HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

AUGUSTE

LIVRE TROISIÈME

§ II. Auguste est le fondateur de la monarchie dans Rome.

 

 

Auguste est constamment l'auteur et le fondateur du gouvernement monarchique, tel qu'il subsista depuis lui dans Rome. Il trouva dans le dictateur César l'exemple de la manière de s'emparer de la souveraine puissance. Mais il ne dut qu'à lui-même la méthode d'en user, et ce sage tempérament qui, mêle de la forme monarchique et de la républicaine, convenait seul à des hommes incapables de supporter, comme Tacite le fait dire longtemps après à Galba, soit une pleine liberté, soit une entière servitude[1]. Sa longue vie lui donna moyen de faire prendre racine au nouveau plan de gouvernement qu'il avait imagine, et par quarante ans de jouissance paisible il l'accrédita et le consolida si bien, que la durée en égala celle de la nation. Les premiers successeurs d'Auguste furent des tyrans, qui poussèrent à l'excès l'abus de la puissance dont ils étaient revêtus, mais néanmoins sans altérer le fond et la constitution essentielle du gouvernement, et il s'en conserva des vestiges très-marqués jusque sous les empereurs qui régnèrent a Constantinople.

On ne peut donc trop étudier l'esprit et les maximes d'un prince qui est l'original et le modèle de tous les empereurs romains : modèle suivi par les bons, et réclamé même par les méchants. C'est ce qui me fait croire qu'après avoir présenté sous les yeux du lecteur politique les évènements de l'empire d'Auguste, suivant l'ordre des temps, je dois, au hasard peut-être de quelques répétitions, reprendre les différentes parties de sa conduite politique et privée, suivant la nature des objets auxquels elles se rapportent. On y verra, non pas de vraies vertus — car comment en attendre de telles d'un caractère fin et artificieux, qui se jouait de tout, et pour qui la vie humaine était une farce et une comédie ? — mais des actions et des vues louables en soi et aussi utiles pour l'état, qu'elles seraient estimables dans le prince, s'il y eut joint la pureté du motif et la droiture de l'intention.

Je commence par la guerre, que je conviens n'être pas son endroit brillant, quoique je ne croie pas devoir prendre à la lettre, comme a fait l'abbé de S. Réal, les reproches amers et les discours injurieux que la haine et l'envie contre un trop heureux rival ont dictés à Antoine. Comment en effet allier avec la timidité et la lâcheté dans les combats le courage le plus intrépide qui fut jamais pour les affaires ? Je ne pense pas qu'il soit possible de citer une entreprise plus hardie que celle qu'Octavien forma de se porter pour héritier et pour vengeur de César. Après la mort sanglante de son grand oncle, loin d'être abattu par un coup si terrible, ce jeune homme, âgé seulement de dix-neuf ans, ose prendre un nom qui le rendait odieux à tout le parti républicain, et un objet de jalousie pour les amis même de sa maison. Et il se détermine à cette démarche périlleuse de son propre mouvement, non-seulement sans y être encouragé par ses proches, mais malgré la résistance de sa mère et de son beau-père, qui étaient infiniment alarmés du danger. Jamais une âme timide n'eut été capable d'une pareille résolution.

Et où sont après tout les preuves de sa timidité dans la guerre ? Il sortit victorieux de cinq guerres civiles, dans lesquelles il parut toujours à la tête de ses armées. Dans celle contre les Dalmates, qu'il conduisit aussi en personne, il signala sa bravoure. S'il ne réussit pas également dans la guerre contre les Cantabres, on peut s'en prendre à sa santé, qui était alors dans une situation déplorable.

Il est bien vrai qu'il ne se porta jamais à la guerre que par nécessité, Il ne voulait point que l'on en entreprit aucune, à moins que le gain qu'on s'en promettait ne surpassât de beaucoup la perte que l'on pouvait craindre ; et il disait que ceux qui ne font pas difficulté d'acheter de petits avantages par de grands risques, ressemblent à des hommes qui pêcheraient avec un hareng d'or, dont la perte, si la ligne vient à se rompre, ne peut être compensée par le profit de la pêche, quelque heureuse qu'elle soit

Il est vrai encore qu'il fit plus de conquêtes sur l'étranger par ses lieutenants que par lui-même. Agrippa dompta entièrement les Cantabres : Messala acheva de pacifier l'Aquitaine, qui n'avait pas été soumise sans retour par César. Drusus et Tibère subjuguèrent les Rhétiens et les Vindeliéiens. Le même Drusus s'illustra par de grands exploits en Germanie, et la conquête de toute l'Illyrie est l'ouvrage de Tibère. La gloire d'Auguste en fait de conquêtes est d'avoir su n'en être point avide. Il fit même de sa façon de penser en ce genre une maxime d'état, et il conseilla a ses successeurs de ne point chercher a reculer les limites d'un empire dqa trop grand, et qui deviendrait plus difficile a gouverner à mesure qu'il s'étendrait.

Dans tout cela je vois des preuves de prudence, et non de lâcheté. Mais les hommes veulent toujours trouver quelque endroit faible dans ceux qu'ils sont forces de louer ; et si une prudence exquise leur arrache le tribut de leur admiration, il faut qu'ils s'en vengent en refusant la bravoure.

La sévérité d'Auguste à maintenir la discipline militaire est un nouveau trait qui caractérise en lui une âme forte et élevée. On peut se rappeler comment durant les guerres civiles, mêlant l'adresse avec la fermeté, il arrêta des séditions d'autant plus dangereuses, que le soldat sentait quel intérêt son général avait à le ménager. Depuis qu'il eut rétabli la paix et le bon ordre dans l'empire, sa conduite à l'égard des troupes fut plus vigoureuse.

Il n'accordait les congés que difficilement ; et ses lieutenants mêmes, c'est-à-dire ceux qui commandaient les armées, n'obtenaient qu'avec peine la permission de venir passer l'hiver à Rome. Des cohortes entières, qui avaient fui devant l'ennemi, furent punies avec rigueur par son ordre ; et après les avoir décimées, il fit distribuer de l'orge au lieu de blé à ceux des coupables à qui le sort avait conservé la vie. Il soumit à la peine de mort les capitaines aussi bien que les simples soldats, s'ils avaient abandonné leur poste. Pour les fautes plus légères, il renouvela d'anciens châtiments militaires, qui étaient tombes en désuétude. En haranguant les soldats, il ne les appelait point camarades, selon l'usage qui commençait à s'introduire, et qui dans la suite prévalut, mais simplement soldats, comme du temps de l'ancienne république ; et il voulut que ses fils et beaux-fils, lorsqu'ils commandaient les armées, en fissent de même.

Il n'outra pourtant point la sévérité : l'humeur ne le dominait pas, et il distribuait plus volontiers les récompenses que les peines. Entre ces récompenses il faisait une distinction. Celles qui portaient avec elles quelque profit par la richesse de la matière, hausse-cols, bracelets d'or ou d'argent, il en faisait largesse. Mais pour les récompenses purement d'honneur, comme les couronnes murales, civiques, et autres pareilles, il les dispensa très-sobrement. Il voulait qu'elles fussent bien méritées, et la faveur n'influait en rien dans la distribution qu'il en faisait ; souvent de simples soldats reçurent de lui ces brillantes décorations. L'intérêt qu'il avait à ménager les premiers citoyens de la république, l'engagea pourtant à se relâcher de la sévérité de sa maxime à l'égard du triomphe. Suétone assure qu'il l'accorda à plus de trente généraux, et les ornements de triomphateurs à un plus grand nombre encore[2].

Telle est à peu près l'idée que l'on peut se former du caractère et de la conduite d'Auguste en tout ce qui concerne la guerre. Quant au gouvernement civil, c'est surtout à cet égard qu'a éclaté la sagesse de ce grand prince.

Rien de mieux conçu que le système qu'il suivit pour rendre son autorité légitime, de tyrannique qu'elle avait été auparavant L'attention qu'il eut de laisser une portion de la puissance publique au sénat et au peuple, était une sauvegarde par laquelle il mettait en sûreté la part qu'il se réservait, et qui était sans doute la prédominante.

Mais si ce gouvernement mixte fut utile au prince, il ne le fut pas moins à la nation elle-même, à qui Auguste conserva les agréments de la liberté, en y joignant les avantages de la tranquillité et du bon ordre[3] : en sorte que les Romains, également à l'abri de la licence tumultueuse d'une démocratie, et des vexations d'une puissance tyrannique, vivaient dans une liberté sage et sous une monarchie qui n'avait rien de terrible pour eux, ayant un souverain sans éprouver la servitude, et jouissant des douceurs de l'état populaire sans l'inconvénient funeste des dissensions. C'est par cet endroit que j'envisage ici le gouvernement d'Auguste. Je prétends considérer l'usage que fit ce prince de son autorité pour le bien de ceux qui lui étaient soumis. J'ai donne là-dessus bien des détails. Un tableau en raccourci, qui réunisse le tout sous un seul point de vue, fera peut-être plaisir au lecteur.

J'observerai donc que lorsque sorti des guerres civiles et devenu seul chef de la république, il entreprit de gouverner comme prince légitime, il en trouva toutes les parties dans une confusion horrible. Sa réforme embrassa tous les ordres, le sénat, les chevaliers, le peuple. Il voulut que la ville, l'Italie, et les provinces sentissent leur état amélioré sous son administration. Et il parvint à remplir un si beau plan, et d'une si grande étendue.

J'ai rapporté avec quel zèle et quelle persévérance il s'appliqua à rétablir, malgré les obstacles et même malgré les dangers, la décence et la splendeur du sénat, avili par la multitude et par l'indignité des sujets. Il accorda de nouveaux privilèges aux enfants des sénateurs ou leur confirma ceux dont ils jouissaient anciennement. Il se fit un plaisir et une loi de les avancer. En général il favorisa la noblesse. Bien éloigné de cette basse jalousie qui porte souvent les nouveaux souverains à abaisser les anciennes familles, et à élever uniquement leurs créatures, Auguste en même temps qu'il protégea et récompensa le mérite, même sans naissance, ne s'effraya point de le voir réuni avec la noblesse du sang. Il fit revivre par ses libéralités d'anciennes maisons, que l'indigence allait éteindre, et la liste des consuls sous son empire présente d'ordinaire les noms les plus illustres de la république.

L'ordre des chevaliers était appelé la pépinière du sénat, et tenait dans l'état le second rang pour la dignité. Auguste, curieux de rendre à cet ordre son ancien lustre, en fit souvent la revue, et renouvela l'usage, interrompu depuis longtemps, de la pompe solennelle, dans laquelle les chevaliers montant les chevaux que la république leur entretenait, revêtus de robes de pourpre, portant la couronne d'olivier et les marques d'honneur que chacun avait méritées par sa bravoure dans les combats, marchaient en cérémonie au nombre de quatre à cinq mille depuis le temple de Mars, ou celui de l'Honneur, hors la porte Colline, jusqu'au temple de Castor dans la place publique.

Ce n'était la qu'un éclat propre a frapper les yeux de la multitude. Auguste alla au solide ; et s'étant fait donner par le sénat dix assesseurs, il obligea tous les chevaliers à rendre compte de leur vie et de leur conduite. Ceux contre lesquels il se trouva des reproches, furent les uns condamnes à des peines judiciaires, les autres notes simplement d'ignominie : la plupart en furent quittes pour des réprimandes. L'animadversion la plus douce consista a leur mettre en main un bulletin qui exprimait ce qu'on trouvait en eux de répréhensible, et à leur ordonner de le lire tout bas sur-le-champ en présence de l'empereur.

A cette sévérité envers les coupables Auguste mêla l'indulgence pour ceux que le malheur des temps, plutôt que leur faute, excluait de l'ordre des chevaliers. Comme plusieurs avaient été ruinés par les guerres civiles, et ne possédaient plus la valeur des quatre cent mille sesterces que la loi exigeait, ils n'osaient prendre place dans les spectacles parmi leurs anciens confrères. Auguste le leur permit, et il dispensa de la rigueur de la loi ceux qui avaient possédé, eux ou leurs pères la somme requise pour tenir le rang des chevaliers dans Rome.

Quant à ce qui regarde le peuple, j'ai parlé du soin que prit Auguste de l'amuser par les spectacles, et de le gagner par des gratifications, soit en blé, soit en argent. En cela il travaillait pour ses propres intérêts ; mais c'était sans perdre de vue le bien public. En même temps qu'il se conciliait par ses largesses l'affection de cette multitude inquiète, accoutumée à vivre dans la ville aux dépens de la république, il eut grande attention à protéger les laboureurs et les négociants, qui font la ressource et la subsistance de l'état. Il n'eut point aussi tellement égard à la manie de cette même multitude pour les spectacles, qu'il n'apportât quelque modération aux combats inhumains des gladiateurs. Il défendit que l'on produisît ces malheureux sur l'arène sous la loi de combattre jusqu a la mort ; et il voulut qu'il leur fut permis d'espérer de sortir de ces jeux sanguinaires sans être obligés de tuer ou de mourir.

Son zèle pour la gloire de la nation le porta à conserver avec une sorte de jalousie la pureté du sang romain, et à empêcher qu'elle ne s'altérât par le mélange des étrangers et des esclaves. Il fut donc très-réservé à accorder le droit de bourgeoisie. Tibère le lui ayant demandé par lettres pour un Grec attaché à sa personne : Je ne ferai point ce que vous souhaitez, lui répondit-il, à moins que dans un entretien de vive voix vous ne m'ayez convaincu de la légitimité des motifs sur lesquels vous fondez votre requête. Livie voulut obtenir de lui la même faveur pour un Gaulois tributaire. Auguste refusa le droit de bourgeoisie, et offrit d'accorder l'exemption de tribut, aimant mieux, disait-il, diminuer les revenus du fisc, que d'avilir la splendeur du titre de citoyen romain.

De toute antiquité les esclaves affranchis par des citoyens romains devenaient eux-mêmes citoyens. Auguste n'entreprit pas d'abolir un usage trop bien établi. Mais il rendit les affranchissements plus difficiles par les conditions et les clauses auxquelles il les assujettit, et de plus il déclara tout esclave qui aurait été mis dans les fers, ou appliqué à la question, incapable à jamais d'acquérir le droit de bourgeoisie romaine, même par l'affranchissement le plus régulier et le plus complet.

La décence même de l'habillement romain était un objet qui le touchait vivement. Il ne pouvait supporter le discrédit où tombait la toge, dont l'usage s'abolissait presque parmi le petit peuple ; et par-dessus laquelle les honnêtes gens mêmes s'accoutumaient à mettre un surtout, qui la cachait. Un jour qu'il vit sur la place un grand nombre de citoyens ainsi travestis, il prononça avec indignation ce vers de Virgile : Les voila, ces Romains, les maîtres de l'univers ; cette nation dont la toge est l'ornement propre et distinctif[4]. Et il chargea les édiles d'empêcher qu'aucun citoyen parut autrement au cirque et dans la place, que vêtu de la toge, et sans surtout. La commodité prévalut sur ses défenses, et l'usage des surtouts devint très-commun.

La ville de Rome changea entièrement de face sous Auguste. Les anciens avaient été plus curieux de la rendre puissante par leurs conquêtes, que de l'embellir par les ornements. Auguste n'épargna rien pour lui donner une magnificence digne de la capitale de l'univers. Le dénombrement des édifices qu'il construisit ou répara, lui, ou ses amis, et les autres grands de Rome à son exemple et sur ses invitations, serait long et peu intéressant, et j'ai parlé des plus célèbres.

Mais je ne dois pas omettre ici deux obélisques, qu'il transporta d'Egypte à Rome, et qu'il plaça, l'un dans le grand Cirque, l'autre dans le Champ-de-Mars. Ce dernier était surmonté d'un globe, qui servait de gnomon a un cadran solaire trace sur le sol avec un art merveilleux. Ce cadran n'était plus d'usage environ soixante ans après, ayant été probablement dérangé par quelque tremblement de terre. L'obélisque même ne subsiste plus, ou est enseveli sous des mines. Mais pour celui du grand Cirque, il a été retrouvé, déterré, et placé par Sixte-Quint devant l'église de Sainte-Marie del popolo. Il est remarquable que ces obélisques avaient été érigés par les anciens rois d'Egypte, et ont par conséquent une durée prodigieuse. Il n'appartenait qu'à l'Egypte, dit M. Bossuet, de dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques[5] font encore aujourd'hui, tant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome ; et la puissance romaine, désespérant à égaler les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois.

Auguste pourvut à la commodité des habitants de Rome par les eaux qu'Agrippa fit amener de toutes parts dans la ville avec des frais immenses ; et à leur sûreté, par les compagnies du guet qu'il institua, tant pour donner la chasse aux voleurs que pour remédier aux incendies, auxquels Rome avait toujours été très-sujette. Le Tibre devenait aussi quelquefois un fléau très-funeste par ses débordements. Auguste fit nettoyer et élargir le canal de ce fleuve ; et, non content d'avoir remédié au mal présent, parmi les nouveaux offices de sa création, il nomma des inspecteurs ou intendants du lit du Tibre chargés de prévenir, autant qu'il serait possible, tous les inconvénients, et de faciliter tous les avantages que le fleuve apportait à la ville. Enfin, ne voulant point quelle fut surchargée par la multitude, ni inquiétée par la licence des gens de guerre, il eut attention à n'y point loger toute sa garde. Il tenait que trois cohortes à la fois, c'est-à-dire trois mille hommes. Les autres cohortes étaient distribuées dans les villes voisines.

L'Italie refleurit pareillement par les soins d'Auguste. Il la repeupla au moyen de vingt-huit colonies qu'il y fonda. Il orna plusieurs villes de beaux édifices, et il leur assigna des revenus publics pour fournir aux dépenses communes. Comme les habitants de toutes les villes d'Italie étaient citoyens romains, il voulut qu'ils en exerçassent les droits, au moins par leurs chefs, dans les nominations aux magistratures de Rome. Lorsque le temps des assemblées pour les élections approchait, les sénateurs des colonies et des villes municipales envoyaient à Rome leurs suffrages cachetés, et l'on y avait égard. Attentif à soutenir les familles honorables, et à favoriser l'accroissement de celles du peuple, il admettait volontiers dans le service de la cavalerie les jeunes gens de bonne naissance qui lui étaient recommandés par les magistrats de leurs cantons ; et, dans chaque ville où il passait en faisant ses rondes, les pères de famille qui lui présentaient plusieurs enfants de l'un ou l'autre sexe, recevaient de lui autant de fois mille sesterces[6] qu'ils avaient de fils ou de filles.

J'ai déjà observé que les provinces[7] se félicitèrent beaucoup du changement introduit par Auguste dans le gouvernement. Au lieu d'une multitude de maîtres, elles n'en avaient plus qu'un. Autrefois déchirées par les factions des grands de Rome, en proie à l'avidité des gouverneurs, elles réclamaient inutilement les lois, du secours desquelles on les privait par la violence, par la brigue, et enfin par l'argent. Alors au contraire la puissance de l'empereur les faisait jouir des douceurs de la paix, tenait en respect ceux qui les gouvernaient, et rendaient aux lois toute leur vigueur.

A ces bienfaits communs Auguste en ajouta de particuliers pour certaines provinces et certaines villes, selon l'exigence des cas. Il soulagea celles qui étaient affligées ou par des dettes publiques, sous lesquelles elles succombaient, ou par des stérilités, ou par des tremblements de terre. Si quelques-unes avaient bien mérité de la république, il les récompensait en leur accordant ou les privilèges dont avaient joui les Latins avant que de devenir citoyens romains, ou même le droit de bourgeoisie. Il n'est point de province d'un si vaste empire qu'il n'ait visitée, excepté la Sardaigne et l'Afrique, où il voulut même se transporter après avoir vaincu Sex. Pompée. Mais les tempêtes l'en empêchèrent ; et depuis il ne se présenta plus d'occasion ou de motif pour lui d'en faire le voyage.

Il regardait les rois alliés comme membres en quelque façon de l'empire, et comme devant être en cette qualité l'objet de ses soins et de sa protection. Il prit à tâche de les unir ensemble par des alliances, et de maintenir la paix dans leurs familles : celle d'Hérode en est un grand exemple. Il fit élever les enfants de plusieurs d'entre eux avec les siens. Il suppléait à l'incapacité des rois mineurs, ou de ceux en qui l'âge et les maladies avaient affaibli la raison, en leur donnant des tuteurs et des régents à leurs états.

On voit que la sagesse et la vigilance d'Auguste s'étendaient à tout. La preuve s'en trouve encore dans les lois qu'il porta pour régler les mœurs et pour bannir différents abus ; dans le soin qu'il eut de lier ensemble toutes les parties de cette immense étendue de pays et de peuples qu'il gouvernait, et d'en faciliter le commerce par les grands chemins conduits depuis le centre de Rome jusqu'aux extrémités de l'empire, l'un des plus beaux monuments de la puissance romaine. C'était aussi un établissement utile que celui des postes et des courriers, quoique l'usage en fut restreint aux affaires d'état et au service de l'empereur, qui par ce moyen était instruit a point nomme de tout ce qui se passait dans les provinces. Un dernier trait tout-à-fait louable dans le gouvernement d'Auguste, c'est le zèle pour l'administration de la justice, qui tient un rang si considérable parmi les devoirs du souverain.

Il augmenta les compagnies des juges, il multiplia les jours d'audience, pour accélérer l'expédition des procès. Il distribua toutes les provinces entre plusieurs personnages consulaires, devant qui ressortiraient par appel les causes jugées dans chacune en première instance ; il fit plus, il rendit lui-même la justice avec une assiduité étonnante, souvent jusqu'à la nuit. Les incommodités même, qui lui survenaient fréquemment, n'étaient pas pour lui une raison de s'en dispenser. Il se faisait porter en litière sur le tribunal, où il écoutait les plaideurs et les jugeait dans son lit. En voyage, comme à Rome, il remplissait cette fonction, et il y persévéra constamment jusqu'à l'âge le plus avancé. Car avant que de quitter la ville pour la dernière fois, dans les jours qui précédèrent immédiatement son départ, il jugea encore un très-grand nombre d'affaires.

A l'assiduité Auguste joignait la douceur dans les jugements, sachant que la clémence fait toujours honneur à un prince, et que les criminels même doivent gagner quelque chose à être juges immédiatement par leur souverain. Suétone en cite deux traits[8]. Un fils parricide était accuse devant lui, et le crime était prouve. Auguste voulut lui épargner au moins l'horreur du supplice que la loi prononçait en pareil cas, et qui consistait à être enfermé dans un sac avec une vipère et un chien, et en cet état être jeté dans la mer. Comme donc on ne condamnait à ce supplice que ceux qui étaient convaincus par leur propre aveu, il interrogea l'accusé en ces termes : Assurément tu n'as pas tué ton père. Dans une autre occasion, où il s'agissait d'un testament fabrique, tous ceux qui lavaient muni de leurs signatures pour lui donner force et validité étaient soumis à la peine de la loi. Auguste fit néanmoins une distinction ; et, outre les bulletins d'absolution et de condamnation, il en fit distribuer, à ceux qui devaient juger avec lui, un troisième, pour pardonner a ceux qui prouveraient qu ils avaient été induits à signer par fraude on par erreur.

Il ne manque à une administration si louable dans toutes ses parties que des motifs nobles et désintéressés. Mais la feinte et la dissimulation, qui constituaient le fond du caractère d'Auguste, nous mettent en droit de penser que dans tout le bien qu'il faisait aux autres il s'envisageait lui-même uniquement. Il savait donner les plus belles couleurs à ce qui n'avait pour but que sa grandeur et son élévation ; et il était merveilleusement habile à emprunter les dehors de la vertu sans en avoir la réalité.

C'est de quoi nous avons un grand exemple dans les expressions vives et énergiques qu'il employa constamment pour témoigner le désir d'abdiquer la souveraine puissance, pendant qu'il n'en avait nulle envie. Auguste, dit Sénèque[9], ne cessa pendant toute sa vie de demander du repos, et la permission de se décharger du poids du gouvernement. Tous ses discours se terminaient perpétuellement à ce vœu d'un doux loisir. Dans une lettre écrite au sénat, où il promettait que son loisir ne serait point un loisir de paresse, ni qui dégénérât de la gloire de sa conduite précédente. Il a ajoutait ces propres paroles : Je sais que de semblables projets sont plus beaux à exécuter qu'à annoncer. Mais le désir d'un état que je souhaite avec passion, m'a engagé à me consoler du retardement de la chose, au moins par une jouissance anticipée de l'idée et du nom. Sénèque rapporte ce langage comme sérieux, et peut-être l'a-t-il cru tel. Mais si l'on en appelle aux faits, si l'on prend garde qu'après quarante ans d'exercice de la souveraine puissance, Auguste âgé de soixante-quinze ans se la fit continuer encore pour dix autres années, si l'on fait réflexion à l'attention qu'il eut de se procurer toujours des appuis qui soutinssent sa domination, et d'élever successivement en honneurs dans cette vue Marcellus, Agrippa, les deux Césars ses fils adoptifs, et enfin Tibère ; qui ne voit que ce beau langage n'est qu'hypocrisie, et que, pour me servir de son expression, il jouait la comédie en ce point comme dans tout le reste ?

Après avoir considéré Auguste comme empereur, j'ai maintenant à peindre sa conduite privée, qui nous présentera plusieurs beaux traits, et un seul en droit vicieux : c'est l'incontinence. Antoine et d'autres ennemis lui ont reproche une jeunesse peu chaste. Mais ce sont des allégations sans preuves, et détruites, au jugement de Suétone[10], par l'éloignement qu'il témoigna toujours pour ces horreurs qui outragent la nature, et qui étaient alors si communes parmi les Romains. Quant aux débauches avec les femmes, le fait est notoire et avéré. Livie même passait pour être en ce point sa confidente, et lui cherchait, dit-on, elle-même des maîtresses. C'était pousser la complaisance bien loin. Il est remarquable que dans ces désordres, dont l'attrait ordinaire est le plaisir, Auguste portait l'esprit de finesse et de ruse : et souvent, par le commerce adultère avec les femmes, il se proposait de découvrir les complots séditieux que tramaient les maris.

Zonaras, copiant Dion a son ordinaire, assure que ce prince devint plus retenu sur ce point, en conséquence d'une leçon frappante que lui fit Athénodore de Tarse, dont j'ai déjà cité un trait de liberté qui fait également honneur et au philosophe et à l'empereur. Celui que je vais rapporter est encore plus hardi.

Auguste était dans l'usage d'envoyer chercher dans une litière couverte les femmes qu'il aimait, et on les lui amenait ainsi jusque dans sa chambre. Etant donc devenu amoureux de la femme d'un ami particulier d'Athénodore, il la manda dans le temps par hasard que ce philosophe était au logis de son ami. Le mari et la femme furent également consternés ; mais ils n'avaient pas le courage de résister. Le philosophe s'offrit à les tirer d'embarras ; et, ayant pris les habits de la dame, lorsque la litière fut venue, il y entra en sa place et fut porté dans la chambre de l'empereur. Ce prince, ayant levé les rideaux de la litière, fut bien surpris d'en voir sortir l'épée à la main Athénodore, dont il respectait la vertu. Eh quoi ! César, lui dit le philosophe, vous ne craignez pas que quelqu'un n'imagine pour attenter sur votre vie l'artifice que j'emploie innocemment ? Auguste interpréta favorablement la hardiesse d'Athénodore, et profita, dit-on, de la remontrance. Mais il faut que cette réforme ait été bien tardive, et ne soit venue que dans la vieillesse d'Auguste. Car Suétone, qui le disculpe et même le loue volontiers, n'en fait aucune mention.

Pour ce qui regarde la table, l'histoire ne l'accuse d'aucun excès en ce genre, si l'on en excepte un repas qui fut appelé le repas des douze divinités, parce que les douze convives qui s'y trouvèrent, six hommes et six femmes, avaient pris les ornements et les attributs des douze principales divinités de l'Olympe. Auguste, ou plutôt Octavien, car ce fait est du temps se sa jeunesse, y représentait Apollon. Il était jeune alors, comme je viens de l'observer : mais cette circonstance n'excuse pas une débauche impie et sacrilège, qui excita des troubles d'autant plus fondés, qu'actuellement la ville souffrait la famine. Aussi le peuple mutiné cria-t-il le lendemain, Que les Dieux avaient mangé tout le blé ; et qu'Octavien était véritablement Apollon, mais Apollon le Bourreau. Car ce dieu était honoré dans un quartier de la ville sous cette bizarre dénomination.

Du reste on convient qu'il peut être cité en exemple d'une frugalité et d'une sobriété parfaite, et ce ne fut que par ce régime qu'il poussa une santé délicate jusqu'à un âge auquel souvent ne parviennent pas les tempéraments les plus robustes. Il mangeait peu, et des choses communes. Il lui arrivait rarement de boire plus d'une chopine de vin à ses repas, et communément il demeurait beaucoup au dessous. Sa table était sans somptuosité si ce n'est aux jours de fêtes et de grandes cérémonies. Il y invitait ses amis et les citoyens distingués, et il avait soin que la liberté et la gaieté soient l'assaisonnement du repas. Il y mangeait très sobrement et quelquefois point du tout, parce qu'il n'avait point d'heure réglée pour prendre de la nourriture, obéissant au sentiment du besoin, et ne le prévenant jamais. Ainsi on se mettait souvent à table sans lui, et il soupait avant ou après les autres, selon qu'il convenait à sa santé.

La même simplicité qui réglait sa table, régnait aussi dans le reste de sa dépense. Une partie de ses ameublements s'était conservée jusqu'au temps de Suétone : et cet écrivain atteste, qu'ils atteignaient à peine l'élégance dont se serait piqué un riche particulier. J'ai déjà dit qu'il ne porta guère d'habits qui n'eussent été filés par sa femme, sa sœur, sa fille, ou ses petites-filles. Son palais dans Rome n'était ni vaste, ni splendidement orné. On n'y voyait pas une colonne ni un carreau de marbre. Pendant plus de quarante ans il occupa le même appartement hiver et été. S'il se proposait de travailler sans être interrompu, il avait un cabinet en haut dans lequel il se retirait , ou bien il allait chez quelqu'un de ses affranchis, qui eût une maison dans les faubourgs : et lorsqu'il était malade, chose tout-à-fait singulière, il se faisait transporter chez Mécène.

Les grandes et magnifiques maisons de campagne lui déplaisaient, et il en fit détruire jusqu'aux fondements une superbe, que sa petite-fille Julie avait bâtie à ses frais. Les siennes étaient modiques, et s'étudiait moins à les enrichir de tableaux et de statues, qu'à les rendre commodes et agréables par des portiques, des bois, des promenades. Il y plaçait dans les salles et dans les cabinets quelques productions rares de la nature, ou des monuments de l'antiquité. Suétone cite comme exemples subsistants encore à Caprée dans le temps qu'il écrivait, des armes d'anciens héros, et des os endormes de monstres marins, que le vulgaire prenait pour des os de geants.

Son jeu lui a été reproché ; et nous lisons dans même Suétone à ce sujet une épigramme maligne, qui se rapporte au temps de la guerre de Sicile contre Sex. Pompée. Après que deux fois vaincu sur mer, disait l'auteur de l'épigramme[11], Octavien a perdu sa flotte, afin de ne pas toujours perdre et d'être enfin victorieux, il joue perpétuellement aux dés. Les critiques sur ce point ne l'alarmèrent nullement ; et il faut avouer que, de la manière dont il jouait, il fallait être de mauvaise humeur pour y trouver à redire. Le jeu n'était pour lui qu'un amusement : il le jouait très-petit, eu égard à son rang et à sa fortune, et ses procédés y étaient tout-à-fait nobles.

C'est ce qui résulte de quelques fragments de ses lettres rapportes par Suétone. J'en traduirai un ici tout entier, parce que j'y trouve une simplicité aimable. C'est à Tibère qu'il écrivait en ces termes : Mon cher Tibère, nous avons passé assez agréablement les fêtes de Minerve : car nous avons joué tous les jours, et notre jeu a été fort animé. Votre frère a jeté les hauts cris. En fin de compte il n'a pourtant pas beaucoup perdu ; car il a peu à peu raccommodé ses affaires, qui d'abord étaient fort délabrées. Pour moi j'ai perdu vingt mille sesterces[12] : mais c'est parce que j'ai été libéral à l'excès, suivant ma coutume. Car si je me fusse fait payer exactement, et que j'eusse garde pour mon profit ce que j'ai donné à chacun, j'aurais gagné jusqu'à cinquante mille sesterces[13]. Mais je ne m'en repens pas. Car ma générosité me fera mettre au rang des dieux.

Cet expose si simple fait voir que le jeu était pour Auguste une occasion d'exercer sa libéralité. Mais de plus on doit observer, qu'au jeu qu'il jouait, gagner cinquante mille sesterces pendant les cinq jours que duraient les fêtes de Minerve, c'eut été un gain considérable. Or cinquante mille sesterces équivalent à six mille deux cent cinquante livres de notre monnaie. Un tel jeu ne pouvait pas incommoder les finances d'un empereur romain, ni ruiner ceux qui jouaient avec lui.

Un des traits des plus estimables du caractère d'Auguste, c'est qu'il fut bon et fidèle ami. Il ne formait pas aisément des liaisons d'amitié ; mais une fois faites, il ne les rompait pas légèrement. Parmi tous ceux qui eurent part à sa bienveillance, on ne trouvera guère que Salvidiénus et Cornelius Gallus qui aient fini par une triste catastrophe, qu'ils s'étaient justement attirée. Pour ce qui est des autres, non-seulement il récompensa leurs vertus et leurs services, mais il excusa leurs fautes : et par une conduite si judicieuse il mérita d'avoir de veritables amis, bonheur très-rare pour un souverain. Les plus illustres, comme tout le monde sait, furent Agrippa et Mécène, grands personnages, dont le mérite supérieur fait honneur au discernement d'Auguste. S'il intervint quelque nuage, quelque froideur entre lui et ces deux incomparables amis, il faut s'en prendre à la faiblesse de la vertu humaine : mais il n'y eut jamais de rupture.

Comme il aimait franchement, il voulait aussi être aime, et on le voyait sensible aux témoignages d'affection ou d'indifférence de la part de ses amis. C'était un usage, encore plus commun chez les Romains que parmi nous, de faire toujours quelque legs testamentaire aux personnes que l'on considérait, en y joignant des expressions de tendresse et d'estime. Auguste examinait curieusement les testaments de ses amis, et il ne dissimulait ni sa joie ni son mécontentement, selon qu'il s'y trouvait bien ou mal traité. Ce n'était pas l'intérêt qui le gouvernait. Jamais il ne reçut de legs d'un inconnu ; et, si le testateur qui lui faisait un présent laissait des enfants, Auguste ne manquait point de leur rendre ce qui lui était légué, sur-le-champ s'ils étaient majeurs ; sinon il attendait le terme de leur majorité pour leur remettre le legs avec les fruits. C'était à l'amitié, c'était au cœur qu'il en voulait ; et ce sentiment est noble et généreux.

Son amour pour sa famille et pour ses enfants fut traversé par la mort prématurée des uns, et par l'indignité des autres, et peut-être de tous. J'excepte Agrippine, femme de Germanicus, qui seule se montra digne du sang d'Auguste et d'Agrippa, et à qui il procura le plus grand établissement qu'il put lui donner, dè que les circonstances ne lui permettaient pas de faire son mari empereur. L'amitié constante d'Auguste pour Octavie prouve qu'il fut bon frère. On peut dire en un sens qu'il ne fut que trop bon mari, s'il est vrai qu'il ait laissé prendre un empire absolu sur son esprit à Livie. De graves historiens l'ont assuré. Mais s'ils n'ont d'autre preuve que l'adoption de Tibère, cette démarche ne fut pas libre de la part d'Auguste, et pour le choix de son successeur il prit moins conseil de Livie que de l'état des choses, qui n'admettait pas un autre arrangement.

Il eut de la bonté et de l'indulgence pour ses affranchis et ses esclaves, mais sans faiblesse, et il distinguait les fautes pardonnables de celles dont il était nécessaire de faire exemple. Dans une chasse, son intendant ou maître-d’hôtel, qui marchait à côté de lui, frappé de crainte à la vue d'un sanglier furieux qui approchait, se cacha derrière l'empereur, et l'exposa pour se sauver. Auguste aima mieux attribuer le fait à timidité qu'à mauvaise intention ; et il tourna en plaisanterie une aventure qui avait été périlleuse pour lui, mais innocente de la part de l'esclave. Au contraire, un affranchi qu'il avait toujours aimé ayant été convaincu d'adultère avec des dames d'un rang distingué, il le condamna sans miséricorde à mourir. Il fit rompre les jambes à un secrétaire qui avait reçu cinq cents deniers pour donner communication d'une lettre confiée à sa fidélité. Le précepteur et les premiers domestiques de son fils Caïus César avaient abusé de l'occasion que leur présentaient la maladie et la mort du jeune prince pour tyranniser les peuples. Auguste fit jeter les coupables dans le fleuve avec une pierre au cou.

Personne n'ignore qu'il protégea les lettres, qui parvinrent sous son empire au plus haut degré de perfection où les Romains les aient jamais portées. Il se faisait un point capital d'encourager les talents. Le mérite supérieur dans les ouvrages d'esprit avait droit non-seulement à ses faveurs, mais à son amitié. Virgile et Horace en sont la preuve. Il allait entendre les orateurs, les poètes, les historiens, qui, suivant l'usage établi alors, rendaient leurs ouvrages publics en les récitant à un auditoire assemble à cette intention.

On ne doit pas s'étonner qu'Auguste favorisât les lettres, il les cultivait lui-même. Il orna son esprit par la connaissance des arts des Grecs, dans lesquels il devint très-habile, non pas néanmoins jusqu'à écrire ou parler leur langue avec facilité. Dès sa première jeunesse il s'était beaucoup appliqué à l'éloquence, et dans toute la suite de sa vie, il composa avec un très-grand soin tous les discours qu'il avait à faire, soit aux soldats, soit dans le sénat, soit devant le peuple. Il y réussissait : et son éloquence a mérité d'être louée par Tacite, comme digne d'un empereur[14]. Ce qui est vraiment singulier, c'est que jusqu'aux conversations importantes qu'il devait avoir, non-seulement avec les personnes qu'il voyait moins sou vent, mais avec Livie, il les écrivait et les lisait, afin de ne dire précisément que ce qui lui avait paru nécessaire, ni trop ni trop peu. Il prononçait d'un son de voix très-agréable, ce qui suppose qu'il avait l'organe beau naturellement : mais il prenait soin de l'exercer assidument par les leçons d'un maître de prononciation.

Il ne se contenta pas de travailler des discours d'affaires ; il fut auteur. Suétone cite de lui une Réponse à l'Éloge de Caton par Brutus, des Exhortations à la philosophie, des Mémoires de sa propre vie, qu'il conduisit seulement jusqu'à la guerre des Cantabres. Il essaya même de la poésie : et l'on avait de lui au temps de Suétone un poème en vers hexamètres, dont le sujet et le titre était la Sicile, et un recueil d'Épigrammes, qu'il s'était amusé à composer pour la plupart dans le bain. Il entreprit une tragédie d'Ajax, mais, peu satisfait de son ouvrage, il le supprima ; et quelques-uns de ses amis lui ayant demandé ce qu'était devenu son Ajax. Mon Ajax, répondit-il, s'est défait lui-même avec l'éponge : allusion ingénieuse à ce que la Fable rapporte de la mort d'Ajax, qui se tua lui-même en se perçant de son épée.

Le personnage d'auteur, comme l'on voit, n'était point regarde par Auguste comme au-dessous de la majesté du rang suprême. Il en rougissait si peu, qu il lut a quelques amis assembles dans une salle de son palais sa Réponse à Brutus ; et comme la lecture le fatiguait, parce qu'il était déjà âgé, il la fit achever par Tibère.

Son style était coulant, aise, naturel. Il évitait les pensées recherchées et puériles, l'affectation dans les tours et dans les arrangements de phrases, les mots de style peu usités, et qui, si j'ose m'exprimer ainsi d'après lui, sentaient le relent. Sa principale attention, qui a été celle de tous les grands maîtres dans l'art de parler et d'écrire, était de présenter sa pensée clairement. Il ne feignait point de sacrifier l'agrément à la clarté, et il aimait mieux employer les répétitions, ajouter les prépositions où l'usage les supprimait communément, que de laisser la plus légère obscurité sur ce qu'il avait voulu dire.

Tout ce qui s'écartait, de façon ou d'autre, du ton de la nature, blessait son goût délicat et épuré : et il blâmait également, soit ceux qui, courant après les ornements trop éclatants, donnaient dans la pointe ou dans l'enflure, soit ceux qui, par un vice contraire, aimaient encore la rouille de la grossière antiquité. Il faisait sans cesse la guerre à la parure molle et efféminée du style de Mécène, et aux phrases entortillées de Tibère, et à l'éloquence asiatique, et brillante d'une vaine pompe, qui plaisait à Antoine. En écrivant à sa petite-fille Agrippine, après l'avoir louée sur son esprit, il ajoutait : Mais donnez-vous de garde de l'affectation, qui est toujours vicieuse et choquante.

Avec tant d'excellentes qualités et tant de belles connaissances, Auguste avait les mêmes superstitions que le vulgaire. Et je ne parle point ici de son respect pour la seule religion qu'il connut. Ce respect, tout déplacé qu'il était, vaut encore mieux que l'impiété ouverte dont la philosophie d'Epicure avait infecté les esprits de tant d'illustres Romains. Je ne lui ferai point non plus de procès sur la crainte excessive qu'il avait du tonnerre, jusqu'à se renfermer pendant les orages dans un caveau obscur et souterrain. Cette infirmité était excusable par l'accident qui l'avait causée. Dans un voyage qu'il faisait de nuit, étant en Espagne, le tonnerre tomba près de sa litière, et tua l'esclave qui portait le flambeau. Mais ce qu'il est difficile de lui passer, c'est la faiblesse qu'il avait de croire aux présages, à la distinction des jours heureux et malheureux, aux songes. Je n'en rapporterai qu'un seul trait.

En mémoire de l'aventure dont je viens de parler, il avait bâti sur le mont Capitolin un temple à Jupiter Tonnant, et il allait assidument rendre à ce dieu de sa création ses hommages religieux. Un temple fréquenté par le prince le fut bientôt par le peuple ; et Auguste eut à ce sujet un songe. Il crut voir Jupiter Capitolin qui se plaignait que son nouveau et méchant voisin lui enlevait ses adorateurs ; et il s'imagina répondre au dieu irrité et inquiet que le Tonnant lui tenait lieu de portier. Lorsqu'il fut éveillé, ce songe lui revint à la mémoire, et pour le vérifier, il fit mettre des sonnettes au haut du temple de Jupiter Tonnant, parce qu'elles sont d'un usage commun pour les portes et pour les portiers.

Une piété si mal entendue et si puérile convenait bien peu à un prince tel qu'Auguste, qui d'ailleurs avait eu mille occasions de se détromper des prétendues merveilles que les prêtres païens débitaient touchant leurs faux dieux. Pline nous a conserve un fait assez curieux en ce genre.

Le temple de la déesse Anaïtis, extrêmement révéré en Arménie, avait été pillé par les Romains, lorsque Antoine fit la conquête frauduleuse de ce pays ; la statue de la déesse, qui était d'or massif, fut enlevée et mise en morceaux. Le bruit se répandit que le premier qui avait ose porter la main sur la déesse, frappe d'une subite apoplexie, était tombe mort à la renverse. Longtemps après, Auguste se trouvant a Boulogne, soupa chez un vieux soldat retire du service, qui avait eu part a ce pillage ; et il lui demanda ce qu'il y avait de vrai dans le bruit dont je viens de faire mention : César, répondit le soldat, c'est la jambe de la déesse Anaïtis qui vous donne à souper, et tout ce que je possède n'a pas une autre origine.

Ce mot pouvait mener loin Auguste, s'il eut voulu le suivre. Mais la religion entrait pour bien peu de chose dans les soins qui L'occupaient, sinon autant qu'elle pouvait servir a sa politique : et son indifférence sur le seul objet véritablement intéressant, produisit en lui une crédulité superstitieuse, comme elle en a mène d'autres à l'impiété.

Voilà un des principaux traits sur lesquels chacun peut se former une idée de l'esprit et de l'âme de ce prince fameux, le restaurateur de la paix et du bon ordre dans Rome et dans l'univers, et plus digne par cet endroit de nos éloges ; que ni César ni Alexandre par leurs vertus guerrières et par leurs conquêtes. Entre toutes ses vertus, la prudence, l'étendue et la solidité des vues, tiennent incontestablement le premier rang, et le caractérisent d'une façon singulière. Mais il faut se souvenir que c'est d'Auguste que je parle, et non d'Octavien. Ce sont presque deux hommes ; et personne n'ignore ce mot célèbre, qui renferme un jugement très-équitable touchant la totalité de la vie de ce prince : Il a fait tant de maux à la république romaine et au genre humain, qu'il ne devait jamais naître : il leur a causé tant de biens, qu'il ne devait jamais mourir.

Si l'on souhaite maintenant de connaitre ce qui regarde son extérieur, Suétone[15] entre sur ce point dans de grands détails, parmi lesquels voici ce qui m'a paru le plus intéressant. Il fut ce qui s'appelle un très-bel homme, et cela dans toutes les différentes saisons de la vie, mais très saisons de la vie, mais très-peu curieux de ses grâces. Nulle affectation, nulle parure. Il plaignait le temps qu'il lui fallait donner pour l'ajustement de sa tête, auquel il faisait travailler plusieurs esclaves à la fois, et lui cependant s'occupait à lire ou à écrire. La sérénité et la douceur étaient peintes sur son visage : en même temps il avait le regard si vif, que l'on ne pouvait sans quelque peine en soutenir l'éclat ; et il se sentait flatté, aussi bien qu'Alexandre, lorsqu'on baissait les yeux pour ne pas rencontrer les siens. Il était d'une taille au-dessous de la médiocre, mais si bien proportionne dans toute sa personne, qu'on ne s'apercevait qu'il fut petit que par la comparaison avec un plus grand qui se tint à côté de lui. J'ai parle plusieurs fois de la délicatesse de sa santé. Ce qui concerne ses funérailles, son testament, son apothéose, appartient à l'histoire de son successeur.

 

 

 



[1] TACITE, Histoires, I, 16.

[2] SUÉTONE, Auguste, c. 58.

[3] DION CASSIUS, I, 56.

[4] VIRGILE, Énéide, I, 236.

[5] Outre celui dont nous venons de parler, on en voit encore un autre à Rome apporté autrefois d'Égypte par ordre de Caligula, et dressé par Sixte-Quint dans la grande place de Saint-Pierre.

[6] 198 francs 80 centimes selon M. Letronne.

[7] TACITE, Annales, I, 2.

[8] SUÉTONE, Auguste, c. 33.

[9] SÉNÈQUE, De brev. Vitæ, c. 5.

[10] SUÉTONE, Auguste, 63, 69, 71.

[11] SUÉTONE, Auguste, c. 71.

[12] 4.092 fr. selon M. Letronne.

[13] 9.939 fr. 89 c. selon M. Letronne.

[14] TACITE, Annales, XIII, 3.

[15] SUÉTONE, Auguste, c. 79.