Après avoir ajoute les motifs d'encouragement que fournissaient les circonstances, comme dans le dernier combat on avait perdu beaucoup de chevaux, il distribua d'abord les siens, ensuite ceux des principaux officiers, aux plus braves de l'armée, sans aucune autre considération que celle du mérite. Il fortifia ainsi sa cavalerie, qui devait donner la première, et être suivie de l'infanterie.

La bonne conduite de Cecina lui réussit parfaitement : mais ce ne fut pas la faute d'Arminius, qui voulait que l'on attendit la sortie des Romains hors de leur camp, pour les attaquer de nouveau au milieu des mares et des fanges. Inguiomerus son onde proposa un avis plus hardi, et plus conforme au gout des Barbares. Allons assaillir, dit-il, le camp des Romains. Il nous sera aisé de le forcer. Nous ferons plus de prisonniers, et un butin plus riche, parce qu'il n'aura pas été dispersé ni gâté. Ce conseil fut suivi. Au point du jour les Germains viennent combler les fossés du camp romain, ou jeter dessus des claies pour servir de ponts : ils tachent de s'élever jusqu'au haut du rempart, sur lequel ils ne voyaient que peu de soldats, qui leur semblaient transis de crainte. Mais tout d'un coup la trompette sonne : les Romains sortent sur eux, en leur criant avec insulte, qu'ils ne peuvent plus s'aider des forêts ni des marécages, mais que tout est égal, excepté la valeur et la science des armes. Les Germains si brusquement attaqués contre leur attente, se déconcertent, et sont bientôt repoussés. Fiers et insolents dans la bonne fortune, peu en garde contre les disgrâces, ils périssent en grand nombre. Les chefs, voyant que tout était perdu, quittent le combat, Inguiomerus fort blessé, Arminius sans blessure. La multitude fut taillée en pièces, et le carnage dura jusqu'au soir. Les légions ne rentrèrent qu'à la nuit. Le nombre de leurs blessés était augmenté ; la même disette les fatiguait : mais force, vigueur, sante, provisions, elles trouvèrent tout dans la victoire.

Cependant la nouvelle du danger des légions était parvenue à leurs quartiers d'hiver : et comme la renommée exagère toujours, elle les annonçait défaites et exterminées, et publiait que les Germains vainqueurs allaient faire irruption dans les Gaules. Les prudents conseillaient déjà de rompre le pont[19] construit sur le Rhin : mais Agrippine s'y opposa. Cette courageuse princesse fit en cette occasion les fonctions de général, et lorsque les légions furent de retour, elle distribua aux soldats de quoi soulager leur disette, ou panser leurs blessures. Pline, qui avait écrit une histoire des guerres de Germanie, rapportait, selon le témoignage de Tacite, qu'elle reçut les légions arrivantes à la tête du pont, les comblant de louanges, et rendant grâces à leur valeur.

Cette conduite d'Agrippine fit de profondes impressions sur l'esprit de Tibère. Il pensait que de pareilles attentions avaient un objet, et que ce n'était pas contre l'étranger que l'on cherchait à se rendre affectionné le soldat : qu'il ne restait plus rien à faire aux généraux, puisqu'une femme visitait les compagnies, paraissait aux endroits les plus fréquentes du camp, tentait la voie des largesses ; comme si elle craignait de n'avoir pas assez manifeste ses vues ambitieuses, en faisant porter au fils de Germanicus l'habit de simple soldat, et en voulant qu'on l'appelât Caligula César : qu'Agrippine avait plus de crédit sur les troupes, que les représentants de l'empereur ; et qu'une femme avait apaise une sédition que le nom du prince n'avait pu calmer. Séjan aigrissait ces soupçons odieux, connaissant bien Tibère, et jetant de loin des semences de haine, qui cachées dans le secret du cœur eussent le temps de s'accroître, et produisissent en éclatant les plus terribles effets.

Germanicus n'embarqua point d'abord ses quatre légions sur sa flotte. Comme il savait que dans ces parages la mer est pleine de bas-fonds, et de plus sujette a se retirer par le mouvement de reflux, il crut que par rapport à l'un et à l'autre inconvénient il serait avantageux pour ses vaisseaux d'être légèrement chargés : et par cette raison il voulut que deux légions sous les ordres de P. Vitellius fissent le chemin par terre.

Celui-ci, partant des bords de l'Ems, côtoya exactement le rivage ; et le commencement de sa marche fut assez tranquille. Le terrain était sec, ou très-peu baigné par le flot. Mais bientôt les hautes marées de l'équinoxe, aidées d'un vent du nord qui soufflait avec violence, inondèrent tellement toutes les cotes que les deux légions furent en grand danger d'être submergées. Tout était couvert d'eau[20] : la mer, le rivage, les campagnes ne présentaient qu'un même aspect. Et l'on ne pouvait distinguer les inégalités du sol sur lequel on marchait : élévations et profondeurs, terrain mou et ferme, tout était confondu. Les soldats sont renversés ou engloutis par les vagues : les chevaux et les bêtes de somme, les bagages, les corps morts viennent les heurter ou les séparer. Les compagnies se troublent et se mêlent, ne pouvant garder leurs rangs dans des eaux si hautes, que les soldats en avaient souvent jusqu'au menton, et que quelquefois, perdant pied tout d'un coup, ils se trouvaient ou emportes fort loin, ou noyés. Les exhortations mutuelles, les encouragements ne sont d'aucune utilité contre un élément qui ne sait point obéir. Le brave n'a point d'avantage sur le lâche, ni l'habile sur le maladroit : le hasard et non la prudence décide du sort de chacun, et une violence invincible entraîne tout également. Enfin les légions rencontrèrent un lieu plus élevé, qui fut pour elles un asile.

Elles passèrent tristement la nuit, sans vivres et sans feu, la plupart des soldats nus, mouilles, brises, non moins à plaindre que ceux qu'assiège l'ennemi, puisqu'au moins dans ce dernier cas on peut se promettre de mourir honorablement, au lieu qu'ici la mort leur paraissait aussi certaine, et sans gloire. Telles étaient leurs pensées. Le retour de la lumière les tira de peine, et leur rendit la terre. Ils gagnèrent une rivière nommée alors[21] Unsingis, et aujourd'hui l'Hunnèse[22], où Germanicus s'était rendu avec sa flotte. Là ils s'embarquèrent, et le trajet fut heureux. Le bruit de leur perte totale ne fut bien dissipé, que lorsqu'ils le démentirent eux-mêmes par leur arrivée.

Toute l'armée de Germanicus avait beaucoup souffert, comme l'on voit, dans cette retraite. Les Gaules, les Espagnes, l'Italie offrirent à l'envi tout ce qui était nécessaire pour la remettre en bon état, armes, chevaux, et argent. Le prince ne reçut que les armes et les chevaux : l'argent qu'il distribua aux soldats fut pris sur ses propres fonds. Et pour joindre les témoignages de bonté à la munificence, il visitait les blessés, s'intéressait à leur guérison, louait les belles actions de chacun ; et mêlant l'espérance d'un plus heureux avenir et la gloire du passé, il consolait et s'attachait le soldat.

Trois de ses lieutenants, Cecina, Apronius et Silius, furent honorés des ornements du triomphe.

Segimerus et son fils Sesithacus, frère et neveu de Ségeste, suivirent l'exemple qu'il leur avait donné, et jetèrent entre les bras des Romains. Germanicus, qui les trouva dans la ville des Ubiens, ou ils avaient été amenés par Stertinius, reçut le père en grâce sans difficulté : ce ne fut qu'avec quelque peine qu'il pardonna au fils, que l'on accusait d'avoir insulte le corps de Varus après sa mort.

Ainsi finit cette campagne, plus glorieuse pour les Romains, que décisive contre leurs ennemis. Germanicus réfléchit beaucoup sur les moyens de remédier aux inconvénients qu'il avait éprouvés jusqu'alors. Il remarquait que les Germains étaient toujours battus en pleine campagne, mais que leurs montagnes et leurs forêts leur donnaient de l'avantage, et surtout que la brièveté de la belle saison dans leur climat et le prompt retour de l'hiver empêchaient qu'on ne put les pousser. Qu'il lui périssait plus de soldats par la longueur des marches, que par les hasards de la guerre : que tous les ans il fallait renouveler les équipages ; que les Gaules ne pouvaient suffire à remplacer les chevaux que l'on perdait ; qu'une longue file de bagages offrait mille facilités aux embuscades, et embarrassait beaucoup ceux qui avaient à les défendre : au lieu que rien n'empêchait de prendre la voie de la mer, dont les ennemis ne pensaient pas même à disputer la possession. Qu'en suivant ce plan on entrait plutôt en campagne : que la flotte porterait en même temps les légions et toutes les provisions dont elles avaient besoin : que les cavaliers et les chevaux, sans avoir souffert aucune fatigue, se trouveraient tout d'un coup, en remontant les rivières, au milieu du pays ennemi. Germanicus s'en tint là, et il s'occupa de la construction d'une flotte pendant l'hiver où entrèrent en charge à Rome les consuls Taurus et Libon.

T. STATILIUS SISENNA TAURUS. - L. SCRIBONIUS LIBO. An. R. 767. De J.-C. 16.

Il jugea suffisant le nombre de mille bâtiments, et il les fit de différentes formes, donnant aux uns plus de longueur, avec une proue et une poupe étroites sur des flancs qui s'élargissaient beaucoup ; d'autres étaient plats pour pouvoir demeurer à sec sans danger ; la plupart avaient un gouvernail à chaque pointe, afin qu'en changeant simplement la manœuvre des rameurs. Ils abordassent indifféremment par un côté ou par l'autre. Il parait que ces différentes formes de constructions étaient prises sur ce que pratiquaient les Germains eux-mêmes. Plusieurs de ces bâtiments étaient pontés, et c'étaient ceux que l'on destinait au transport des machines de guerre, des chevaux, des munitions : ils allaient à la voile et à la rame. Appareil formidable par lui-même, et qui le devenait encore davantage par l'ardeur et la confiance du soldat. L'île des Bataves, dont les abords sont aisés, fut marquée pour le rendez-vous général de la flotte.

Pendant qu'elle s'assemblait, Germanicus apprit que le fort de la Lippe était assiégé par les Germains. Il y courut avec six légions, et fit lever le siège. Il rétablit l'autel de Drusus son père, que les Barbares avaient renversé. Ils avaient pareillement détruit le tombeau dressé l'année précédente aux légions de Varus. Germanicus ne jugea pas à propos de s'exposer de nouveau, en le relevant, aux plaintes et à la censure de Tibère.

A son retour il trouva tout prêt pour l'embarquement. Il fit partir d'abord les vivres et les autres provisions, distribua les vaisseaux aux légions et aux troupes alliées, et en s'embarquant sur le canal de Drusus, il invoqua son père, le priant de lui accorder du haut du ciel sa protection dans une entreprise où il marchait sur ses traces. Il descendit l'Issel joint au Rhin, traversa le lac Flévus, et entra dans l'Océan par l'embouchure orientale du fleuve. De là il arriva heureusement au fort de l'Ems, où il débarqua ses troupes sur la rive gauche. En cela Tacite l'accuse d'avoir fait une faute, parce que s'il eut remonte l'Ems jusqu'à une certaine hauteur, et fait le débarquement sur la rive droite, il aurait gagné du temps, et se serait épargné la peine de construire des ponts sur des marécages, que formait dans les lieux bas ou il passa, le voisinage de la mer.

Germanicus s'avança jusqu'au Veser, et campa près de ce fleuve, vis-à-vis l'armée des Chérusques, qui occupait l'autre bord. Arminius leur chef avait un frère au service des Romains, brave de sa personne, fidèle au parti dans lequel il s'était engagé : et il en portait la preuve sur son visage : car il avait perdu un œil en combattant contre ses compatriotes sous les ordres de Tibère. Il se nommait Flavius. Dans le temps dont nous parlons, Arminius voulut avoir un entretien avec lui, et il l'appela à haute voix. Flavius parut, avec la permission de son général, et la conversation se lia, la rivière entre deux. Arminius, remarquant que son frère avait perdu un œil, demanda comment lui était arrivé cet accident : et après que celui-ci lui eut indiqué le temps, le lieu, l'occasion, il voulut savoir comment on l'avait récompensé. Par un hausse-col, dit Flavius, par une couronne, par une augmentation de paie. Le fier Germain[23] n'écouta cette réponse qu'avec un rire moqueur, témoignant que c'était vendre à vil prix sa liberté.

Ils continuèrent leur conversation en se sollicitant l'un l'autre à changer de parti. Flavius vantait la grandeur romaine et la puissance des Césars. Il faisait envisager à son frère les rigueurs qu'avaient à craindre les vaincus ; au lieu que s'il se soumettait, la clémence des Romains était disposée à le recevoir favorablement : et il lui en donnait pour gage la douceur dont on usait envers sa femme et son fils, qui n'étaient point traités en ennemis. Arminius au contraire faisait valoir les droits sacrés de la patrie, la liberté qu'ils avaient héritée de leurs ancêtres, les dieux tutélaires de la Germanie, les prières de leur commune mère. Par quel aveuglement, lui disait-il, aimes-tu mieux passer pour traître à ta famille, à ta nation, que de t'en voir le général ? La dispute s'échauffa, et ils étaient près d'en venir aux mains, sans être arrêtés par le fleuve. Déjà Flavius demandait ses armes et son cheval pour courir à la vengeance, si un officier-général ne l'eut retenu. De l'autre cote on voyait Arminius, qui d'un ton menaçant lui dénonçait qu'ils se verraient dans le combat l'épée à la main. Ainsi se séparèrent les deux fibres, plus aigris qu'auparavant.

Le lendemain les Chérusques se mirent en bataille au-delà du Veser. Germanicus, qui n'avait pas encore eu le temps de jeter des ponts sur la rivière, ne crut pas devoir alors accepter le défi. Il se contenta de détacher la cavalerie romaine ; et les Bataves, qui avant passé le fleuve à gué en différents endroits, engagèrent une assez vive escarmouche.

Le général, ayant ensuite passé lui-même le Veser avec toute son armée, apprit par un transfuge que les Chérusques renforcés de plusieurs autres nations germaniques se préparaient à attaquer son camp. Il se précautionna contre la surprise. Voyant qu'il faudrait bientôt livrer la bataille, il souhaitait s'assurer des dispositions de ses soldats, et songeait aux moyens de les connaître avec certitude. Il se disait à lui-même que les officiers souvent cherchaient plutôt à faire des rapports agréables, qu'à parler selon l'exacte vérité ; que les affranchis étaient des âmes serviles, en qui l'on ne pouvait prendre confiance ; que les amis même se laissaient aller à la flatterie ; qu'enfin si l'on convoquait l'armée, un petit nombre des plus échauffés donnaient le ton à la multitude, qui les suivait par imitation. Il conclut de ces réflexions, que l'unique voie pour savoir au juste à quoi s'en tenir était d'épier les soldats dans le temps que rassemblés entre eux, et n'étant plus sous les yeux de leurs commandants, la liberté des repas militaires les invitait à ouvrir leurs cœurs, et à exprimer ingénument leurs craintes et leurs espérances.

Ainsi au commencement de la nuit, il sort secrètement, accompagné d'un seul ami, et enveloppé dans une fourrure à la mode des Germains. Il se glisse par des chemins détournés, visite ainsi tout le camp, prête l'oreille à l'entrée des tentes, et jouit de la douce satisfaction de s'entendre donner des louanges bien sincères. L'un vantait la bonne mine du prince, l'autre sa haute naissance : la plupart insistaient sur des qualités plus estimables, et relevaient sa patience à l'épreuve des plus rudes fatigues, sa douceur, son égalité d'âme, toujours la même dans les affaires et dans les amusements : tous convenaient qu'ils devaient lui donner dans la bataille des témoignages de leur affection et de leur reconnaissance : en même temps ils s'animaient contre la perfidie des Barbares, et s'exhortaient mutuellement à les immoler à la vengeance et à la gloire du nom romain.

Pendant ce temps un des ennemis, qui savait la langue latine, vint à cheval jusqu'auprès des retranchements, et il cria à haute voix qu'Arminius promettait à quiconque passerait dans son camp un mariage honnête, des terres et cent sesterces[24] de paie par jour, tant que durerait la guerre. Les soldats romains furent choques de ces promesses insultantes. Ils se disaient les uns aux autres, Qu'il vienne ce jour de bataille que nous attendons depuis longtemps. Oui, nous nous rendrons maîtres des terres des Germains, nous emmènerons leurs épouses captives. Le présage est heureux, et nous annonce que les femmes et les possessions des ennemis deviendront notre butin.

Sur le minuit les Barbares s'approchèrent du camp romain pour l'insulter : mais trouvant que l'on y faisait bonne garde, ils se retirèrent sans avoir même lancé aucun trait.

Je ne ferais point mention d'un songe qu'eut Germanicus cette même nuit, si l'attention de Tacite à le rapporter n'était une preuve que cet écrivain, que l'on accusera pas d'avoir été trop religieux, et dans les ouvrages duquel il se trouve certains traits d'impiété, ajoutait néanmoins quelque foi aux songes, aussi-bien qu'aux augures, dont il parle un peu plus bas, et qu'il parait fort éloigné de mépriser : tant les hommes sont inconséquents, et accordant souvent à des chimères une crédulité puérile, pendant qu'ils nient ou affaiblissent les vérités capitales de la religion naturelle.

Germanicus, dit Tacite, eut un heureux songe. Il s'imaginait offrir un sacrifice ; et sa robe prétexte ayant été gâtée par le sang des victimes, il en reçut une plus belle des mains de Livie son aïeule. Ce songe était bien trompeur. Car Germanicus n'avait à attendre de Livie, que de la haine et des embûches.

Sa confiance cependant s'augmenta par ce prétendu bon présage, et les auspices, comme l'observe Tacite, ayant été pareillement favorables, il assembla ses troupes pour les haranguer suivant l'usage, et dans son discours il s'attacha particulièrement à leur faire comprendre que le soldat romain pouvait combattre avec avantage au milieu des forêts aussi bien que dans les plaines. Car, leur disait-il, les immenses boucliers des Barbares, leurs piques d'une énorme longueur, ne se manient pas aussi aisément parmi les troncs d'arbres et les taillis, que la javeline romaine, l'épée et un bouclier juste à la mesure du corps. Pressez vos coups, portez-leur au visage la pointe de vos armes. Les Germains n'ont ni cuirasse ni casque. Leurs boucliers même ne sont ni garnis de fer ni recouverts d'un cuir épais : ce ne sont que de légers tissus d'osier, ou des planches minces peintes grossièrement. Encore n'y a-t-il que la première ligne qui soit armée à leur manière : les autres n'ont que des bâtons brûlés par le bout, ou des traits de peu de portée. Pour ce qui est de leurs corps, si l'aspect en est hagard, s'ils ont quelque vigueur pour un effort de peu de durée, d'un autre cote la fermeté leur manque totalement : les blessures les déconcertent, et sans crainte de l'ignominie, sans respect pour leurs commandants, ils se dissipent, ils prennent la fuite, aussi timides dans la disgrâce, qu'insolents et inhumains dans la prospérité. Si l'ennui des longues marches, si les fatigues de la navigation vous font désirer la fin de la guerre, la voici qui s'offre à vous dans la bataille que nous allons livrer. Nous sommes plus près de l'Elbe, que du Rhin : au-delà plus de guerre, pourvu que marchant sur les traces de mon père et de mon oncle, je trouve en vous une ardeur qui seconde la mienne, et qui me rende victorieux dans ces mêmes pays qu'ils ont signalés par leurs exploits. Les soldats répondirent à ce discours par des cris d'allégresse : et Germanicus donna le signal de la bataille.

Arminius de son côté relevait le courage des siens, en rabaissant les ennemis. Qui sont ces Romains que vous allez combattre ? Les plus fuyards de l'armée de Varus, que la peur de la guerre vient récemment de porter à la sédition. Les uns ayant le dos couvert de blessures, les autres battus par la violence des flots et de la tempête, sont amenés ici comme des victimes dues à la vengeance des Germains et à la colère des dieux. Ne croyez pas que l'espérance anime leur courage. Vous voyez qu'ils ont été chercher le détour de l'Océan, afin que nous ne pussions ni nous avancer à leur rencontre, ni les poursuivre après les avoir chassés de dessus nos terres. Mais lorsqu'on en viendra à la mêlée, la ressource des vents et des rames sera bien inutile aux vaincus. Souvenez-vous seulement de leur avarice, de leur cruauté, de leur orgueil. Nous reste-t-il d'autre parti digne de nous, que de maintenir notre liberté, ou de mourir avant que de tomber dans la servitude ? Les Germains animés par cette exhortation, demandent à grands cris le combat.

Tout y était disposé de part et d'autre : et il se donna dans une plaine nommée par Tacite Idistavisus, qui s'étendait entre le Veser et un rang de collines, et qui aboutissait à un bois de haute futaie. Selon Juste Lipse, ce champ de bataille n'était pas éloigné de la ville de Bremen. Malgré la bravoure naturelle des Germains, et les puissants motifs d'encouragement qui leur avaient été présentés, la victoire ne couta pas de grands efforts aux Romains. Pendant que leur infanterie s'avance de front, la cavalerie prit les Barbares en flanc et en queue, et jeta parmi eux un tel désordre, que les fuyards se croisaient, les uns quittant la plaine pour gagner le bois, les autres courant du bois vers la plaine.

Arminius fit dans cette occasion le devoir de soldat et de capitaine, exhortant les siens, donnant l'exemple de combattre avec courage : et quoique blessé, il tint ferme si longtemps, qu'il courut risque d'être enveloppé. Il fallut que par sa bravoure et par la vigueur de son cheval, il perçât d'épais bataillons, s'étant barbouillé le visage de son propre sang, pour n'être pas reconnu. Encore prétendit-on qu'il n'échappa que parce que les Cauques qui servaient comme auxiliaires dans l'armée romaine, favorisèrent sa fuite. Inguiomerus eut le même sort : une semblable fraude ou sa valeur le sauva.

Le carnage des vaincus fut grand. Poursuivis l'espace de dix milles, ils laissèrent la campagne jonchée d'armes et de cadavres. Un très-grand nombre périrent dans le Veser. Quelques-uns grimpèrent au haut des arbres, et ils s'y cachaient entre les branches. On les découvrit, et les archers prenaient plaisir à les tirer avec insulte comme des oiseaux, ou bien on les fit tomber en coupant les arbres par le pied.

Les Romains perdirent peu de monde, et parmi le butin ils trouvèrent les chaînes que les Germains, comme sûrs de vaincre, avaient pris soin à apporter pour en charger leurs prisonniers. L'armée victorieuse proclama Tibère imperator sur le champ de bataille, et après avoir formé une médiocre élévation de terres amassées, elle y rangea en forme de trophées les armes conquises sur l'ennemi, avec une inscription qui portait les noms des nations vaincues.

Ce trophée désola les Germains, et les piqua d'une douleur plus sensible que la perte de la bataille, que leurs blessures et le ravage de leurs campagnes. Peu auparavant consternés, ils ne songeaient qu'à abandonner le pays, et à aller chercher au-delà de l'Elbe une retraite tranquille. Tout d'un coup ils changent de dispositions, et ne respirent que la guerre, les gens du peuple comme les chefs, les vieux comme les jeunes. Ils se rassemblent donc en corps d'armée, et après avoir harcelé les Romains dans leur marche par de petits combats, ils choisissent pour une action générale un lieu qui leur sembla très-avantageux. C'était une plaine assez étroite et fangeuse, enfermée d'un côté par le fleuve, et de l'autre par un couronnement de forêts : et la forêt elle-même était environnée d'un marais profond, si ce n'est à un endroit où les Angrivariens avaient élevé une large chaussée, qui servait de limite entre eux et les Chérusques. L'infanterie des Germains se posta sur la chaussée : la cavalerie s'embusqua dans la forêt pour être à portée de prendre en queue les Romains lorsqu'ils y seraient entrés.

Germanicus, en habile général, avait soin d'être informé de tout. Il pénétrait les desseins des ennemis, connaissait les lieux ; ce qu'on affectait de cacher, ce que l'on montrait ouvertement, rien ne lui échappait, et il tournait les ruses des Barbares contre eux-mêmes. Il donne ordre à Seïus Tubéron l'un de ses lieutenants, d'occuper la plaine avec la cavalerie. Il partage son infanterie en deux corps, dont l'un devait entrer de plain pied dans la forêt, l'autre attaquer la chaussée. Il prend pour lui ce qui est le plus difficile, et charge du reste ses lieutenants. Ceux à qui était échue le côté du terrain uni, forcèrent aisément les passages. La chaussée se défendait vigoureusement, et les Romains allant à l'assaut étaient exposés à une grêle de traits, qui partant d'en haut avaient une très-grande force. Germanicus s'aperçut bientôt que le combat de près était trop inégal pour les siens. Il ordonna aux légions de se retirer, et fit agir les frondeurs et ceux qui lançaient des traits avec les machines. Les Barbares élevés sur leur chaussée étaient en butte à ces traits : on les choisissait à plaisir : un grand nombre sont tués ou blessés ; les autres se troublent, et Germanicus, à la tête des cohortes de sa garde, s'empare de la chaussée, et poursuit l'ennemi dans la forêt.

Là on se choqua rudement. Les Germains avaient derrière eux un marais, les Romains le fleuve ou les montagnes. Ainsi la retraite devenant très-difficile aux vaincus, il ne restait aux uns et aux autres d'espérance que dans leur courage, ni de salut que dans la victoire. La valeur était égale, mais la façon de combattre et la différence des armes donnaient un grand désavantage aux Germains. Resserrés dans des lieux étroits, ils ne pouvaient ni étendre, ni retirer leurs longues piques ; et dans un combat de pied ferme l'agilité de leurs corps leur était inutile. Au contraire le soldat romain bien couvert de son bouclier, maniant aisément et adroitement une épée courte, perçait à coup sûr les vastes corps des Barbares, et leurs visages qui n'étaient point défendus par des casques ; et il faisait de larges escarres dans les rangs des ennemis.

Arminius, soit découragé par la continuité des disgrâces, soit fatigué de sa blessure récente, ne montra pas ici autant d'intrépidité et de résolution que de coutume. Inguiomerus le remplaça, courant de rang en rang, et tâchant de soutenir le combat ; mais la fortune secondait mal sa bravoure. Germanicus se jeta pareillement dans la mêlée, ayant ôté son casque pour être reconnu de tous ; et il criait aux Romains de tuer sans miséricorde. Il ne nous faut point de prisonniers, disait-il, la destruction de la nation peut seule terminer la guerre. Lorsqu'il vit le soir approcher, il retira du combat une légion, qu'il chargea de dresser le camp. Les autres rassasièrent leur vengeance jusqu'à la nuit par le sang des Barbares. La cavalerie eut peu de part au succès de cette journée.

Le lendemain Germanicus assembla l'armée victorieuse, et la combla de louanges. Il fit mettre ensuite en un monceau toutes les armes des vaincus, et il plaça dessus cette superbe inscription : L'ARMÉE DE TIBÈRE CÉSAR APRÈS AVOIR SUBJUGUÉ TOUTES LES NATIONS ENTRE LE RHIN ET L'ELBE, A CONSACRÉ CE MONUMENT À MARS, À JUPITER, ET À AUGUSTE. Il ne fit aucune mention de lui-même, soit de crainte d'irriter l'envie, soit qu'il fut content du témoignage que lui rendait sa vertu.

Les Angrivariens, qui étaient entrés dans la ligue dont les Chérusques étaient les chefs, prévinrent, par une prompte et entière soumission, la guerre que Stertinius allait porter dans leur pays par les ordres de Germanicus.

Les approches de l'hiver, qui se faisait déjà sentir, avertissant les Romains de songer au retour, le général renvoya par terre quelques-unes des légions dans leurs quartiers d'hiver. Il embarqua les autres en plus grand nombre sur sa flotte, et par l'embouchure de l'Ems il entra dans l'Océan. D'abord la mer fut tranquille, et les mille vaisseaux romains avançaient majestueusement à la rame ou à la voile. Mais bientôt une nuée épaisse couvrit le ciel ; il en tomba de la grêle, présage de la tempête ; et dans le moment l'agitation incertaine des vagues, jointe à l'obscurité, rendit la manœuvre difficile, d'autant plus que le soldat, craignant la mer, qu'il ne connaissait point, troublait l'équipage par ses frayeurs et par ses cris, ou l'embarrassait par des secours mal entendus.

Cependant s'élève un vent violent de midi, qui disperse toute la flotte, entraîne une partie des vaisseaux du côté de la pleine mer, et jette les autres vers des îles bordées de rochers ou d'écueils. Ce ne fut pas sans peine que les Romains évitèrent l'approche de ces îles, qui les menaçaient d'un naufrage certain. Mais alors le mouvement de reflux étant survenu, et se trouvant d'accord avec la direction du vent, battit la flotte si furieusement, qu'il ne fut pas possible ni de demeurer sur les ancres, ni de vider les bâtiments inondés par les vagues. Pour les soulager on jeta à la mer les chevaux, les bêtes de somme, les bagages, et enfin les armes.

Ces bâtiments n'étaient pour la plupart que des barques, faites pour naviguer terre à terre, et incapables de soutenir les fureurs de l'Océan. Ajoutez le peu d'habileté des navigateurs, l'effroi dont les remplissait une mer inconnue, et qu'ils se figuraient encore plus terrible quelle ne l'est réellement, les rivages habités par des nations ennemies ; tout concourut à rendre complet le désastre de la flotte romaine. Une partie des vaisseaux périt, le plus grand nombre fut jeté sur des îles éloignées et désertes, où le soldat mourut de faim, à moins que les flots ne lui fournissent sa subsistance en lui apportant les corps des chevaux noyés. La galère de Germanicus, qui était à trois rangs de rames, aborda seule au pays des Cauques.

Ce prince, qui avait un cœur sensible, était au désespoir. Tant que dura la tempête, il passa les jours et les nuits sur les endroits de la côte les plus élevés, s'accusant d'être la cause d'un si grand malheur, et prêt dans certains moments à s'en punir en se précipitant dans la mer, si ses amis ne l'eussent retenu. Enfin au bout d'un temps on vit revenir un nombre de vaisseaux, à l'aide du flot, et du vent qui avait changé. Ils étaient en mauvais état : peu de rames, point de voiles, et des habits étendus en l'air pour en tenir lieu ; quelques-uns privés même de ces faibles secours se faisaient remorquer par ceux qui avaient moins souffert. Germanicus se hâta de les radouber, et les envoya visiter les îles de toute cette mer. Il recouvra ainsi la plupart de ses soldats : les Angrivariens, récemment soumis, en rachetèrent plusieurs des peuples plus reculés de la Germanie et les rendirent : quelques-uns avaient été portés sur les côtes de la Grande-Bretagne, et furent renvoyés par les petits princes du pays. C'était merveille de les entendre au retour raconter ce qu'ils avaient vu. La peur avait transformé à leurs yeux tous les objets en prodiges ; ou même le plaisir de la fiction leur faisait débiter des choses absurdes, sur la violence et la hauteur incroyable des vagues, sur des oiseaux d'une figure bizarre et inouïe, sur des monstres en qui la forme humaine paraissait mêlée à celle de différentes bêtes.

La nouvelle du malheur qu'avait éprouvé la flotte romaine, ranima les espérances des Germains. Plusieurs peuples pensèrent à la révolte. Mais Germanicus, attentif à prévenir les conséquences du mépris qu'attire naturellement la disgrâce, envoya Silius avec trente mille hommes de pied et six mille chevaux contre les Cattes, et lui-même avec de plus grandes forces encore il entra sur les terres des Marses. Tout le pays fut ravagé, et les Romains reprirent une des aigles perdues dans la défaite de Varus. C'était la seconde que Germanicus recouvrait. Le principal fruit de cette expédition fut d'augmenter la terreur du nom romain parmi les Barbares. Jamais, suivant le rapport des prisonniers faits sur eux, ils n'avaient été plus effrayés. Ils disaient que les Romains étaient assurément invincibles, et qu'aucune infortune ne pouvait les abattre, puisque, après avoir perdu leurs vaisseaux, leurs armes, pendant que les rivages étaient couverts de leurs morts et des cadavres de leurs chevaux, ils avaient renouvelé la guerre avec la même fierté, et comme si leur nombre eut été accru par leur désastre.

Les légions furent ensuite ramenées dans leurs quartiers d'hiver, s'applaudissant d'avoir compensé par les avantages qu'elles venaient de remporter sur terre ce que la mer leur avait causé de dommages. Germanicus acheva de les consoler par sa libéralité, en faisant rendre à chacun, suivant sa déclaration, la valeur de ce qu'il avait perdu.

La constance des Germains était bien ébranlée par leurs continuelles défaites. Ils délibéraient sérieusement s'ils ne devaient pas demander la paix, et l'on ne doutait point que la prochaine campagne ne put terminer : la guerre. Mais Tibère écrivait lettres sur lettres à Germanicus pour l'exhorter à venir jouir du triomphe qui lui avait été décerné. Il lui représentait qu'il avait assez couru de hasards, assez gagné de batailles : qu'il devait faire entrer aussi en considération les pertes ; que les vents et les flots, sans qu'il y eut de sa faute, avaient causées à son armée : que Varus et les Romains étaient vengés : que pour le reste on pouvait s'en reposer sur les divisions qui ne manqueraient pas de naître entre les Barbares dès qu'on les laisserait en repos.

Germanicus ne se rendit pas d'abord, et demanda en grâce encore une année pour mettre la dernière main à son ouvrage. Mais Tibère insista, attaquant sa modestie par l'offre d'un second consulat dont il ferait les fonctions dans la ville. L'empereur ajoutait que, s'il était besoin de continuer la guerre, il devait laisser quelque chose à faire à son frère Drusus : que la république n'avait point actuellement d'autres ennemis que les Germains : que cette seule nation pouvait fournir matière à Drusus pour acquérir la gloire des armes et le laurier de triomphateur.

C'étaient là de purs prétextes. Germanicus le sentait : il voyait parfaitement qu'il n'y avait que l'envie qui engageât Tibère à lui enlever une gloire dont il était déjà presque en possession. Mais il fallait obéir, et il quitta l'armée de Germanie pour revenir à Rome.

En arrivant, il fut reçu par les gens de guerre et par le peuple d'une manière qui n'était pas propre à guérir la jalousie de l'empereur. Deux cohortes prétoriennes seulement avaient été commandées pour aller au-devant de Germanicus, toutes partirent, se faisant une fête d'honorer son entrée dans la ville ; et les citoyens de tout ordre, de tout âge, de tout sexe, se répandirent dans la campagne jusqu'à la distance de vingt milles.

J'observerai ici que Germanicus n'eut point de successeur qui réunit en sa personne le commandement de toutes les troupes romaines placées sur le Rhin. De si grandes forces rendaient un seul chef trop puissant. Tibère et ses successeurs les partagèrent entre deux lieutenants, qui commandaient avec un pouvoir égal, l'un l'armée de la haute Germanie, l'autre celle de la basse.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] TACITE, Annales, I, 53.

[2] SUÉTONE, Tibère, 57.

[3] TACITE, Annales, II, 87.

[4] SUÉTONE, Tibère, 29.

[5] TACITE, Annales, I, 75.

[6] SUÉTONE, Tibère, 32.

[7] HORACE, Satires, II, 3.

[8] Voyez Auguste, livre III, § I.

[9] SUÉTONE, Tibère, 59.

[10] TACITE, Annales, I, 80.

[11] DION, I, 57.

[12] On trouvera bien des détails curieux sur les pantomimes dans les Réflexions sur la peinture et la poésie de M. l'Abbé Dubos, IIIe partie, sect. 16.

[13] On croit que c'est Marbourg.

[14] TACITE, Annales, I, 57.

[15] Le nom de la femme d'Arminius était, s'il n'y a point de faute dans le texte de Strabon, l. VII, Thusnolda.

[16] Voyez ce qui a été dit au livre second d'Auguste, touchant le canal de Drusus.

[17] Il faut entendre ici le bras du Rhin qui se jetait dans la mer par l'embouchure appelée Flevum. Voy. l'endroit déjà cité du second livre.

[18] TACITE, Annales, I, 64.

[19] Bucherius et Ryckius pensent que ce pont était au lieu appelé alors Vetera, aujourd'hui Santen, dans le duché de Clèves.

[20] TACITE, Annales, I, 10.

[21] Le texte de Tacite est encore ici corrigé. On y lit penetratumque ad amnem Visurgim. Le Veser était bien loin, et la route que suivaient actuellement les Romains, les en éloignait de plus en plus. Lipsius s'était aperçu de la faute, et substituait Vidrum, qu'il suppose être le Vecht ; ce qui n'est pas sans difficulté, et ne satisferait pas pleinement quand même on admettrait la supposition. J'ai tiré la correction que j'adopte de Cellarius, qui cite Menso Altingius. Voyez Cellar. Geogr. Ant., l. II, c. 5.

[22] Rivière qui passe à Groningue.

[23] TACITE, Annales, II, 9.

[24] Douze livres dix sous. La somme est bien forte.