HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TIBÈRE

LIVRE PREMIER

§ I. Tibère bon esprit et mauvais cœur.

 

 

Tibère est peut-être l'exemple le plus capable qui fut jamais de mettre en évidence la vérité de cette importante maxime, que toutes les qualités de l'esprit et tous les talents ne sont rien, et deviennent même funestes et pernicieux, s'ils se trouvent joints à un mauvais cœur. Il apporta à la souveraine puissance une grande pénétration, le génie d'affaires, une connaissance parfaite des vraies maximes du gouvernement, une expérience consommée, du courage et de l'habileté dans la guerre. Que lui manquait-il pour être un bon et grand prince ? Un cœur qui embrassât le bien, à portée duquel le mettaient ses lumières. Faute de cette unique, mais essentielle disposition, il devint un tyran et un objet de détestation pour ses contemporains et pour toute la postérité.

Et jamais homme ne mérita mieux cette haine publique et universelle. Mauvais fils, mauvais frère, père indifférent et insensible, bourreau d'une grande partie de sa famille, c'était un malheur signalé que de lui appartenir de près, et d'avoir des relations trop directes et trop immédiates avec lui. Rome souffrit plus de sa part que l'Italie ni les provinces ; et dans Rome les sénateurs, que leur dignité approchait de lui, les grands, dont plusieurs lui étaient unis par l'alliance et la parenté, furent les principales victimes de sa barbarie.

Voilà, si je ne me trompe, l'idée la plus juste que l'on puisse se former de Tibère. La dissimulation, qui passe communément pour le trait primitif de son caractère, partait de cette réunion que j'ai remarquée en lui d'un bon esprit et d'un mauvais cœur. Par l'un connaissant le bien, par l'autre voulant le mal. Il ne pouvait avoir ni la candeur d'une belle âme, qui, en se montrant au naturel, est sure de mériter l'estime et l'affection, ni l'emportement brutal d'un furieux dont toutes les puissances sont livrées au vice. Il était donc réduit à s'envelopper dans un déguisement perpétuel, pour s'efforcer de cacher aux autres une bassesse et une indignité de sentiments qu'il aurait voulu, mais qu'il ne pouvait, se cacher à lui-même.

Après tout, la vérité et la nature percent tôt ou tard malgré les obstacles. Tibère, sachant combien la modestie, la douceur, l'inclination bienfaisante, sont propres à gagner les cœurs, affecta dans les commencements les dehors de toutes ces vertus. C'était pourtant de si mauvaise grâce que l'on pouvait aisément s'apercevoir qu'elles ne coulaient pas de source chez lui. A mesure que sa puissance s'affermit, la hardiesse s'accrut, le déguisement diminua, jusqu'à ce qu'enfin, n'ayant plus aucune raison de se contraindre, il lâcha la bride à ses passions, et parut, tel qu'il était, un monstre de cruauté et d'infamie.

Pour bien démêler les replis d'un caractère si tortueux, et pour en exprimer fidèlement les traits souvent opposés et contradictoires, il était besoin d'une main habile et d'un savant pinceau. C'est ce qui est en effet arrivé. Tibère a eu pour historien le plus grand peintre de l'antiquité ; et je serai en état de tracer un tableau ressemblant du gouvernement et de la vie de cet empereur, en suivant pas à pas Tacite : si ce n'est que je ne prétends pas toujours adopter en plein ses jugements, qui prêtent quelquefois aux plus méchants des hommes encore plus de méchanceté qu'ils n'en avaient.

SEX. POMPEIUS. - SEX. APULEIUS. An. R. 765. De J.C. 14.

J'ai dit dans le livre précédent qu'il est incertain si Tibère, rappelé d'Illyrie à Nole par les lettres de sa mère, trouva Auguste vivant. Ce qui n'est pas douteux, c'est que, lorsque la mort du vieil empereur fut déclarée, toutes les mesures étaient prises pour assurer à son successeur la puissance souveraine ; et la même nouvelle annonça au public qu'Auguste était mort et que Tibère régnait. Il se mit sur-le-champ en possession de tous les droits et de tout l'appareil de la dignité impériale. Il écrivit aux armées comme généralissime et empereur ; il donna le mot aux cohortes prétoriennes ; sa personne environnée de soldats, sentinelles, corps de gardes autour de la maison qu'il occupait, la même cour qu'avait eue son prédécesseur, tout montrait en Tibère le prince et le chef de l'empire. Prenant ainsi des-lors tout le solide de la puissance, il réservait une feinte modestie pour se jouer du sénat.

Il publia une ordonnance pour convoquer cette compagnie : mais il eut soin de marquer qu'il agissait en vertu de la puissance tribunitienne qui lui avait été déférée sous Auguste. Le style de l'ordonnance était simple et mesuré. Il y disait qu'il consulterait le sénat sur les honneurs qu'il convenait de rendre à la mémoire de son père ; qu'il ne quittait point le corps, et que c'était la seule fonction publique qu'il s'attribuât.

Mais pendant qu'il parlait un langage si modeste, il donnait des ordres pour faire tuer le malheureux Agrippa Posthume, relégué, comme je l'ai dit, dans l'île de Planasie. Le centurion qui fut chargé de cette commission sanglante, éprouva de la difficulté à l'exécuter, quoique Agrippa fut sans armes, parce que le jeune prince, qui était très-robuste, disputa sa vie, et fit une vigoureuse résistance. Lorsque cet officier vint, suivant la loi de la discipline militaire, annoncer à l'empereur qu'il avait accompli ses ordres, Tibère, prenant un ton sévère, répondit qu'il ne lui avait rien ordonné, qu'il lui ferait rendre compte devant le sénat de son action. Ce n'étaient là que des paroles. Cependant le ministre qui avait dresse et envoyé l'ordre, Salluste, petit-neveu de l'historien, en fut alarmé ; et sentant que, s'il était mis en cause, et qu'il lui fallut s'expliquer dans le sénat, il lui serait également dangereux de dire vrai ou faux, d'accuser l'empereur ou de prendre sur lui-même un fait si odieux, il eut recours à Livie, et lui représenta que l'empereur oubliait l'étendue des droits de la souveraineté[1] ; que toutes les affaires ne devaient pas être portées au sénat ; qu'il était dangereux de soumettre a la censure du public les conseils des ministres et l'obéissance des gens de guerre ; que dans les matières d'Etat, il n'y avait point de sûreté pour ceux que le prince employait, s'il fallait qu'ils rendissent compte à tout autre qu'à lui. Il ne fut pas difficile de faire gouter ces maximes à Tibère, qui n'en était que trop rempli ; et la chose en demeura là. Tibère changea même de langage, et pour se dispenser d'entrer en aucune discussion de ce fait, il alléguait de prétendus ordres d'Auguste contre Agrippa. Mais la supposition était grossière, et ne faisait qu'ajouter au premier crime une calomnie contre la mémoire de son bienfaiteur. Jamais Auguste, quelques chagrins que lui aient causes ceux qui lui appartenaient par le sang, n'a eu la triste fermeté d'en faire mourir aucun, et il est contre toute vraisemblance que, pour assurer l'empire à son beau-fils, il ait ordonne la mort du seul petit-fils qui lui restât.

A Rome, tout le monde courait au-devant de la servitude[2]. Les plus illustres étaient ceux qui se masquaient davantage à un faux empressement pour reconnaître la nouvelle domination. Composant leur visage, afin de ne paraitre ni joyeux de la mort d'Auguste, ni tristes de l'avènement de Tibère, ils mêlaient les larmes et les témoignages de joie, les plaintes et les flatteries. Les consuls jurèrent les premiers fidélité et obéissance à Tibère César : ensuite Seïus Strabon, préfet des cohortes prétoriennes, et C. Turranius, surintendant des vivres, prêtèrent le même serment entre leurs mains ; et après ceux-ci, le sénat, les troupes qui étaient dans la ville, et le peuple.

Tout cela se passa pendant que Tibère était encore à Nole, ou en chemin pour revenir à Rome. Car il accompagna le corps d'Auguste, qui fut porté de Nole jusqu'à Boville, par les sénateurs des villes qui se trouvaient sur la route. A Boville, qui était près du mont Albain, à dix milles de Rome, l'ordre des chevaliers reçut le corps, et le conduisit en pompe dans la ville au lieu du dépôt, c'est-à-dire dans le vestibule du palais impérial.

Le lendemain, le sénat s'assembla avec toutes les marques extérieures de deuil et de tristesse. Les sénateurs n'avaient point l'habit de leur ordre, mais celui des chevaliers : les magistrats, sans robe prétexte, étaient vêtus comme de simples sénateurs ; les consuls ne prirent point leurs places accoutumées, mais ils s'assirent, l'un sur le banc des préteurs, l'autre sur celui des tribuns ; Tibère et Drusus son fils étaient en robes noires ; sans aucune marque de dignité.

Tibère ouvrit la séance par un discours, qu'il lut, suivant l'usage pratique par Auguste, et qu'une douleur feinte l'obligea d'interrompre. Il joua si bien son personnage, que les soupirs et les sanglots parurent le suffoquer ; et en disant qu'il eût souhaité que non-seulement la voix, mais la respiration et la vie lui manquassent en ce triste moment, il ordonna à son fils d'achever la lecture.

Le testament d'Auguste fut ensuite présenté par les vestales, qui en étaient les dépositaires. Avant qu'on l'ouvrît, ceux qui avaient apposé leurs sceaux comme témoins les reconnurent : les sénateurs, dans le sénat même ; ceux qui ne l'étaient pas, hors de la salle d'assemblée, où ils n'avaient pas droit d'entrer. Polybe, affranchi de l'empereur, fit la lecture du testament, dont la date était antérieure de seize mois à la mort d'Auguste, et par lequel ce prince instituait ses héritiers Tibère et Livie, l'un pour les deux tiers, l'autre pour le tiers restant. Il ajoutait une disposition qui parait bizarre : il adoptait Livie sa femme, et lui ordonnait de prendre les noms de Julia Augusta. Nous continuerons néanmoins de lui donner le nom de Livie, sous lequel elle est plus connue dans l'histoire. Au défaut des premiers héritiers, Auguste appelait en second lieu à sa succession ses petits-fils et arrières-petits-fils, c'est-à-dire Drusus pour un tiers, et pour les deux autres tiers Germanicus avec ses trois fils. Au troisième rang, il nommait héritiers plusieurs des premiers de la ville, qu'il haïssait pour la plupart, dit Tacite ; mais il en usait ainsi, au jugement de cet écrivain, par vaine gloire, et pour se faire honneur auprès de la postérité comme ayant rendu justice au mérité de ceux même de qui il pouvait n'avoir pas lieu de se louer. On doit remarquer que dans toutes ces dispositions il ne s'agit point de la succession à l'empire, mais uniquement aux biens qu'Auguste possédait comme personne privée.

Il léguait encore par son testament quarante millions de sesterces[3] au peuple romain, pour être distribués aux citoyens par tête, et trois millions cinq cent mille[4] au corps des tribus, cent mille[5] pour chacune ; aux soldats de sa garde mille sesterces[6] par tête, à ceux des cohortes destinées pour la garde de la ville cinq cents[7], aux soldats légionnaires trois cents[8] ; et il ordonnait que tous ces legs fussent payés comptant, ce qui n'était pas difficile, vu qu'il avait eu la précaution de mettre en réserve la somme a laquelle ils se montaient Il faisait encore divers autres legs, la plupart peu considérables : il y en avait qui n'allaient qu'à vingt mille sesterces[9]. Il excusait la modicité de ses legs sur la modicité de son bien, déclarant que ses héritiers ne tireraient pas de sa succession plus de cent cinquante millions de sesterces[10], quoique dans les vingt dernières années il lui en fut revenu quatorze cents millions[11] des legs testamentaires de ses amis ; mais il disait qu'il avait employé ces sommes, aussi bien que les deux patrimoines qu'il avait hérités de son père Octave et du dictateur César, et toutes les autres successions qu'il avait recueillies, au bien de la république.

Il ne fit mention dans son testament des deux Julies, sa fille et sa petite-fille, que pour défendre qu'après sa mort on les inhumât dans son tombeau.

A son testament Auguste avait joint trois Mémoires, dont le premier contenait ses intentions et ses ordres par rapport à sa sépulture. Le second était une exposition abrégée de sa vie et de ses actions, dressée par lui-même, et qu'il ordonnait que l'on gravât sur des tables d'airain devant son mausolée. Les savants regardent comme un fragment de cet écrit le monument trouvé à Ancyre en Galatie, dans lequel Auguste, parlant en première personne, raconte simplement et uniment, et presque d'un style d'inscription, les principaux faits qui avaient illustré son empire. Ces deux Mémoires furent lus après le testament. Pour ce qui est du troisième, qui est le seul dont Tacite fasse mention, cet historien assure que l'on n'en fit lecture que dans l'assemblée du sénat qui suivit les funérailles d'Auguste ; et je remets à ce lieu à en parler.

Après que l'on eut fini ces lectures que je viens de marquer, on délibéra sur les honneurs qu'il convenait de rendre à la mémoire d'Auguste dans ses funérailles ; et ce fut à qui imaginerait tout ce qu'il pouvait y avoir de plus excessif en adulation. La chose alia au point que tout le sénat s'écria qu'il fallait que ce fussent des sénateurs qui portassent le corps au bucher sur leurs épaules[12]. Tibère y consentit par une modération pleine d'arrogance, comme s'il n'eut pas ose résister au vœu unanime de la compagnie.

Avant le jour des funérailles, le prince fit afficher une ordonnance par laquelle il recommandait au peuple de ne point troubler par un trop grand zèle la pompe funèbre d'Auguste, comme il était arrivé à celle de Jule César, et de ne point s'opiniâtrer à vouloir que le corps fut brûlé dans la place publique plutôt qu'au Champ-de-Mars, qui était le lieu destiné pour cette cérémonie. En conséquence, il y eut des troupes distribuées et postées d'espace en espace, comme pour empêcher les émeutes populaires ; et cette précaution donna quelque matière aux railleries de ceux qui avaient assiste eux-mêmes aux funérailles de César[13], ou qui en étaient instruits par le récit de leurs pères. Que les circonstances sont différentes ! disaient-ils. Alors la nation, peu façonnée encore à la servitude, venait de recouvrer une lueur de liberté prête à lui échapper. Des factions violentes divisaient les citoyens : les uns regardaient le meurtre de César comme une action détestable, et les autres en exaltaient jusqu'aux cieux les auteurs. Aujourd'hui un prince qui a vieilli dans l'exercice de la souveraineté, qui a même affermi d'avance la puissance de ses héritiers pour l'oppression de la république, a sans doute un grand besoin d'escorte militaire pour assurer la tranquillité de sa sépulture.

Les obsèques furent magnifiques, et Dion nous en a laissé une description assez circonstanciée, qui fera peut-être ici plaisir au lecteur. Le lit de parade ouvrait la marche ; il était d'or et d'ivoire, et couvert de tapis de pourpre relevés en broderie d'or. Le corps était en bas, enfermé dans le cercueil. Dessus paraissait une effigie en cire représentant Auguste au naturel, revêtu des habits du triomphateur. Suivaient deux autres statues de ce prince, l'une d'or, qui était destinée à recevoir les honneurs divins ; l'autre, dont la matière n'est pas exprimée, était portée sur un char de triomphe. Ces statues étaient accompagnées de celle de la Victoire, qu'Auguste avait lui-même consacrée dans le palais Jule[14]. Autour marchait en ordre un chœur de jeunes enfants de la première noblesse, qui chantaient des hymnes lugubres en l'honneur du prince mort. Venaient ensuite en une longue file les représentations de tous ses ancêtres, et même celles de tous les hommes qui avaient été la gloire de la nation, à commencer depuis Romulus : et parmi ces noms illustres, Pompée n'était pas oublié. D'autres tableaux offraient aux yeux les témoignages de la gloire propre d'Auguste, c'est-à-dire, d'une part les images des peuples vaincus par lui, avec les caractères et les habillements qui les distinguaient, et de l'autre, les titres et les inscriptions des lois dont il était l'auteur. Toute cette pompe s'arrêta dans la place publique, et là Drusus d'abord, Tibère ensuite, lurent un éloge funèbre d'Auguste.

Pendant ce temps, le lit de parade était déposé sur la tribune aux harangues. Lorsque les discours furent finis, on se remit en marche, les magistrats, tout le sénat, l'ordre des chevaliers, les cohortes prétoriennes, et tout ce qu'il y avait de troupes dans la ville, accompagnant le corps, que des sénateurs portaient sur leurs épaules. On sortit par la porte triomphale, suivant qu'il avait été expressément ordonné par le sénat, et l'on arriva ainsi au Champ-de-Mars. Là était dresse un bûcher, sur lequel furent places le lit et le cercueil. Ensuite tous les collèges des prêtres firent le tour du bûcher, et après eux, le sénat, les chevaliers, les gens de guerre, entre lesquels ceux qui avaient reçu d'Auguste des dons militaires les jetèrent sur son bûcher. Alors des centurions y mirent le feu avec des torches allumées qu'ils avaient en main ; et quand la flamme se fut élevée, du haut du bûcher partit un aigle, qui emporta au ciel l'âme de l'empereur. Afin qu'il ne manquât rien à la comédie de l'apothéose, un ancien préteur, nommé Numerius Atticus, renouvela l'exemple de ce qu'avait fait autrefois Julius Proculeus par rapport à Romulus, et il jura qu'il avait vu l'âme d'Auguste s'envoler au ciel. Livie récompensa son parjure par un présent d'un million de sesterces.

Les cendres furent recueillies par les plus illustres chevaliers, qui dans cette fonction avaient Livie à leur tête. L'urne qui contenait les cendres fut portée au mausolée qu'Auguste lui-même s'était fait construire plus de quarante ans auparavant entre la voie Flaminienne et le Tibre, et autour duquel il avait planté un bois pour servir de promenade publique.

Il fallait un temple dans Rome au nouveau dieu, et la première chose qui fut ordonnée par le sénat après la cérémonie des funérailles. Auguste avait souffert, comme il a été dit ailleurs, qu'on lui en érigeât dans les provinces. Mais alors ce fut dans le palais même, son ancienne demeure, qu'un temple lui fut consacré. En attendant que l'édifice fut prêt à le recevoir, on plaça sa statue d'or dans le temple de Mars, et on se hâta de l'honorer d'un culte impie et sacrilège. Livie voulut être la prêtresse de celui dont elle était déjà la veuve et la fille adoptive. On institua de plus un collège de prêtres en son honneur, qui fut nommé le collège Augustal, et compose de vingt et un des premiers citoyens tires au sort, à la tête desquels se mirent Tibère, Drusus, Germanicus et Claude depuis empereur. On établit des fêtes, des jeux, pour célébrer la mémoire d'Auguste ; et la maison où il était mort à Nole fut changée en un temple, consacré à son culte.

Je reviens à l'assemblée du sénat, où Tibère, après avoir fait décerner les honneurs divins à Auguste, se défendait de se déclarer son successeur. On le priait, on le pressait ; et il répondait par des discours étudiés, sur la grandeur de l'empire, sur la modération dans laquelle il lui convenait de se renfermer. Il disait que le divin Auguste était le seul dont l'esprit eut eu l'étendue et les forces nécessaires pour ne pas succomber sous un poids si accablant : que pour lui, associé depuis plusieurs années aux soins du gouvernement, il avait appris par expérience combien l'autorité suprême renferme de difficultés et de périls : qu'il était donc plus à propos, dans une république féconde en grands personnages, de ne pas déférer tout à un seul : que le fardeau partagé entre plusieurs serait plus léger pour chacun.

Ce langage avait plus de spécieux que de solide et de vrai. C'était pure feinte, fondée sur différents motifs. Premièrement Tibère craignait Germanicus, qui commandait sur le Rhin huit légions, et au moins un pareil nombre de troupes auxiliaires, et qui, joignant à ces forces redoutables l'amour du peuple, dont il était adoré, pouvait aimer mieux posséder l'empire que de l'attendre. De plus, l'intérêt de sa réputation le touchait[15]. Il ne voulait pas qu'il fut dit que les sollicitations d'une femme obsédant son mari, et l'adoption d'un vieillard, l'eussent conduit comme furtivement à l'empire : il jugeait bien plus glorieux de paraître avoir été appelé et choisi par la république elle-même. On reconnut dans la suite une troisième intention pleine de malignité. Il voulait, à l'aide de ses hésitations apparentes, découvrir les sentiments des premiers citoyens. Car tout était remarqué. Un mot échappé, un air de visage se gravait dans sa mémoire ; et il en tenait registre, pour en faire des crimes lorsque le temps le permettrait.

Tibère cachait soigneusement ces motifs : si, dans les occasions même où il ne cherchait pas à dissimuler, ses discours avaient toujours quelque chose d'obscur et d'ambigu, on peut juger combien ils devenaient énigmatiques lorsqu'il voulait, comme dans le fait dont je parle, s'envelopper plus que de coutume et se rendre impénétrable. On le devinait néanmoins, et personne ne prenait ses refus de la dignité impériale pour sincères. Mais c'eut été l'offenser au vif que de paraître le comprendre. C'est pourquoi les sénateurs, opposant la feinte à la feinte et dupes par artifice, se répandaient en plaintes douloureuses : ils recouraient aux larmes, ils adressaient des vœux au ciel, ils tendaient les bras tantôt vers les statues des dieux, tantôt vers l'image d'Auguste placée dans le lieu de leur assemblée, tantôt vers les genoux de Tibère, qui pour mettre fin, sans trop se découvrir, à une scène dont il commençait à se lasser, ordonna que l'on fit la lecture du troisième mémoire qu'Auguste avait mis à la suite de son testament.

Ce mémoire offrait un état de l'empire écrit de la propre main d'Auguste : état détaillé et circonstancié, contenant le nombre des citoyens et des alliés qui étaient sous les armes, les flottes que la république entretenait, les royaumes qu'elle protégeait, les provinces qui lui étaient soumises directement, la qualité et le produit des tributs et des impôts, les dépenses soit pour les besoins essentiels de l'empire, soit pour les largesses qui étaient devenues nécessaires. Ce sage prince avait ajouté un conseil à ses successeurs de ne point chercher à reculer les bornes de la domination romaine. Tacite doute si c'est la timidité ou l'envie qui avaient dicté ce conseil à Auguste : il parait bien plus juste de penser que c'était la prudence.

Le sénat revenait toujours aux prières et aux supplications les plus humbles pour vaincre la prétendue modestie de Tibère, et il ne se rendait point. Si ceux qui avaient avec lui des liaisons plus étroites lui faisaient en particulier leurs représentations, il les écartait en leur reprochant qu'ils ignoraient quelle étrange bête c'était que l'empire[16]. Il éludait par des réponses vagues les instances du sénat en corps. Enfin quelques-uns perdirent patience, et, comparant son langage avec sa conduite, sa réserve et sa circonspection dans le sénat, avec les actes de souveraineté qu'il exerçait hautement dans toute l'étendue de l'empire, ils ne purent retenir leur indignation. On entendit s'élever des voix qui crièrent, Qu'il accepte ou qu'il se désiste. Un sénateur lui dit en face, si nous en croyons Suétone, que les autres tardaient à exécuter ce qu'ils avaient promis ; mais que pour lui il tardait à promettre ce qu'il exécutait d'avance. Le trait est vif ; et, s'il est vrai, je m'étonne que Tacite l'ait omis.

Quoi qu'il en soit, Tibère continua son manège, et, persistant à dire qu'il n'était pas capable de porter tout le poids du gouvernement, il témoigna que si on lui assignait un lot, un département particulier, il tâcherait de s'en acquitter. Alors Asinius Gallus lui dit : César, je vous demande quel département vous voulez que l'on vous distribue. Cette question imprévue déconcerta Tibère : il garda un moment le silence, et après quelque réflexion il répondit qu'il serait peu modeste à lui de choisir sa part, et qu'il aimait mieux être dispensé du tout. Asinius sentit qu'il avait déplu, et pour réparer le mal il s'expliqua en disant que par la question qu'il avait faite il n'avait pas prétendu partager ce qui est indivisible, mais obliger Tibère lui-même de convenir que la république formait un seul corps, qui ne devait avoir qu'un chef et qu'une âme. Il ajouta un éloge d'Auguste ; il rappela à Tibère ses victoires et ses triomphes. Mais tout ce qu'il put dire ne lui réconcilia pas l'esprit du prince, à qui il était odieux depuis longtemps par deux endroits : premièrement comme conservant la fierté de Pollion son père, et en second lieu pour le mariage qu'il avait contracté avec Vipsania fille d'Agrippa, et autrefois épouse de Tibère lui-même, qui soupçonnait que par cette grande alliance Asinius avait cherché à s'élever au-dessus de la condition de simple citoyen.

L. Arruntius, l'un des plus illustres sénateurs, ayant tenu un langage assez semblable à celui d'Asinius, n'offensa pas moins un prince ombrageux, auprès de qui le mérite était un crime. Car il n'avait aucun ancien sujet de haine centre Arruntius ; mais, le voyant riche, habile et actif, très-estimé dans le public, il s'en défiait et se tenait en garde centre lui.

Auguste lui-même avait donne quelque lieu à ces soupçons de Tibère. Car dans ses derniers entretiens faisant passer en revue les sujets qui pourraient avoir des vues sur l'empire, et les distinguant en différentes classes, il avait dit qu'il voyait dans Manius Lepidus les talents nécessaires, mais plutôt de l'éloignement que du gout pour la première place : qu'Asinius Gallus en était avide, mais incapable : que L. Arruntius ne manquait pas de talents, et que si l'occasion s'en présentait, il avait assez d'ambition pour y aspirer. Quelques-uns au lieu d'Arruntius nomment Cn. Pison, beaucoup moins digne de l'estime d'Auguste. Ce qui est certain, c'est que tous périrent sous Tibère, excepte Lepidus.

Deux autres personnages consulaires piquèrent encore cet esprit soupçonneux, Q. Hatérius en lui disant : Jusqu'à quand souffrirez-vous, César, qu'il manque un chef à la république ? Mamercus Scaurus, en observant qu'il y avait lieu d'espérer un heureux succès des prières du sénat, puisque Tibère n'avait point empêché, comme il le pouvait par le droit de la puissance tribunitienne, que les consuls ne missent l'affaire en délibération. Tibère était un caractère étrange. Il ne voulait point ni que l'on révoquât en doute son titre et son droit, ni que l'on découvrit son jeu et le faux de ses refus. Voilà ce qui est cause, si je ne me trompe, qu'il se tint également blessé et par celui qui prenant à la lettre ses discours supposait que la république n'avait point de chef, et par celui dont la réflexion sensée et palpable démasquait ses artifices. Il s'emporta sur-le-champ contre Hatérius, sans doute comme trop presse et importune par lui : à Scaurus, contre lequel il nourrissait une haine implacable, il ne répondit pas un seul mot.

Hatérius fut alarmé du courroux de l'empereur, et au sortir de l'assemblée du sénat, il alla au palais pour tâcher de l'apaiser. Il le trouva qui se promenait, et se jeta à ses genoux. Tibère, soit que sa colère ne fut pas encore passée, soit par aversion, comme l'interprète Suétone, pour les manières basses et rampantes, voulut s'éloigner. Mais malheureusement ses jambes s'étant embarrassées entre les bras du suppliant, il tomba. Peu s'en fallut qu'Hatérius ne fut tué sur la place par les soldats de la garde. Et cependant le danger que courut un homme de ce rang, ne rendait point Tibère plus traitable : il fallut que Livie employât tout son crédit pour le fléchir.

Les prières par lesquelles le sénat fatigua Tibère, les instances redoublées qu'il lui fit d'accepter l'empire, gagnèrent pourtant enfin quelque chose sur lui. Il cessa simplement de refuser, selon Tacite. Suétone assure qu'il voulut bien déclarer qu'il acceptait la puissance impériale, mais en se plaignant de la nécessité qu'on lui imposait de se charger d'une dure et onéreuse servitude. Il donna même à entendre que ce n'était que pour un temps, mais sans fixer de terme, employant ces propres paroles, jusqu'à ce qu'arrive le moment où il puisse vous paraître juste d'accorder quelque repos à ma vieillesse.

Pour persuader qu'il y avait du réel dans sa modestie, il refusa obstinément certains titres, certains honneurs, qui décoraient la première place, et qui rendaient plus vénérable le chef de l'empire. Ainsi il ne voulut point que l'on ornât d'une couronne civique les portes de son palais. Il n'accepta jamais le nom de père de la patrie, et ayant été diverses fois pressé par le sénat et par le peuple sur ce dernier article, il exprima enfin le motif de ses refus, qui était très-singulier, et qui semblait marquer qu'il se défiait de lui-même. Si vous veniez, dit-il[17], à douter un jour de mes sentiments et de mon dévouement pour vous, — et plaise aux dieux qu'avant que ce malheur m'arrive, le dernier jour de ma vie me préserve d'être le témoin de votre changement à mon égard !mais enfin si cela arrivait, le nom de père cesserait de m'être honorable, et deviendrait contre vous un reproche, ou de témérité pour me l'avoir déféré, ou de contradiction dans les jugements opposés que vous auriez portés de moi. On peut dire, ce me semble, que c'était là une modestie bien mal entendue. La couronne civique et le titre de père de la patrie n'étaient, à proprement parler, que des engagements à la douceur et à l'humanité. Et quelle idée donne de soi un prince qui ne veut point contracter de pareils engagements ?

On ne doit pas le blâmer, mais il y a lieu d'être surpris qu'il ait refusé même des prérogatives qui n'étaient pas de simples honneurs, et qui pouvaient être regardés comme des apanages et des appuis de la souveraine puissance. C'est ainsi qu'il ne voulut point souffrir d'abord que l'on jurât l'observation de ses ordonnances présentes et à venir, quoiqu'il eût juré lui-même l'observation de celles d'Auguste. L'usage de renouveler ce serment à chaque commencement d'année s'était établi sous son prédécesseur, et se perpétua sous les empereurs qui vinrent après Tibère. Pour lui, il s'y opposa pendant longtemps, alléguant une raison semblable à celle pour laquelle il n'admettait point le nom de père de la patrie. Je serai toujours le même, disait-il[18], et je ne changerai point de conduite, tant que je conserverai mon bon sens. Mais de peur des conséquences, le sénat doit se donner de garde de se lier envers quelque mortel que ce puisse être, qu'un hasard peut changer.

Il alla jusqu'à refuser le prénom d'Imperator ; mais il en exerçait bien le pouvoir, qui était le fondement de toute la grandeur des Césars. Si donc nous l'appelons empereur, c'est que nous avons plus d'égard à la réalité qu'au titre, qu'il ne prit jamais, et qui ne lui est jamais donné dans les inscriptions ni sur les médailles frappées à Rome.

Le surnom d'Auguste lui était comme héréditaire, et il souffrait qu'on le lui déférât. Mais il ne le prenait guère lui-même, si ce n'est en écrivant aux rois ou aux princes étrangers.

Il se qualifiait donc simplement TIBÈRE CÉSAR, ou TIBÈRE JULE CÉSAR, ajoutant la puissance tribunicienne et le grand pontificat, avec le surnom de Germanicus en vertu des exploits de son neveu en Germanie, et le titre d'imperator dans le sens de général vainqueur.

Quant au nom de seigneur, ou maître, il le rejeta toujours, à l'exemple d'Auguste, avec indignation, et il disait souvent : Je suis le maître de mes esclaves, le général des soldats, et le chef des autres citoyens.

Dans cette réserve de Tibère par rapport aux titres honorifiques, entrait pour beaucoup la vue de se mettre en droit d'empêcher qu'on ne les communiquât au moins en partie à sa mère. Car la flatterie des sénateurs pour Livie se portait à l'excès. Les uns voulaient qu'on l'appelât mère de la patrie ; les autres qu'au nom de Tibère on ajoutât fils de Julie. — C'était le nom que portait Livie, comme il a été dit, depuis qu'elle avait été adoptée par le testament d'Auguste. — Il y en avait qui proposaient un autel de l'adoption, et autres bassesses semblables. Tibère s'opposa à tout cela, en disant qu'il ne fallait point prodiguer aux femmes de si grands honneurs, et qu'il userait de la même retenue dans ce qui le concernerait lui-même. Il ne souffrit pas que l'on accordât à Livie même un licteur, quoique les vestales jouissent de ce privilège. En un mot, il regardait tout ce qui tendait à l'élévation de sa mère comme une diminution de sa propre grandeur.

Ce n'était pas sans quelque fondement qu'il pensait ainsi. Livie était haute et ambitieuse. Accoutumée à être consultée par Auguste, et à prendre part au gouvernement, elle se croyait bien plus en droit de s'attribuer la puissance de son fils, qui lui était redevable de l'empire. Tibère était infiniment éloigné à y consentir. De là le refroidissement des cœurs, qui s'accrut par degrés, et qui, sans éclater d'une façon odieuse, produisit enfin plus que de l'indifférence entre le fils et la mère.

Tibère fut plus libéral envers Germanicus, qu'il aimait encore moins sans doute, mais qu'il craignait Il demanda pour lui au sénat l'autorité proconsulaire, qui était un des titres de la puissance impériale ; et il proposa aussi de lui envoyer une députation du sénat, pour lui faire des compliments de condoléance sur la mort d'Auguste. Il n'y avait pas lieu de décerner rien de semblable par rapport à Drusus, qui était consul désigné, et présent actuellement dans Rome.

Tibère fit nommer ensuite douze préteurs pour l'année suivante, d'après les mémoires d'Auguste. Velleius se fait grand honneur d'avoir été de ce nombre lui et son frère, en sorte, dit-il[19], que nous avons été les derniers candidats recommandés par Auguste, et les premiers par Tibère.

Cette nomination se fit d'une manière toute nouvelle. Jusque-là, quoique la volonté du prince influât beaucoup dans l'élection des magistrats, les suffrages des tribus y pouvaient aussi quelque chose. Alors Tibère transporta du peuple au sénat le droit d'élection. Ce changement ne produisit que quelques vains murmures parmi le peuple, et fut très-agréable aux sénateurs, qui se virent ainsi dispenses de largesses souvent ruineuses, et de la nécessité de faire leur cour aux derniers des citoyens. Et Tibère garda sur ce point une modération dont ils furent très-satisfaits. Il recommandait quatre candidats, qui ne pouvaient être refusés, et il laissait les autres à la liberté des suffrages.

Il resta pourtant un vestige de l'ancien usage. Ceux qui avaient été choisis par le sénat sortaient du lieu de l'assemblée pour aller se présenter au peuple, et la leurs noms étaient proclames par la voix d'un héraut.

Le changement dont je parle fut en quelque façon le dernier coup porté au pouvoir du peuple, qui n'eut plus d'assemblées ordinaires, où il put exercer au moins une image de ses anciens droits. Il donna pourtant encore son suffrage pour l'établissement de quelques lois sous Tibère. Mais dans la suite aux lois on substitua des sénatus-consultes, et ainsi le sénat fut enfin revêtu de tous les droits dont le peuple autrefois avait joui, et demeura seul en possession de représenter le corps de la république.

Pendant que tout se passait si paisiblement à Rome, il s'éleva deux furieuses séditions à la fois, une en Pannonie, l'autre en Germanie : comme pour vérifier le mot de Tibère, qui voulant exprimer sa situation chancelante dans ces commencements de son empire, disait qu'il tenait le loup par les oreilles. L'origine commune de ces deux séditions ne fut autre que le changement d'empereur, et le désir d'une guerre civile, qui procurât aux soldats des récompenses pareilles à celles que leurs devanciers en avaient autrefois tirées. Je commence, en suivant l'ordre de Tacite, par la sédition de Pannonie.

Trois légions y étaient réunies en un seul camp sous le commandement du consulaire Junius Blesus, qui ayant appris la mort d'Auguste et l'avènement de Tibère, crut devoir également aux sentiments contraires de tristesse et de joie quelque interruption des exercices militaires. Rien n'est plus dangereux que de tenir oisive une multitude armée. Cet intervalle de repos donna lieu aux soldats de se porter à la licence, à la discorde ; de prêter l'oreille aux mauvais conseils ; en un mot, l'amour du plaisir et de l'oisiveté les enivra, la discipline et le travail leur devinrent intolérables.

Parmi eux était un certain Percennius, autrefois chef de quelqu'une de ces factions théâtrales qui causaient souvent à Rome tant de fracas dans les jeux. Depuis il s'était fait soldat : mais il avait retenu de sa fréquentation avec les comédiens un babil audacieux, et l'effronterie de faire le harangueur. Saisissant donc le moment critique, où les esprits d'une multitude ignorante commençaient à fermenter, dans l'incertitude de leur sort sous le nouveau gouvernement, Percennius se mit à répandre des semences de révolte, d'abord par des entretiens particuliers et nocturnes : puis sur le soir, lorsque les meilleurs et les plus sages s'étaient retirés, il ramassait et ameutait tout ce qu'il y avait de plus corrompu dans l'armée. Enfin lorsqu'il se vit secondé, devenu plus hardi, il tenait presque des assemblées, où il mettait le feu par les discours les plus séditieux. Pourquoi, disait-il, tant de braves gens obéissent-ils en esclaves à un petit nombre d'officiers, dont aucun ne vaut mieux que nous ? Quand est-ce que nous oserons demander du soulagement à nos maux, si nous n'allons, une requête ou les armes à la main, nous faire écouter d'un prince nouvellement entre en possession et encore mal affermi ? Assez et trop longtemps notre lâcheté nous a tenus sous le joug, jusqu'au point de souffrir que de vieux soldats, courbés sous le poids des années, et la plupart couverts de blessures, soient obligés de fournir des trente et quarante années de service. Notre congé même reçu ne met pas fin à nos travaux : on nous retient au drapeau, pour supporter toujours, sous le nom de vétérans, les mêmes fatigues. Et si quelques-uns sont assez heureux pour échapper à tant de hasards et de misères, on les relègue dans des contrées lointaines, pour y recevoir des marécages, ou un sol aride de montagnes incultes, que l'on décore du nom de terres. Le service en lui-même est aussi ingrat qu'il est pénible. Nous nous vendons corps et âme pour dix as par jour, et sur un si mince salaire il faut payer nos habits, nos armes, nos tentes ; il faut trouver de quoi nous racheter de la rigueur inhumaine des centurions, de quoi nous procurer quelque relâche par des dispenses qui nous coûtent cher. Au contraire les coups, les blessures, les incommodités de l'hiver, les expéditions laborieuses dans la belle saison, une guerre périlleuse ou une paix stérile, voilà les apanages eternels de notre condition. Point d'autre remède, mes chers camarades, que de fixer les lois sous lesquelles nous servirons. Il faut que la solde soit d'un denier plein[20], c'est-à-dire de seize as ; que nous ne soyons astreints qu'à seize ans de service, et qu'après ce terme on ne nous retienne plus au drapeau, mais que l'on nous compte notre récompense en argent dans le camp même où nous aurons reçu notre congé. Les cohortes prétoriennes, qui reçoivent double paie, qui au bout de seize ans ont la liberté d'aller revoir leurs maisons et leurs dieux pénates, sont-elles exposées à de plus grands dangers que nous ? Je ne prétends point diminuer le mérite de leur tranquille service dans la ville et autour du palais ; mais nous, placés au milieu de nations féroces, nous voyons de nos tentes l'ennemi devant nous.

La multitude qui écoutait Percennius lui applaudit avec grand tumulte, et pour appuyer ses discours et s'animer eux-mêmes, ils montraient avec des reproches amers les marques des coups qu'ils avaient reçus de leurs officiers, les autres leurs cheveux blancs, la plupart leurs habits tout usés et leurs corps à demi nus. Enfin ils en vinrent à cet excès de fureur, que de violer les premières lois de la discipline en entreprenant de réunir les trois légions en une. La jalousie mutuelle les empêcha d'exécuter ce dessein, parce que chacun voulait pour sa légion l'honneur de donner le nom au corps qui serait formé de la réunion des trois. Ils se contentèrent donc de mettre ensemble les trois aigles et les trente drapeaux des cohortes, et en même temps ils commencèrent à dresser un tribunal de gazons, comme s'ils eussent voulu faire un nouvel empereur. Car c'était une prérogative du généralissime, que de monter sur un pareil tribunal pour haranguer les soldats.

Pendant qu'ils travaillaient, arrive Blesus ; il les réprimande, il en arrête quelques-uns par le bras, en criant : Trempez plutôt vos mains dans mon sang : ce sera pour vous un moindre crime de tuer un lieutenant, que de vous révolter contre votre empereur. Si vous me laissez la vie, il faut que vous demeuriez fideles : si vous me l'ôtez, ma mort même servira le prince, puisqu'elle hâtera votre repentir. Malgré ces cris, malgré ces plaintes, l'ouvrage avançait, et déjà ils l'avaient presque élevé à hauteur d'appui, lorsque enfin vaincus par la résistance opiniâtre de leur commandant, et sans doute des principaux officiers, ils abandonnèrent leur entreprise.

Blesus, après ce premier pas, leur représenta avec beaucoup d'art, Que ce n'était point par des séditions et des mouvements tumultueux que les désirs des légions devaient être portés à l'empereur. Que leurs prétentions excédaient tout ce qui jamais avait été demandé soit par les anciens soldats romains à leurs généraux, soit par eux-mêmes à Auguste ; et qu'ils prenaient bien mal leur temps pour surcharger d'un nouveau soin les commencements d'un prince qui n'était déjà que trop accablé d'affaires. Si pourtant, ajouta-t-il, vous persistez à tenter en pleine paix ce que n'ont osé prétendre, même au temps des guerres civiles, les troupes victorieuses, pourquoi, violant la loi de l'obéissance et les règles les plus saintes de la discipline, recourez-vous à la force. Ordonnez une députation, et déclarez vos intentions en ma présence. Il lui fut répondu par une acclamation unanime, qu'il fallait que son fils, qui servait dans l'armée comme tribun, se chargeât de la députation, et qu'il demandât pour les soldats le congé plein et entier au bout de seize ans de service. Qu'après ce premier point accordé, ils s'expliqueraient sur le reste. Le jeune Blesus partit ; et pendant quelques jours la tranquillité parut rétablie dans le camp. Mais le soldat était bien fier d'avoir pour avocat de la cause des légions le fils de son commandant, et il sentait parfaitement qu'il avait extorque par la violence ce qu'il n'aurait jamais obtenu par une conduite modeste et soumise.

Le calme ne fut pas de longue durée. Quelques compagnies, qui avaient été envoyées avant le commencement de la sédition à Nauportum[21], pour raccommoder les chemins, réparer les ponts, et autres travaux semblables, n'eurent pas plus tôt appris les mouvements excités dans le camp, que la contagion les gagna. Les soldats se répandent dans les campagnes, pillent les bourgades voisines, et même Nauportum, qui était une place considérable. Leurs centurions voulurent s'opposer à cette licence : mais les mutins ne leur répondirent que par des moqueries, des insultes, et même des coups. Ils maltraitèrent surtout un vieil officier, nommé Aufidiénus Rufus. Ils le jetèrent en bas de son chariot, et l'ayant chargé de leurs plus lourds bagages, ils le faisaient marcher à pied, en lui demandant s'il se trouvait bien de porter de si pesants fardeaux, et de faire de si longues marches. La raison pour laquelle ils lui en voulaient, c'est que Rufus, longtemps simple soldat, et parvenu par ses longs services au grade de centurion, et ensuite à celui de maréchal des logis[22], rappelait la sévérité de la discipline antique : et comme il avait vieilli dans les travaux les plus pénibles de la milice, il était d'autant plus dur aux autres, qu'il avait passe lui-même par de semblables épreuves.

L'arrivée de ces séditieux renouvela le trouble et le désordre dans le camp. Tous se débandent, et vont piller les campagnes. Blesus, qui était encore obéi par les centurions et par les plus sages et les plus retenus d'entre les soldats, fait prendre quelques-uns de ces maraudeurs, qu'il trouva charges de butin, et il ordonne qu'ils soient châtiés, et menés en prison. Les coupables résistent, ils embrassent les genoux des assistants. A moi, camarades, s'écrient-ils, nommant chacun la compagnie, la cohorte, la légion à laquelle ils appartenaient. Ils intéressent tous les soldats dans leur cause comme menaces des mêmes traitements : ils accablent le commandant d'injures, ils implorent le ciel et tous les dieux : ils n'omettent rien de ce qui peut exciter la compassion en leur faveur et la haine contre Blesus. Ce ne fut pas en vain. L'armée prend parti pour eux. Tous vont en foule à la prison, l'enfoncent, délivrent les prisonniers de leurs chaines, et ne craignent point de mêler au milieu d'eux des réfractaires condamnés au supplice.

Alors la sédition s'échauffe : de nouveaux chefs en allument le feu : et un certain Vibulenus, simple soldat, monte sur les épaules de ses camarades vis-à-vis le tribunal de Blesus, tint aux soldats ce discours : Mes chers compagnons, vous venez de rendre la liberté et la jouissance de la lumière à des innocents destinés à périr. Mais qui rendra la vie à mon frère ? qui me rendra un frère que j'ai malheureusement perdu ? Hélas ! il était envoyé par l'armée de Germanie, qui voulait se concerter avec vous pour l'intérêt commun des légions : et Blesus l'a fait égorger la nuit dernière par ses gladiateurs, qu'il entretient et qu'il arme pour la perte des soldats. Répondez-moi, Blesus. Ou avez-vous fait jeter le cadavre ? Les ennemis même dans la guerre n'envient point la sépulture à ceux qu'ils ont tués. Lorsque j'aurai rassasié ma douleur en donnant les derniers baisers à mon frère mort, en l'arrosant de mes larmes, faites-moi pareillement assassiner, pourvu que tués l'un et l'autre sans l'avoir mérité par aucun crime, mais uniquement parce que nous défendions la cause et les droits des légions, nous recevions la sépulture des mains de nos camarades.

Il animait ce discours par ses pleurs, par ses cris, par les témoignages de la douleur la plus vive et la plus sincère. Ensuite ceux qui le soutenaient sur leurs épaules s'étant séparés, il se jeta à terre, et se prosternant aux pieds de chacun, il remplit tous les esprits d'une si violente indignation, que les soldats se partageant, allèrent les uns se saisir des gladiateurs de Blesus et du reste de ses esclaves, les autres chercher le corps de tous les côtés. Et si dans le moment la chose n'eut été éclaircie, si tout le camp n'eut été promptement instruit que l'on ne trouvait point de corps mort, que les esclaves de Blesus mis à la question niaient le fait, et que jamais Vibulenus n'avait eu de frère, ils étaient tout prêts à massacrer leur commandant.

Du moins chassèrent-ils leurs tribuns et le maréchal général des logis, et ils pillèrent leurs bagages. Ils tuèrent aussi le centurion Lucilius, qu'ils appelaient entre eux par raillerie donne-m'en un autre, parce qu'après avoir rompu sa canne sur le don d'un soldat[23], il en demandait une autre à haute voix, et encore une autre. Cet exemple intimida tous les centurions, et ils prirent la fuite : les soldats n'en gardèrent qu'un avec eux, nommé Julius Clemens, parce qu'ayant de l'esprit, il leur parut propre à devenir leur orateur.

Comme la division se met aisément entre les factieux, deux légions, la huitième et la quinzième, prirent querelle ensemble au sujet d'un centurion nommé Sirpicus, dont l'une demandait la mort, et que l'autre protégeait : et elles en seraient venues aux armes, si la neuvième n'eut interposé ses prières, menaçant en même temps de se déclarer contre celui des deux partis qui refuserait sa médiation.

Lorsque Tibère fut instruit de tout ce qui vient d'être rapporte, quelque mystérieux qu'il fut, et quoique disposé à cacher surtout les fâcheuses nouvelles, il se crut obligé d'envoyer en Pannonie Drusus son fils avec quelques-uns des premiers de la république, sans aucunes instructions bien précises, mais en lui laissant la liberté de se décider par les circonstances. Il lui donna pour l'accompagner deux cohortes prétoriennes, fortifiées plus que de coutume de soldats d'élite ; une grande partie de la cavalerie de sa maison, et les Germains de sa garde[24]. A la tête de ces troupes était Séjan, préfet du prétoire, conjointement avec son père Seïus Strabon. Séjan avait dès-lors beaucoup de crédit sur l'esprit de Tibère, et il était dans cette affaire son homme de confiance pour gouverner les démarches du jeune prince, et pour effrayer le soldat par les menaces, ou pour le gagner par les promesses.

Lorsque Drusus approcha, les légions allèrent au devant de lui, comme pour lui rendre les honneurs dus à sa naissance, mais non avec cet air brillant et joyeux qui était d'usage en pareille occasion. Leurs armes, leurs drapeaux, leurs habillements, tout était néglige : et sur le visage des soldats, quoiqu'ils se composassent pour ne montrer que de la tristesse, il était aisé de lire la fierté et l'esprit de révolte.

Au moment où Drusus eut mis le pied dans le camp, ils placèrent des corps de garde à toutes les portes, ils disposèrent des troupes dans tous les lieux importants, et vinrent ensuite se ranger en foule autour du tribunal. Drusus y était monté, et d'un geste de la main il demandait du silence. Les soldats, selon qu'ils considéraient leur grand nombre, ou qu'ils tournaient leurs regards vers le prince, paraissaient menaçants ou déconcertés. C'était une alternative de murmure confus, de clameurs violentes, et de subite tranquillité. Partagés entre des mouvements contraires, ils tremblaient et effrayaient en même temps.

Enfin dans un intervalle de calme Drusus parvint à lire les lettres de son père, qui portaient qu'il ne connaissait point de plus digne objet de ses soins que les braves légions de Pannonie, compagnes de ses victoires. Que dès que le deuil amer où il était plongé lui permettrait de s'appliquer aux affaires, il proposerait leurs demandes au sénat. Qu'en attendant il leur avait envoyé son fils pour accorder sans délai ce qui pouvait s'accorder sur-le-champ. Que le reste serait réservé au sénat, de qui ils ne pouvaient à attendre qu'une conduite sage et mesurée, qui n'excèderait ni pour la sévérité, ni pour l'indulgence.

La réponse de l'assemblée fut, que le centurion Clemens était chargé de porter la parole pour l'année. Celui-ci se présente et expose les demandes des soldats : Que leur congé leur fut accordé au bout de seize ans : qu'on leur délivrât leurs récompenses en argent à la fin de leur service : que la paie fut portée à un denier par jour : que les vétérans ne fussent plus retenus sous le drapeau.

A cela Drusus se retranchant sur ce qu'il appartenait au sénat et à son père de régler des articles d'une si grande conséquence, les cris se renouvellent avec plus de violence que jamais. On lui demande pourquoi il était venu, s'il n'avait le pouvoir ni d'augmenter la paie du soldat, ni de soulager des travaux, si en un mot il ne lui était permis de faire aucune espèce de bien. On se plaint qu'au contraire quand il s'agissait de châtiments ou de supplices, tous étaient suffisamment autorisés à les ordonner. Qu'autrefois Tibère avait coutume de se servir du nom d'Auguste pour frustrer les désirs des légions : et que Drusus aujourd'hui revenait aux mêmes artifices. — Ne nous enverra-t-on jamais, disaient-ils, que des enfants en tutelle, qui ne puissent disposer de rien ? C'est une chose bien singulière, que l'empereur ne remette à la décision du sénat que ce qui regarde l'avantage des troupes. Il faut donc aussi que le sénat soit consulté pour décider des supplices et des batailles. Quoi ! tant de maîtres, lorsqu'il s'agit de récompenses, et une indépendance absolue pour infliger des peines arbitraires !

Ils abandonnent le tribunal, et à mesure qu'ils rencontraient quelques-uns des soldats prétoriens ou des amis du prince, ils leur présentent le poing ferme avec des menaces qui annonçaient l'éclat de la discorde, et les dernières violences. Ils étaient surtout animés contre Cn. Lentulus[25], sénateur vénérable par son âge, et illustre dans la guerre, qui, à ce qu'ils pensaient, fortifiait Drusus, et condamnait hautement les désordres que les séditieux introduisaient dans la discipline. Il fut averti du danger, et il voulut le prévenir en se retirant aux quartiers d'hiver des légions[26]. Mais il fut découvert : une troupe de mutins l'environne, et lui demande Où il allait ; s'il retournait auprès de l'empereur ou du sénat, pour y agir encore contre les intérêts des légions. Ils se jettent sur lui, lui lancent des pierres : et déjà blessé et sanglant, Lentulus n'attendait qu'une mort inévitable, si ceux que Drusus avait amenés ne fussent venus en grand nombre a son secours.

Tout était a craindre du soldat furieux, et la nuit qui approchait semblait devoir être une nuit de crime et d'horreur. Un évènement imprévu, aidé de l'ignorance et de la superstition du vulgaire, fit succéder le calme a une agitation si terrible. Pendant que le ciel était serein, tout d'un coup la lumière de la lune parut s'affaiblir. C'était le commencement d'une éclipse. Mais le soldat, à qui la cause de ce phénomène était inconnue, le prit pour un présage de sa situation actuelle, et comparant l'obscurcissement de la lune à ses travaux et à ses misères, il en concluait que le succès de ce qu'il avait entrepris dépendait du rétablissement de la déesse dans son éclat naturel. Ainsi, pour la secourir, ils font grand bruit, frappant sur l'airain, sonnant des trompettes : et quelques nuages passagers s'étant joints a la cause constante de l'ombre de la terre, selon que l'astre paraissait devenir plus sombre, ou s'éclaircir un peu, le soldat se livrait à la tristesse ou à la joie : jusqu'à ce qu'enfin, lorsque l'éclipse fut pleine et entière, il se persuada que la lune était pour jamais ensevelie dans les ténèbres, et lui annonçait par conséquent des travaux sans fin, et la vengeance des dieux irrités par ses crimes.

Drusus crut devoir profiter de cette disposition des esprits, et seconder par la prudence le bienfait de la fortune. Il mande le centurion Clemens, et les autres qui par de bonnes voies s'étaient rendus agréables à la multitude, et il leur ordonne de parcourir les tentes et les corps de garde, et à y tenir des discours convenables pour ramener entièrement les soldats déjà ébranlés.

Ceux-ci s'acquittèrent habilement de leur commission, et s'adressant surtout à ceux qui sans être d'eux-mêmes porté à la révolte, s'étaient laissé entrainer par le mauvais exemple, ils les remuent par l'Esperance et par la crainte. Jusqu'à quand, leur disaient-ils, assiégerons-nous le fils de notre empereur ? Quand verrons-nous cesser la discorde ? Prêterons-nous le serment de la milice à Percennius et à Vibulenus ? Ces deux hommes peuvent-ils nous donner la solde a pendant le temps de notre service, et des établissements lorsqu'il sera fini ? Voulons-nous que Percennius et Vibulenus gouvernement l'empire du peuple romain en la place des Nérons et des Drusus ? Ah ! plutôt revenons à nous : et de même que nous avons été les derniers à tomber en faute, soyons les premiers à rentrer dans le devoir. Les demandes communes réussissent lentement et difficilement : la récompense suit de près les services particuliers.

Ces discours firent leur effet : plusieurs en furent touches, et devinrent par conséquent suspects aux autres. La division se mit entre le soldat nouveau et le vétéran, entre légion et légion. Peu à peu l'amour du devoir et le respect pour la discipline rentrent dans les cœurs. Ils lèvent les corps de garde qu'ils avaient établis aux portes, et remettent en leur place les drapeaux qu'ils avaient rassembles en un même lieu au commencement de la sédition.

Lorsque le jour parut, Drusus convoqua l'assemblée : et quoique peu versé dans l'art de la parole, ce que Tacite remarque comme une singularité dans la maison des Césars, cependant avec cette noble assurance que la fierté du sang inspire naturellement a un prince, il prit, comme il convenait, le ton d'autorité. Il blâma les excès auxquels s'étaient portées les légions par le passé, et témoigna être satisfait de la disposition où il les voyait actuellement. Il déclara que la terreur et les menaces ne pouvaient rien sur lui : mais que si les soldats prenaient le parti de la soumission, s'ils avaient recours aux prières, il écrirait à son père en leur faveur.

L'esprit de mutinerie avait fait place à la crainte et à la honte. Les légions s'humilient, elles supplient, et elles obtiennent la permission d'envoyer une seconde députation à l'empereur, dont le chef fut encore le jeune Blesus, accompagne de L. Apronius, chevalier romain attaché à Drusus, et de Justus Catonius premier capitaine dans une légion.

On délibéra ensuite dans le conseil sur la conduite que l'on devait tenir à l'égard des coupables : et les avis furent partagés. Quelques-uns voulaient que l'on attendit le retour des députes, et que dans l'intervalle on regagnât par la douceur le soldat effarouché. D'autres au contraire pensaient, qu'il fallait user de remèdes plus vigoureux. Que la multitude ne connaît point de milieu, et est toujours dans l'extrême : que si elle ne tremble, elle se fait craindre : mais qu'aussi lorsqu'une fois la terreur s'en est emparée, on la méprise sans péril. Ils concluaient que pendant que la superstition abattait le courage des mutins, il était à propos que le prince achevât de les pénétrer de terreur par une juste sévérité, en punissant les auteurs de la sédition.

Tacite observe que Drusus par caractère était enclin aux partis de rigueur. Ici la douceur eut été faiblesse. Il mande Vibulenus et Percennius, et les fait tuer. La plupart des auteurs rapportaient, selon le témoignage du même Tacite, que ces misérables, après avoir été mis à mort, furent enterrés dans la tente même du général : ce qui serait une précaution bien timide : d'autres écrivains disaient au contraire que leurs corps avaient été jetés hors du camp pour servir d'exemple. Ces deux chefs ne furent pas les seuls qui subirent la juste peine de leur insolence. On fit la recherche de ceux qui sous leurs ordres avaient été les principaux boutefeux de la sédition. Quelques-uns errants dans les campagnes furent tués ou par les centurions, ou par les soldats des cohortes prétoriennes. Il y en eut que leurs compagnies elles-mêmes livrèrent au supplice, pour prouver la sincérité de leur retour.

Ce qui augmentait les inquiétudes des légionnaires, c'était un fâcheux hiver qui commençait avant la saison, par des pluies continuelles, et si violentes, qu'ils ne pouvaient ni sortir de leurs tentes, ni se rassembler entre eux, ni presque maintenir en place leurs drapeaux enfoncés en terre comme ils étaient, parce que les tourbillons de vent et la rapidité des ruisseaux concouraient à les entraîner. Ils étaient toujours frappés de la crainte du courroux céleste, et ils se disaient mutuellement que ce n'était pas sans un ordre exprès de la Providence que les astres refusaient leur lumière à des impies, et que les tempêtes fondaient sur eux pour les punir. Ils se persuadèrent donc qu'il n'y avait point d'autre remède à leurs maux, que de quitter un camp malheureux et souillé par le crime, et d'en éviter la contagion en se retirant chacun dans leurs quartiers d'hiver. La huitième légion partit la première, et la quinzième la suivit de près. Les soldats de la neuvième avaient longtemps résisté, criant qu'il fallait attendre la réponse de l'empereur. Mais enfin restés seuls par la retraite des autres, ils aimèrent mieux prendre de bonne grâce un parti auquel ils appréhendaient qu'on ne les contraignit par la force. Drusus, voyant les factieux dissipés et le calme rétabli, n'attendit point à retour des députés de l'armée, et s'en retourna à Rome.

J'ai dit que l'armée de Germanie se porta à la sédition dans le même temps et par les mêmes motifs que celle de Pannonie : mais ce fut avec bien plus de violence, tant à cause de la fierté qu'inspiraient aux légions sur le Rhin leur nombre et leurs forces, que par l'espérance dont elles se flattèrent, que Germanicus, qui les commandait, accepterait volontiers l'empire de leurs mains y et qu'avec l'appui qu'elles lui donneraient il entraînerait une révolution.

Elles étaient partagées en deux corps, postés l'un plus haut, l'autre plus bas sur le Rhin, chacun de quatre légions avec un nombre égal d'auxiliaires, et se montant par conséquent à plus de quarante mille hommes. Germanicus avait le commandement en chef de toutes ces forces : mais alors il était dans les Gaules, occupé à faire le dénombrement des personnes et des biens ; et en son absence Silius gouvernait sous ses ordres l'armée du Haut-Rhin, Cecina celle du Bas-Rhin, tons deux avec la qualité de lieutenants-généraux.

De ces deux armées celle qui obéissait à Silius demeura tranquille, observant les mouvements excités dans l'autre camp, et attendant l'évènement pour se décider. Ce fut donc dans l'armée du Bas-Rhin, campée actuellement sur la frontière des Ubiens[27], et jouissant d'un loisir presque toujours funeste a la discipline, que s'alluma la sédition. La vingt-et-unième et la cinquième légion commencèrent, et leur exemple fut bientôt suivi de la première et de la vingtième.

Dans ces légions il se trouvait beaucoup de soldats de nouvelles levées, qui accoutumés dans la ville à une vie licencieuse, et supportant impatiemment les travaux militaires, séduisirent la simplicité de leurs camarades. A la nouvelle de la mort d'Auguste, ils leur firent remarquer que le temps était venu de demander pour les vieux soldats un congé plus prompt, pour les jeunes une paie plus abondante, pour tons le soulagement de leurs misères ; et que jamais ils n'auraient une occasion si belle de se venger des cruautés de leurs centurions. Ces discours n'étaient ni débités par un seul, comme parmi les légions de Pannonie, ni écoutés avec inquiétude par des troupes peu nombreuses, que d'autres armées plus puissantes tinssent en respect. La sédition avait plusieurs interprètes et plusieurs bouches, qui vantaient la gloire et la force des armées de Germanie. Nous sommes, disaient-ils, les soutiens de l'empire romain : nos conquêtes agrandissent le domaine de la république : les princes de la maison impériale se font honneur d'emprunter de nous un surnom qui les décore. Et Cecina ne s'opposait point à cette frénésie. Le mal généralement répandu lui avait fait perdre courage.

Ainsi nul obstacle ne retenant les séditieux, ils entrent en fureur, et tout d'un coup, tirant leurs épées nues, ils attaquent leurs centurions, toujours les premiers exposés à la haine du soldat, parce qu'ils exercent sur lui une autorité immédiate et souvent rigoureuse. Comme les compagnies étaient de soixante hommes, ils se mettent soixante soldats centre chacun des centurions, ils les renversent par terre, les foulent aux pieds, les frappent à coups redoublés ; puis ils les jettent a demi morts ou hors du camp ou dans le fleuve. Le centurion Septimius chercha inutilement un asile aux pieds du commandant. Les séditieux forcèrent Cecina de leur livrer ce malheureux officier. Cassius Cherea, qui s'est rendu célèbre dans l'histoire en tuant dans la suite Caligula, trouva alors dans son courage la sûreté que ne pouvait lui procurer la faiblesse du commandant, et l'épée à la main il se fit jour à travers les furieux.

Après la mort ou la fuite des centurions, il n'y eut plus ni tribun, ni aucun autre officier, qui conservât l'exercice de son autorité sur les troupes. Les soldats eux-mêmes se distribuaient entre eux les corps de gardes, les sentinelles et les autres fonctions militaires. Et c'était là principalement[28] ce qui faisait juger aux hommes de réflexion combien la sédition était terrible, et combien il serait difficile de l'apaiser. Ils étaient effrayés en voyant que les mutins ne suivaient point chacun leur caprice, n'étaient point ameutés par un petit nombre de chefs ; mais que tous ensemble ils se livraient à la plus violente agitation, tous ensemble ils rentraient dans le calme avec tant d'ordre et de régularité, qu'on eut dit qu'ils étaient gouvernés par une puissance légitime.

La nouvelle de ces mouvements, qui, favorisés de Germanicus, pouvaient le porter à l'empire, vint à ce prince tandis qu'il travaillait pour Tibère, et qu'il lui faisait prêter le serment de fidélité par les Séquanais et par les Belges. Car tel avait été son premier soin, dès qu'il avait su la mort d'Auguste.

Il était dans la position la plus délicate qu'il soit possible d'imaginer. On se souvient qu'Auguste avait eu la pensée de le faire son successeur, parce qu'il l'en jugeait digne avec raison. N'ayant pas cru devoir renverser l'ordre de la naissance, il lui avait préféré Tibère, mais en obligeant celui-ci d'adopter Germanicus, qui, déjà son neveu par le sang, était devenu son fils par cette adoption. Il est aisé de concevoir que ces dispositions d'Auguste, qui approchaient si fort Germanicus de la première place, le rendaient suspect et odieux à Tibère et à Livie. Le jeune prince le sentait, et il craignait de la part de son aïeule et de son oncle une haine d'autant plus implacable quelle était injuste.

Car tous les motifs de cette haine étaient fondés sur ce qui aurait dû leur rendre Germanicus estimable et précieux. Il était chéri du peuple et des soldats, tant en considération de son père Drusus, qui avait été un prince accompli et tout-à-fait populaire, que pour ses qualités personnelles. On le voyait affable, doux, plein de candeur, généreux, bienfaisant, étrangement différent de Tibère, dont les discours, l'air de visage, et toutes les manières annonçaient l'arrogance et la dissimulation. Et voilà précisément ce que les mauvais cœurs ne pardonnent point. Valoir mieux qu'eux est auprès d'eux un crime irrémissible.

D'ailleurs, il y avait des piques de femmes entre Agrippine et Livie. Celle-ci haïssait en belle-mère la petite-fille d'Auguste ; et il est vrai qu'Agrippine avait de la hauteur et de la dureté dans le caractère. Mais parfaitement vertueuse, aimant tendrement et uniquement son mari, elle tournait à bien l'ardeur impétueuse de ses sentiments et de son courage.

Dans ces circonstances, si Germanicus n'eut pas été austèrement attaché à son devoir, il pouvait regarder la bonne volonté de ses soldats comme un asile qui lui devenait nécessaire pour se mettre à l'abri d'une injuste persécution. Mais il ne voulut devoir sa sûreté qu'à son innocence. Il se persuada que la droiture de ses intentions, mise en évidence, lui concilierait le cœur de Tibère ; et plus il se voyait à portée d'aspirer à l'empire, plus il s'efforça de témoigner une constante fidélité pour l'empereur. Ce fut avec ces dispositions qu'il accourut au camp des séditieux.

Les légions vinrent au-devant de lui, comme si elles eussent été touchées de repentir. Lorsqu'il fut entré, il se vit assailli de plaintes et de clameurs : et quelques-uns lui prenant la main, comme pour la baiser, introduisirent ses doigts dans leur bouche pour lui faire sentir qu'ils avaient perdu leurs dents ; d'autres le priaient de considérer leurs corps courbes de vieillesse. Il monte sur le tribunal ; et comme les soldats l'entouraient pêle-mêle et sans ordre, il leur commanda de se distribuer en compagnies et en cohortes, et de se ranger autour de leurs drapeaux. Ils n'obéirent que lentement et avec peine.

Alors il commença à parler ; et d'abord il s'étendit sur tout ce qui devait leur rendre vénérable la mémoire d'Auguste. De là il passa aux victoires et aux triomphes de Tibère, louant surtout les exploits qu'il avait faits en Germanie avec ces mêmes légions qui actuellement ne craignaient point de l'offenser. Il fit valoir ensuite le concert unanime de toute l'Italie à reconnaitre Tibère pour empereur, la fidélité des Gaules, nul trouble, nulle discorde en aucune partie de l'univers. Les soldats entendirent tout cela en silence, ou avec un murmure qui n'avait rien de tumultueux.

Mais lorsque Germanicus toucha l'article de la sédition, leur demandant ce qu'étaient devenues la modestie et l'obéissance qui conviennent à des soldats ; s'ils avaient oublié que l'exactitude de la discipline fait la gloire d'une armée ; ce qu'ils avaient fait de leurs centurions, de leurs tribuns, tous se récrièrent avec grand bruit. Ils se découvrent le corps pour montrer les cicatrices de leurs blessures ou les marques des coups de leurs officiers : puis parlant tous ensemble, ils se plaignent de la dureté du service, articulant en détail tout ce qui le leur rendait pénible, une paie insuffisante, les exactions de leurs centurions, les rudes travaux auxquels on les obligeait, dresser un rempart, creuser un fossé, aller au fourrage, faire la provision du bois, en un mot tout ce qu'on impose au soldat, soit pour le besoin du service, soit pour bannir l'oisiveté du camp. Par-dessus tous les autres, se faisaient entendre les vétérans, qui comptant des trente campagnes ou même davantage, suppliaient Germanicus d'avoir pitié de leur épuisement, de ne point les forcer à attendre la mort toujours dans les mêmes fatigues, mais de leur procurer la fin d'une milice si laborieuse, et un repos à l'abri de la pauvreté et de la misère. Il y en eut qui lui demandèrent le legs que leur avait fait Auguste, en lui témoignant par de joyeuses acclamations leur zèle pour le servir ; et s'il pensait à l'empire, ils lui offraient l'appui de leurs bras et de leur valeur.

Germanicus se crut outragé par cette offre ; et comme si c'eut été le souiller d'un crime que de l'en supposer capable, il descendit précipitamment du tribunal. Les séditieux lui opposèrent la pointe de leurs armes, en le menaçant s'il ne remontait. Le prince s'écrie qu'il mourra plutôt que de violer la foi qu'il a jurée à Tibère. En même temps, il tire son épée, et l'ayant élevée, il allait se l'enfoncer dans le sein, si ceux qui étaient près de lui ne lui eussent arrêté le bras. Au contraire, les plus éloignés, qui formaient divers pelotons à l'autre extrémité de l'assemblée, l'exhortaient à frapper. Quelques-uns même s'avancèrent exprès à portée d'être entendus, pour lui tenir ce même langage : et un soldat nommé Calusidius lui présenta son épée nue, en lui disant : La pointe en est meilleure, et elle percera mieux que la tienne. Tout furieux qu'étaient les soldats, cette insolence les fit frémir, et l'indignation qu'ils en conçurent produisit un instant de calme, dont les amis de Germanicus profitèrent pour l'emmener dans sa tente.

Là on délibéra sur le remède à un mal qui paraissait extrême. Car on apprenait que les séditieux préparaient une députation à l'armée du haut Rhin, pour l'inviter à se joindre à eux : qu'ils avaient résolu de saccager la ville des Ubiens, et qu'âpres cet essai de pillage, ils se promettaient bien de se répandre dans les Gaules, et de s'engraisser du butin de ces riches contrées. Ce qui augmentait encore la terreur, c'est que l'on savait que les ennemis étaient instruits de la sédition, et n'attendaient que le moment où les Romains s'éloigneraient de la rive du fleuve pour faire quelque entreprise. Si l'on armait les troupes auxiliaires contre les légions rebelles, c'était exciter une guerre civile : on trouvait du danger à user de sévérité, et de la honte à recourir aux largesses : accorder tout au soldat ou lui tout refuser, c'était également mettre la république en péril.

On prit donc un milieu : il fut résolu que l'on écrirait une lettre au nom de l'empereur, par laquelle il accorderait le congé plein à ceux qui avaient vingt ans de service, la vétérance à ceux qui en avaient seize, sous la clause expresse de rester à leur drapeau, libres de toutes fonctions pénibles et assujettissantes, et réservés uniquement pour combattre. Par la même lettre, l'empereur promettait d'acquitter le legs qu'Auguste avait fait aux troupes, et même de le doubler.

Le soldat découvrit la ruse, et demanda sur-le-champ l'exécution des promesses de l'empereur. On se hâta de le satisfaire pour les congés, qui furent donnés par les tribuns ; mais on voulait différer les distributions d'argent jusqu'à ce que chaque légion fut retournée dans ses quartiers d'hiver. La cinquième et la vingt-et-unième, qui avaient les premières levé l'étendard de la rébellion, signalèrent ici leur opiniâtreté, et refusèrent de partir, que leur argent ne leur eut été compté dans le camp même où elles étaient actuellement. Il fallut que Germanicus et ses amis, mettant ensemble tout ce qu'ils avaient pris d'argent pour leur campagne, fissent la somme nécessaire pour le paiement des quatre légions. La première et la vingtième furent ramenées par Cecina au lieu nommé l'Autel des Ubiens[29], d'autant plus couvertes de honte qu'elles faisaient trophée de leur indigne victoire sur leur général, portant au milieu de leurs drapeaux et de leurs aigles les sacs d'argent qu'elles lui avaient extorqués.

Germanicus se transporta ensuite à l'armée du haut Rhin, pour en exiger le serment de fidélité au nom de Tibère. La seconde, la treizième et la seizième légion ne se firent point presser : la quatorzième balança un peu : aucune ne demandait ni largesses ni nouveaux privilèges. Cependant Germanicus, afin de conserver l'égalité, leur promit les mêmes avantages qu'il avait accordés aux légions du bas Rhin.

Telle fut la conduite que ce prince tint d'abord pour apaiser la sédition. On ne peut douter que la condescendance dont il usa ne fut une brèche au droit du commandement souverain. Aussi Velleius, qui écrivait dans un temps où Germanicus était mort et sa maison opprimée, l'a-t-il blâme durement, et traite son indulgence de lâcheté[30]. Mais les troupes savaient fort bien qu'elles avaient donné l'empire aux Césars : et une puissance qu'elles regardaient comme leur ouvrage, ne pouvait pas être exercée sur elles avec autant de hauteur qu'une autorité fondée originairement sur les lois.

Dans le même temps il y eut quelque mouvement de sédition parmi un détachement des légions mutinées, qui avait été envoyé sur les terres des Cauques pour contenir cette nation dans le devoir. Ce mouvement fut suspendu dans ses commencements par la fermeté d'un officier qui fit exécuter sur-le-champ deux des plus coupables. C'était un simple préfet du camp ou maréchal des logis, nomme Mennius, qui n'avait pas droit de condamner des soldats à mort : mais le besoin urgent d'un exemple prompt et sévère l'avait enhardi à passer ses pouvoirs. Cependant les séditieux, d'abord effrayés, reprirent bientôt leur audace ; et les esprits s'aigrissant de nouveau, Mennius s'enfuit. Il fut découvert ; et réduit alors à se chercher une ressource dans son courage, il paya de hardiesse. Ce n'est point, dit-il aux mutins, un officier subalterne, c'est Germanicus votre général, c'est Tibère votre empereur que vous outragez en ma personne. En même temps ayant dissipe ceux qui étaient autour du drapeau, il s en empare, le porte vers la rive du Rhin, ordonnant à tous de le suivre, et criant que quiconque s'écarterait de la marche serait traité comme déserteur. Les soldats, flottant entre divers sentiments qui les agitaient, et ne sachant lequel suivre, se laissèrent ainsi ramener dans leurs quartiers d'hiver, sans avoir osé rien entreprendre.

Tout paraissait tranquille : mais il restait dans le cœur des soldats un levain de mutinerie, qui ne demandait que la plus légère occasion pour fermenter de nouveau avec plus de violence que jamais. Germanicus, de retour à l'Autel des Ubiens, où étaient les quartiers d'hiver de la première et de la vingtième légion, y reçut les députés du sénat, qui venaient lui apporter le décret par lequel la puissance proconsulaire lui avait été déférée, et en même temps lui faire de la part de la compagnie des compliments de condoléance sur la mort d'Auguste. Les soldats, que le souvenir de ce qu'ils avaient mérité rendait tremblants et furieux, se persuadent que ces députés sont envoyés pour casser et abolir ce qu'ils avaient force leur général de leur accorder. Et comme c'est l'usage de la multitude de ne pas soupçonner à demi, et de trouver souvent Fauteur même de ce qui n'est pas, ils se mettent dans l'esprit, et se disent les uns aux autres que le sénatus-consulte rendu contre eux est certainement l'ouvrage de Munatius Plancus, personnage consulaire, chef de la députation.

Le drapeau sous lequel marchaient les soldats qui venaient de recevoir la vétérance était gardé dans la maison qu'occupait Germanicus[31]. Les séditieux prétendent avoir ce drapeau en leur pouvoir, sans doute comme le gage et l'assurance de leur état et de leur droit. Ils vont en pleine nuit le demander ; et comme on ne leur répond pas assez promptement, ils enfoncent les portes, entrent jusque dans la chambre où couchait le prince, et l'ayant arraché de son lit, ils le contraignent, en lui mettant leurs épées sous la gorge, de leur livrer ce drapeau.

Dans ce même temps, les députés du sénat, effrayés du tumulte, étaient en chemin pour se rendre auprès de Germanicus. Malheureusement ils furent rencontrés par ces forcenés, qui les accablent d'outrages, et se mettent en devoir de les tuer. Les députés se sauvent par la fuite, à la réserve de Plancus, à qui son rang et sa dignité ne permirent pas de prendre assez promptement ce parti. Il courut un extrême danger, et il n'eut d'autre asile que le camp de la première légion, où il alla embrasser l'aigle et les drapeaux, qui étaient honorés comme des divinités par les Romains. Il y est poursuivi ; et si celui à qui la garde de l'aigle était confiée ne se fut opposé à la fureur des séditieux, ils auraient commis un crime dont les exemples sont rares même entre ennemis : et un homme public, revêtu d'un caractère qui rendait sa personne sacrée et inviolable, aurait perdu la vie par les mains de ses concitoyens, et souillé de son sang les autels des dieux de sa propre nation.

Dès que la lumière du jour permit de se reconnaitre et de démêler les objets, Germanicus entre dans le camp, se fait amener Plancus, et le place à côté de lui. Alors détestant une rage funeste, qui ne semblait pas naturelle, et dont le renouvellement ne pouvait être attribué qu'à la colère des dieux et des destins, il déplore éloquemment les droits sacrés de la légation violés par une aveugle fureur, le malheur personnel de Plancus qui n'avait rien fait pour se l'attirer, la honte dont la légion s'était couverte. Par ce discours, ayant plutôt étourdi que calme l'esprit du soldat, il renvoya les députés du sénat avec une escorte de cavalerie étrangère.

Dans de si périlleuses circonstances, tous les amis de Germanicus, tous les principaux officiers, le blâmaient de ne pas recourir à l'armée du haut Rhin, où il était sûr de trouver de l'obéissance et des forces suffisantes pour réduire les rebelles. Vous avez assez molli, lui disait-on, assez employé de remèdes doux et faibles, qui ne font que nourrir l'insolence des mutins. Ou après tout, si le soin de votre propre vie vous touche peu, pourquoi tenez-vous au milieu d'une multitude de furieux qui violent les lois les plus saintes, un fils encore enfant, et la princesse votre épouse actuellement grosse ? Ayez au moins attention à leur sûreté, et conservez-les pour l'empereur et pour la république. Germanicus eut beaucoup de peine à se rendre à ces représentations, et Agrippine encore davantage. Cette fière princesse disait qu'issue du sang d'Auguste, elle avait hérité de ses ancêtres assez de courage pour braver les dangers. Enfin néanmoins Germanicus l'embrassant tendrement, et baisant leur commun fils avec une abondance de larmes, lui persuada de se retirer.

Le départ d'Agrippine fut un triste spectacle' : une grande princesse, obligée de s'enfuir du camp de son époux, tenait entre ses bras un fils encore en bas âge ; les femmes des amis de Germanicus, compagnes d'une fuite si déplorable, se livraient aux plaintes et aux gémissements, et la tristesse n'était pas moins peinte sur le visage de ceux qui demeuraient. Des larmes et des lamentations, qui semblaient mieux convenir au sort d'une ville prise d'assaut, qu'à la fortune brillante d'un prince qui touchait de si près à la souveraine puissance, et qui avait sous ses ordres de nombreuses armées, attendrirent même les soldats. Ils sortent de leurs tentes et demandent ce que signifient ces cris lamentables. Quel malheur subit et imprévu ? Quoi ! des dames illustres, ayant à leur tête l'épouse du général, sans un centurion, sans un soldat pour leur garde, seules et manquant même de leur cortège ordinaire, s'en vont à Trèves se confier a la foi de l'étranger, qu'elles préfèrent à celle des Romains ! La honte et la compassion les pénètrent : ils se rappellent le souvenir d'Agrippa, père de la princesse, d'Auguste son aïeul, de son beau-père Drusus, sa fécondité singulière, sa rare vertu. Ils étaient encore très-touchés de la considération du jeune prince, ne dans le camp, élevé au milieu des légions, et à qui ils donnaient même entre eux le surnom de Caligula, parce que, dans la vue de lui concilier l'amour des troupes, on raccoutumait à porter pour chaussure ordinaire de petites bottines (caligas) semblables à celles des soldats. Mais rien n'agit plus fortement sur eux que la jalousie contre ceux de Trèves. Ils prient Agrippine de rester, ils se mettent au-devant de son passage, et pendant que quelques-uns la retiennent et l'empêchent d'avancer, le plus grand nombre court à Germanicus. Ce prince, dans le premier mouvement de sa douleur et de son indignation, parla aux soldats en ces termes :

Les personnes dont la retraite vous touche si vivement ne me sont pas plus chères que mon père et que la république. Mais ni l'empereur ni l'état ne me causent point ici d'alarmes : ils sont suffisamment défendus, l'un par sa majesté personnelle, l'autre par les armées répandues dans tout l'empire. Ma femme et mon fils, que je livrerais volontiers à la mort pour votre gloire, devaient être mis à l'abri de vos fureurs, afin que tout ce que nous avons a craindre de crimes de votre part tombe uniquement sur ma tête, et que le meurtre de l'arrière-petit-fils d'Auguste et de la belle-fille de Tibère n'ajoute pas un nouveau degré d'horreur à vos attentats. Car quel est le forfait dont vous ne vous soyez souillés pendant ces derniers jours ? Quel nom vous donnerai-je ? Vous appellerai-je soldats ? vous qui avez assiégé le fils de votre empereur : citoyens ? vous qui foulez aux pieds l'autorité du sénat. Vous avez même violé les lois qui s'observent en guerre entre ennemis, le droit des gens et le sacré caractère des personnes publiques. Jules César autrefois apaisa d'un seul mot une violente tempête, en traitant de bourgeois ceux qui manquaient au devoir de soldats. Auguste par sa présence et par un simple regard consterna les légions victorieuses à Actium. Si nous ne sommes pas encore au niveau de ces héros, au moins leur sang coule dans nos veines. Quelle couleur peut excuser votre rébellion ? Si les légions d'Espagne ou de Syrie refusaient de nous obéir, ce serait une chose étrange. Mais vous, liés par tant d'endroits à Tibère, vous, première légion, enrégimentée par lui, vous, vingtième légion, qui l'avez accompagné dans tant de combats, qui êtes comblée de ses bienfaits, est-ce là la reconnaissance que vous témoignez à votre général ? Pendant que mon père ne reçoit que d'agréables nouvelles des autres provinces, faut-il que je lui apprenne que les nouveaux soldats qu'il a enrôlés, que les anciens avec lesquels il a combattu, ne sont satisfaits ni par congés, ni par largesses ; qu'ici seulement on égorge les centurions, on chasse les tribuns, on outrage les députés du sénat ; que les camps et les fleuves sont teints de sang, et que moi-même, à la merci d'une troupe de forcenés, je ne respire que par grâce ? Pourquoi, en ce premier jour où je vous avais assembles, m'a-t-on arraché des mains le fer dont je voulais me percer ? Ô imprudence de mes amis ! Celui qui me présentait son épée me rendait un meilleur service. Au moins j'aurais péri avant que d'être le témoin de tant de crimes commis par mon armée. Vous eussiez mis à votre tête un général qui eut laissé ma mort impunie, mais vengé celle de Varus et le carnage de ses trois légions. Car aux dieux ne plaise que les Belges, dont la bonne volonté prévient mes désirs, puissent s'approprier l'honneur d'avoir relevé la gloire du nom romain, d'avoir réprimé les peuples de la Germanie ! Que ce soit, ô divin Auguste, votre grande âme reçue maintenant dans le ciel, que soit votre image ici présente, ô mon père Drusus, et le souvenir de votre nom, qui inspirent à ces soldats qui m'écoutent l'ardeur d'une si noble vengeance ! Déjà ils commencent à devenir accessibles à la bonté et au sentiment de la gloire. Que le respect qu'ils conservent pour votre mémoire achève de les rappeler à leur devoir et tourne contre l'ennemi des fureurs criminelles entre citoyens. Et vous, soldat, sur les visages desquels je découvre le changement de vos cœurs, si vous rentrez dans le respect pour les députés du sénat, dans l'obéissance à l'empereur, si vous voulez me rendre ma femme et mon fils, séparez-vous de la contagion du crime, distinguez votre cause d'avec celle des séditieux. Voilà là le témoignage le plus sûr que vous puissiez me donner de votre repentir : ce sera le gage de votre fidélité.

A ce discours les soldats ne répondirent que par d'humbles supplications, et par l'aveu de leurs torts, priant Germanicus de châtier les coupables, de pardonner à ceux qui n'avaient failli que par erreur et par imprudence, et de les mener à l'ennemi ; mais surtout le conjurant de rappeler la princesse, de leur rendre le nourrisson des légions (c'était ainsi qu'ils appelaient le jeune prince), et de ne pas le livrer en otage aux Gaulois. Germanicus s'excusa de faire revenir Agrippine, alléguant l'approche de ses couches et de la mauvaise saison. Il promit de rappeler son fils, et pour le reste il leur en renvoya à eux-mêmes l'exécution.

Totalement changes, les soldats parcourent tout le camp pour chercher ceux qui avaient eu le plus de part a la sédition, et, les ayant saisis et charges de chaines, ils les amènent devant C. Cetronius, commandant de la première légion. Voici de quelle façon s'exerça ce jugement militaire, dont l'exemple est très-singulier. Les légions étaient assemblées, l'épée nue à la main. Un tribun faisait monter l'accusé sur un lieu élevé, d'où il put être vu de tous. Si le cri unanime le déclarait coupable, on le jetait en bas, et il était sur-le-champ massacré. Le soldat prêtait avec joie ses mains à ces exécutions sanglantes, par lesquelles il s'imaginait se justifier : et Germanicus ne s'y opposait pas, parce que l'odieux n'en retombait pas sur lui. Les vétérans firent pareillement justice des plus criminels d'entre eux ; et aussitôt après ils furent envoyés dans la Rhétie, sous prétexte de défendre cette province contre les Suèves, qui la menaçaient. Le véritable motif était de les éloigner d'un camp où restait une impression de férocité et d'horreur, autant par la rigueur du remède que par le souvenir du crime qui l'avait exigé.

Germanicus fit ensuite la revue des centurions, à laquelle il admit les soldats ; pratique bien populaire, et qui, si elle était introduite par Germanicus, et non pas prescrite par un usage constant, marquait dans ce prince une grande condescendance pour les troupes. Chaque centurion cité à son rang déclarait son nom, la compagnie qu'il commandait, sa patrie, le nombre des campagnes qu'il avait faites, ses belles actions dans les combats ; et ceux qui avaient reçu des dons militaires les produisaient. Si les tribuns et la légion lui rendaient témoignage de valeur et de bonne conduite, il gardait sa place : si d'un commun sentiment on le taxait d'avarice ou de cruauté, il était cassé.

La nouvelle de ces mouvements si violents des légions de Germanie était arrivée à Rome avant que l'on y eût appris la fin de la sédition de Pannonie : et les citoyens alarmés blâmaient Tibère de s'amuser dans la ville à se jouer par une modestie feinte du sénat et du peuple, corps faibles et sans armes, pendant que le soldat se portait à la désobéissance, sans pouvoir être réduit au devoir par deux jeunes princes, dont l'autorité naissante n'était pas capable de se faire respecter. On voulait qu'il se transportât lui-même sur les lieux, qu'il opposât la majesté impériale à des mutins, qui se soumettraient infailliblement dès qu'ils verraient devant eux leur souverain, seul et absolu dispensateur des châtiments et des récompenses. Auguste a bien pu, disait-on, faire tant de fois dans un âge déjà avancé le voyage de Germanie, et Tibère demeure ici tranquille, épiant et chicanant les mots et les syllabes qui échappent aux sénateurs ! La servitude de la ville est suffisamment établie : c'est l'esprit du soldat qu'il faut ménager pour lui faire goûter la paix.

Malgré ces discours, qui parvinrent aux oreilles de Tibère, il se tint ferme et inébranlable dans la résolution de ne point abandonner la capitale, de peur de s'exposer lui-même et la république à quelque grand danger. En effet diverses considérations le retenaient. L'armée de Germanie était plus puissante, et celle de Pannonie plus voisine. La première pouvait s'appuyer de toutes les forces des Gaules, l'autre menaçait l'Italie. Laquelle donc devait-il préférer ? Et il craignait que celle qu'il paraitrait moins considérer ne s'en offensât et n'en devint plus intraitable. Au lieu que, partageant ses deux fils entre les deux armées, il les traitait l'une et l'autre également, et ne commettait point la majesté souveraine, toujours plus respectée à une grande distance. D'ailleurs il pensait que les jeunes princes pouvaient s'excuser d'accorder certaines demandes du soldat en les renvoyant à leur père, et que si les mutins résistaient à Germanicus ou à Drusus, il y avait encore espérance pour lui, soit de les apaiser par son autorité, soit de les réduire par la force. Mais s'ils méprisaient une fois l'empereur, quelle ressource resterait-il ? Telles étaient les pensées de Tibère. Néanmoins, par goût pour la dissimulation, et afin de paraître donner quelque chose aux désirs des citoyens, il annonça qu'il partirait ; il choisit ceux qui devaient l'accompagner, fit préparer ses équipages, tint une flotte prête. Ensuite, prétextant ou l'hiver, ou le besoin des affaires, il demeura, s'étant donne le plaisir de tromper tout le public.

Cependant la sédition n'était pas encore entièrement apaisée dans la Germanie. Deux légions, la cinquième et la vingt et unième, campées au lieu appelé Vetera[32], persistaient dans leur désobéissance. Elles étaient les plus criminelles : c'était par elles qu'avaient commencé les troubles ; les plus grands excès qui se fussent commis étaient leur ouvrage ; et, sans être ni effrayées par le supplice de leurs camarades, ni touchées de leur repentir, elles gardaient toute leur fierté et toute leur audace. Germanicus résolut d'employer les armes contre des opiniâtres. Il assembla des forces et une grande multitude de barques pour descendre à eux par le Rhin.

C'était à regret qu'il prenait ce parti extrême. Ainsi, avant que de le mettre à exécution, voulant tenter encore une dernière ressource, il écrit à Cecina, qui commandait le quartier d'hiver occupé par les légions mutinées, et il l'avertit qu'il va arriver avec une puissante armée, et que si l'on ne prévient sa vengeance par le supplice dés séditieux, il fera main-basse sur tous sans distinction. Cecina mande secrètement les soldats chargés de porter les aigles ou les enseignes, et tous ceux qu'il savait les mieux intentionnés ; il leur lit la lettre de leur général, les exhorte à sauver leurs légions de l'ignominie, et à se sauver eux-mêmes de la mort, leur représentant que lorsque les choses sont tranquilles on discute la cause de chacun, on traite chacun selon ses mérites, mais que si l'on en vient aux armes l'innocent périt avec le coupable. Ceux-ci sondent leurs amis, leurs connaissances, et, s'étant assurés que la plus grande partie du camp était fidèle à son devoir, de l'avis de Cecina, ils conviennent d'un temps pour massacrer les auteurs de la sédition et les plus souilles de crimes.

Au signal donné, ceux qui avaient le mot entrant l'épée à la main dans les tentes et égorgent leurs camarades, qui ne s'attendaient a rien moins, sans que personne puisse deviner quelle est l'origine de ce carnage, ni où il se terminera. Ce fut une scène de guerre civile, mais telle qu'il ne s'en est jamais vu aucune. Les combattants ne forment point deux corps rangés l'un vis-à-vis de l'autre et partis de deux camps différents. Des soldats qui avaient mangé ensemble pendant le jour, reposé ensemble une partie de la nuit, au sortir du même lit deviennent ennemis et s'attaquent avec fureur. Les cris, les blessures, le sang, frappent les yeux et les oreilles : la cause est ignorée : un emportement qui parait fortuit gouverne tout cet évènement ; si ce n'est que les séditieux, ayant enfin reconnu à qui l'on en voulait, tâchèrent de se réunir et tuèrent quelques-uns de ceux du bon parti. Point de lieutenant-général, point de tribun, qui modère l'action ; elle est abandonnée à la fougue du soldat, qui cessa lorsqu'il fut las du carnage. Apres cette exécution terrible Germanicus arriva, bien affligé, versant des larmes, et disant que ce n'était pas là un remède, mais un désastre pire que la perte d'une bataille, et il fit brûler les corps de ceux qui avaient été tués.

Furieuses encore, et conservant une impression d'aveugle manie, les légions sont saisies de l'ardeur de marcher à l'ennemi, comme pour expier leurs crimes, et elles se persuadent que ce n'est que par leur sang, glorieusement verse, qu'elles peuvent effacer la tache du sang de leurs camarades dont elles se sont couvertes, et en apaiser les mânes irrités. Quoique la saison fut très-avancée, Germanicus se prêta à leurs transports, et ayant jeté un pont sur le Rhin, il passa ce fleuve avec douze mille hommes de pied, tirés des quatre légions qui avaient causé les troubles ; vingt-six cohortes auxiliaires, faisant à peu près un pareil nombre d'infanterie, et environ deux mille quatre cents chevaux, partages en huit escadrons.

Les Germains n'étaient pas loin, tranquilles et jouissant avec satisfaction du repos que leur laissaient les divisions intestines des Romains. Germanicus averti d'une fête qu'ils célébraient avec toute la licence et tous les désordres qui accompagnent les réjouissances des Barbares, fit une marche forcée et secrète pour les surprendre pendant la nuit. Il les trouva ensevelis dans le vin et dans le sommeil : point de corps de garde, point de sentinelles, aucune des précautions qu'il n'est pas permis de négliger même en pleine paix. Le carnage fut grand : Germanicus s'étendit dans tout le pays des Marses, ou il porta le fer et le feu dans un espace de cinquante milles : il renversa le temple de Tanfana[33], divinité très-révérée dans ces régions : tout cela sang perdre un seul soldat, parce qu'il n'eut affaire qu'a des ennemis ou encore endormis, ou disperses par la fuite, sans armes et sans défense.

Au retour, trois peuples de ces contrées, les Bructères, les Usipiens, et les Tubantes, ayant réuni leurs forces, entreprirent d'inquiéter la marche des Romains. Ils observèrent le moment où la tête de l'armée romaine était engagée et filait dans un bois épais qu'il fallait traverser, et ils tombèrent sur les cohortes auxiliaires qui formaient l'arrière-garde. Germanicus avait prévu cette attaque. Il accourut à la vingtième légion, qui était la plus proche du lieu où l'on combattait. Il exhorte les soldats à mériter que l'on oublie leurs mouvements séditieux. Allez, amis, hâtez-vous de couvrir vos fautes par un glorieux exploit. La légion, menée par ces paroles, s'avance contre l'ennemi, l'enfonce, et en taille en pièces une partie. Pendant ce temps la tête de l'armée sortit du bois, et dressa un camp bien fortifié. Le reste de la marche fut tranquille ; et le soldat, content de son expédition récente, et oubliant le passé, rentra paisible dans ses quartiers d'hiver.

Ces nouvelles portées à Tibère lui causèrent en même temps de la joie et de l'inquiétude. Il était bien aise de voir la sédition apaisée ; mais les voies par lesquelles elle l'avait été lui déplaisaient. C'était pour lui un sujet de soupçons et d'alarmes, que ces largesses, ces congés accordés avant le temps, qui gagnaient à Germanicus l'affection des soldats. Il était jaloux de la gloire que ce jeune prince acquérait dans les armes. Mais surtout il craignait en lui un rival, qui aurait pu, s'il eût secondé les vœux de ses troupes, aspirer à l'empire. Il était tellement frappé de cette idée, qu'il avait feint une maladie, pour donner lieu à Germanicus de penser qu'il n'aurait pas longtemps à attendre. Et la modestie d'un prince qui lui avait si bien prouvé sa fidélité ne le rassurait pas, parce que, suivant la remarque de Dion, se connaissant lui-même souverainement dissimulé, et sachant que ce qui paraissait de lui au dehors était tout le contraire de ce qu'il pensait intérieurement, il croyait que les autres lui ressemblaient, et qu'il n'appartenait qu'aux dupes d'admettre de la sincérité dans les hommes.

Il rendit néanmoins au sénat un compte avantageux des services que Germanicus avait rendus à la république, et il le loua beaucoup, mais par un discours trop orné et trop travaillé pour qu'on le jugeât partir du cœur. Il parla plus modestement de Drusus, et du mouvement d'Illyrie pacifié par ses soins ; mais le peu qu'il en dit, ce fut d'un air naturel, et qui donnait à connaître qu'il pensait sérieusement ce qu'il disait. Il ratifia et étendit aux légions de Pannonie tout ce que Germanicus avait accordé à celles qu'il commandait : indulgence qui n'était point du tout dans le génie de Tibère, et qui donnée aux circonstances ne fut pas de longue durée.

 

 

 



[1] TACITE, Annales, I, 6.

[2] TACITE, Annales, I, 7.

[3] Cinq millions de livres tournois = 7.793.494 fr. 5o c. selon M. Letronne.

[4] 695.795 fr. selon M. Letronne.

[5] 19.879 fr. 77 c. selon M. Letronne.

[6] 198 fr. 80 c. selon M. Letronne.

[7] 99 fr. 40 c. selon M. Letronne.

[8] 59 fr. 63 c. selon M. Letronne.

[9] 3.976 fr. selon M. Letronne.

[10] 28.819.655 fr. selon M. Letronne.

[11] 278.316.800 fr. selon M. Letronne.

[12] C'est ainsi qu'ont expliqué Tacite deux illustres savants, Juste-Lipse et Gronovius : et c'est une nécessité, si l'on veut le concilier avec Suétone, qui dit expressément que le corps d'Auguste fut porté au bûcher sur les épaules des sénateurs. J'avoue néanmoins qu'il serait bien plus naturel de donner aux paroles de Tacite le sens tout opposé : Tibère les en dispensa par une modération pleine d'arrogance, les exemptant comme par grâce d'un ministère presque servile, qui les dégradait. Mais, en ce cas, il faut donner un démenti à Suétone.

[13] On était alors dans la cinquante-huitième année depuis la mort de César.

[14] SUÉTONE, Auguste, c. 100.

[15] TACITE, Annales, I, 7.

[16] SUÉTONE, Tibère, 24.

[17] SUÉTONE, Tibère, 67.

[18] SUÉTONE, Tibère, 67.

[19] VELLEIUS, II, 124.

[20] Le denier dans l'origine ne valait que dix as ; et, quoique dans le commerce ordinaire il eût été porté à seize, il avait conservé à son ancienne estimation dans le paiement des troupes. Le denier assigné par jour à chaque soldat n'était que de dix as, comme il a été dit expressément par Percennius.

[21] Ober Laubach dans le Carniole.

[22] Castris præfectus. D'Ablancourt traduit Maréchal de Camp. Mais le préfet du camp chez les Romains n'était pas un officier aussi important que le Maréchal de camp parmi nous.

[23] La canne des centurions était de serment. C'était la marque de leur dignité, aussi bien que l'instrument dont ils se servaient pour châtier le soldat.

[24] On voit par là que la compagnie des gardes de cette nation, cassée par Auguste après la défaite de Varus, avait été rétablie ou par Auguste lui-même, ou par Tibère.

[25] Il paraît que ce Cn. Lentulus est le même que Gétulicus, consul en 751, et qui remporta les ornements qui étaient toujours les mêmes.

[26] Les légions dans chaque province avaient des camps pour l'hiver, du triomphe en 757.

[27] Peuple Germain, transporté sur la rive gauche du Rhin, dont la capitale devint peu après ces temps-ci colonie romaine, et a toujours retenu le nom de Cologne.

[28] TACITE, Annales, I, 32.

[29] Ce lieu tirait sans doute son nom d'un autel dressé par les Ubiens à Auguste. Quelques-uns pensent que c'est Bonn.

[30] VELLEIUS, II, 125.

[31] La destination de ce drapeau n'est pas exprimé dans Tacite. Les commentateurs se partagent en divers sentiments. Je suis celui de Gronovius, qui m'a paru le plus probable.

[32] Santen, dans le duché de Clèves.

[33] Il paraît que c'était la divinité des forêts, adorée chez les Germains, comme Sylvain chez les Romains.