HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

AUGUSTE

LIVRE DEUXIÈME

§ II. Autres évènements des mêmes années.

 

 

Les évènements de la guerre de Germanie sont ce que l'histoire nous fournit de plus mémorable pendant les années que je viens de parcourir ; et si le récit en a été sec et succinct, ce n'est pas que les choses ne soient grandes et importantes en elles-mêmes, mais c'est qu'elles manquent d'écrivains. Il me reste à reprendre ici des faits d'une autre nature, par-dessus lesquels j'ai été obligé de passer. Je commencerai par les ordonnances et les règlements d'Auguste concernant la police intérieure de la république : et je ne craindrai point les détails, parce que dans un changement de gouvernement tout devient capable d'intéresser.

Le plan que je suis dans l'arrangement des matières est sans doute moins favorable pour aider à fixer dans la mémoire la date de chaque évènement. Mais outre que j'y suis autorisé par l'exemple de M. Rollin, mon maître, et par celui de plusieurs autres illustres historiens, je pense que cette méthode n'est pas la moins utile ni la moins agréable au grand nombre des lecteurs. Les parcelles qui dispersées ne frapperaient point, réunies forment un tout qui a de quoi attacher ; et lorsqu'il s'agit de constitutions et de lois, on découvre dans l'ensemble le caractère du prince et les vues qui le faisaient agir.

J'ai déjà observé que certaines charges demeuraient quelquefois vacantes, et couraient risque de s'anéantir, faute de sujets qui se présentassent pour les exercer. Le tribunat était dans ce cas. Il arrivait souvent que les sénateurs, qui, en vertu d'une loi de Sylla, pouvaient seuls y aspirer, dédaignaient cette magistrature autrefois si redoutée, mais qui n'était plus qu'une ombre vaine depuis que l'empereur s'en était fait attribuer la puissance. Auguste, curieux de conserver tout l'extérieur de l'ordre ancien, crut devoir remédier à cet inconvénient ; et lorsqu'il ne se trouverait pas parmi les sénateurs le nombre compétent de candidats pour le tribunat, il ordonna que pour les places vacantes le peuple choisit des chevaliers romains qui possédassent un million de sesterces[1], avec permission à ceux qui seraient ainsi nommés de rester dans l'ordre du sénat après l'année de leur magistrature, ou de retourner, s'ils l'aimaient mieux, a celui des chevaliers.

Dans tous les temps il veilla soigneusement sur tout ce qui regardait la discipline du sénat, et soit par des règlements nouveaux, soit en faisant revivre les anciens, il prit à tâche de maintenir la dignité et la décence dans cette première compagnie de la république. Il avait commencé, comme on l'a vu, par les articles de réforme les plus importants, et il continua toujours à perfectionner son ouvrage.

Ainsi il établit pour les assemblées du sénat un usage tout-à-fait religieux, et il voulut que les sénateurs, à mesure qu'ils arrivaient, et avant que de prendre place, offrissent de l'encens et du vin au dieu dans le temple duquel ils s'assemblaient.

Il exigeait l'attention des sénateurs dans les délibérations : et pour cela, lorsqu'il s'agissait de quelque affaire de conséquence, il demandait les avis, non selon l'ordre accoutumé, mais indistinctement et au hasard, afin que chacun écoutât la proposition, comme ayant à opiner et à prendre son parti par lui-même, et non à suivre simplement le sentiment des autres. Il n'exigeait pas moins l'assiduité. Elle avait toujours fait une partie essentielle du devoir des sénateurs, sous peine d'amende contre ceux qui s'absentaient sans cause légitime. Auguste porta plus haut cette amende : et comme souvent la multitude de ceux qui se trouvaient en faute leur procurait l'impunité, il les soumit dans ces cas à tirer au sort, et de cinq l'un subissait la peine portée par les lois. Au reste, il était aisé de remarquer les absents, et aucun ne pouvait échapper car à la porte du sénat pendait le tableau contenant les noms de tous les membres de la compagnie.

Le nombre des sénateurs requis pour faire un sénatus-consulte était fixé à quatre cents au moins ; et ce nombre croissait selon la nature des affaires. L'état en fut dressé par Auguste conformément aux anciens usages. Si l'assemblée n'avait pas le nombre présent, on tenait registre de l'avis de la pluralité, qui néanmoins n'avait de force qu'autant qu'il était ratifié dans une assemblée subséquente et suffisamment nombreuse.

Tout cet ordre était fort beau, mais un peu gênant pour les sénateurs. Auguste eut égard à la délicatesse de son siècle, et peut-être à l'intérêt de son autorité, en rendant les assemblées du sénat moins fréquentes. Il statua que régulièrement elles se tiendraient deux fois le mois, le jour des calendes et celui des ides, excepté les ides de mars, jour de la mort de César, et par cette raison jour funeste et de mauvais présage. Le sénat pouvait aussi s'assembler extraordinairement en d'autres jours, s'il survenait quelque affaire urgente. Mais ce cas était fort rare sans doute, depuis que la puissance était dévolue à un seul.

Auguste accorda aussi aux sénateurs deux mois de vacances, septembre et octobre. Pendant ce temps, le sénat était réduit à ce que nous appellerions une chambre des vacations, moins nombreuse, et composée seulement de ceux que le sort avait choisis.

Il décora les préteurs d'une nouvelle prérogative, c'est-à-dire du droit de proposer dans le sénat une matière de délibération. Ils n'avaient point eu lieu de désirer ce privilège du temps de l'ancienne république, parce qu'alors les consuls étant souvent appelés hors de Rome par les besoins de l'état, les préteurs les remplaçaient de droit, et non-seulement proposaient les affaires dans le sénat, mais le présidaient. Sous le nouveau gouvernement, les consuls résidaient toujours dans Rome, et par conséquent les préteurs se trouvaient sans fonction dans le sénat : ce qui leur devenait encore plus sensible par la comparaison avec les tribuns, magistrature inférieure à la leur en dignité, et qui néanmoins jouissait d'un droit dont ils étaient privés. Ils firent à ce sujet leurs représentations à Auguste, qui trouva la demande équitable, et leur accorda ce qu'ils souhaitaient.

La brigue pour parvenir aux charges n'avait pu être entièrement éteinte ni par le changement arrivé dans l'état, ni par les lois qu'Auguste avait portées contre cet abus. Il s'avisa dans l'année de Rome 744 de mettre en œuvre un expédient dont un trait de la vie de Caton lui donna sans doute l'idée. Il voulut que tous les candidats déposassent entre ses mains comme en gage une somme d'argent, qu'ils perdraient s'ils étaient convaincus de largesses illicites. Ce tempérament entre une molle connivence et une rigueur qui aurait flétri de grands noms, fut extrêmement applaudi.

Il n'en fut pas de même d'un tour de subtilité qu'il imagina pour éluder la loi qui défendait de mettre les esclaves à la question dans les procès criminels de leurs maîtres. Cette loi le gênait, parce qu'elle lui paraissait avec raison favoriser les trames secrètes et les conspirations, seul danger qu'il eut alors à craindre. Il fit donc ordonner que dans les crimes d'état les esclaves de l'accusé pussent être vendus à la république ou à l'empereur, afin que rien n'empêchât qu'on ne leur donnât la question pour tirer d'eux les éclaircissements dont on aurait besoin. Il est aisé de sentir que c'était là un subterfuge, qui, en conservant la lettre de la loi, en anéantissait le véritable objet. Plusieurs se plaignirent de l'indignité qu'il y avait à mettre ainsi la vie des maîtres à la merci de leurs esclaves. Les plus modérés excusaient le prince d'employer une précaution nécessaire pour la sûreté de sa personne.

Ce qui est bien digne de remarque dans tous ces nouveaux règlements, c'est qu'Auguste n'y procédait point d'autorité absolue, ni d'une façon impérieuse. Avant que de les faire passer, il les soumettait à l'examen du sénat, les faisant afficher dans le lieu de l'assemblée, afin que chaque sénateur put les lire, y faire ses réflexions, et en dire librement son avis. Cette modération ne l'empêchait point de venir à son but, mais elle l'y conduisait par une voie d'autant plus efficace qu'elle était douce, et lui assurait l'obéissance en lui gagnant les cœurs.

Il gardait ainsi ce sage milieu si difficile à tenir dans l'exercice de la souveraine puissance. Car il faut, dit en quelque endroit Plutarque[2], que le prince sauve avant tout l'autorité du commandement. Mais cette autorité ne se maintient pas moins en s'abstenant de ce qui ne lui appartient pas, qu'en faisant valoir ce quelle a de droits légitimes. Celui qui mollit, ou qui outre, n'est plus prince, à proprement parler, mais devient ou flatteur du peuple, ou maître despotique, et par conséquent se fait ou mépriser ou haïr.

Ces maximes étaient l'âme de toute la conduite d'Auguste. Il était prince pour le bien public, et citoyen en ce qui le regardait personnellement. Dans un cens qui se faisait sous ses ordres et par son autorité, il donna la déclaration de ses biens, comme s'il n'eut été qu'un simple particulier.

Le sénat et le peuple voulant lui ériger des statues, et s'étant cotisés pour faire les sommes nécessaires à cette fin, il accepta le présent, mais il en changea la destination ; et au lieu de statues qui le représentassent, il en dressa à la Santé publique, à la Concorde, à la Paix. Il fit même fondre toutes les statues d'argent dont il s'était autrefois laisse honorer, et du prix qu'il en retira il consacra des trépieds d'or dans le temple d'Apollon Palatin.

C'était à de pareils usages qu'il employait tous les dons que lui faisaient souvent soit les compagnies, soit même les particuliers. Car il y avait, si je puis m'exprimer ainsi, un commerce ouvert de libéralités entre lui et tous les citoyens. Au commencement de chaque année il recevait des étrennes de quiconque voulait lui en apporter, et il en rendait réciproquement, comme il se pratique entre parents et amis. Il semblait que tout l'état fut sa famille. Et de ce qui lui était ainsi offert il achetait de très-belles statues, dont il ornait les places et les rues de la ville.

Je ne puis omettre ici la pratique où il était de faire tous les ans, à certain jour, le métier de mendiant, tendant la main, et recevant les petites pièces de monnaie que les gens du peuple y mettaient. C'est en vertu d'un songe qu'il s'était imposé cette loi bizarre et superstitieuse, qui fait voir que les plus grands génies paient presque toujours par quelque endroit le tribut à l'humanité.

Des soins plus dignes de lui sont ceux qu'il donnait à entretenir la commodité et la sûreté de la ville. Il établit, pour présider à tout ce qui regarde la conduite des eaux, un surintendant des aqueducs et fontaines publiques, qui fut le célèbre Messala ; et sous lui des magistrats et des officiers, dont chacun avait ses droits et ses fonctions. Pour les ministères laborieux et serviles, il donna à la république une compagnie nombreuse d'esclaves dressés à ces sortes de travaux, qu'Agrippa par son testament avait légués à l'empereur.

Rome avait été de tout temps sujette aux incendies, comme il parait par l'histoire de Tite-Live et par quantité d'autres témoignages. L'an de Rome 745, sous le second consulat de Tibère, il en arriva un très-considérable, qui consuma plusieurs maisons autour de la place. Cet incendie n'était point un accident fortuit, mais l'effet de la fraude des propriétaires qui, étant accablés de dettes, mirent eux-mêmes le feu à leurs maisons, dans la vue d'exciter la commisération publique, et de retirer de leurs pertes, par les libéralités qu'elles occasionneraient, un profit qui put les mettre au-dessus de leurs affaires. On ne fut point la dupe de leur artifice, et on les jugea avec raison indignes de tout soulagement.

Mais ce fut un avertissement pour Auguste de prendre des précautions qui prévinssent un mal très-dangereux, quand même la fraude ne s'en mêlerait pas, et de perfectionner la police sur un article si important. Il distribua la ville en quatorze quartiers, à chacun desquels il préposa l'un des magistrats annuels, préteurs, tribuns ou édiles. Les commissaires, qui subsistaient déjà avec le droit d'inspection sur un certain nombre de rues, furent subordonnés à ces magistrats, et reçurent en même temps autorité et juridiction sur les esclaves, qui auparavant sous la dépendance des seuls édiles étaient destinés à porter du secours dans les incendies.

Ces mesures ayant paru insuffisantes, et les incendies continuant d'être fréquents, Auguste, douze ans après, forma un guet composé de sept cohortes, n'enrôlant dans cette espèce de milice que des affranchis, et leur donnant un commandant général tiré de l'ordre des chevaliers. Ce guet faisait la ronde exactement toutes les nuits, et procurait sûreté aux citoyens, non-seulement contre les accidents du feu, mais contre les vols et les meurtres. L'utilité de cet établissement frappa tout le monde : et au lieu que, suivant le premier plan d'Auguste, il ne devait durer qu'un temps, il devint perpétuel. Ce corps même s'ennoblit. Lorsque Dion écrivait, des citoyens nés libres ne faisaient point difficulté d'y entrer, et ils avaient une paie réglée et des casernes dans la ville. Dans le Droit il est fait mention du commandant du guet, et ses fonctions y sont décrites avec les prérogatives qui lui étaient attribuées.

L'attention d'Auguste à soulager les sujets de l'empire mérite encore de grandes louanges. Nous pouvons en juger par un trait que Dion rapporte sous l'année de Rome 740. L'Asie ayant beaucoup souffert par d'horribles tremblements de terre, Auguste paya le tribut pour elle de ses propres deniers, et fit porter dans le trésor public la somme à laquelle ce tribut se montait. Il est vrai que c'était une espèce de comédie que ce paiement fait par le fisc du prince au trésor de la république, puisque l'empereur était également maître de l'un et de l'autre ; mais il n'en résultait pas moins une exemption réelle de tribut pendant un an pour la province d'Asie.

J'ai parlé ailleurs de la familiarité simple et unie avec laquelle Auguste entretenait le commerce de l'amitié, et s'acquittait des devoirs de la société civile. Sa bonté s'étendait jusque sur ceux qui ne tenaient à lui que de fort loin. Ainsi ayant su qu'un sénateur nommé Gallus Tetrinius, avec qui il n'avait jamais eu que très-peu de liaison, afflige à l'excès d'avoir tout d'un coup perdu la vue, s'était résolu de se laisser mourir de faim, il alia le voir, et en employant de douces exhortations, il le consola, lui ôta de l'esprit son funeste dessein, et lui persuada de revenir a la vie.

Son aimable félicité et sa clémence brillent encore beaucoup dans un trait que Sénèque nous a conservé[3]. Arius, homme riche (c'est tout ce que nous en savons[4]), ayant découvert que son fils avait voulu le tuer, résolut de faire lui-même le procès au coupable ; et pour y procéder d'une façon plus solennelle, il érigea chez lui un tribunal domestique, composé de ses amis. Auguste y fut invité ; il vint dans la maison d'un particulier, et prit place comme conseiller et assesseur d'Arius. Il ne dit point, selon la remarque de Sénèque. C'est à lui a venir dans mon palais ; ce qui eut été dépouiller le père de son droit, et se rendre lui-même le maître de l'affaire. Lorsqu'elle fut instruite, et qu'il fut question de juger, Auguste eut attention à conserver la liberté des suffrages ; et comme il sentait bien que son avis, s'il était connu, réglerait celui des autres, il proposa d'opiner par écrit, et non pas de vive voix. Il prit ensuite une précaution très-singulière pour se mettre à l'abri de tout soupçon d'intérêt. Il ne doutait point qu'Arius, suivant un usage très-commun alors, ne l'instituât son héritier ou légataire universel, après la condamnation de son fils. La succession d'Arius, quelque opulente qu'elle fut, n'était pas un objet pour Auguste. Mais il savait, d'un autre côté, que les princes doivent être encore plus curieux que le commun des hommes, de ménager leur réputation : et poussant la délicatesse sur cet article jusqu'au scrupule, avant que l'on ouvrit les bulletins, il protesta avec serment, que jamais il n'accepterait aucune disposition testamentaire faite par Arius en sa faveur. Dans le jugement, il inclina, autant qu'il était possible, à la douceur, considérant, non quel supplice méritait le crime, mais qui en devait être le vengeur. Persuadé d'ailleurs que la présence du prince doit toujours porter avec soi une impression de faveur et d'indulgence, il crut qu'il suffisait de punir par l'exil un coupable très-jeune, sollicité par des impulsions étrangères, et qui, tremblant et déconcerté dans l'apprêt même du crime, avait assez décelé ses remords, et donné lieu de penser que les sentiments naturels n'étaient pas entièrement étouffés dans son cœur. Arius se conforma volontiers à cette leçon de clémence que lui faisait l'empereur. Il procura un exil commode à son fils en l'envoyant à Marseille, et continuant à lui payer comme pension alimentaire la même somme qu'il lui donnait auparavant par chaque année pour sa dépense.

Tant de vertus qui éclataient dans Auguste, tant de bienfaits qu'il répandait à pleines mains, prouvent manifestement que ce n'était point flatterie, mais reconnaissance, qui engageait tous les ordres de l'état, les compagnies et les particuliers, les citoyens, les rois alliés, et les sujets de l'empire, à célébrer et honorer à l'envi l'auteur de la félicité commune : et tous ces témoignages d'honneur n'auraient rien que de louable, s'ils s'étaient toujours tenus dans des homes légitimes, et que l'impiété qui régnait alors ne les eut pas portés quelquefois jusqu'à l'idolâtrie. Suétone[5] a réuni sous un seul point de vue, selon sa pratique ordinaire, tout ce qui regarde ces preuves de l'amour public pour Auguste, et j'en placerai ici le détail d'après lui.

Cet écrivain déclare qu'il ne fait point mention des sénatus-consultes, parce qu'on pourrait les soupçonner de n'avoir pas été tout-à-fait libres. Mais les chevaliers romains, de leur propre mouvement, célébraient tous les ans le jour natal d'Auguste par une fête qui durait deux jours. Tous les ordres chaque année en un certain jour, en vertu d'un vœu fait pour sa conservation, allaient jeter leurs offrandes dans le lac Curtius : suivant une coutume superstitieuse, dont toutes les nations païennes fournissent des exemples. Son palais ayant été brûlé, les vétérans, les compagnies de juges ou de greffiers, les tribus, et même les particuliers, s'empressèrent de lui apporter de l'argent pour l'aider à le rebâtir : et lui, content de leur bonne volonté, et souhaitant leur faire con qu'il y était sensible, sans néanmoins leur être à charge, portait la main sur chaque tas, et en prenait comme les prémices, n'allant point au-delà d'un denier. J'ai eu lieu de rapporter plus d'une fois les réjouissances qui se faisaient à Rome, lorsqu'il y revenait après une absence on peu longue. C'est dans une semblable occasion que fut instituée la fête des Augustales, qui subsistait encore du temps de Dion. Mais rien n'est plus beau, ni plus touchant que ce qui se passa, lorsque le titre de Père de la Patrie lui fut déféré.

Ce fut par un consentement subit et universel de toute la nation qu'il reçut ce nom, si glorieux lorsqu'il est aussi justement mérité. Le peuple commença, et pendant qu'Auguste était à Antium, il lui envoya une députation solennelle pour le lui offrir. L'offre n'ayant point été acceptée, tout le peuple la réitéra quelque temps après par une acclamation unanime, au moment que l'empereur entrait au spectacle. Enfin, les sénateurs s'étant concertés entre eux, Messala porta la parole au nom de tous, et lui dit en pleine assemblée du Senat : César Auguste, pour le bonheur et la prospérité de votre personne et de votre maison — car ce vœu comprend celui de la félicité publique et du bonheur de l'empire[6] —, le sénat, d'accord avec le peuple romain, tous salue et proclame Père de la Patrie. Tels furent les propres termes, également simples et énergiques, qu'employa Messala. Auguste fut attendri jusqu'aux larmes[7], et répondit : Sénateurs, parvenu au comble de mes vœux, que me reste-t-il a demander aux dieux immortels, sinon que je puisse voir se soutenir pour moi jusqu'au dernier moment de ma vie les sentiments que vous me témoignez ? Auguste avait raison : et ce jour fut assurément le plus glorieux de sa vie. Est-il triomphe, quelque pompeux qu'on l'imagine, qui puisse entrer en comparaison avec cette expression si vive et si tendre de l'affection publique ?

Auguste pouvait se dire à lui-même avec vérité :

Partout en ce moment on me bénit, on m'aime[8].

Des pères de famille ordonnaient par leur testament qu'on les portât après leur mort au Capitole, et qu'on y offrit en leur nom des sacrifices d'actions de grâces, pour acquitter le vœu qu'ils avaient fait, si en mourant ils laissaient Auguste plein de vie. Plusieurs villes, changèrent en son honneur le commencement de leur année, et en comptèrent pour premier jour celui où il les avait visitées. Dans les provinces, outre les temples et les autels qu'on lui dressait, on établissait des jeux pour célébrer la gloire de son nom tous les cinq ans. Les rois alliés de l'empire fondèrent pour la plupart dans leurs états des villes qu'ils appelèrent Césarées. La plus fameuse par rapport à nous, est Césarée de Palestine, bâtie par Hérode, et dont ce prince qui n'était ni juif ni idolâtre, mais tout ce qu'il fallait être pour sa fortune, solennisa la dédicace par des jeux accompagnés de toutes les superstitions du paganisme.

C'est au milieu de ces applaudissements de tout l'univers qu'Auguste reçut la quatrième prorogation de la puissance impériale, qu'il avait feint de n'accepter d'abord, comme on l'a vu, que pour dix ans. La seconde prorogation, en 734, fut limitée à un temps plus court : elle ne portait que pour cinq ans ; mais elle fut suivie d'une autre pareille[9]. Après les vingt ans révolus, il fit de nouveau semblant de vouloir se démettre, et il se laissa pourtant persuader de reprendre encore pour dix ans un fardeau si doux à son ambition, et dont après tout il était avantageux au genre humain qu'il demeurât chargé. Ceci arriva sous le consulat d'Asinius Gallus et de Marcius : et cette date nous ramène à l'ordre des temps. Mais avant que d'y rentrer, je dois compte au lecteur de quelques faits, que je n'ai point trouvé jusqu'ici occasion de placer.

Le premier est la dédicace du théâtre de Marcellus, vaste édifice qui pouvait contenir trente mille spectateurs. C'était un nouvel embellissement pour Rome, et un monument consacré par Auguste à la mémoire d'un neveu qui lui avait été infiniment cher. La dédicace de ce théâtre fut célébrée l'an de Rome 741 par des jeux magnifiques, dans lesquels il y eut une chasse de six cents panthères, qui toutes furent mises à mort. On y exécuta aussi ce qu'ils appelaient le jeu de Troie ; et Caïus César, fils de l'empereur, fut un des acteurs.

Auguste, par principe et par goût, était attaché à l'antiquité, et il se faisait une gloire de passer pour amateur et restaurateur des anciens usages, des anciennes cérémonies. En conséquence de cette façon de penser, il fut charmé de rétablir cette année le sacerdoce de Jupiter après une vacance de soixante et dix-sept ans. Le dernier titulaire Mérula, ayant été réduit par Cinna à se tuer lui-même, César, alors fort jeune, fut nommé à ce sacerdoce. Sylla l'empêcha d'en prendre possession, le dépouilla de son droit, et personne ne lui fut substitué. Les troubles, les guerres civiles, donnèrent ensuite d'autres soins au sénat et aux chefs de la république. Auguste, ayant enfin fait succéder le calme à tant d'orages, crut honorer son gouvernement en rappelant de l'oubli un sacerdoce institué par Numa avec les plus beaux privilèges, et dont le défaut semblait faire perdre à la religion une partie de sa splendeur.

La mort enleva cette même année à Auguste sa sœur Octavie, si pourtant on ne peut pas dire qu'il l'avait perdue depuis douze ans, par le deuil amer, triste et sombre, dans lequel elle passa tout le temps quelle survécut à son fils Marcellus. Cette femme, digne des plus grands éloges par toutes sortes d'endroits, porta la douleur de la perte de son fils jusqu'à un excès inexcusable. Depuis ce moment elle ne cessa jamais de pleurer et de gémir[10] : elle s'opiniâtra à ne rien écouter qui put soulager sa tristesse ; elle ne souffrit pas même qu'on entreprit de l'en distraire. Toute occupée d'une seule idée, livrée à un seul objet, elle se repaissait de ses larmes. Elle ne voulut avoir aucun portrait, aucune représentation d'un fils si tendrement aimé : elle ne permettait pas même que jamais on le lui nommât. Elle haïssait toutes les mères : mais surtout la jalousie la rendait furieuse contre Livie, dont les fils paraissaient devoir profiter de la fortune destinée à Marcellus. Ne se plaisant que dans les ténèbres et dans la solitude elle semblait comme éblouie du trop grand éclat qui environnait son frère, et loin de chercher de la consolation auprès de lui, elle se cachait et s'enfouissait presque pour l'éviter. Pendant qu'elle voyait autour de soi trois filles mariées[11], et plusieurs petits-fils, elle conserva toujours l'habit de deuil, leur faisant l'affront de se regarder comme sans enfants au milieu d'une nombreuse et florissante famille. Elle vécut en cet état pendant douze ans entiers, et la mort seule mit fin à sa douleur.

Auguste, qui avait toujours beaucoup aimé sa sœur, lui rendit après la mort tous les honneurs imaginables. Il prononça son éloge funèbre dans le temple érigé en l'honneur de César ; et Drusus, qui vivait encore, en prononça un second du haut de la tribune aux harangues. Les trois gendres d'Octavie, Drusus, Domitius et Jule Antoine, portèrent son corps au Champ-de-Mars, où se fit la cérémonie des funérailles. Le sénat honora sa mémoire par des décrets si flatteurs qu'Auguste crut devoir les modérer. Il avait bâti du vivant de sa sœur, un monument qui en perpétuait le nom, et dont j'ai parlé ailleurs, le portique d'Octavie.

Livie, qui, peu de temps après, perdit, comme je l'ai raconté, son fils Drusus, dans un malheur semblable à celui d'Octavie, tint une toute autre conduite. Elle pleura son fils, mais sans être à charge à personne, et évitant surtout d'aggraver la douleur d'Auguste, déjà assez affligé par lui-même. Elle se laissa consoler par les entretiens du philosophe Aréus, ami de l'empereur. Elle reçut les honneurs qu'on lui déféra pour soulager sa tristesse, des statues, et les privilèges de celles qui étaient mères de trois enfants[12]. Et depuis, tant qu'elle vécut, elle ne cessa de célébrer les louanges de Drusus, elle s'en rappelait le souvenir et l'image en tous lieux, elle parlait de lui volontiers, et écoutait avec satisfaction les éloges qu'on en faisait. Livie avait du courage et de l'élévation, et sa douleur fut assurément plus raisonnable que celle d'Octavie.

La mort de Mécène, sous les consuls Asinius Gallus et Marcius Censorinus, fut un nouveau sujet d'affliction pour Auguste. Quoique la faveur de cet ancien confident et ministre fût un peu déchue dans les derniers temps, Auguste se connaissait trop en mérite, et se piquait d'une fidélité trop constante en amitié, pour ne pas regretter l'aide et le compagnon de toutes ses grandes entreprises. C'est ce qu'il témoigna bien cinq ans après, lorsque ayant enfin connu les désordres de sa fille Julie, et s'étant porté dans un premier mouvement d'indignation à les rendre publics, il s'en repentit après coup. Sentant trop tard tout le tort qu'il s'était fait en décriant sa fille, et en dévoilant au grand jour l'opprobre de sa maison, Ah ! dit-il, je n'aurais pas fait cette faute, si Agrippa ou Mécène eussent vécus[13].

On attribue le refroidissement entre Auguste et Mécène à une cause bien honteuse pour ce grand empereur, c'est-à-dire à ses amours criminels avec Terentia femme de son ministre. Ce qui me laisse quelque doute sur ce point, c'est le silence de Tacite, qui, parlant de la décadence du crédit de Mécène, va en chercher la cause dans une sorte de fatalité[14], ou dans le dégoût qui prend enfin soit le maître, lorsqu'il a tout donné, soit le ministre, lorsqu'il ne lui reste rien à acquérir. Si Tacite eut cru vrais les bruits de l'intrigue de Terentia, assurément il ne les aurait pas omis. Peut-être Dion a-t-il ajouté trop de foi à des discours populaires.

Il est vrai que Mécène fut toute sa vie le jouet de sa passion pour Terentia, femme capricieuse et fantasque, qui, par son humeur difficile, lui donnait des chagrins perpétuels, avec laquelle il se brouillait et se raccommodait tous les jours, la répudiant dans un moment, et la reprenant dans l'autre ; en sorte qu'il se maria mille fois[15], dit Sénèque, n'ayant jamais eu qu'une seule femme.

Ces tracasseries continuelles prenaient sur la santé d'un homme né délicat, et qui par un genre de vie mou et efféminé avait encore augmente la délicatesse naturelle de son tempérament. Il ne dormait point, et pour rappeler le sommeil fugitif, il n'est point d'expédient qu'il ne mit en usage. Il recourait au vin ; il se procurait ou le murmure d'une cascade, ou des concerts établis dans un appartement éloigné de celui où il couchait, afin que le bruit harmonieux des instruments adouci par le lointain ne portât à son oreille qu'un sentiment flatteur capable de l'endormir agréablement. Tout était inutile, et le trouble intérieur de l'esprit arrêtait l'effet de tous ces secours étrangers et préparés à grands frais.

Telle était la faiblesse de ce grand génie, plein de vigueur pour les affaires, et mou jusqu'à un excès incroyable dans sa conduite personnelle et domestique. Il ne s'en cachait nullement : au contraire il faisait trophée de sa mollesse, et bravait sur ce point les yeux et le jugement du public. Jamais de ceinture ; et lors même qu'en l'absence d'Auguste il remplissait les fonctions de chef et de commandant suprême, l'officier chargé de lui demander le mot le trouvait en tunique flottante qui lui tombait sur les talons. Dans les lieux et dans les temps qui exigent le plus de décence, dans les assemblées, sur la tribune aux harangues, il paraissait la tête couverte d'une espèce de capuce, qui des deux côtés laissait voir les oreilles. Pendant les horreurs des guerres civiles, au milieu de la ville en trouble et des citoyens armes, le cortège de Mécène étaient deux eunuques marchant à côté de lui.

Cette mollesse de mœurs avait passé, comme il est inévitable, dans son style. On avait, du temps de Sénèque, plusieurs ouvrages de lui en prose et en vers. Partout on reconnaissait un esprit né pour le grand et pour le beau, mais gâté par un goût que les délices et les voluptés avaient dépravé et corrompu. Des tours recherchés, une structure choquante de mots bizarrement assemblés, une affectation visible de s'écarter des façons de parler communes et naturelles, des chutes ménagées, non avec une harmonie qui plut à l'oreille, mais avec des dissonances qui l'étourdissent et l'étonnassent.

Les sentiments généreux et élevés, qui font la principale beauté de tout ce que l'on écrit, ne s'accordent point avec un style pareil. Aussi pouvons-nous juger qu'ils ne dominaient pas dans les ouvrages de Mécène : et sans être forcené pour le suicide, comme l'était Sénèque, je pense qu'on ne peut se dispenser de juger avec lui digne de mépris l'amour de la vie exprimé aussi énergiquement, que nous le trouvons dans ces vers de Mécène traduits par La Fontaine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me rende impotent,

Cul de jatte, goutteux, manchot : pourvu qu'en somme

Je vive, c'est assez ; je suis plus que content.

L'original est encore plus fort :

Debilem facito manu,

Debilem pede, coxa,

Tuber adstrue gibberum,

Lubricos quate dentes,

Vita dum supertst, bene est.

Hanc mihi, vel acuta

Si sedeam cruce, sustine[16].

Ce sont là de grands travers : mais quiconque connaît les hommes, ne peut ignorer qu'ils sont pleins d'inconséquences, et qu'ils savent allier des faibles digues de pitié avec les talents qui méritent le plus d'admiration. Mécène, malgré tant de traits défectueux et blâmables dans son caractère et dans sa conduite, fut néanmoins un puissant génie, un grand ministre, et, plus que cela, un ami fidèle de son prince, à qui il parlait avec une entière liberté, ne craignant pas de lui présenter quelquefois des vérités fâcheuses. Son amour pour les lettres, et la protection déclarée qu'il accorda à ceux qui s'y distinguaient, lui ont attiré dans tous les siècles les louanges des favoris des Muses. Mais ce qui doit surtout lui concilier l'estime et même l'affection, c'est qu'il fut doux et humain ; qu'il n'abusa jamais de la puissance tyrannique dont il fut le dépositaire pendant plusieurs années ; que dans un siècle sanguinaire il n'aima point le sang ; et que souvent il arrêta par de sages et vives remontrances le penchant qu'Auguste avait, dans sa jeunesse, à la cruauté. C'est mauvaise humeur à Sénèque de lui avoir refusé les éloges qu'il mérite sur ce point, et d'avoir, par une interprétation maligne, traité sa douceur de faiblesse, et prétendu qu'il était mou et non pas humain. Mécène fut une tête forte : et si un cœur généreux et bienfaisant ne l'eut détourné des partis extrêmes, il avait tout ce qui est nécessaire pour les porter aux plus terribles conséquences.

Dion le fait auteur des premiers bains chauds qui avaient été construits dans Rome : et cette délicatesse inconnue aux anciens Romains convient fort bien à la mollesse de la vie de Mécène. Une autre invention plus estimable, dont ce même historien lui fait honneur, est celle des signes abrégés, que les Anciens appelaient notæ, et à l'aide desquels ils écrivaient aussi vite qu'il est possible de parler ; en sorte que les discours des orateurs pouvaient être fidèlement recueillis à mesure qu'ils sortaient de leur bouche. La plupart regardent Tiron, affranchi de Cicéron, comme inventeur de cet utile et ingénieux secret. Peut-être Mécène, ou même quelqu'un de ses affranchis, perfectionna-t-il ce que Tiron avait trouvé le premier.

Mécène, par son testament, institua Auguste son héritier, et le rendit l'arbitre des legs qu'il faisait à ses amis. Il est bien glorieux pour Horace d'avoir été recommandé à l'empereur par le testament d'un homme si illustre en ces propres termes : Souvenez-vous d'Horace comme de moi-même. Les grands seigneurs traitaient alors les gens de lettres d'un mérite éminent sur le pied d'amis. Ils leur en permettaient le langage, comme il parait par les poésies d'Horace, et ils l'employaient à leur égard.

L'empereur lui-même ne croyait pas se dégrader en se familiarisant pareillement avec Horace, qui, en effet, au talent de la poésie joignait toute la finesse et toute la délicatesse nécessaires pour le commerce des grands. Auguste badinait avec lui par lettres, presque comme avec un égal. Il lui avait offert ce que nous appellerions la charge de secrétaire de ses commandements, avec sa table : et Horace, infiniment jaloux de sa liberté, l'ayant refusée, l'empereur ne lui en sut pas plus mauvais gré ; et il lui écrivait quelque temps après : Septimius vous dira de quelle manière je lui ai parlé de vous. Car, si vous avez été assez fier pour dédaigner mon amitié, ce n'est pas à dire que je me pique de fierté à votre égard.

Sur ce qu'Horace ne lui avait adressé aucune de ses pièces de poésie, il lui fit des plaintes tout-à-fait obligeantes, et toujours dans le même style de familiarité badine : Sachez, lui disait-il, que je suis en colère contre vous, de ce que ce n'est pas avec moi que vous conversez dans la plupart de vos ouvrages. Avez-vous peur qu'il ne vous soit honteux chez la postérité, de paraître avoir été de mes amis ? Et ce fut en conséquence de ce reproche qu'Horace composa et lui adressa sa première épître du second livre.

J'ai cru ces détails touchant Horace d'autant mieux placés ici, que je n'aurai plus occasion de parler de lui. Il mourut la même année que Mécène, et, selon l'opinion la mieux fondée[17], quelque temps avant cet illustre ami, comme il l'avait souhaité. Le mot qui le regarde dans le testament de Mécène prouve seulement que ce testament était fait avant la mort d'Horace, et que le testateur ne voulut pas prendre la peine de le changer. Horace fut enlevé par une maladie soudaine, et si violente, qu'elle ne lui permit pas de faire de testament : il n'eut que le temps de dire de vive voix qu'il nommait Auguste son héritier.

Il ne reste plus d'autre évènement de l'an 744 de Rome à raconter, que le rétablissement de l'ordre que César avait introduit dans le calendrier, et qui avait été gâté par l'ignorance des pontifes. Car au lieu que l'intercalation du jour bissextile ne doit se faire qu'après quatre années révolues, et à la cinquième commençante, les pontifes l'avaient faite au commencement de chaque quatrième année : de sorte que sur l'espace de trente-six ans, dont l'an 742 est le dernier, ils avaient inséré douze jours au lieu de neuf. L'erreur ayant été reconnue, Auguste y apporta le remède, en ordonnant qu'on laisserait passer douze ans pleins à compter depuis l'an 743[18], qui avait été bissextile, sans intercalation. Par là se trouvèrent mangés les trois jours ajoutés de trop, et la reforme de César procéda en règle, à recommencer à l'année 759, qui fut la première bissextile depuis l'interruption[19]. Pour prévenir un nouveau dérangement semblable au premier, Auguste fit graver tout l'ordre du calendrier sur une table de bronze.

TI. CLAUDIUS NERO. II. - CN. CALPURNIUS PISO. An. R. 745. Av. J.-C. 7.

Tibère, en prenant possession de son second consulat, triompha le même jour, comme avaient fait avant lui Marius et L. Antonius. Peu de temps après il partit pour la Germanie, où l'on craignait quelques mouvements. Mais il ne s'y passa rien de mémorable.

Il y eut cette année des jeux votifs en action de grâces de l'heureux retour d'Auguste ; des jeux funèbres en l'honneur d'Agrippa. Je m'arrête peu sur ces sortes de petits objets.

Cette même année fut achevée un grand et vaste édifice, le plus grand, selon Dion, qui ait jamais été renfermé sous un seul toit : en sorte que ce toit s'étant dégradé et détruit par vétusté, personne ne put le rétablir, et du temps de cet historien il était tout ouvert. Cet édifice, que l'on nommait Diribitorium, avait été commence par Agrippa, et fut achevé par Auguste. L'usage n'en est pas bien connu, peut-être parce qu'il n'en avait aucun de marqué, et qu'il était destiné à suppléer dans les fortes chaleurs, ou dans les temps de froid et de pluie, aux lieux ordinaires des grandes assemblées, qui étaient découverts.

D. ÆELIUS BALBUS. - C. ANTISTIUS VETUS. An. R. 746. Av. J.-C. 6.

Les fils d'Auguste, en croissant, lui causaient un plaisir qui commençait a être mêlé de quelque inquiétude. C'était pour lui un grand sujet de joie que de voir se fortifier les appuis de sa maison et de sa puissance. Mais ces jeunes princes[20], nés dans la grandeur, qui n'avaient jamais vu le gouvernement ancien, ni l'égalité républicaine, d'ailleurs environnés sans doute d'un grand nombre de flatteurs, ne prenaient point les sentiments de douceur et de modération que leur aurait souhaité Auguste. La mollesse, le faste, l'orgueil, les enivraient déjà ; et les honneurs que leur empereur et père adoptif leur accordait ne suffisamment pas à leur ambition naissante.

Il avait, deux ans auparavant, distribué des gratifications aux légions de Germanie au nom de C. César, l'aîné de ses fils, qui pour-lors, âgé de douze ans, faisait sa première campagne sous Tibère. L'année suivante, il l'avait fait présider aux jeux en l'absence du même Tibère, retourné en Germanie. Son intention était de commencer ainsi à le montrer, et à attirer sur lui les regards des citoyens et des soldats ; de le faire avancer par degrés ; en un mot, de conduire le plan de son élévation avec tant d'adresse, que d'une part il le mit sur les voies des honneurs suprêmes, et que de l'autre il évitât, soit de se faire accuser lui-même de précipitation, soit de trop enfler ce jeune courage.

L'audace de Caïus César et de Lucius son frère était déjà si grande, qu'ils ne purent souffrir ces délais. Cette année 746, Lucius, qui n'avait pas encore onze ans accomplis, vint de lui-même au théâtre provoquer les applaudissements des grands et de la multitude, qui y étaient assemblés pour des jeux ; et devenu plus hardi par le succès de son entreprise, il osa solliciter le consulat pour son frère âgé de quatorze ans, et portant encore la robe de l'enfance. Auguste en témoigna beaucoup d'indignation, plus encore qu'il n'en avait réellement. Aux dieux ne plaise, s'écria-t-il, que la république se trouve jamais dans une nécessité pareille à celle où je l'ai vue dans ma jeunesse, et quelle soit obligée de se donner un consul au-dessous de vingt ans ! Parole pleine d'artifice et de dissimulation, par laquelle en même temps qu'il condamnait la témérité de ses enfants, il faisait connaître le dessein qu'il avait pris de n'attendre que l'âge de vingt ans pour les faire consuls. Le peuple fit instance. Mais Auguste, après s'être suffisamment déclaré, s'y refusa, et répondit par une maxime sévère : Pour posséder cette grande charge, dit-il, il faut être en état de ne plus faire de fautes soi-même, et de résister aux désirs inquiets de la multitude. Il tint donc ferme par rapport au consulat : mais il accorda à Caïus une place de pontife, le droit d'assister au sénat et de prendre rang parmi les sénateurs, soit aux spectacles, soit dans les repas publics. En même temps, comme s'il eût voulu montrer à ce jeune Prince un rival qui le tînt en respect, il décora Tibère de la puissance tribunitienne pour cinq ans, et lui donna la commission d'aller pacifier les troubles qui naissaient en Arménie.

Cette conduite mitoyenne produisit l'effet qui en est la fuite ordinaire. Auguste mécontenta tout à la fois son fils et son gendre. Caïus fut piqué de voir qu'on lui opposât Tibère : et celui-ci, qui avait la vue très perçante, comprit parfaitement qu'il n'était qu'un fantôme dont on voulait faire peur à un enfant ; et qu'il ne manquerait pas de recevoir son congé, dès que Caïus aurait atteint l'âge qu'Auguste attendait. Il est probable même qu'il regarda la commission d'aller en Arménie, comme un honnête exil et il résolut de s'exiler tout de bon, et demanda subitement la permission de se retirer. Peut-être un autre motif influa-t-il encore dans la résolution je veux dire, les dérèglements de sa femme Julie, qu'il ne pouvait ni souffrir ni empêcher. Mais, la principale et la vraie cause, est sans doute celle que j'ai marquée d'abord : la même qui avait déterminé autrefois Agrippa à se retirer à Mitylène, lorsqu'il vit l'élévation de Marcellus.

Auguste fut également surpris et offensé de cette brusque incartade, qui mettait à découvert le jeu de sa politique, et qui le privait d'un appui dont il croyait avoir besoin au moins pour un temps. Il n'est point d'effort qu'il ne tentât pour détourner Tibère de son dessein : d'autant plus que les raisons qu'employait celui-ci étaient visiblement des prétextes. Dans la force de l'âge, plein de vigueur et de santé, il alléguait le désir du repos, et le dégoût des honneurs et de la vie publique. Auguste insista donc, jusqu'à se plaindre en plein Sénat que son beau-fils et son gendre l'abandonnait. Livie s'abaissa aux prières et aux plus humbles supplications. Mais Tibère avait toute l'opiniâtreté héréditaire dans la maison des Claudes. Il demeura inflexible, et pour extorquer la permission qu'on lui refusait, il s'abstint même de manger pendant quatre jours. Alors enfin Auguste consentit à son départ : et sur le champ Tibère laissant à Rome sa femme et son fils, s'en alla à Ostie, accompagné d'un assez grand nombre de personnes qui le reconduisaient par honneur, et auxquelles il ne dit pas un seul mot de politesse.

Il s'embarqua en toute diligence. Cependant lorsqu'il côtoyait la Campanie, sur la nouvelle d'une légère incommodité survenue à Auguste, il ralentit la vivacité de sa course. Mais ayant été averti que ses délais étaient très mal pris, il se hâta de s'éloigner avec tant de précipitation, que les mauvais temps mêmes ne purent l'arrêter, et que ce ne fut pas sans quelque risque qu'il arriva à Rhodes, dont le séjour lui avait autrefois paru agréable, lorsqu'il y passait en revenant de l'Arménie. Il eut tout le temps de se repentir du parti qu'il avoir pris avec tant de vivacité ; et de s'ennuyer dans sa retraite ; qui fut de sept ans entiers.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS, XII. - L. CORNELIUS SULLA. An. R. 747. Av. J.-C. 5.

Auguste semblait avoir renoncé au consulat, qui lui avait été offert plusieurs fois ; et qu'il avait constamment refusé. Après un intervalle de dix-sept ans, il voulut s'en décorer de nouveau, non pour lui-même, mais pour son fils Caïus, qui, entrant alors dans sa quinzième année, allait prendre la robe virile.

C'était une cérémonie qui se faisait avec beaucoup d'éclat chez les Romains. Le père, accompagné des parents et des amis de sa maison, menait son fils au Capitole, pour y faire hommage aux dieux des prémices du plus bel âge de la vie humaine. De là le jeune homme, ayant pris la robe unie au lieu de la robe bordée de pourpre, était conduit avec le même cortège à la place publique, comme pour être initié à l'administration des affaires soit publiques soit particulières, auxquelles il acquérait en ce moment le droit de prendre part.

Auguste, ayant à faire cette cérémonie pour l'aîné de ses fils, crut qu'il en augmenterait la pompe, s'il la faisait étant consul. Le consulat avait encore assez de lustre pour ajouter, non de la puissance, mais une sorte de splendeur, à la dignité impériale.

Dès que Caïus eut pris la robe virile, le sénat et le peuple le désignèrent consul pour entrer en charge dans cinq ans : et les chevaliers romains, en lui faisant don de lances d'argent, lui déférèrent le titre nouveau et inouï jusqu'alors de PRINCE DE LA JEUNESSE. Auguste affecta de paraître ne se prêter qu'avec répugnance à ces honneurs prématurés[21] ; mais au fond il n'avait rien désiré avec plus d'ardeur. Voila tout ce que nous fournit de faits le douzième consulat d'Auguste.

Mais si pendant cette année l'histoire Romaine est stérile, celle de la religion est bien riche et elle nous offre le plus grand évènement qui fut jamais ; la naissance du libérateur promis au genre humain, et attendu depuis quatre mille ans[22]. Auguste concourut sans le savoir à l'exécution des décrets de la miséricorde divine sur les hommes, par le dénombrement qu'il avait ordonné trois ans auparavant, et qui s'exécutait en Judée au temps de la naissance de Jésus-Christ, arrivée le 25 décembre de cette année. Quirinius, nommé dans Saint-Luc à l'occasion de ce dénombrement, est P. Sulpicius Quirinius, qui avait été consul en l'an de Rome 740, personnage illustre, dont nous aurons encore lieu de faire mention dans la suite.

C. CALVISIUS SABINUS. — L. PASSIENUS RUFUS. An. R. 748. Av. J.-C. 4.

L'année qui eut pour consul Sabinus et Passienus n'est mémorable que par la mort d'Hérode, qui après avoir versé le sang de sa femme et de trois de ses fils, ayant couronné tous ses crimes par le dessein horrible qu'il forma de tuer le Messie qui venait de naître, expira enfin au milieu des douleurs cruelles d'une maladie où paraissait visiblement le doigt de Dieu. On peut voir dans l'historien Josèphe le détail des scènes tragiques dont ce prince inhumain remplit sa maison, et qui firent dire à Auguste, qu'il valait mieux être le pourceau d'Hérode que son fils[23]. Par son testament, qui ne devait avoir lieu qu'autant qu'il serait ratifié par l'empereur, il partagea ses états entre les trois fils qui lui restaient, laissant à Archélaüs la Judée, l'Idumée et la Samarie ; à Philippe la Trachonite, et quelques autres petits pays ; à Hérode Antipas, la Galilée et la Pérée. Auguste confirma ces dispositions, si ce n'est qu'il refusa à Archélaüs le titre de roi, dont avait joui son père, et voulut qu'il se contentât de celui d'ethnarque, mot grec qui signifie, prince d'une nation.

L'histoire romaine, toujours stérile, partie par une suite de la paix profonde qui régnait alors dans l'univers, partie par défaut de monuments, ne nous présente pour l'année suivante que les noms des consuls Lentulus et Messalinus.

L. CORNELIUS LENTULUS. -  M. VALERIUS MESSALINUS. An. R. 749. Av. J.-C. 3.

Le second de ces deux consuls nous est mieux connu que le premier. Il était fils de l'orateur Messala, et conservait, selon le témoignage de Tacite[24], une image et quelques vestiges de lloquence de son père.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS, XIII. - C. CANINIUS GALLUS. An. R. 750. Av. J.-C. 2.

Auguste traitait ses deux fils adoptifs avec une parfaite égalité. Ainsi Lucius, le plus jeune des deux, étant parvenu à l'âge où son frère avait pris la robe virile, l'empereur renouvela pour lui tout ce qu'il avait fait pour Caïus. Il se revêtit du consulat, qui fut son treizième et dernier, afin de lui donner avec plus de majesté la robe virile. Il souffrit, ou plutôt il fit en sorte qu'on lui déférât les mêmes honneurs dont son frère jouissait, et spécialement le titre de prince de la jeunesse, et la désignation au consulat pour l'exercer cinq ans après. Il multipliait ainsi ses appuis, peut-être afin qu'ils se servissent mutuellement de contrepoids, et sûrement dans la vue de trouver une ressource en l'un, si l'autre lui manquait.

Les distributions de blé et d'argent, les fêtes, les jeux, les spectacles, étaient, comme je l'ai observe, les amorces par lesquelles Auguste s'attachait le peuple. Il mit en usage cette année tous ces différents moyens, dans l'exposition desquels le lecteur me dispense aisément d'entrer. Je ne crois pas néanmoins devoir omettre deux traits d'une singularité et d'une magnificence remarquables. Auguste, ayant fait remplir d'eau le cirque Flaminien, y donna en spectacle trente-six crocodiles vivants, qui furent tués par des hommes accoutumés à combattre contre ces animaux. Il présenta aussi à la multitude une image d'un combat naval, dans un bassin qu'il avait fait creuser à ce dessein, et auquel il donna dix-huit cents pieds de long sur deux cents de large, en sorte que plus de trente vaisseaux de guerre purent y manœuvrer et y exécuter tous les mouvements d'une bataille.

Auguste établit cette même année deux commandants des cohortes prétoriennes, tirés de l'ordre des chevaliers. Ces cohortes, destinées à la garde de l'empereur, formaient alors un corps nombreux. Il y en avait neuf, ou même dix, et chacune était de mille soldats choisis avec soin, et levés dans les pays les plus voisins de Rome, dans l'Etrurie, dans l'Ombrie, dans le Latium. Elles n'avaient point eu jusque-là de chef commun distingué de l'empereur même, et elles étaient commandées par leurs préfets particuliers, qui recevaient directement l'ordre du prince. Auguste compta apparemment se soulager en leur donnant des commandants-généraux sur qui il put se reposer des détails. Il les prit dans l'ordre des chevaliers plutôt que dans le sénat, sans doute par des raisons de politique, et pour ne pas confier un commandement de cette importance à des personnes déjà puissantes par elles-mêmes : et il en créa deux afin que l'un servit à l'autre de surveillant. Ce qu'il avait prévu et voulu prévenir arriva. Ces commandants, assez peu considérés dans l'origine, devinrent dans la suite les premiers officiers de l'empire, et souvent redoutables aux empereurs.

Tacite dit, dans son style républicain, que les malheurs domestiques d'Auguste ont vengé la république du trop heureux ascendant qu'il avait pris sur elle[25]. C'est dans l'année dont j'écris ici l'histoire que ces malheurs commencèrent à éclater, et que ce prince tout brillant de gloire se vit couvert d'opprobre à la face de l'univers par les honteux dérèglements de sa fille Julie, qu'il avait ignorés jusqu'alors.

Il ne s'attendait à rien moins, se fiant apparemment sur la bonne éducation qu'il lui avait donnée. Car il avait pris un très-grand soin de la bien élever, préposant à sa conduite des surveillantes fidèles et vertueuses, qui ne la quittaient point, et, ce qui paraitra incroyable dans nos mœurs, qui tenaient jour par jour un registre exact de tout ce que disait et faisait leur jeune élève. Il l'avait accoutumée à travailler en laine : usage ancien chez les dames romaines, et qu'il conserva si curieusement dans sa maison, que la plupart des habits qu'il portait avaient été filés par sa fille, sa femme et sa sœur. Il apporta une extrême attention pour éloigner Julie de toute compagnie des gens du dehors : jusque-là qu'ayant su qu'un jeune homme bien fait lui avait rendu une visite à Baïes, il en écrivit une lettre de reproches à ce jeune homme, le taxant d'indiscrétion et de peu de réserve.

Le caractère de Julie, porté au vice et à la dissolution, fut plus fort que tous les soins paternels. Affranchie de la contrainte par lge et par le changement d'état, dès le temps de son mariage avec Agrippa, elle se livra à toutes sortes de désordres ; et elle continua d'autant plus librement le même genre de vie, lorsqu'elle fut devenue épouse de Tibère, quelle le méprisait comme étant au-dessous d'elle.

Ce qui me paraît bien remarquable, c'est que cette princesse, qui donna dans la débauche la plus outrée, avait d'ailleurs des qualités estimables, des grâces, de la douceur, de la politesse, l'esprit orné par ltude et la connaissance des beaux-arts : avantages destinés par leur nature à servir et à embellir la vertu, mais sujets trop souvent à devenir les attraits du vice.

Auguste, si bien instruit de ce qui se passait aux extrémités de l'empire, ignora pendant très-longtemps la mauvaise conduite de sa fille. Cependant la compagnie qu'il voyait quelquefois autour d'elle devait lui faire naître des soupçons : et l'on rapporte qu'un jour qu'il était au théâtre, Livie y étant entrée avec tout ce que Rome avait de personnages plus graves et plus recommandables par leur vertu, et Julie avec un tas de petits-maîtres, l'empereur écrivit sur-le-champ un mot d'avis qu'il fit passer à sa fille, sur la différence de ces deux cortèges, et sur l'indécence de celui dont elle était environnée. Ses manières enjouées et trop libres, l'affectation de sa parure, ses profusions, tout cela déplaisait à Auguste. Mais un père se flatte aisément. Il ne pouvait soupçonner du crime où il n'en voyait point, et, excusant une gaité qu'il croyait innocente, il disait à ses amis qu'il avait deux filles délicates, auxquelles il était obligé de passer quelque chose, la République et Julie.

La coupable prit soin elle-même de lui ouvrir les yeux. Julie, qui ne trouvait plus le vice assez piquant, à moins quelle n'y joignit l'éclat et le scandale, ayant poussé la licence jusqu'à choisir pour théâtres de ses parties de plaisir pendant la nuit la place publique et la tribune aux harangues, fit si bien par cette impudence effrénée, qu'enfin son père en fut averti.

Auguste fut pénétré également de honte et de colère ; et n'ayant plus, comme il a été remarqué ailleurs, ni Agrippa ni Mécène, qui l'auraient calmé par leurs salutaires remontrances, il s'abandonna à toute la force des sentiments qui le transportaient. Il se tint caché dans son palais pendant plusieurs jours sans voir personne. Il délibéra s'il ne ferait point mourir une fille si criminelle ; et, s'étant déterminé pour l'exil, il dénonça lui-même au sénat les dérèglements de Julie, non pas cependant de vive voix, ce qu'il n'aurait pu faire sans rougir, mais par un mémoire que son questeur lut en son nom et de sa part.

Le résultat fut qu'après lui avoir fait signifier un acte de divorce au nom de Tibère, qui l'en avoua volontiers, il la relégua dans la petite île de Pandataire[26], sur les côtes de Campanie ; et là il lui interdit toute délicatesse, soit dans les habillements, soit pour la nourriture, et même l'usage du vin. Il défendit que qui que ce fut, libre ou esclave, lui rendit visite sans sa permission expresse ; et il se faisait donner le signalement de ceux qui la demandaient. Il ne lui envia pourtant pas la consolation d'avoir avec elle Scribonia sa mère, qui l'accompagna dans son exil. Du reste, la sévérité d'Auguste à l'égard de Julie fut inexorable. Toute la grâce qu'il lui fit après cinq ans, ce fut de lui permettre de se transporter en terre ferme dans la ville de Rhege ; mais il n'e voulut jamais entendre parler de la rappeler. Tibère l'en pria par lettres. C'étaient des prières de bienséance, dont il n'était pas difficile de se défendre. Mais le peuple le pressa sur cet article, a diverses reprises et avec beaucoup d'instance, sans pouvoir rien obtenir : et pour toute réponse Auguste leur souhaita des filles et des femmes telles que Julie. Ayant appris qu'une des affranchies de sa fille, ministre et complice des débauches de sa maîtresse, s'était pendue elle-même pour éviter le supplice, il dit qu'il eût mieux aimé être le père de Phébé : c'était le nom de cette affranchie.

Cette rigueur est apparemment ce qui a donné lieu à un bruit atroce[27], par lequel on a voulu faire passer la punition exercée par Auguste sur sa fille, pour l'effet à une abominable et incestueuse jalousie : soupçon qui fait horreur, et que je ne rapporte ici que pour montrer jusqu'où se porte contre les princes la licence des écrits et des discours injurieux.

On conçoit bien qu'usant d'une telle sévérité à l'égard de sa fille, il n'était pas disposé à en traiter les corrupteurs avec indulgence. Le nombre en était très-grand, et renfermait des gens de tous les ordres, mais particulièrement les noms les plus illustres de Rome : Jule Antoine, fils du triumvir Marc-Antoine et de Fulvie, T. Quintius Crispinus, qui avait été consul quelques années auparavant, hypocrite parfait, cachant sous une morgue austère des mœurs dépravées, Ap. Claudius, C. Sempronius Gracchus, et Scipion, qui vraisemblablement était frère utérin de Julie. Car Scribonia avait été mariée à un Scipion, personnage consulaire, avant que d'épouser Auguste.

Le plus coupable aux yeux du prince irrite était Jule Antoine, fils de son ennemi, et non-seulement redevable de la vie à sa clémence, mais comble par lui de bienfaits. Auguste l'avait honoré d'un sacerdoce, du consulat, et enfin de son alliance, lui ayant fait épouser sa nièce Marcella, fille d'Octavie. Jule n'avait répondu à tant de témoignages de bonté que par la plus noire de toutes les ingratitudes, qu'il était même accusé d'avoir poussée jusqu'à aspirer à la souveraine puissance. Si ce dernier fait surtout fut bien prouvé, il méritait assurément la mort qu'Auguste lui fit souffrir. Quelques autres d'un moindre nom subirent la même peine. La plupart en furent quittes pour l'exil.

Velleius exalte à ce sujet l'indulgence et la bonté d'Auguste. Tacite au contraire le taxe de rigueur, et, parlant assez cavalièrement du crime dont il s'agit. Une faute, dit-il[28], toute commune, était exagérée par ce prince, et chargée des qualifications les plus  odieuses. Il la traitait de sacrilège et de crime de lèse-majesté, pour avoir lieu de s'écarter de la douceur de nos ancêtres, et de passer la sévérité de ses propres ordonnances. Ces deux jugements si opposes sont conformes au caractère des deux écrivains, dont l'un est un flatteur bas et rampant, et l'autre a un penchant visible à la malignité. Si l'on veut juger des choses sans prévention, on ne trouvera peut-être ici ni de quoi louer la clémence d'Auguste, ni de quoi blâmer sa sévérité. Ceux qu'il punit étaient coupables, mais il ne leur fit point de grâce.

Pendant que tout ceci se passait a Rome, les troubles de l'Arménie, qui avaient servi de raison ou de prétexte à la commission donnée à Tibère de se transporter en Orient, croissaient de plus en plus, et devenaient tout-à-fait dignes de l'attention de l'empereur. Tibère, au lieu d'aller en Arménie, s'étant retiré à Rhodes, comme je l'ai dit, le mal, auquel il aurait peut-être apporté remède, s'était aigri, et menaçait d'une rupture ouverte et d'une guerre avec les Parthes. Nous avons peu de lumières sur l'origine de ces mouvements. Voici à peu près ce que les monuments anciens nous en apprennent.

Tigrane, établi roi d'Arménie par Auguste en la place d'Artaxias, étant mort au bout de peu d'années, et ses enfants, c'est-à-dire son fils et sa fille, qui lui avaient succédé, et qui s'étaient mariés ensemble, selon la pratique incestueuse des Orientaux, n'ayant pas eu un règne de longue durée, l'empereur romain disposa encore de cette couronne, et la donna à Artabaze ou Artavasde. Les Parthes voyaient avec peine un royaume limitrophe de leurs états tomber sous la dépendance de Rome. Ils souffrirent sans doute le feu de la révolte qui s'éleva contre Artabaze. Celui-ci fut chassé, les Romains qui le soutenaient maltraites : et, les Arméniens s'étant donne pour roi un autre Tigrane[29], les Parthes prirent les armes pour le maintenir sur le trône.

Ce fut un vrai sujet d'inquiétude pour Auguste, qui avait pour maxime de ne point troubler la paix des nations voisines de l'empire, mais aussi de n'en point souffrir d'insulte, et de conserver toujours à leur égard la supériorité et la prééminence. Provoqué par les Parthes, il fallait donc qu'il se mit en devoir de réprimer leur audace. Le choix d'un général l'embarrassait. Âgé alors de plus de soixante ans, et déshabitué dès longtemps de prendre lui-même le commandement de ses armées, il ne voyait aucun des grands à qui il put se fier assez pour le revêtir d'une puissance dont il était trop facile à abuser. Il ne voulut point sortir de sa famille, et il résolut d'envoyer en Arménie avec l'autorité de proconsul Caïus son fils, qui n'était encore que en Orient dans sa dix-neuvième année. Pour suppléer à la jeunesse et à l'inexpérience du prince, il lui donna un modérateur, qui fut M. Lollius, celui-là même dont j'ai rapporté le mauvais succès en Germanie, homme adroit, et qui, au défaut des talents militaires, qu'il paraît n'avoir pas possédés en un haut degré, avait celui de plaire au maître, et de le tromper par de beaux dehors. Caïus partit sur la fin de cette même année, ou au commencement de la suivante, et Auguste le quitta avec ce vœu remarquable : Je vous souhaite, mon fils, la valeur de Scipion, l'amour des peuples tel que l'a obtenu Pompée, et ma fortune. Il s'en fallut beaucoup que ce vœu n'eut son accomplissement.

COSSIUS CORNELIUS LENTULUS. - L. CALPURNIUS PISO. An. R. 751. - Av. J.-C. 1.

Ce n'est pas que les périls de l'emploi dont Caïus était charge dussent être fort grands. Auguste ne voulait point la guerre, a moins qu'elle ne fut nécessaire ; et les Parthes la craignaient, connaissant l'inégalité de leurs forces comparées à celles des Romains.

Le trône des Arsacides était alors occupé par Phraatace ou Phraate, qui n'y était monté qu'en tuant son père, vengeant ainsi un parricide par un autre, et tournant contre le vieux Phraate l'exemple que celui-ci lui avait donné. Le nouveau roi des Parthes ne s'effraya pas d'abord des préparatifs que les Romains faisaient contre lui, et il montra même de la hauteur tant que le danger fut éloigné. Il avait écrit à Auguste au sujet des différends des deux empires ; et, Auguste dans sa réponse ne lui ayant pas donné le titre de roi, il répliqua sur le même ton, appelant l'empereur simplement par son nom de César, pendant qu'il se qualifiait lui-même roi des rois. Mais lorsqu'il sut l'arrivée de Caïus en Syrie, il changea de langage ; il fit des soumissions à Auguste, et lui demanda à quelles conditions il pouvait regagner son amitié.

Pendant ces négociations, Caïus avançait, et ayant pris possession du consulat, auquel il avait été désigné cinq ans auparavant, il marcha contre les Parthes en traversant la lisière de l'Arabie.

C. JULIUS CÆSAR. - L. ÆMILIUS PAULUS. An. R. 752. Av. J.-C. 1.

Caïus passa toute l'année de son consulat, qui est la première de l'ère chrétienne, hors des terres de l'empire, faisant la guerre aux Parthes. Nous n'avons aucun détail touchant cette expédition, dont les exploits ne peuvent pas avoir été considérables. Il parait quelle fut terminée par la réponse d'Auguste, qui n'exigea autre chose de Phraate, sinon qu'il ne se mêlât plus des affaires de l'Arménie. Le roi des Parthes, outre la disproportion des forces, craignait ses sujets, a qui il s'était rendu odieux par ses cruautés. Ainsi la paix lui était non pas avantageuse, mais nécessaire ; et il se soumit sans difficulté à la loi qu'Auguste lui imposait.

P. VINICIUS. - P. ALFENUS VARUS. An. R. 753. Av. J.-C. 2.

Sous les consuls Vinicius et Alfenus, l'ouvrage de la paix entre les Romains et les Parthes fut entièrement consommé, et de la façon la plus solennelle, par une entrevue de Phraate et de Caïus dans une île de l'Euphrate. Après que tout fut réglé, ils se traitèrent réciproquement, Caïus le premier sur la rive des Romains, et ensuite Phraate sur celle des Parthes. Ce sont les termes de Velleius, qui servait alors dans l'armée de Caïus : et son expression fit connaître que l'Euphrate était la borne des deux empires, et que les choses en étaient revenues au point où Pompée les avait fixées.

L'entrevue dont je viens de parler devint funeste à Lollius. Le roi des Parthes le démasqua aux yeux de Caïus, et découvrit au jeune prince les conseils perfides de cette âme double et traîtresse[30]. C'est tout ce qu'il a plu à Velleius de nous apprendre sur ce fait, très-connu de son temps, mais dont il devait bien prévoir que la trace pouvait aisément s'effacer. Peut-être a-t-il entendu, sous les termes vagues dont il se sert, les liaisons de Lollius avec tous les rois de l'Orient, qu'il mettait à contribution, et de qui il recevait des présents immenses. Nous savons d'ailleurs qu'il aigrissait par des rapports envenimés l'esprit de Caïus contre Tibère. Caractère fourbe, avide, qui par ses pillages et ses exactions vint a bout d'enrichir prodigieusement sa famille, en se couvrant lui-même d'opprobre et s'attirant les derniers malheurs ; car il fut disgracie par Caïus, et peu de jours après il mourut d'une façon si subite, qu'il y a lieu de penser que sa mort fut volontaire. Pline dit positivement qu'il s'empoisonna.

La fortune de l'un des deux consuls de cette année est trop singulière pour être ici passée sous silence. Alfenus était né à Cremone de très-bas lieu, et Horace lui reproche d'avoir fait le métier de cordonnier. Il avait des talents bien supérieurs à cette profession ignoble. Animé par le sentiment intérieur qui l'avertissait qu'il était né pour quelque chose de plus grand, il quitta le tranchet, prit les livres, et s'étant adonné à l'étude de la jurisprudence, sous la discipline du fameux Ser. Sulpicius, il y excella tellement, qu'il vainquit tous les obstacles que l'obscurité de sa naissance opposait à son élévation, et parvint par son mérite à la première dignité de l'empire.

L'année suivante eut pour consuls Lamia et Servilius.

L. ÆLIVS LAMIA. - M. SERVILIUS. An. R. 754. Av. J.-C. 3.

Tigrane, que le secours seul des Parthes avait maintenu sur le trône d'Arménie, ne s'était pas plus tôt vu abandonné de ses protecteurs que, sentant parfaitement l'impossibilité de se soutenir par lui-même contre la puissance romaine, il avait en recours aux prières : et, comme Artabaze, qu'il avait détrôné, était mort, n'ayant plus de concurrent, il croyait pouvoir obtenir d'être laisse en possession de la couronne. Auguste, à qui il s'était adressé directement, le renvoya à Caïus.

La décision du jeune prince ne lui fut pas favorable. Il fallut en venir aux armes, el Caïus entra hostilement en Arménie. Il y eut d'abord d'assez heureux succès. Mais s'étant engage témérairement à une conférence avec des ennemis perfides, il fut la victime de sa crédulité, et reçut une blessure considérable, dont les suites furent très-fâcheuses. Il ne laissa pas de remplir sa commission : et en la place de Tigrane, dont il n'est parlé dans l'histoire, il donna pour roi aux Arméniens Ariobarzane, Mède d'origine.

Il revint ensuite sur les terres romaines, mais non pas tel qu'il en était parti. Sa blessure avait affecté son esprit, aussi bien que son corps ; et par une bizarrerie d'humeur que nourrissaient les flatteries des courtisans, il s'entêta de l'idée de rester dans ces contrées lointaines, el de ne plus retourner à Rome. Il fallut qu'Auguste usât de toute son autorité pour lui faire quitter cette résolution. Caïus se mit donc en marche, mais il mourut à Limyre en Lycie, au commencement de l'année suivante.

Lucius son frère était mort, dix-huit mois auparavant, à Marseille, lorsqu'il allait en Espagne, revêtu d'un commandement semblable à celui qu'avait Caïus en Orient.

Ainsi s'évanouirent tous les projets qu'Auguste établissait sur deux jeunes princes qui devaient être les héritiers de sa puissance et de son nom. Il les avait élevés dans cette espérance avec une attention infinie, jusqu'à vouloir lui-même leur servir de maître pour les éléments des lettres, et pour l'art d'écrire en abréviations. Il s'étudia surtout à leur apprendre à bien imiter sa signature, se proposant sans doute de les employer comme secrétaires dans les affaires importantes et délicates. Il avait évité de leur donner une éducation molle et fastueuse. Lorsqu'ils mangeaient avec lui, ils étaient assis, et non pas couches, au bout de la table. Il ne les perdait jamais de vue : et s'il faisait un voyage, il voulait qu'ils le précédassent ou en litière ou à cheval. Pour prévenir l'orgueil que pouvaient trop aisément leur inspirer leur naissance et la grandeur à laquelle ils étaient destinés, il leur fit éprouver l'égalité de l'instruction commune. Verrius Flaccus, célèbre professeur de grammaire, fut choisi pour leur en donner des leçons, mais non dans le particulier. Il se transporta au palais avec toute son école : et les fils de l'empereur furent instruits en commun avec les enfants des citoyens. Tant de soins pour l'éducation de ces jeunes princes ne réussirent pas beaucoup à Auguste, comme on l'a vu. Cependant leur perte lui fut très-sensible ; d'autant plus qu'elle ne lui laissait plus d'autre ressource que Tibère, qu'il n'aimait point, et qui était en effet le moins aimable des hommes.

Un accident si triste pour Auguste, mais si avantageux à Tibère, a donné lieu de soupçonner Livie d'avoir procuré par des voies sourdes la mort des deux Césars. Je ne dois ni me dispenser de faire mention de ce soupçon, puisqu'il se trouve consigne dans les monuments anciens, ni en assurer la réalité, parce qu'il est sans preuve.

SEX. ÆLIUS CATUS. - C. SENTIUS SATURNINUS. An. R. 755. Av. J.-C. 4.

Lorsque la mort de Caïus César arriva, Tibère était Rhodes, de retour à Rome, et il convient de rendre ici compte au lecteur de son séjour dans l'île de Rhodes, et de la manière dont il fut rappelé.

Il y suivit un genre de vie tout-à-fait conforme au prétexte dont il s'était servi pour obtenir la permission de se retirer. Comme il avait dit qu'il désirait la tranquillité et le repos, il s'y enfonça pleinement. Il prit une maison assez petite dans la ville, et une autre qui n'était pas beaucoup plus grande, à la campagne. Il se promenait dans les lieux d'exercices, et visitait les écoles publiques, sans train, comme un particulier, sans huissier, sans licteur. Il entretenait un commerce de politesse réciproque avec les bourgeois de Rhodes, presque comme s'ils eussent été ses égaux.

Un jour, en distribuant le plan de sa journée, il dit qu'il voulait voir tous les malades de la ville. Ses gens prirent mal sa pensée, et donnèrent ordre que l'on transportât tous les malades sous un portique, et qu'on les rangeât selon les différentes classes de maladies. Tibère, qui avait eu intention d'aller de maison en maison, fut très-surpris de les voir ainsi tous rassemblés, et très-fâché de la peine qu'on leur avait causée. Il les visita tous l'un après l'autre, faisant beaucoup d'excuses même aux plus pauvres, et à ceux qu'il ne connaissait point du tout.

Il ne fit usage qu'une seule fois de la puissance tribunitienne dont il était revêtu, et ce ne fut pas en matière fort importante. Comme il fréquentait assidûment les leçons des professeurs d'éloquence et de philosophie, il arriva que deux rhéteurs ou sophistes eurent en sa présence une dispute dans laquelle il intervint et dit son avis. Celui des deux contendants centre lequel il se déclarait le prit à partie, et lui manqua de respect, l'accusant de partialité. Tibère sortit sans bruit, regagna sa maison, et reparut ensuite avec ses licteurs ; et étant venu s'asseoir sur son tribunal, il fit citer le pétulant sophiste, qui fut par son ordre mené en prison.

Ainsi se passèrent les cinq années de sa puissance tribunitienne. Au bout de ce temps, il avoua enfin le vrai motif de sa retraite, mais en le tournant à sa façon, et le présentant sous un point de vue favorable. Il déclara qu'il avait voulu prévenir tout soupçon de rivalité avec Caïus et Lucius Césars : et il ajouta que ce danger ne subsistant plus, parce que les jeunes princes étaient devenus grands et se trouvaient en état de soutenir le second rang, qui leur appartenait, il demandait la permission de revenir à Rome dans le sein de sa famille, dont il s'ennuyait d'être séparé depuis si longtemps. Auguste lui refusa nettement sa demande, et l'exhorta même à oublier sa famille, qu'il avait eu tant d'empressement de quitter. Tibère resta donc à Rhodes malgré lui ; et tout ce qu'il put obtenir par le crédit et par les instantes prières de sa mère Livie, fut un titre de lieutenant d'Auguste, qui couvrit la honte de son éloignement involontaire.

Depuis ce temps, il ne vécut pas seulement en simple particulier, mais il se tint bas et tremblant. Il s'écarta de la côte, et se retira dans une campagne au milieu des terres, pour éviter les visites des magistrats et des officiers-généraux, dont aucun ne passait près de Rhodes qui ne vint lui rendre des devoirs. Ses inquiétudes augmentèrent au voyage de Caïus César en Orient. Tibère s'étant transporte dans l'île de Chio[31], pour lui faire sa cour, trouva que l'esprit du jeune prince était prévenu et aigri contre lui par Lollius. Bien plus, il fut soupçonné d'avoir pratiqué quelques centurions qui lui étaient attachés de longue main, et d'avoir voulu par leur moyen exciter quelques troubles parmi les gens de guerre. Auguste lui en écrivit, et pour se justifier, Tibère demanda en grâce qu'on lui donnât un surveillant, de quelque ordre qu'il put être, qui observât sa conduite, et rendit compte de toutes ses démarches. Alarmé à l'excès, il porta le scrupule sur tout ce qui pouvait donner quelque ombrage, jusqu'à renoncer aux exercices du cheval et des armes, et à quitter la toge pour s'habiller à la grecque.

Il passa environ deux ans dans cette triste situation, plus exposé de jour en jour au mépris et à la haine. Il en reçut des marques de la part d'Archélaüs, roi de Cappadoce, qui eut bien lieu dans la suite de s'en repentir. Ceux de Nîmes abattirent ses statues. Enfin, dans un repas de gaîté, quelqu'un s'offrit a Caïus, pour aller sur-le-champ à Rhodes, s'il le voulait, et lui rapporter la tête de l'exilé. C était ainsi qu'à cette cour on appelait Tibère.

Le danger devenait sérieux, et Tibère redoubla ses instances pour obtenir son rappel. Livie se joignit à lui ; et cependant Auguste ne voulut point y consentir qu'il n'eût eu l'avis de son fils Caïus. Heureusement pour le succès de cette négociation, le jeune prince était alors détrompé sur le compte de Lollius, et en conséquence plus favorablement dispose pour Tibère. Il se laissa donc fléchir, et Tibère eut la permission de revenir à Rome ; mais sous la clause expresse d'y mener une vie privée, sans prendre aucune part aux affaires du gouvernement.

Les apparences, comme l'on voit, n'étaient pas brillantes, et ne lui promettaient pas l'élévation a laquelle il parvint bientôt après. Il revint pourtant, si nous en croyons Suétone, plein de grandes espérances, fondées principalement sur les prédictions de l'astrologue Thrasyllus, qu'il avait eu auprès de lui pendant son séjour à Rhodes. Avant que de lui donner sa confiance, il l'avait mis à une épreuve à laquelle plusieurs autres avaient succombé et dont ils avaient été les victimes. Car Tibère, dévoré d'ambition dans sa retraite, et ne perdant point de vue l'empire, entre lequel et lui il ne comptait que deux têtes, consultait volontiers ces hommes trompeurs qui se donnent pour habiles dans la connaissance de l'avenir, et dont tout le savoir ne consiste qu'en ruse et en charlatanerie. De pareilles opérations se font toujours mystérieusement : et voici de quelle façon Tibère s'y prenait.

Il avait une maison au bord de la mer, sur des rochers fort escarpés. Un affranchi, seul admis dans sa confidence, homme ignorant et robuste de corps, conduisait l'astrologue par des sentiers roides et difficiles à une guérite, qui était tout au haut de la maison ; et au retour, si Tibère soupçonnait de la fraude et du mensonge dans les discours du devin, l'affranchi le précipitait dans la mer qui baignait le pied des rochers, ensevelissant ainsi avec lui sous les eaux le secret de son patron.

Thrasyllus, ayant été mené comme les autres au haut du roc, eut le bonheur de plaire a Tibère, en lui promettant l'empire, et par le tour adroit et ingénieux qu'il donna à tout ce qu'il lui dit. Tibère, frappé et ébranlé, lui demanda s'il ferait bien son propre horoscope, et si, en comparant son heure natale avec l'état actuel du ciel, il pourrait dire ce qu'il avait dans le moment présent à craindre ou à espérer pour lui-même. L'astrologue, sans doute instruit du sort de ses devanciers, regarde les astres, et frémit : plus il les considère, plus il tremble ; enfin il s'écrie qu'il est menacé d'un très-grand et d'un très-prochain danger. Tibère fut convaincu de son habileté par cette expérience, qui lui paraissait au-dessus de toute équivoque : il l'embrassa, le rassura, et le tint toujours depuis au nombre de ses plus intimes amis. Il ne se contenta pas même de le consulter, et d'écouter avec confiance et docilité ses réponses, qu'il prenait pour des oracles : il voulut acquérir lui-même une si belle science. Il avait à Rhodes tout le loisir nécessaire pour prendre les leçons de Thrasyllus, et il en profila au point de passer pour avoir fait des prédictions qui furent vérifiées par l'évènement.

Lorsqu'il fut de retour à Rome, il donna la robe virile à son fils Drusus ; et aussitôt lui cédant sa maison, qui était celle de Pompée, il alla loger dans la maison de Mécène aux Esquilies. Là il vécut tranquille et sans emploi, jusqu'à la mort de Caïus, ne se mêlant d'aucune affaire publique, et renfermé dans les soins qui conviennent à un particulier.

Cet état d'un loisir obscur dura encore près de deux ans. Il était revenu à Rome vers le mois de juillet de l'année où furent consuls Vicinius et Alfenus. Caïus César mourut le vingt-un février de l'année où nous en sommes, et le vingt-sept juin suivant, Tibère fut adopté par Auguste.

Ce prince, en l'adoptant, déclara avec serment que le bien et l'utilité de la république lui avaient inspiré la démarche qu'il faisait ; et il y avait beaucoup de vrai dans cette déclaration si honorable à Tibère : Auguste lui voyait de la capacité pour la guerre, de la fermeté à maintenir la discipline, un esprit pénétrant, le talent de se con en hommes, et de les appliquer aux emplois auxquels ils convenaient. C'étaient la de grandes qualités, et qui pouvaient promettre un prince dont le gouvernement serait avantageux à l'état.

Il me semble donc que l'on doit regarder comme une calomnie insensée le bruit qui courut dès-lors, qu'Auguste avait eu intention de se faire regretter en se choisissant un mauvais successeur : premièrement le gouvernement d'Auguste n'avait point besoin, pour être estimé et aimé, de la comparaison avec un méchant prince ; mais de plus, il est clair par les faits qu'Auguste ne recourut à Tibère qu'après avoir épuisé toutes les autres ressources, Marcellus, Agrippa, les deux Césars ses fils par adoption. Il ne le choisit donc pas, à proprement parler, mais il le reçut en quelque façon des mains du sort, et il ne crut pas en recevoir un mauvais présent.

Ce n'est pas que, à travers les qualités estimables qu'il trouvait en lui, il ne remarquât des défauts dont il était tout-à-fait choqué : une dureté sauvage de mœurs qui le révoltait, en sorte que, s'il tenait quelques propos gais et enjoues, et que Tibère survint, il changeait sur-le-champ de matière ; une lenteur glacée, qui rendait même son langage pesant, et qui fit dire un jour à Auguste, Que je plains le sort du peuple romain, d'avoir à tomber sous cette lourde mâchoire ![32] par-dessus le tout, une dissimulation profonde, qui donnait lieu de craindre que toutes les vertus que montrait Tibère ne fussent des vices masques. Auguste sentait si bien ces défauts, qu'il en fit quelque mention dans le sénat, lorsqu'il demanda pour Tibère la puissance tribunitienne, peu de temps après l'avoir adopté. Dans le discours qu'il lut ; selon sa coutume, à ce sujet, il jeta quelques paroles ambigües sur certaines singularités de l'extérieur et de la conduite de Tibère[33], et il en fit des excuses malignes qui étaient de véritables reproches. Il témoigna dans son testament qu'il avait adopte Tibère parce qu'une fortune cruelle lui avait enlevé ses fils Caïus et Lucius César[34] : ce qui était dire assez nettement qu'il ne l'avait regardé que comme un pis aller. Enfin on assure qu'avant que de se déterminer, il avait jeté les yeux sur Germanicus, fils de Drusus, et petit-fils de sa sœur Octavie, caractère infiniment aimable, et qui avait toute l'estime et toute la faveur de la nation. Mais outre que les sollicitations de Livie, très-puissantes sur son esprit, l'en détournaient, il faut convenir qu'il eut été dur de préférer le neveu, fils du cadet, à l'oncle, aîné de sa maison, et un jeune homme âgé de dix-neuf ans à un homme mur, qui avait fait ses preuves dans les commandements les plus importants.

De tout ceci il résulte, ce me semble, qu'Auguste ne crut pas pouvait faire mieux dans les circonstances où il se trouvait, que de se donner Tibère pour successeur ; et qu'a défaut du tout-à-fait bon, il se contenta du meilleur possible. On peut même dire qu'il eut lieu, tant qu'il vécut, de se louer de son choix ; et que son estime pour Tibère, qui avait été longtemps mêlée d'une sorte d'antipathie, s'épura et s'accrut par la manière dont il le vit répondre à ses intentions.

Dans sa conduite privée Tibère fit paraître une modestie parfaite. Il se tint depuis son adoption dans l'état d'un fils de famille soumis à la puissance paternelle : en sorte que, ne se regardant comme propriétaire de rien, il ne fit aucun don, il n'affranchit aucun esclave, et s'il lui vint quelque succession ou quelque legs, il ne les recueillit que sous le bon plaisir d'Auguste, et en lui demandant la permission d'en augmenter son pécule. Dans les emplois publics, nous le verrons devenir réellement l'appui de l'empire.

Auguste en l'adoptant n'avait pourtant pas voulu concentrer en lui toutes ses espérances. Il adopta en même temps Agrippa Posthume, le dernier de ses petits-fils, et quoique Tibère eut un fils déjà parvenu, comme je l'ai rapporté, à l'âge de l'adolescence ; l'empereur l'obligea d'adopter son neveu Germanicus. La succession d'Auguste se trouvait ainsi établie sur un grand nombre de soutiens.

Pour ce qui est de Tibère, il n'y avait que l'adoption d'Agrippa qui put lui faire quelque ombrage. Car Germanicus devenant son fils, n'avait droit à l'empire qu'après lui. Bientôt cet unique rival, je veux dire Agrippa Posthume, prit soin de délivrer Tibère de toute inquiétude. C'était un génie féroce, grossier, qui n'avait d'autre mérite qu'une grande force de corps, dont il prévalait brutalement : nulle élévation, nul sentiment, nul goût pour tout ce qui est du ressort de l'esprit. Sa grande occupation était la pêche, et il tirait tant de gloire de cet exercice, qu'il en prit occasion de s'attribuer le nom de Neptune. Du reste, indiscret, téméraire, il invectivait contre Livie, qu'il traitait de marâtre à son égard : il attaquait l'empereur lui-même, comme ne lui faisant pas justice sur la succession de son père. Auguste, honteux d'avoir un fils et un héritier si peu digne de lui, et d'ailleurs aigri par les plaintes de Livie, cassa l'adoption qu'il avait faite d'Agrippa, et le relégua à Sorrento, sur la côte de Campanie. Ce châtiment, au lieu de rendre le jeune prince plus traitable et plus doux, ne fit qu'augmenter ses fureurs : ce qui détermina Auguste à le transporter dans l'île de Planasie[35], où il le fit garder étroitement. Il voulut même qu'il fut exilé en forme par un sénatus-consulte, et sans espérance de retour.

Le mauvais caractère d'Agrippa Posthume fut un des plus grands chagrins qu'Auguste ait jamais éprouvés : et pour achever ici tout ce qui regarde ses malheurs domestiques, j'ajouterai que l'aînée de ses petites-filles, Julie, mariée à L. Paulus, imita les dérèglements de sa mère, et força son aïeul de la traiter avec la même rigueur. Il la relégua dans l'île de Trimète[36], non loin des côtes de l'Apulie, et il défendit que l'on élevât le fils dont elle était accouchée depuis sa condamnation, et qu'il regardait sans doute comme illégitime.

Les deux Julies et Agrippa Posthume répandirent de l'amertume sur toute la félicité d'Auguste. Il les appelait ses trois cancers, ses trois abscès : il ne les entendait jamais nommer qu'il ne soupirât ; et souvent il se faisait l'application d'un vers d'Homère, dont le sens est : Plut au ciel que je ne me fusse jamais marie, et que j'eusse péri sans postérité ![37]

L. Paulus, mari de Julie, contribua aussi à donner des soucis et des alarmes à Auguste, s'il est vrai, comme l'a écrit Suétone, qu'il ait tramé une conspiration contre son prince, à qui il tenait par une si étroite alliance.

Je reviens à Tibère, pour l'élévation et l'agrandissement duquel Auguste n'omit rien, depuis qu'il l'eut une fois adopté. Sur-le-champ, il lui fit donner par le sénat la puissance tribunitienne. Tibère avait déjà été revêtu de ce titre, qui était un des principaux caractères de la dignité impériale. Mais il l'avait peu exercé, et à l'expiration du terme il était retombe non-seulement dans la condition privée, mais dans une espèce d'anéantissement. Il recouvra alors ce titre éminent pour ne le plus perdre ; et immédiatement après il fut envoyé en Germanie, ou la guerre se renouvelait. C'est de quoi je remets à parler au livre suivant.

Auguste, qui avait pris au commencement de cette année une cinquième prorogation du commandement général des armées, et du gouvernement des provinces de son ressort, continuait de s'occuper du soin de régler la police intérieure de la république. Il fit une nouvelle revue du sénat, à laquelle il préposa trois des plus illustres membres de la compagnie, avec le titre d'inquisiteurs ou examinateurs ; et à cette occasion il usa de sa libéralité accoutumée pour retenir ou faire entrer dans le sénat des sujets que leur naissance y appelait, mais que la modicité de leurs facultés en aurait exclus. Il fit aussi un dénombrement des habitants de l'Italie, dans lequel il ne comprit que ceux qui possédaient la valeur de deux cent mille sesterces (vingt-cinq mille francs) et au-dessus, voulait épargner aux pauvres la peine d'une déclaration de leurs biens, qui ne pouvait pas être fort utile à l'état. Dion fait encore mention d'une ordonnance d'Auguste par rapport aux affranchissements, objet d'une grande conséquence dans la république romaine, où les esclaves affranchis par des Romains acquéraient le droit de citoyens. Cette loi fixait l'âge que devaient avoir et les esclaves pour pouvoir être affranchis, et les maîtres pour donner la liberté à leurs esclaves. Elle contenait encore quelques autres règlements, indiqués d'une manière assez vague par l'historien.

Mais de tous les évènements de cette année le plus glorieux pour Auguste est le pardon qu'il accorda à Cinna. C'est un fait qui est devenu extrêmement célèbre parmi nous, parce qu'il a fourni la matière d'un des chefs-d'œuvre de notre théâtre. Je le rapporterai dans les termes de Sénèque.

Cinna, petit-fils de Pompée, mais homme de peu de mérite, fut dénoncé a Auguste comme chef d'une conspiration tramée contre lui. C'était un des complices qui donnait cet avis, et il marqua le lieu, le temps, les arrangements pris pour tuer l'empereur pendant qu'il offrirait un sacrifice ; de façon que le crime était avéré, et ne pouvait souffrir aucun doute, Auguste résolut de faire justice du perfide Cinna, et il indiqua à cet effet pour le lendemain un conseil de ses amis.

L'intervalle de la nuit donna lieu à des réflexions dont il fut violemment agité, n'envisageant qu'avec une sorte d'effroi la nécessite de condamner un citoyen de la plus haute noblesse, et qui, à ce seul article près, était sans reproche. Il ne pouvait plus se déterminer à ordonner la mort d'un coupable, lui qui autrefois avait dicté en soupant avec Marc Antoine l'édit de la proscription. Poussant fréquemment des soupirs, il parlait seul avec lui-même, et il exprimait vivement les différentes pensées qui naissaient dans son esprit, et qui se combattaient l'une l'autre. Quoi donc, disait-il en certains moments, je laisserai mon assassin libre et tranquille, et l'inquiétude sera pour moi ? Après que tant de guerres civiles ont respecté mes jours, après que j'ai échappé aux périls de tant de combats sur terre et sur mer, un traître veut m'immoler au pied des autels ; et je ne lui ferai pas subir la peine si justement méritée ?

La il s'arrêtait, et après quelque temps de silence, il élevait de nouveau sa voix, pour se faire le procès à lui-même avec plus de sévérité qu'a Cinna. Il s'apostrophait par ces paroles pleines d'indignation : Si la mort est l'objet des vœux d'un si grand nombre de citoyens, es-tu digne de vivre ? Quand finiront les supplices ? Quand cesseras-tu de verser le sang ? Ta tête est exposée en butte aux coups de la jeune noblesse, qui compte s'immortaliser en t'égorgeant. Non, la vie n'est pas d'un assez grand prix, si pour t'empêcher de périr, il faut que tant d'autres périssent.

Livie entendait tous ces discours, était témoin de toutes ces agitations. Elle l'interrompit enfin. Voulez-vous, lui dit-elle, écouter le conseil d'une femme ? Imitez les médecins, qui, lorsque les remèdes accoutumés ne réussissent point, essaient de leurs contraires. Jusqu'ici vous n'avez rien gagné par la sévérité. Une conspiration punie a semblé une semence qui en faisait naître une nouvelle. Salvidiénus a été suivi du jeune Lepidus, Lepidus de Murena et de Cæpion, ceux-ci d'Egnatius. J'en pourrais nommer d'autres encore. Essayez maintenant de la clémence. Pardonnez à Cinna. Il est découvert ; il ne peut plus vous nuire : et la grâce que vous lui ferez petit devenir très-utile à votre réputation.

Auguste fut ravi d'avoir trouvé un secours et un encouragement vers le parti auquel il penchait déjà par lui-même. Il remercia Livie, contremanda ses amis, et ayant appelé Cinna seul, il fit sortir tout le monde de sa chambre, lui ordonna de s'asseoir, et lui parla en ces termes : J'exige avant tout que vous m'écoutiez sans m'interrompre, que vous me laissiez achever tout ce que j'ai à dire sans vous récrier. Lorsque j'aurai fini, vous aurez toute liberté de me répondre. Je vous ai trouvé, Cinna, dans le camp de mes ennemis. Vos engagements même contre moi n'étaient pas l'effet d'un choix qui put changer, mais une suite de votre naissance. Dans de telles circonstances je vous ai accordé la vie, je vous ai rendu votre patrimoine. Vous êtes aujourd'hui si riche et dans une situation si florissante, que plusieurs des vainqueurs portent envie à la condition du vaincu. Vous avez souhaite un sacerdoce ; et je vous l'ai donné par préférence sur des compétiteurs, dont les pères avaient combattu pour moi. Après que je vous ai comblé de tant de bienfaits, vous voulez m'assassiner.

A ce mot, Cinna s'étant écrié qu'une telle fureur était bien loin de sa pensée, Vous ne me tenez point parole, reprit Auguste ; nous étions convenus que vous ne m'interrompriez point. Oui, je vous le répète, vous voulez m'assassiner. Il lui exposa en détail toutes les circonstances, tous les apprêts ; il lui nomma ses complices, et en particulier celui qui devait porter le premier coup ; et voyant alors que Cinna gardait le silence, non plus en vertu de la convention, mais par surprise, par terreur, par le reproche de sa conscience, il ajouta : Par quel motif vous êtes-vous porté à un pareil dessein ? Est-ce pour occuper ma place ? Assurément le peuple romain est bien à plaindre, si je suis le seul obstacle qui vous empêche de devenir empereur. Vous ne pouvez pas gouverner votre maison. Il n'y a pas longtemps qu'un affranchi vous a écrasé par son crédit dans une affaire qui vous intéressait. Tout vous est difficile, excepte de former une conjuration contre votre prince et votre bienfaiteur. Voyons, examinons : suis-je le seul qui arrêté l'effet à de vos projets ambitieux ? Pensez-vous réduire à supporter votre domination un Paulus, un Fabius Maximus, les Cossus, les Servilius, et tant d'autres nobles, qui ne se parent point de vains litres, et qui rendent à leurs ancêtres l'honneur qu'ils en reçoivent ?

Auguste continua de parler sur ce ton pendant plus de deux heures, allongeant exprès la durée de la seule vengeance qu'il prétendait exercer sur le coupable. II finit en lui disant : Je vous fais grâce de la vie une seconde fois, Cinna. Je vous ai épargné, quoique vous fussiez mon ennemi : je vous pardonne maintenant que vous avez ajoute a ce litre ceux de traître et de parricide. Commençons d'aujourd'hui à être amis sincèrement. Piquons-nous d'émulation, moi pour soutenir mon bienfait, vous pour y répondre : efforçons-nous de rendre douteux s'il y aura de ma part plus de générosité, ou de la votre plus de reconnaissance.

A un langage si noble il joignit les effets : il donna à Cinna le consulat pour l'année suivante, se plaignant obligeamment de la circonspection timide qui l'avait empêché de le demander. Cinna de son côté fit preuve de sensibilité et de bon cœur. Il devint ami fidèle du prince, a qui il était deux fois redevable de la vie, et en mourant il l'institua son seul héritier. Ce ne fut pas le seul ni le plus grand fruit qu'Auguste tira de sa clémence en cette occasion. Elle acheva de lui gagner tellement tous les cœurs, que depuis ce temps il ne se forma plus aucune conspiration contra sa personne.

Avant que de passer aux guerres que Tibère conduisit avec beaucoup de gloire et de succès dans la Germanie et dans la Pannonie, je placerai ici quelques faits qui en sont indépendants, et qui couperaient d'autant plus désagréablement le tissu de la narration, quelle sera, faute de monuments, maigre et succincte.

Sous l'an de Rome 766, Dion rapporte des tremblements de terre très-violents ; un débordement du Tibre, qui rompit un pont, et rendit la ville navigable pendant sept jours ; une éclipse de soleil ; et le commencement d'une famine, qui continua encore l'année suivante, et devint très-dure, comme on en peut juger par les précautions extraordinaires qui furent prises pour en diminuer la rigueur. Car on fit sortir de Rome, et on en éloigna à quatre-vingts milles de distance, les gladiateurs, les esclaves que l'on amenait de toutes parts dans la ville pour y être vendus, et tous les étrangers, excepté les médecins et les professeurs des beaux-arts. Auguste et la plupart des grands renvoyèrent à leurs campagnes une partie de leur monde. Les sénateurs eurent permission de s'absenter et d'aller où ils voudraient ; et afin que le cours des affaires ne fut pas interrompu par le petit nombre auquel le sénat vraisemblablement se trouverait réduit, il fut dit que ceux qui seraient présents auraient les droits de l'ordre entier, et pourraient, quoique au-dessous du nombre prescrit par les lois, former un sénatus-consulte. Auguste nomma des personnages consulaires pour avoir inspection sur le blé et sur le pain, et pour en régler le prix. Il doubla les distributions qu'il avait coutume d'en faire régulièrement à deux cent mille citoyens ; et, pour éviter une consommation inutile, il défendit que son jour natal fut célèbre, selon l'usage, par des réjouissances publiques. Il fallait que le mal fût grand pour exiger de tels remèdes.

Depuis longtemps on éprouvait de la difficulté à remplir le nombre des vestales, quoiqu'elles ne fussent que six. Les pères n'engageaient pas volontiers leurs filles à une virginité forcée, dont le violement était sujet à un supplice si terrible. Auguste, qui avait beaucoup d'attachement aux anciens usages, surtout en matière de religion, était fâché de voir tomber en discrédit le sacerdoce des vestales : et il protesta un jour avec serment que si quelqu'une de ses petites-filles eut été dans l'âge compétent (car on ne prenait point de vestales au-dessous de six ans ni au-dessus de dix), il l'aurait offerte avec joie. Julie eut été une étrange vestale. Comme les représentations de l'empereur ne changeaient point sur cet article la façon de penser des pères, il fallut ordonner, en cette même année 766, que les filles d'affranchis pourraient être admises à ce sacerdoce, qui jusque-la n'avait été exercé que par des personnes de la première noblesse. C'est la gloire du christianisme d'avoir rendu commune une vertu pour laquelle tout Rome pouvait à peine fournir six sujets.

Il y avait alors beaucoup de mouvements de guerre en différentes parties de l'empire. Non-seulement les Germains, comme je l'ai dit, avaient repris les armes, mais la Sardaigne était infestée par des courses de brigands : les Isaures, peuple montagnard et accoutume à la rapine et aux pillages, inquiétaient les pays voisins, et il fallut envoyer des forces pour les réprimer et les soumettre : les Gétules, voulant se soustraire à la domination du roi Juba, excitèrent une guerre en forme, dans laquelle Cossus Cornelius Lentulus acquit les ornements du triomphe et le surnom de Gétulicus.

Dans de telles circonstances, les gens de guerre, sentant le besoin que l'on avait d'eux, profitèrent de l'occasion pour rendre leur condition meilleure. Ils se plaignaient de la modicité des récompenses qui leur étaient assignées. Car au lieu de ces établissements en terres[38] que leur procuraient autrefois les généraux, il avait été régie, dix-sept ans auparavant, qu'après leur temps de service, qui fut alors fixe pour les gardes prétoriennes à douze ans, et pour les soldats légionnaires a seize, on leur donnerait une somme d'argent, qui n'était pas fort considérable. Cette ordonnance fut reçue des peuples avec de grands applaudissements, parce qu'elle les affranchissait de la crainte de ces horribles et tyranniques distributions de terres, qui avaient causé tant de maux à l'Italie. Les gens de guerre prirent d'abord leur parti assez doucement ; mais au temps dont je parle ils firent éclater des murmures, qui parurent à Auguste mériter attention. Il crut devoir les satisfaire jusqu'à un certain point. Il augmenta la récompense qui leur était proposée, et il la porta jusqu'à vingt mille sesterces[39] pour les soldats des gardes prétoriennes, et à douze mille[40] pour ceux des légions. Mais en même temps il augmenta le temps de leur service, exigeant seize ans des premiers et vingt ans des autres.

C'était là une dépense énorme dont Auguste se chargeait : et pour aider le lecteur à s'en former quelque idée, il est bon d'exposer ici le nombre de troupes qu'il entretenait en pleine paix. Vingt-trois, ou même vingt-cinq légions, et un pareil nombre à peu près de troupes auxiliaires, composées d'étrangers, c'est-à-dire de soldats qui n'étaient point citoyens romains ; dix cohortes prétoriennes faisant dix mille hommes ; six mille hommes en trois cohortes destinées à la garde de la ville : un corps de cavalerie batave, alors fort renommée ; ceux qu'ils appelaient evocati, c'est-à-dire de vieux soldats qui, conservant encore de la vigueur et du goût pour le métier, restaient dans le service avec des privilèges distingués ; enfin deux flottes, l'une à Misène, l'autre à Ravenne. La solde de ces différentes espèces de troupes ne pouvait manquer de se monter très-haut. Nous savons[41] que chaque soldat légionnaire recevait dix as[42] par jour et les prétoriens deux deniers[43]. Ajoutez les récompenses dont nous venons de faire mention. Auguste, pour subvenir à tant de frais, résolut d'affecter un fonds pour les troupes, ou, ce qui est la même chose, d'établir un trésor militaire.

Dans l'exécution de ce projet, il se conduisit avec sa circonspection et sa prudence accoutumées. Il représenta au sénat les besoins de l'état, et la nécessité d'un fonds subsistant pour soudoyer et récompenser les troupes. Il déclara qu'il ferait les premières avances : et en effet il donna ; tant en son nom qu'au nom de Tibère, des sommes considérables, qui furent les premiers fonds du trésor militaire qu'il établissait. Il reçut aussi à cette même fin des dons gratuits des rois et peuples alliés ; mais il ne voulut point en recevoir des particuliers romains, parce que son objet était d'établir un impôt pour cette destination, et il pensa qu'il serait de mauvaise grâce de commencer par recevoir des contributions volontaires, pour les convertir ensuite en charges forcées. Il nomma trois gardes ou administrateurs de ce trésor, qui furent choisis par sort entre les anciens préteurs, et dont l'emploi devait durer trois ans.

L'établissement une fois fait, il fallait l'entretenir : et il était clair qu'une dépense continuelle demandait une source qui ne tarit point. Auguste invita les sénateurs à y penser, à chercher chacun de leur côté les expédients les moins onéreux au public, et à lui en dresser leurs mémoires, qu'il promit d'examiner. Il avait son parti pris, mais il voulait les y amener par voie d'insinuation. Après donc que les mémoires lui eurent été fournis, il remarqua des inconvénients dans tous les partis proposes, et il dit qu'il s'en tenait a celui qu'il trouvait dans les papiers de César son père, et qui consistait a exiger le vingtième des successions collatérales et des legs testamentaires qui ne regarderaient pas des parents proches ou pauvres. C'était le renouvellement d'un ancien droit, qui était aboli : et la chose passa, non pas néanmoins sans quelque mécontentement de la part du peuple, qui, souffrant déjà beaucoup de la disette, se voyait encore foule par de nouvel impôt.

La multitude indignée par les motifs que je viens de marquer, donna lieu d'appréhender quelque tumulte. On tenait tout haut des discours contraires au gouvernement : on semait par la ville, on affichait pendant la nuit des écrits séditieux. Tout ce grand feu, qui n'avait pour principe bien réel que la disette, cessa avec elle ; et dès que l'abondance reparut dans Rome, le calme et la tranquillité s'y rétablirent.

Les honneurs rendus dans ce même temps à la mémoire de Drusus, qui était infiniment chère au peuple, contribuèrent encore à l'adoucir. Germanicus et Claude, tous deux fils de Drusus, donnèrent des combats de gladiateurs en l'honneur de leur père : et Tibère ayant dédié un temple à Castor et à Pollux, grava sur le frontispice le nom de son frère avec le sien.

Vers les temps dont nous parlons ici, mourut à sa maison de campagne de Tuscule le célèbre Pollion, âgé de quatre-vingts ans. Depuis que rebuté des folies licencieuses et de l'arrogance de Cléopâtre il s'était détaché d'Antoine, il vécut simple particulier, ne voulut prendre aucune part à la guerre entre Antoine et Octavien, comme je l'ai rapporté ailleurs ; et lorsque la querelle fut décidée, Auguste resté seul maître de l'Empire, employa peu Pollion, l'estimant plus qu'il ne l'aimait, à cause de la fierté et de la hauteur de son caractère. Il avait même dans sa jeunesse composé contre lui des vers satyriques, auxquels Pollion eut la sagesse de ne point répondre, disant : Je n'écris point contre qui fait proscrire[44]. Mais il ne put jamais s'abaisser au métier de courtisan. Ses procédés sentirent toujours la liberté Républicaine : et les deux Sénèques nous en ont conservé des traits tout-à-fait singuliers, et dans lesquels nous aurons lieu d'admirer la modération et la patience d'Auguste.

Timagène, rhéteur d'une grande réputation, avait acquis par les agréments de sa conversation l'amitié de l'empereur. Il ne sut pas la conserver. Il avait le talent dangereux de médire avec beaucoup d'esprit, et il l'exerça contre Auguste, contre Livie, contre toute la maison des Césars. Les bons mots qui attaquent les grands ne tombent point à terre. L'air de liberté et de hardiesse qui les assaisonne, leur donne du prix et les fait courir de bouche en bouche. Auguste irrité d'une telle licence, interdit à Timagène l'entrée de son Palais. Cet homme de néant, qui avoir été longtemps esclave, eut l'insolence de braver l'empereur. Il affecta de se mesurer en quelque manière avec lui[45], et lui rendant inimitié pour inimitié, il jeta au feu l'Histoire de ce Prince qu'il avait composée, comme si en vengeance de ce que l'Empereur le privait de l'usage de son Palais, lui, il eût voulu le priver des fruits de son esprit et de sa plume.

La disgrâce de Timagène ne lui ferma aucune porte dans Rome : il fut toujours reçu également bien partout. Mais Pollion se distingua, en ce qu'il le retira chez lui, et lui donna un logement : ce qui était d'autant plus marqué de sa part, que jusque-là il avait témoigné haïr ce médisant rhéteur : en sorte que amitié pour lui commençait avec la haine d'Auguste. Ce prince plein de bonté souffrit patiemment et l'insolence de Timagène et le travers de Pollion. Seulement il dit un jour à celui-ci : Vous nourrissez dans votre maison une bête féroce. Pollion voulut s'excuser ; mais Auguste l'interrompit : Jouissez, lui dit-il, mon cher Pollion, jouissez de la douceur d'un tel hôte. Et comme Pollion lui offrait de le chasser, si l'empereur le souhaitait. Comment le voudrais-je ? reprit Auguste : c'est moi qui vous ai réconciliés. Mot plein de sel et de douceur en même temps, par lequel Auguste faisait voir qu'il sentait le tort de Pollion, et qu'il l'excusait.

Pollion était le même dans toutes les parties de sa conduite. Auguste ayant su qu'il avait donné un grand repas dans le temps que la nouvelle de la mort du jeune Caïus César était toute récente, lui écrivit pour s'en plaindre en ami. Vous savez, lui disait-il, quelle part vous avez dans mon amitié ; et je m'étonne que vous en preniez si peu à mon affliction. Pollion lui répondit : J'ai soupé en compagnie le jour même que je perdis mon fils Hérius. Qui sera en droit d'exiger une plus grande douleur d'un ami que d'un père ?

Le fait allégué par lui était vrai. Âme forte et vigoureuse, il luttait contre les disgrâces du sort. Quatre jours après la mort de son fils, il prononça une déclamation, selon l'usage qu'il pratiquait, et dont je parlerai tout à l'heure. On remarqua qu'il animait encore plus que de coutume et son geste et le ton de sa voix. On sentait l'effort qu'il faisait sur lui-même pour vaincre un sentiment qui le pénétrait, mais dont il se rendait maître.

Cette fermeté de courage est assurément louable. La dureté et la hauteur jusqu'où il la poussait dans certaines occasions avaient besoin d'être compensées par les grands talents qu'il possédait d'ailleurs. Il fut guerrier, et mérita l'honneur du triomphe. Horace l'appelle l'oracle du sénat[46]. Pour ce qui est des lettres et des beaux-arts, il les embrassa dans toute leur étendue, et il se signala, comme je l'ai observé ailleurs, dans tous les genres, en éloquence, en poésie, en histoire. C'est pourtant comme orateur qu'il brilla principalement ; et il a été mis au nombre des excellents modules qu'a fournis le bon siècle de l'éloquence latine.

Il s'y exerçait avec beaucoup de soin : il déclamait souvent, et il fut même le premier qui institua l'usage des déclamations publiques prononcées devant un auditoire[47]. Il y gardait néanmoins la décence de son rang, et laissant aux rhéteurs de profession le faste d'attirer à leurs déclamations un concours nombreux de toutes sortes de personnes, pour lui, il n'invitait aux siennes qu'un petit nombre d'amis.

Sénèque le père l'accuse de jalousie contre la gloire de Cicéron, et d'un penchant malin à le décrier[48]. Cependant Pollion lui rendait justice dans ses Histoires, dont Sénèque lui-même nous a conservé un fragment très-honorable à la mémoire de ce grand homme. Il est vrai qu'il ne souffrait pas volontiers que pour relever Cicéron on déprimât les autres orateurs : et en cela il n'avait pas tort. Un certain Sextilius Héna, récitant dans la maison de Messala un poème de sa composition sur la mort de Cicéron, commença par ce vers :

Deflendus Cicero est, Latiæque silentia linguæ.

Je vais déplorer la mort de Cicéron, et le silence où s'est vu réduite l'éloquence latine. Pollion, qui était présent, se leva brusquement, et, adressant la parole à Messala, non moins célèbre orateur que lui : Vous êtes le maître, lui dit-il, de faire dans votre maison ce qui vous plait. Mais pour moi, je n'entendrai pas un homme auprès de qui je passe pour muet : et tout de suite il s'en alla.

On a remarqué que jamais Pollion ne travailla après la dixième heure du jour : ce terme venu, nulle étude, nulle affaire ne le retenait Il ne lisait pas même les lettres qu'on lui apportait alors, de peur d'y trouver la matière de quelque contention d'esprit. Les deux heures qui restaient jusqu'au coucher du soleil, et celles qui commençaient la nuit, avaient leur destination fixe et invariable, et elles étaient employées à le délasser de la fatigue de tout le jour.

Il laissa un fils illustre, Asinius Gallus, qui par son éloquence et par la splendeur dans laquelle il vécut, soutint la gloire de son père, et qui en conserva aussi la fierté. Nous l'avons vu consul l'an de Rome 744. Il épousa Vipsania répudiée par Tibère, en sorte que ses enfants étaient frères du fils de cet empereur. Cette liaison ne fut pas une protection pour lui, mais plutôt un des motifs de la haine que Tibère lui porta, et dont Gallus devint enfin la victime, comme nous le dirons en son lieu.

D'une fille de Pollion il lui naquit un petit-fils, qui se surnommait Marcellus Eserninus, et qu'il prit plaisir à former, trouvant en lui de si heureuses dispositions pour l'éloquence, qu'il le regardait comme devant être son héritier à cet égard, et recueillir pleinement cette partie de sa succession. C'est un des beaux exemples que l'antiquité nous offre des soins paternels pour l'instruction d'un enfant. Pollion donnait à son petit-fils des matières de déclamation, et lorsque le jeune homme avait fini son discours, il le récitait à son grand-père, qui lui corrigeait son ouvrage avec l'attention d'un bon professeur de rhétorique, remarquant ses omissions et y suppléant, lui faisant sentir ce qui était vicieux et le réformant : ensuite il plaidait lui-même la cause de la partie adverse. Il paraît que les soins de Pollion ne furent pas privés de leur fruit. Marcellus Eserninus fut compte parmi les orateurs. Mais il faut qu'il n'ait pas vécu âge d'homme, puisque son nom ne se trouve point dans les fastes consulaires, et que l'histoire fait peu mention de lui.

Messala, dont je viens de parler, ne survécut pas de Beaucoup à Pollion. C'était un caractère tout différent, aussi doux et aussi aimable que l'autre était véhément et plein de feu. La douceur des mœurs de Messala se répandit sur son style, qui avait plus de grâce que de force. Il est pareillement compte parmi les grands orateurs du bon siècle. Mais cet excellent génie, cultive et orne par toutes les belles connaissances, éprouva un dépérissement bien humiliant pour la nature humaine. Il avait toujours été d'une santé très-délicate, et deux ans avant sa mort il perdit totalement la mémoire : en sorte qu'il devint incapable de former une phrase suivie, et qu'il oublia enfin jusqu'à son nom. Les talents de l'esprit ne sont pas plus a nous que les biens du corps et ceux de la fortune. Tous dépendent également de la volonté du souverain maître.

Je trouve à Messala deux fils, tous deux du nom de Messalinus : le premier est celui dont j'ai marqué le consulat sous l'an 749 ; l'autre, qui ajoutait à ses noms celui de Cotta, emprunté de ses aïeux maternels, est souvent mentionne dans Tacite : fils indigne d'un père infiniment recommandable, bas adulateur envers les puissances, cruel contre les faibles, plongé dans la débauche, et dont la vie n'offre rien de plus mémorable que l'invention d'un nouveau ragoût dont il enrichit la cuisine romaine.

Je finirai ce livre par un évènement qui regarde la Judée, et qui nous intéresse à cause de la liaison qu'il a avec l'histoire de la religion. Archélaüs fils d'Hérode paraît avoir eu tous les vices de son père sans en avoir les grandes qualités. Aussitôt après la mort d'Hérode il manifesta son penchant à la tyrannie et à la cruauté, et excita contre lui les plaintes des Juifs, qui demandèrent à Auguste de n'être point soumis à un maître qui leur était justement odieux, et de dépendre immédiatement de l'empire romain, Auguste eut alors peu d'égard à leur demande. Il confirma le testament d'Hérode, et attribua en conséquence la Judée et la Samarie à Archélaüs. Seulement il ne lui donna que le titre d'ethnarque, ainsi que je l'ai déjà remarqué, lui faisant envisager celui de roi comme une récompense qu'il obtiendrait s'il se gouvernait sagement.

Archélaüs était violent, la nation des Juifs inquiète et turbulente. Au bout de neuf ans les plaintes recommencèrent, et furent de nouveau portées à Auguste, sur qui elles firent cette fois plus d'impression. L'empereur, sans daigner écrire à Archélaüs, donna ordre à l'agent que le prince juif tenait auprès de lui, de se transporter en Judée et de lui amener son maître. Archélaüs goûtait actuellement dans un grand repas les plaisirs de la bonne chère et du vin, lorsque son agent arriva avec un ordre si sévère et si imprévu. Il fallut partir sur-le-champ, L'accusé fut entendu contradictoirement avec ses accusateurs, condamné, dépouillé de ses états, et relégué à Vienne sur le Rhône. La Judée et la Samarie tombèrent ainsi sous la domination directe des Romains, et furent désormais gouvernées par un intendant de l'empereur, qui reconnaissait pour supérieur le gouverneur de Syrie. Alors les Juifs perdirent dans la plus noble portion et dans la capitale de leur contrée toute ombre de puissance publique, n'ayant plus même leurs princes particuliers. Ce changement arriva l'an 759 de Rome et le 8 de l'ère commune de Jésus-Christ. Coponius fut le premier intendant envoyé par Auguste avec le droit de gouverner la Judée.

 

 

 



[1] 198.797 fr. 70 c. selon M. Letronne.

[2] PLUTARQUE, Comparaison de Thésée et Romulus.

[3] SÉNÈQUE, De Clem., I, 15.

[4] A moins que T. Arius ne soit le même qu'un L. Tarius Rufus mentionné par Pline, XVIII, 6, soldat de fortune, qui de la plus basse extraction s'éleva par son mérite et par la protection d'Auguste aux honneurs suprêmes et au consulat. T. Arius et Tarius peuvent aisément être le même nom écrit différemment par l'inadvertance des copistes.

[5] SUÉTONE, Auguste, 57-60.

[6] L'usage était, dans les institutions nouvelles, dans les créations de magistrats, et dans toutes les autres circonstances semblables, de commencer par des vœux pour la prospérité de la nation et de tout l'état. Ici, par un trait obligeant et flatteur, Messala se contente de faire des vœux pour Auguste, dont la prospérité est celle de l'empire.

[7] SUÉTONE, Auguste, c. 58.

[8] RACINE, Britannicus, act. 4, sc. 3.

[9] Il a été rapporte sous l'an de Rome 739, qu'Auguste fit continuer à Agrippa la puissance tribunitienne, qui lui avait été donnée pour cinq ans. Ce fut alors sans doute qu'il se fit aussi proroger à lui-même la puissance impériale, dont les cinq ans expiraient avec ceux de la puissance tribunitienne d'Agrippa.

[10] SÉNÈQUE, Consol. ad Marc., c. 2.

[11] Marcella, mariée à Jule Antoine ; les deux Antonia, mariées l'une à L. Domitius, l'autre à Drusus.

[12] Les lois d'Auguste, pour favoriser la multiplication des citoyens, accordaient plusieurs privilèges aux pères et mères de trois enfants, comme l'exemption de certains droits imposés sur les successions collatérales, l'avantage d'être préférés pour la nomination aux charges, et autres semblables. Ceux qui n'étaient pas dans le cas de la loi, pouvaient s'adresser au sénat dans les premiers temps, et ensuite aux empereurs, pour être associés aux mêmes privilèges.

[13] SÉNÈQUE, De benef., VI, 32.

[14] TACITE, Annales, III, 30.

[15] SÉNÈQUE, Epist. 114.

[16] Voici la traduction littérale du latin : Que je sois estropié de la main, du pied, de la cuisse, que je porte sur le dos une bosse hideuse, que mes dents soient ébranlées et ne tiennent plus à rien, tant que la vie me reste, je suis content. Quand même je serais en croix, soutenu par un pieu aigu et perçant, que je vive ; voilà tout mon vœu.

[17] C'est le sentiment du P. Sansdon dans sa Vie d'Horace.

[18] L'an 743 de Rome était le trente-septième depuis la réformation du calendrier, et c'était au mois de février de cette année que tombait, suivant le calcul vicieux des pontifes, la douzième intercalation. Il fallut douze ans pleins pour absorber les trois jours superflus ; et ensuite quatre ans pour donner lieu à une nouvelle intercalation, qui tombe ainsi sur l'an 759.

[19] Censorinus, de die Natali, cap. 22, Dion et Suétone, apportent à cette année 744, et au temps du rétablissement du calendrier, le changement de nom du mois Sextilis en Augustus, que j'ai fait de vingt ans plus ancien. J'ai suivi le témoignage de l'épitomé de Tite-Live, que je regarde comme celui de Tite-Live lui-même. On peut concilier ces différentes autorités, en supposant, avec Freinshemius, que le nouveau nom n'avait pas encore bien pris racine, ni entièrement supplanté l'ancien ; et que cette année on fit une nouvelle ordonnance, pour en établir solidement l'usage.

[20] Je les appelle ainsi pour me conformer à notre usage, et par une légère anticipation. Car on les verra bientôt déclarés princes de la jeunesse.

[21] TACITE, Annales, I, 3.

[22] J'ai déjà averti que, selon les plus habiles chronologies, la naissance de Jésus-Christ précède de quatre ans l'ère chrétienne dont nous nous servons. Pour une plus grande exactitude, j'observerai encore qu'au lieu de dater les années de J.-C. du 25 décembre, l'usage est de ne les dater que du 1er janvier suivant.

[23] MACROBE, Saturnales, II, 4.

[24] TACITE, Annales, III, 34.

[25] TACITE, Annales, III, 24.

[26] Aujourd'hui île de Sainte-Marie.

[27] C'est par une suite de ce bruit que Caligula disait que sa mère Agrippine était né de l'inceste d'Auguste et de Julie. Mais on sait quelle foi méritent les discours d'un prince aussi insensé que Caligula.

[28] TACITE, Annales, III, 24.

[29] Peut-être ce prince est-il le fils du premier Tigrane, qui aura été détrôné, puis rappelé par des peuples inquiets.

[30] VELLEIUS, II, 101.

[31] Suétone dit Samos. La différence n'est pas importante.

[32] SUÉTONE, Tibère, c. 31.

[33] TACITE, Annales, I, 10.

[34] SUÉTONE, Tibère, c. 23.

[35] Aujourd'hui Pianosa, au midi de l'île d'Elbe.

[36] Tremiti, dans le golfe de Venise.

[37] HOMÈRE, Iliade, III, 40. Dans Homère c'est Hector qui fait cette imprécation contre Pâris.

[38] Tacite parle pourtant de ces distributions de terres (Ann., I, 17), comme étant encore en usage sous l'empire de Tibère. Cette contradiction entre Tacite et Dion a été remarquée par Juste-Lipse (Excurs. C. in Tac., I), qui na pas entrepris de la lever. Ce qu'un savant de cet ordre n'a pu faire, je ne le tenterai pas.

[39] 2.500 livres. = 3.976 fr. selon M. Letronne.

[40] 1.500 livres. = 2.385 fr. 57 c. selon M. Letronne.

[41] TACITE, Annales, I, 1-7.

[42] Six sols trois deniers tournois.

[43] Vingt sols, s'il faut entendre des deniers pleins ; douze sols dix deniers, si c'étaient des deniers de dix as. Voyez, liv. IV, la note sur le discours de Percennius. = 1 fr. 59 c. selon M. Letronne.

[44] MACROBE, Saturnales, II, 4.

[45] SÉNÈQUE, Controverses, V, 34.

[46] HORACE, Odes, II, 1.

[47] SÉNÈQUE, Excerpt. Controv., l. 4.

[48] SÉNÈQUE, Suassor., l. 4.