HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

AUGUSTE

LIVRE PREMIER

§ I. — Octavien se propose de légitimer sa puissance.

 

 

C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS. V. SEX. APULEIUS. An. R. 723. Av. J.-C. 49.

CÉSAR Octavien, par une suite d'injustices, de violences, de cruautés, et d'entreprises tyranniques, était parvenu à se voir le maître de tout l'empire romain. Il avait commence par abattre les défenseurs de la liberté républicaine : la maison ennemie de la sienne, les rivaux et les concurrents qu'il avait eus dans son propre parti, tout était détruit. Il ne  restait plus d'autre puissance que celle dont il jouissait, d'autres armes que celles qui reconnaissaient ses ordres.

Ce haut degré de grandeur lui avait trop coûté à acquérir, pour qu'il ne fût pas bien résolu de le conserver. Mais il n'y avait d'autre droit que la force ; et il sentait parfaitement combien un titre si odieux était insuffisant en lui-même, et dangereux pour les conséquences. Les preuves même de douceur, de sagesse, de modération, qu'il avait eu soin de donner depuis que la cruauté avait cessé de lui paraître nécessaire, pouvaient bien lui concilier l'affection d'un grand nombre de citoyens, mais ne corrigeaient pas le vice de son usurpation. Quelque aimable qu'il eut rendu son gouvernement, c'était toujours une injuste tyrannie, qui l'exposait aux soulèvements, aux conspirations, de la part de tous ceux qui conservaient encore quelque reste des anciens sentiments romains. On eut été persuadé que lui arracher le commandement et la vie, c'était faire une action louable, et bien mériter de la république. Plein de ces réflexions, Octavien entreprit de légitimer par le consentement de la nation une puissance inique dans l'origine ; et il procéda à l'exécution de ce dessein avec une prudence exquise, et qui ne peut être trop soigneusement remarquée.

Avant tout, il crut devoir feindre d'abdiquer l'autorité du gouvernement. Il ne pouvait s'en dispenser sans se faire accuser de mauvaise foi. Le prétexte de sa prise d'armes avait été la vengeance de la mort de son oncle et père adoptif : cette vengeance était pleinement accomplie. La rivalité avec Antoine lui avait servi de motif pour demeurer armé : Antoine n'était plus ; et tous les termes marqués pour la durée du triumvirat étaient expirés depuis longtemps. Il y avait trois ans au moins qu'Octavien n'exerçait la souveraine puissance qu'en vertu de la magistrature consulaire, dans laquelle il avait pris soin de se perpétuer.

Résolu donc de faire tous les semblants d'une abdication, pour donner un air de sincérité à cette démarche, il voulut en délibérer avec ses principaux ministres et confidents intimes, Agrippa et Mécène. Il les manda ensemble, et leur ordonna de lui dire librement leur avis sur un point si délicat et si important.

Agrippa, qui avait l'âme grande et noble, opina pour le parti le plus généreux. Il conseilla à Octavien de remettre l'autorité suprême au sénat et au peuple romain, conformément aux engagements tant de fois pris avec eux, et de prouver ainsi la bonne foi et la candeur de ses procédés. Il prétendit que la sûreté même de sa personne y était intéressée, et pour le prouver il lui allégua les exemples contraires de Sylla et de César, comparaison effrayante pour quiconque se déterminerait à garder dans Rome un pouvoir monarchique[1]. Il insista sur l'impossibilité de reculer, si Octavien prenait une fois ce parti ; sur sa mauvaise santé, qui succomberait sous l'énorme fardeau du gouvernement d'un si vaste empire. Pour donner plus de poids à son conseil, il observa que ce n'était pas l'intérêt propre qui le lui dictait, puisque par la faveur d'un seul il était parvenu aux plus hautes dignités, au lieu que dans la forme républicaine, homme d'une naissance médiocre comme il était, il avait à craindre d'être étouffé par un très-grand nombre de nobles, dont l'éclat ne pouvait manquer de l'obscurcir. Il ajouta en finissant que, si toutes sortes de motifs engageaient Octavien a abdiquer, il ne s'ensuivait pas qu'il dût se hâter d'exécuter cette résolution ; qu'au contraire, il était très-convenable qu'il se donnât le temps d'y préparer les voies, en établissant la tranquillité publique sur de bons fondements.

L'avis d'Agrippa ne fut point goûté de Mécène. Ce ministre, dont le mérite propre était une prudence rare et un esprit très-délié et très-fin, pensa, peut-être avec raison, que le conseil d'abdiquer avait plus de brillant que de solide. Il voyait qu'un empire qui comprenait la plus grande partie du monde connu ne pouvait se passer du gouvernement d'un seul : et l'expérience de près de soixante ans de guerres civiles, ou de séditions turbulentes, l'avait convaincu, aussi bien que tout ce qu'il y avait alors de plus sages têtes, que la témérité de la multitude et les factions des grands exposaient la république à de continuelles tempêtes, dont la monarchie était pour elle le seul port et l'unique abri. Pour ce qui est de la sûreté personnelle d'Octavien, on ne pouvait pas douter qu'après le grand nombre d'ennemis qu'il s'était faits par les proscriptions et par les guerres, il ne dut embrasser la souveraine puissance comme une défense et un rempart qui lui devenaient nécessaires ; d'autant plus que, dans la supposition du gouvernement républicain une fois rétabli, l'ambition, ayant plus lieu de se donner l'essor, se joindrait dans plusieurs au désir de la vengeance ; et que tous ceux qui aspireraient à la place sublime qu'il aurait laissée vacante, le regarderaient toujours comme le premier obstacle dont il leur faudrait se délivrer.

Sûr d'entrer dans les véritables sentiments de celui qui le consultait, Mécène ne conseilla pas seulement à Octavien de se maintenir en possession de l'autorité suprême : mais, supposant la chose faite, il lui traça un plan de gouvernement. Et sur ce sujet, Dion fait entrer Mécène dans un détail qui, en forme de discours, excède toute vraisemblance, et qui paraît mieux convenir à un mémoire donné par écrit : encore, sur bien des points je crains que cet écrivain n'ait suivi les idées du temps où il vivait, au lieu de représenter fidèlement les vues du ministre qu'il fait parler[2]. J'épargne au lecteur toutes ces discussions, et je me réserve à lui exposer d'après les faits le système de gouvernement qu'Octavien introduisit.

Tels furent les avis d'Agrippa et de Mécène ; avis aussi différents que les caractères de ceux qui les donnaient. Un écrivain moderne[3] a remarqué qu'ils avaient opiné chacun de la manière la plus conforme à leurs intérêts. Agrippa, grand guerrier, honoré du consulat, et jugé digne du triomphe, aurait tenu le premier rang dans une république. Mécène, homme de cabinet et de plume, habile courtisan, ne pouvait briller et être un personnage important qu'à l'ombre d'un prince qui eut en lui toute confiance. Cette observation, un peu maligne, n'est appuyée d'aucun témoignage ancien : et celui qui en est l'auteur n'est peut-être pas fort propre à l'accréditer ; écrivain sans doute de beaucoup d'esprit, mais hardi dans ses critiques, amateur du paradoxe, et porté visiblement à louer tout ce qui a été juge blâmable par les historiens contemporains, et à blâmer tout ce qu'ils ont loue.

Octavien était bien décidé avant les discours de ses deux ministres. Ainsi la contrarié de leurs sentiments ne l'embarrassa pas, et, après avoir témoigné à l'un et à l'autre une pareille satisfaction de la fidélité et du zèle dont ils venaient de lui donner une nouvelle preuve en lui parlant avec une entière liberté, il se déclara pour l'avis de Mécène, mais sans se départir des précautions qu'il jugeait nécessaires pour effacer la tache de violence et d'usurpation.

Le grand nom de Virgile est peut-être une raison de ne point me dispenser d'observer ici que, selon l'auteur de sa vie, Octavien voulut avoir le sentiment de cet illustre poète sur l'objet qui le tenait en incertitude, et qu'il se détermina par son conseil à garder l'empire. J'ai déjà remarqué qu'il n'y eut jamais d'incertitude chez Octavien touchant le point dont il s'agit. Mais d'ailleurs je ne pense pas que, sur la foi d'un écrivain obscur, inconnu, qui se plait à débiter des fables, on se persuade aisément qu'un poète, assurément sublime, mais sans aucune expérience dans les affaires, ait été consulté par le prince le plus fin qui fut jamais, sur une matière de cette conséquence. Quelque bonté qu'aient les maîtres du monde pour les talents et pour ceux qui les possèdent en un haut degré, ce n'est point avec les poètes qu'ils délibèrent des affaires d'état.

Octavien, dont la maxime était de se hâter lentement, employa le reste de son cinquième consulat, et tout le sixième, à préparer les esprits et à arranger la situation des choses par rapport au grand ouvrage qu'il méditait. Jeux et spectacles de différentes espèces, largesses et distributions au peuple, édifices magnifiques pour l'ornement de la ville, tels étaient les appas qu'il avait commencé à mettre en usage dans les années précédentes, et dont il continua de se servir pendant celles dont je parle, pour faire aimer son gouvernement. Mais l'opération la plus importante dont il s'occupa, ce fut de rendre au sénat son ancien lustre, en le purgeant d'une multitude de sujets indignes qui s'y étaient introduits à la faveur de la licence des guerres civiles, et qui déshonoraient la majesté de ce grand corps. Rien n'était plus capable de lui faire honneur auprès des gens de bien et des justes estimateurs des choses ; et de plus, en même temps qu'il se formait un conseil plein de dignité, qui put l'aider à porter le poids du gouvernement, il ne se découvrait point : il pouvait paraître travailler dans le système de l'abdication, et vouloir mettre à république en état de se passer de lui.

Le sénat avait réellement besoin d'une grande réforme. Le dictateur César avait commencé à l'avilir, en y admettant sans distinction de naissance, de condition, et presque de patrie, des hommes dont souvent tout le mérite était de lui avoir rendu service pour l'exécution de ses ambitieux projets. Sous le consulat de Marc-Antoine le mal s'était accru. Ce magistrat mercenaire avait vendu l'entrée du sénat à quiconque s'était présenté pour l'acheter ; et comme il prétendait agir en vertu des mémoires de César, ceux qui étaient devenus sénateurs par cette voie, devant leur élévation à un mort, étaient appelés par dérision charonites, ou sénateurs de la création de Pluton[4]. Le triumvirat, qui fut la destruction de toutes les lois et de toutes les règles, porta le désordre a sou comble en ce genre, comme dans tout le reste. Le nombre des sénateurs s'était augmenté jusqu'à plus de mille : et les premiers citoyens de la république avaient peine à se reconnaître au milieu d'une foule à associés si peu dignes d'eux.

L'abus était visible : le remède n'était pas aise, ni même exempt de péril. Il était question de priver de leur état plus de quatre cents sénateurs — car Octavien se proposait de les réduire, s'il était possible, à l'ancien nombre de six cents —, et cela au sortir des guerres civiles, c'est-à-dire dans un temps où les esprits, accoutumés aux intrigues, aux conspirations, aux violences et aux meurtres, étaient disposés à prendre feu aisément, et à se porter aux dernières extrémités.

L'importance de la réforme parut à Octavien mériter qu'il se mit au-dessus de la crainte du danger. Il entreprit donc de dresser un nouveau tableau de l'ordre du sénat ; et il y procéda, non sous le titre de censeur, qu'il ne prit jamais, je ne puis dire par quelle raison, mais sous celui de surintendant et réformateur des mœurs et des lois, titre nouveau, qui avait été imaginé en faveur du dictateur César. Octavien s'associa, pour les fonctions de cette charge le fidèle et généreux Agrippa, qui l'aidait avec zèle dans l'exécution d'un conseil qu'il n'avait point donné, et qui, n'ayant point réussi à lui persuader de se démettre, le seconda parfaitement dans tout ce qu'il jugea nécessaire pour se maintenir.

Comme l'opération dont il s'agissait devait être désagréable pour plusieurs, Octavien tâcha à en corriger l'amertume par tous les tempéraments de douceur dont il put s'aviser. Ainsi il commença par exhorter ceux des sénateurs qui se sentaient, par quelque endroit que ce put être, au-dessous de leur place, à se faire justice eux-mêmes : et sur cette simple représentation, il s'en trouva cinquante qui donnèrent leur démission, Octavien loua beaucoup leur retraite volontaire, et ce succès l'enhardit à en déterminer, soit d'autorité, soit par sollicitations pressantes, cent quarante autres a suivre l'exemple des premiers. Aucun ne fut note. Il leur conserva même à tous quelques privilèges honorifiques de la dignité sénatoriale, avec une distinction en faveur de ceux dont la modestie n'avait point eu besoin d'être aidée par aucune sorte de contrainte.

Je ne sais s'il poussa pour lors la reforme au-delà de ce qui vient à être marqué. Dion n'y ajoute rien, sinon qu'il força un certain Q. Statilius de renoncer malgré lui à la charge de tribun du peuple. Il est assez vraisemblable que les difficultés et la crainte de faire un trop grand nombre de mécontents l'arrêtèrent dans un temps où il avait tant d'intérêt de ménager les esprits. Nous pouvons juger combien le danger lui parut grand, par les précautions singulières qu'il prit pour sa sûreté. Pendant tout le temps qu'il travailla à cette revue du sénat, il n'y présida qu'avec une cuirasse sous sa toge, et environné de dix sénateurs des plus vigoureux. et des plus attaches a sa personne ; et durant ce même temps aucun sénateur ne fut admis à son audience, qu'après avoir été visité et fouillé. Nous le verrons reprendre au bout de douze ans son projet, et le porter à une pleine et entière exécution.

Son nom fut mit à la tête du tableau des sénateurs, et il prit la qualité de prince du sénat, titre sans fonction, mais qui le flattait, parce qu'il rappelait une image de l'ancienne république, dont Octavien affectait d'autant plus la ressemblance, qu'il en détruisait la réalité.

Malgré les retranchements qu'il avait faits dans le sénat, cette compagnie restait encore plus nombreuse qu'il ne l'eut souhaité. Cette considération ne l'empêcha pas d'y introduire de nouveaux sujets, choisis sans doute entre les plus dignes.

Il donna le rang de consulaires à C. Cluvius, et à C. Fumius, quoiqu'ils n'eussent point géré le consulat : mais ils avaient été désignés consuls, et en vertu de certaines circonstances il était arrive que leur temps avait été rempli par d'autres.

Il avait créé quelques années auparavant, de nouvelles familles patriciennes, à la place de celles que les guerres civiles avaient éteintes. Soit que le nombre ne lui en parut pas encore suffisant, soit qu'il fût bien aise de multiplier les récompenses et les titres d'honneur, il donna cette année à plusieurs plébéiens le patriciat, qui n'était plus guère qu'une vaine décoration.

Enfin il renouvela les anciens règlements qui défendaient à tout sénateur de sortir de l'Italie sans un congé exprès. Seulement la Sicile, comme province voisine et tranquille, fut exceptée de cette loi.

Tels sont les arrangements que Dion rapporte à la fin du cinquième consulat d'Octavien, en y joignant quelques autres événements, qui ne doivent point être omis : le rétablissement de Carthage, dont il a été parlé d'avance dans l'histoire de la république ; la mort d'Antiochus, roi de Commagène, mandé à Rome et condamné au supplice, pour avoir fait assassiner un ambassadeur envoyé au sénat par son frère au sujet des différends qui étaient entre eux ; l'acquisition par Octavien de la petite île de Caprée, que le séjour de Tibère a rendue célèbre.

Le consulat était nécessaire à Octavien pour avoir un titre qui le mit à la tête de la république. Il s'y perpétua encore pendant six années consécutives. Dans son sixième consulat, qui est celui où nous allons entrer, il prit pour collègue Agrippa.

JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS. VI. M. AGRIPPA. II. An R. 724. Av. J.C. 28.

Jamais personne ne suivit plus constamment qu'Octavien un système de conduite jugé une fois utile à ses intérêts. Ainsi comme son objet actuel était de conserver l'extérieur des formes républicaines ; en même temps qu'il s'établissait de plus en plus dans la possession d'une autorité monarchique, il se rapprocha en bien des choses dans son sixième consulat des procédés d'un consul de l'ancienne république : il partagea les faisceaux avec son collègue, et, à la fin de l'année, lorsqu'il sortit de charge, il prêta le serment accoutumé en pareil cas.

Il entrait dans son plan secret d'élever Agrippa, et de s'en former un appui. Il l'unit alors à sa famille, en lui faisant épouser Marcella sa nièce, sœur du jeune Marcellus. L'histoire ne nous apprend point si Agrippa était veuf, ou si, pour être en état de contracter ce mariage, il se sépara d'Attica, dont il avait une fille, qui fut mariée à Tibère.

Octavien égalait presque Agrippa à lui-même. Dion remarque ici que lorsqu'ils étaient ensemble à l'armée, Octavien voulait qu'Agrippa eut une tente pareille à la sienne, et qu'il donnât le mot comme lui.

J'ai dit qu'il l'avait associé aux fonctions de la censure, sous un autre titre. En cette qualité ils achevèrent cette année le cens ou dénombrement du peuple, et ils firent la cérémonie de la clôture du lustre, qui avait souffert une interruption de quarante et un ans, depuis la censure de Gellius et de Lentulus. Le nombre des citoyens se trouva monter à quatre millions cent soixante et trois mille.

Divers traits de bonne conduite, de sagesse, de générosité remplissent l'année du sixième consulat d'Octavien.

Il aida de ses libéralités plusieurs sénateurs, en qui le mérite et l'éclat de la naissance n'étaient point soutenus par des richesses convenables à leur rang : et par là il conserva à la république une de ses magistratures, l'édilité curule, pour laquelle souvent il ne se pressentait plus d'aspirants. Car comme elle exigeait d'une part de grosses dépenses pour les jeux et les spectacles, et que de l'autre, en conséquence du changement arrive dans l'Etat, la faveur du peuple, que Ion se conciliait par ces jeux, était devenue inutile

[manque les pages 14 et 15.]

nité frivole, une affectation de grands mots bien mal assortie au caractère d'Octavien, qui en tout allait au solide, et méprisait ce qui n'est que bruyant.

Contentons-nous du fond des choses, qui se réduit proprement à un seul point. Plus il sentait combien la démarche qu'il faisait pouvait être suspecte, plus il s'efforça d'en prouver la sincérité. Il parla le langage naturel d'un homme qui eut voulu abdiquer réellement : il donna des conseils aux sénateurs pour bien user du souverain pouvoir qu'il leur rendait ; et il finit par des vœux et des présages sur leur heureux gouvernement.

Ceux qui étaient du secret applaudirent. Les autres se trouvèrent fort embarrassés. Les plus clairvoyants pénétraient le mystère, mais ils n'osaient parler en conformité. Entre ceux qui prenaient à la lettre la déclaration d'Octavien, les uns en étaient bien aisés, et se voyaient avec plaisir délivrés du joug de la servitude : les autres, dont la fortune était attachée au nom et à la maison des Césars, ou qui même las des troubles et des dissensions civiles ne soupiraient qu'après la paix et la tranquillité publique, dont toutes les espérances résidaient en la personne d'Octavien, étaient véritablement affligés qu'il voulut se démettre, et replonger ainsi la patrie dans toutes les misères dont lui seul l'avait tirée.

Parmi cette variété de sentiments tous se réunirent néanmoins à le presser instamment de se départir d'une résolution funeste au repos de la république. Il ne fallut pas lui faire une grande violence : bientôt il se rendit, mais il apposa à son consentement certaines restrictions, qui en sauvant les dehors de la modestie, ne nuisaient point aux intérêts bien entendus de son ambition.

Après donc qu'il eut déclaré que par déférence pour la volonté du sénat si expressément marquée, il se chargeait de la conduite générale des affaires de la république, il ajouta que son intention n'était pas d'en porter seul tout le faix, et qu'il était résolu de partager les provinces avec le sénat et le peuple, en sorte que les unes fussent sous la direction spéciale du sénat, et les autres sous la sienne. Dans le choix des provinces, il témoigna être disposé à prendre pour lui les plus tumultueuses, les plus sujettes aux mouvements, les frontières exposées aux incursions des ennemis du dehors, laissant aux sénateurs celles dont la tranquillité leur permettait de goûter les douceurs du commandement, sans en éprouver les inquiétudes et les alarmes. C'était un discours spécieux pour mettre dans sa main toutes les forces de l'empire, au lieu que le sénat, n'ayant dans son partage que les provinces désarmées, se trouverait sans troupes, et par conséquent hors d'état de lui donner aucun ombrage.

Les provinces du département du sénat furent l'Afrique, c'est-à-dire le pays autour de Carthage et d'Utique, la Numidie, l'Asie proprement dite, qui comprenait l'ancien royaume de Pergame, la Grèce, que l'on appelait alors plus communément Achaïe, la Dalmatie, la Macédoine, la Sicile, l'île de Crête avec la Cyrénaïque, la Bithynie, à laquelle on joignait le Pont, l'île de Sardaigne, et en Espagne la Bétique. Octavien se réserva le reste de l'Espagne, divisé en deux provinces, la Tarragonaise et la Lusitanie, toutes les Gaules, comprenant la Narbonnaise, la Celtique, que l'on commençait alors à appeler la Lyonnaise, l'Aquitaine, la Belgique, et les deux Germanies, haute et basse, c'est-à-dire la lisière du Rhin, à la gauche de ce fleuve, depuis les environs de Bâle jusqu'à son embouchure. Du côté de l'Orient la Célésyrie, la Phénicie, la Cilicie, l'île de Chypre, et l'Egypte, étaient encore dans le lot d'Octavien.

Dans ce dénombrement, qui nous est administré par Dion, il n'est point fait mention de l'Italie, parce qu'elle était considérée, non comme une province, mais comme la reine et la maîtresse des provinces. Elle continua à se gouverner comme avant le changement introduit dans la république. Tous les habitants en étaient citoyens romains ; et chaque peuple, chaque ville avait ses magistrats, qui dans les occasions importantes se pourvoyaient à Rome devant le sénat et les magistrats romains, ou devant le chef de l'empire.

Il faut encore remarquer que dans le partage dont il vient d'être parlé, on ne fit entrer que les pays qui étaient sous le domaine direct de la république. Dans l'étendue de l'empire il se trouvait des villes et des peuples libres ; des rois, tels qu'Hérode en Judée, en Mauritanie Juba, qui épousa Cléopâtre fille d'Antoine. Ces rois et ces peuples n'étaient point regardes comme sujets, quoiqu'ils vécussent sous la protection et dans la dépendance de l'empire romain. Par la suite tous ces pays l'un après l'autre furent réduits en provinces, et accrurent toujours la part des empereurs, et non celle du sénat.

Enfin j'observerai que la distribution des provinces faite par Octavien ne fut point invariable. Lui-même il reprit la Dalmatie, où il s'était élevé une guerre considérable, et rendit en échange au sénat Chypre et la Narbonnaise. Il se fit encore sous ses successeurs divers changements, dont nous rendrons compte lorsque l'occasion s'en présentera.

Telle est donc la première réserve par laquelle Octavien modéra et restreignit, au moins en apparence, le pouvoir sans bornes que le sénat lui abandonnait. Il y joignit, toujours dans le même esprit, une autre limitation quant à la durée. Il ne voulut recevoir l'autorité du gouvernement que pour dix ans, et il protesta, avec sa sincérité accoutumée, que si dans un moindre espace de temps il réussissait à mettre la république dans un état de consistance heureuse et durable, il n'attendrait pas l'expiration du terme pour se démettre. Ce n'étaient là que des paroles. Au bout des dix ans, il se fit continuer le régime suprême tantôt pour cinq ans, tantôt pour dix, et le garda ainsi jusqu'a la fin de sa vie. Ses successeurs, qui recevaient l'Empire sans aucune fixation de temps, mais pour toute leur vie, ne laissèrent pas de conserver un vestige de ces reprises décennales, en célébrant tous les dix ans des fêtes solennelles, comme pour un renouvellement de la souveraine puissance en leur personne.

Le partage des provinces entre Octavien et le sénat fut arrêté le treize janvier : et, le dix-sept, Octavien reçut le nom d'Auguste. Il était bien aisé de prendre un nouveau nom, qui fut un titre de distinction, sans être odieux ni tyrannique. Il pensa d'abord à celui de Romulus, qui lui semblait propre à le faire respecter comme le second fondateur de Rome. Mais Romulus avait été roi, et un roi despotique, qui avait armé contre lui la vengeance des sénateurs. Octavien craignit donc que ce nom ne réveillât des idées fâcheuses et même funestes. Il préféra celui d'Auguste, qui, selon l'énergie du terme, marque une personne ou une chose consacrée par la religion, et tenant de près, pour ainsi dire, à la divinité. Plancus, sans doute de concert avec lui, en fit la proposition, et le sénat le lui déféra solennellement. Ce nom a passé à ses successeurs ; mais quoique commun à tous ceux qui ont possédé le rang suprême dans l'Empire Romain, il est demeuré propre dans l'histoire à celui pour qui il a été inventé, et qui l'a porte le premier. C'est sous ce nom que nous désignerons dans la suite le prince que jusqu'ici nous avons appelé César Octavien.

Il paraît que c'est du septième consulat d'Auguste, et, pour parler avec une entière précision, c'est du sept janvier de l'année de ce septième consulat, qu'il faut dater le changement de la forme du gouvernement romain. Dans tout de qui s'était passé jusque-là on ne peut reconnaître que des actes de violence, qui ne préjudiciaient point au droit du sénat et du peuple, toujours prêt à revivre dès que la violence cesserait. Mais par le décret dont nous parlons le sénat se dépouille de l'exercice du pouvoir suprême, et le transmet à Octavien. On ne peut point douter, malgré le silence des historiens[5], que ce décret n'ait été ratifié par les suffrages du peuple solennellement assemblé. Octavien était trop attentif et trop circonspect pour manquer à une formalité si essentielle. Ainsi l'exercice de l'autorité souveraine est remis à un seul par les deux ordres à qui elle appartenait : et le gouvernement au lieu de la forme républicaine prend celle monarchique.

AUGUSTE EMPEREUR.

Auguste ne s'attribua pourtant aucun titre qui le caractérisât monarque. Il témoigna toujours une extrême horreur, non-seulement pour le nom de roi, qui depuis l'expulsion des Tarquins était détesté des Romains, mais même pour celui de dictateur, qu'une loi d'Antoine avait aboli aussitôt après la mort de César. Il usa d'adresse : et son art consista à accumuler sur sa tête différents titres, tous déjà usités, tous républicains par eux-mêmes, et à déguiser ainsi sous des noms anciens une forme nouvelle de gouvernement.

Le premier de ces titres est celui d'Imperator, dont nous avons fait le nom d'Empereur. Ce titre avait été employé du temps de la république en deux sens : premièrement pour signifier simplement un général d'armée, et, en second lieu, comme un nom d'honneur et de gloire accorde à un chef de guerre qui avait vaincu les ennemis dans une action importante. Auguste, en prenant ce même titre, lui donna une bien autre étendue, à l'exemple du dictateur César, à qui on l'avait aussi déféré. L'empereur, en cette qualité, était le généralissime de toutes les forces de l'empire, et tous ceux qui les commandaient n'étaient que ses lieutenants ; privilège assurément royal dans cette universalité de commandement. Nul citoyen n'en avait joui du temps de la république. Néanmoins Pompée était un exemple dont Auguste pouvait s'autoriser pour prétendre ne rien faire d'absolument nouveau. Pompée avait reçu, pour la guerre des pirates, le commandement de toutes les forces navales de l'empire et de toutes les mers, auquel on avait ensuite ajouté, pour la guerre de Mithridate, celui de toutes les armées que la république entretenait dans les provinces de l'Orient. Et quant à ce qui regarde le droit de gouverner à une grande distance par ses ordres des provinces et des armées sans sortir de son cabinet, Pompée en avait encore joui par rapport à l'Espagne ; et sans quitter les faubourgs de Rome, ou du moins l'Italie, il avait gouverne cette grande province et toutes les légions qui s'y trouvaient en qualité de proconsul et de général en chef, exerçant son autorité par ses lieutenants Afranius, Pétreius, et Varron. L'empereur était absolu dans tout le ressort militaire. Il n'appartenait qu'a lui seul d'ordonner de la guerre et de la paix, de faire des levées d'hommes et de deniers. Le glaive était entre ses mains, et il en exerçait le redoutable pouvoir non-seulement sur les soldats, mais sur tons les citoyens, sur les chevaliers romains, et sur les sénateurs. Ce titre, auquel étaient attaches de si grands droits, fut regarde comme désignant d'une manière propre et spéciale la souveraine puissance dans Auguste et dans ses successeurs. Mais comme il était tout militaire, il décelait l'origine de ce nouveau gouvernement, fondé par la force des armes. Les gens de guerre le sentirent trop bien, et en abusèrent dans la suite à l'excès. Ainsi, selon la remarque de M. Bossuet, comme la république avait son faible inévitable, c'est-à-dire la jalousie entre le peuple et le sénat, la monarchie des Césars avait aussi le sien, et ce faible était la licence des soldats qui les avaient faits. Auguste tâcha de parer à cet inconvénient, en affectant de subordonner le pouvoir des armes à celui des lois. Car c'était bien reconnaître la supériorité du civil sur le militaire, que de recevoir du sénat le droit de commander les armées. Mais la réalité perça sous ces minces enveloppes, et les gens de guerre ne s'y trompèrent point.

Il tempera aussi la terreur du titre militaire d'empereur par d'autres titres ou mixtes, ou purement civils.

Il géra plusieurs fois le consulat ; et, ne voulant pas le posséder à perpétuité, comme par modestie, et pour laisser cette grande place pleinement libre aux citoyens qui avaient droit d'y aspirer, après son onzième consulat, il se fit donner la puissance proconsulaire, mais seulement hors de Rome, et par intervalles, parce que sous le gouvernement républicain le nom et le commandement de proconsul ne se prenaient qu'au sortir de la ville, et se perdaient en y rentrant. Au moyen de cette puissance proconsulaire, il fut dit qu'en quelque province qu'il allât, il jouirait d'un commandement supérieur à ceux qui en avaient le gouvernement actuel. Le même privilège avait été autrefois accorde dans tout l'Orient à Pompée, puis à Brutus et à Cassius. Auguste y pour acquérir dans la ville la même autorité qu'on lui donnait sur les provinces, se fit revêtir quelque temps après du droit et du pouvoir du consulat, lors même qu'il n'exercerait pas cette charge, et il s'en attribua toutes les charges d'honneur, les douze faisceaux, et une chaise curule au milieu de celles des consuls.

Il reçut aussi dans les mêmes circonstances la puissance du tribunat, qui lui avait été plusieurs fois inutilement offerte dans les temps précédents. Il n'était point tribun. Car ce titre, réservé aux seuls plébéiens, eut été au-dessous de sa dignité. Mais, par une précision commode, et qui avait déjà été imaginée pour César, laissant le nom de la charge, il en possédait toute l'autorité. Cette puissance tribunicienne lui était d'une extrême importance, Premièrement, elle le mettait en droit d'empêcher qu'il ne se passât rien contre sa volonté ni dans le sénat, ni dans les assemblées du peuple. On voit dans l'histoire de la république jusqu'où les tribuns étendirent ce pouvoir : et on peut juger qu'il ne dépérit pas entre les mains des empereurs. De plus, en vertu de ce titre, leur personne devenait sacrée et inviolable. Non-seulement les attentats contre leur vie, mais les plus légères offenses et de simples manques de respect passaient pour crimes d'impiété. Les successeurs d'Auguste firent étrangement valoir ce privilège, et en prirent occasion de répandre bien du sang innocent.

Au reste, quoique la puissance du tribunat fût déférée aux empereurs à perpétuité, ils ne laissaient pas de la renouveler en quelque façon tous les ans : et les années de leur empire sont comptées par les années de leur puissance tribunicienne.

Auguste st ses successeurs s'approprièrent encore la puissance de la censure, soit sous son véritable et ancien nom, ce qui n'arriva que rarement, soit sous celui de surintendance des lois et des mœurs. En vertu de ce pouvoir ils faisaient le dénombrement du peuple ; ils enregistraient sur le catalogue des chevaliers et des sénateurs ou en excluaient qui bon leur semblait

Tant de titres réunis en leur personne les mettaient en possession de toute la puissance civile et militaire. Ils y joignirent celle de la religion, qui a tant de crédit sur l'esprit des peuples. Auguste laissa jouir Lepidus, tant qu'il vécut, de la dignité de grand-pontife, parce qu'il n'y avait point d'exemple que personne jamais en eut été privé autrement que par la mort. Mais, dès quelle devint vacante, il s'en saisit, et tous ses successeurs à l'empire la possédèrent après lui. Ce grand titre leur donnait la surintendance de tout ce qui concernait la religion. Il ne leur suffit pas néanmoins. Ils voulurent avoir l'inspection directe et immédiate sur chaque partie du culte divin : et pour cela ils se mirent à la tête de tous les collèges de prêtres, de celui des augures, de celui des gardes des livres sibyllins, et des autres : en sorte qu'ils devinrent seuls arbitres du sacré comme du profane.

Quoiqu'il semblât ne manquer rien à un pouvoir si étendu, les lois pouvaient quelquefois en gêner l'exercice. Auguste trouva un remède à cet inconvénient. Du temps de la république il était d'usage de demander et d'obtenir des dispenses de l'observation des lois dans certains cas particuliers. C'est ainsi que le second Scipion l'Africain, Pompée, et Octavien lui-même, avaient été, moyennant une dispense du sénat et du peuple, nommes consuls avant l'âge prescrit par les lois. Auguste généralisa ce qui n'avait eu lieu jusqu'alors que pour des besoins limités : et il se fit donner une dispense universelle de l'observation de toutes les lois[6] : en sorte que, dans un état qui au fond demeurait républicain, il se procura une autorité plus libre dans ses fonctions et plus indépendante que ne l'a jamais été celle des monarques les plus absolus.

Quant au titre de père de la patrie, qui avait été autrefois déféré à Cicéron dans son consulat, et depuis au dictateur César, si Auguste le prit, aussi bien que presque tous ses successeurs, ce fut moins pour s'attribuer les droits de la puissance paternelle sur les citoyens, que comme un nom de douceur et de tendresse[7], qui avertissait le prince de la protection et de I'amour qu'il doit a ses peuples, et les peuples de l'obéissance filiale par laquelle il leur convient de reconnaître les soins et la protection du prince.

Chargé de tant de titres, Auguste exerça donc le souverain pouvoir dans la république. Empereur, proconsul, et jouissant de tous les droits du consulat, revêtu de la puissance tribunitienne et de celle de la censure, affranchi des liens des lois, enfin grand-pontife, il rassemblait en lui seul tous les genres de puissance, militaire, civile, et sacrée. Dans le fait, le gouvernement était changé, puisque personne ne pouvait plus exercer aucune autorité dans l'état, que dépendamment d'un seul chef : mais, quant au fond du droit, on peut dire avec vérité que le gouvernement était toujours demeure le même, puisque les empereurs n'avaient que les mêmes magistratures et les mêmes titres de commandement qui avaient été en usage du temps de la liberté républicaine. Ces magistratures étaient autrefois, il est vrai, séparées entre plusieurs personnes ; mais, en se réunissant sur une seule tête, elles n avaient pas change de nature.

Auguste avait embrassé ce système par un ménagement politique. On ne le soupçonnera point d'avoir agi dans une matière si délicate et si intéressante par le motif d'un religieux respect pour les lois. C'était la crainte de la haine publique, c'était le soin de la sûreté de sa personne, qui lui avaient appris à redouter comme des écueils les noms de roi et même de dictateur. Mais enfin il résulte du plan qu'il a suivi, que le seul exercice du pouvoir suprême lui fut transmis, et que la souveraineté continua de résider radicalement dans le sénat et dans le peuple.

La chose est claire par les faits. Auguste recevait du sénat et du peuple ses titres et ses pouvoirs. Ces deux ordres étaient donc la source, et ce qu'Auguste avait de puissance n'en était que l'écoulement.

Le sénat conservait si bien le fond de la souveraineté, qu'il en fit souvent l'exercice. Car il n accorda pas tout ensemble a Auguste les titres et les droits dont j'ai fait le dénombrement. Ce prince, déjà empereur, reçut du sénat l'affranchissement de toutes les lois, la puissance proconsulaire, les droits du consulat à perpétuité, la puissance tribunicienne, le pouvoir de corriger les anciennes lois et d'en porter de nouvelles, enfin jusqu'au droit d'assembler le sénat toutes les fois qu'il le voudrait, et d'y proposer les affaires qu'il jugerait à propos. Toutes ces concessions sont des actes de souveraineté exercés par rapport à Auguste lui-même. J'en marquerai les époques à mesure qu'elles se présenteront dans la suite de l'histoire.

Ce qui achève de porter la chose à une entière évidence, c'est le renouvellement de tous ces pouvoirs par l'autorité du sénat, soit tous les dix ans en faveur d'Auguste, soit à la mort de chaque empereur en faveur de celui qui le remplaçait. Ces actes, tant de fois réitérés, sont autant de témoignages qu'à chaque expiration, soit feinte ou réelle, des pouvoirs du chef de l'empire, la pleine jouissance de la puissance publique revenait au sénat comme à sa source, et par lui était de nouveau communiquée à celui qui devait I'exercer.

J'ai cru qu'il était important pour le lecteur de se former une notion nette et précise de la nature du gouvernement établi par Auguste, et de la différence qu'il faut mettre entre la puissance des Césars et une vraie et pleine monarchie. A l'aide de cette idée on aura la clef de bien des expressions, de bien des démarches, qui peuvent nous étonner soit dans les bons, soit dans les mauvais empereurs ; et surtout on comprendra de quel droit le sénat a sévi plus d'une fois soit contre la mémoire, soit même contre la personne de quelques-uns.

Auguste eut donc l'exercice de la puissance souveraine en vertu de tous les titres qu'il réunit sur sa tête. Il se le réserva libre, entier et sans partage, dans tout ce qui concerne le militaire : c'était sa force et son rempart. Dans le civil, il crut devoir ménager la délicatesse des Romains, et flatter en bien des choses les idées républicaines, qui vivaient encore dans les esprits. Il conserva donc toute la forme extérieure du gouvernement : mêmes noms de magistratures, assemblées du sénat, assemblées du peuple. Il avait grand soin sans doute que ni le sénat dans ses délibérations, ni le peuple dans les nominations aux charges, ni les magistrats dans l'exercice de leurs fonctions, ne fissent rien qui fut contraire à ses volontés et à ses intérêts : et c'est pour cela que j'ai dit, d'après Tacite, mêmes noms de magistratures[8], parce que la réalité n'y était plus. Mais il leur laissait la liberté sur les choses indifférentes ; dans celles même qui le touchaient, il ne prenait point le ton de l'absolu pouvoir : il employait plutôt les exhortations ; et l'insinuation de la voie du commandement et l'obéissance que lui rendaient tous les ordres de la république semblait presque une déférence volontaire.

La forme extérieure des choses était peu changée. On voyait dans Rome des consuls, des prêteurs, des tribuns du peuple, des édiles, des questeurs, jouissant des mêmes droits honorifiques, décorés des mêmes ornements, remplissant à peu près les mêmes fonctions que du temps de la république, si ce n'est qu'ils en étaient comptables à un chef qui évitait de leur faire sentir trop fortement leur dépendance.

Le nombre des consuls demeura toujours le même, c'est-à-dire qu'il n'y en eut jamais plus de deux à la fois. Mais, depuis le triumvirat, l'usage s'était établi, et il ne conserva sous les empereurs, de ne plus laisser les consuls pendant un an en place. On en désignait plusieurs avant le commencement de chaque année, pour gérer le consulat, les uns pendant quelques mois, les autres pendant des espaces de temps moindres encore.

Pour ce qui est des prêteurs, leur nombre avait été sujet à variation, sous le gouvernement même républicain. Il était demeure en dernier lieu fixe a huit. César le porta jusqu'à douze et à seize. Auguste le plus communément s'en tint à douze : quelquefois néanmoins il resta au-dessous de ce nombre, ou le passa. Sous ses successeurs, il n'y eut rien de bien constant sur ce point. Le nombre de douze était regardé comme la règle commune : mais souvent on s'en écartait, plutôt au-delà qu'en-deçà.

Auguste, pour consoler les premiers citoyens de la diminution du pouvoir des charges qu'ils exerçaient, d'ailleurs voulant en associer un grand nombre à quelque part de la puissance publique[9] imagina de nouveaux offices, ou rendit fixes certaines commissions qui ne s'établissaient auparavant que pour un temps. Il institua donc des inspecteurs par rapport à différents objets, tels que les édifices publics, l'entretien des rues de Rome et le maintien du bon ordre dans chaque quartier, les aqueducs, le nettoiement du lit du Tibre, l'achat des blés et la distribution qui s'en faisait au peuple. Il paraît que ces offices étaient toujours subsistants. Dans les occasions où il jugea nécessaire de faire la revue du sénat ou des chevaliers, il nomma trois commissaires pour cette fonction à l'égard de chacun de ces deux ordres. Il se chargea lui-même de la réparation et de l'entretien de la voix Flaminienne, et il distribua les autres grands chemins à des personnages consulaires et honorés du triomphe, auxquels il assigna pour la dépense qu'exigeait leur emploi les sommes provenant de la vente des dépouilles qu'ils avaient eux-mêmes conquises sur les ennemis. C'est ainsi qu'Auguste tachait d'amuser les grands, en substituant à la réalité du pouvoir, dont il les privait, quelques légères images d'administration et d'autorité, qui les tiraient du pair, et les distinguaient du reste des citoyens.

Il établit aussi un préfet ou gouverneur de Rome à vie. Mais c'était une charge importante, un emploi de confiance, qu'Auguste eut soin de ne déposer qu'entre des mains bien sûres. Mécène l'exerça pendant longtemps : ensuite, soit que son crédit fût tombé, soit que cette place, dont le pouvoir était presque despotique, sans assujettissement aux formalités ordinaires, parût au-dessus de l'état d'un chevalier romain, elle fut donnée à Statilius Taurus, homme de fortune, mais qui par son mérite et par la faveur du prince était parvenu à tenir un très-grand rang dans le sénat et dans l'empire[10].

Tel est l'ordre dont Auguste fut l'auteur par rapport aux magistratures. Pour ce qui regarde le sénat, il suivit un semblable système, et il conserva à ce premier corps de la république tout l'appareil de son ancienne majesté : assemblées régulières, et présidées par les consuls ; affaires d'état soumises à la délibération de la compagnie ; audiences données aux ambassadeurs des rois et des peuples étrangers ; nul établissement nouveau introduit, nul ancien supprimé, que sous l'autorité du sénat. Auguste demanda au sénat et en obtint des grâces pour lui, pour ses enfants, pour ses proches. Tout le cérémonial de l'ancienne administration conservé, tout le réel changé.

Comme le sénat ne s'assemblait régulièrement que deux fois le mois, et qu'il n'était pas de l'intérêt de l'empereur d'en multiplier les convocations, il se fit donner un conseil secret, composé de son collègue, lorsqu'il était consul lui-même, ou des deux consuls, lorsqu'il ne l'était pas, d'un membre de chaque collège des autres magistrats, et de quinze sénateurs. Le service de ces conseillers privés était de six mois, au bout desquels ils étaient remplacés par d'autres sénateurs. Avec ce conseil il décidait les affaires qui demandaient célérité, et préparait celles qui devaient être portées à l'assemblée générale du sénat. Cet usage, quoique très-favorable à la puissance monarchique, n'était pourtant pas nouveau. Du temps de la liberté républicaine, les consuls délibéraient ainsi souvent avec les plus anciens du sénat sur les affaires urgentes ; et il y avait même un lieu dans le Capitole destiné a ces petites assemblées.

Auguste conserva encore au sénat le privilège de fournir de son corps des gouverneurs à toutes les provinces. L'Egypte seule, par les raisons qui ont été exposées ailleurs[11], avait pour commandant et souverain magistrat un simple chevalier romain avec le titre modeste de préfet. Toutes les autres provinces, tant celles qui s'administraient sous le nom du sénat et du peuple, que celles même que l'empereur tenait immédiatement sous sa main, étaient régies par des sénateurs. Mais il y avait une différence importante entre les gouverneurs de ces deux espèces de provinces : les premiers avaient plus de décoration et d'éclat extérieur, avec moins de pouvoir réel ; les autres, sous un appareil moins pompeux, jouissaient d'une autorité bien plus grande.

Et d'abord les gouverneurs de toutes les provinces du peuple (car c'est ainsi qu'on les appelait) avaient le titre de proconsuls, quoiqu'il n'y eût que deux de ces provinces, l'Asie et l' Afrique,affectées aux consulaires, et que les autres, en bien plus grand nombre, fussent destinées à d'anciens prêteurs. Ils avaient des licteurs en nombre proportionné chacun à leur rang : c'est-à-dire, les consulaires, douze ; les anciens prêteurs, six. Ils prenaient les marques de leur dignité en sortant de la ville, et ne les déposaient qu'en y rentrant, suivant l'ancien usage.

Mais leur pouvoir était limité à la durée d'un an. Encore ne leur fut-il pas permis de passer immédiatement de l'exercice de leur magistrature dans la ville, à l'état de proconsul dans une province. Auguste, attentif à ne point accoutumer les particuliers à la continuité de la puissance, renouvela la loi que Pompée avait portée dans son troisième consulat, et il voulut que les prêteurs et les consuls ne pussent devenir gouverneurs de provinces que cinq ans après l'expiration des charges qu'ils avaient gérées à Rome.

Dans leurs provinces ils étaient simples magistrats civils[12], sans aucun commandement sur les troupes, sans aucune fonction militaire. Aussi ne portaient-ils que l'habit de paix, et non l'épée ni la cotte d'armes. Ils se choisissaient, avec l'agrément de l'empereur, des assesseurs, conseillers ou lieutenants, comme on voudra les appeler ; et un questeur leur était attribué par sort, ce qui prouve qu'ils avaient l'administration des finances dans l'étendue de leur gouvernement, aussi bien que celle de la justice, mais non pas avec un pouvoir aussi plein que du temps de la république. L'empereur envoyait dans les provinces du peuple, comme dans les siennes, des intendants tirés de l'ordre des chevaliers, ou quelquefois même d'entre ses affranchis ; et ces intendants, dont la commission avait pour objet les finances du prince, étaient sans doute des surveillants qui restreignaient et gênaient en bien des choses, sur la levée et l'emploi des deniers publics, la puissance des proconsuls.

Pour ce qui est du choix de ces mêmes proconsuls, il fut d'abord régie par le sort, suivant l'ancien usage. Mais, comme les caprices du sort faisaient quelquefois tomber ces emplois à des hommes incapables, l'empereur y interposa son autorité. Il choisissait pour les provinces vacantes un nombre égal de sujets qui eussent les qualités requises ; et le sort décidait entre eux.

Les affaires majeures des provinces du peuple devaient être portées au sénat, qui était censé donner les pouvoirs à ceux qui les gouvernaient. C'était là encore un des anciens droits conserves au sénat par la politique d'Auguste.

La différence la plus essentielle pour le pouvoir entre les gouverneurs des provinces de l'empereur, et les proconsuls, c'est que les premiers avaient le commandement des armées, qui n'était pas accordé aux autres. Ils étaient les lieutenants de l'empereur, seul général dans toute l'étendue de l'empire. Comme l'empereur était aussi seul proconsul dans les provinces de son ressort, ses lieutenants n'avaient que le titre de propréteurs, quand même ils eussent géré le consulat. Ils portaient les marques du commandement militaire, l'épée et la cotte d'armes. Si leur pouvoir était plus grand que celui des proconsuls dans leurs provinces, il était d'un autre côté plus dépendant de l'empereur. Leur institution et leur destitution n'avaient d'autre règle que sa volonté. Ils ne commençaient a prendre les marques de leur dignité que dans la province qui leur était assignée, et ils les quittaient au moment de leur révocation. Il fallait que sur-le-champ ils sortissent de la province simples particuliers, et il leur était ordonné de ne point prolonger par des retardements le terme de leur retour, mais de venir dans l'espace de trois mois se présenter devant l'empereur à Rome, pour lui rendre compte de leur gestion.

Ces lieutenants, en leur qualité sans doute de propréteurs, étaient à la tête de la justice de leur province. Je ne puis pas déterminer jusqu'où allait leur pouvoir en ce qui concerne les finances. Ils n'avaient pas, comme les proconsuls, le droit de lever les deniers publics. Les intendants dont il vient d'être parlé jouissaient d'un pouvoir plus étendu dans les provinces de l'empereur que dans celles du peuple, étaient chargés de ce soin : et quoiqu'ils fussent d'un rang inférieur aux lieutenants, il semble douteux s'ils en prenaient les ordres. Les empereurs élevaient volontiers ces officiers subalternes, qui ne pouvaient leur faire ombrage en aucune sorte. Ils leur donnaient même quelquefois l'autorité de gouverneurs dans de petits départements. Pilate, simple intendant, l'exerçait en Judée, comme il paraît par l'histoire de l'Évangile.

De tout ce détail sur la forme du gouvernement qu'établit Auguste, il résulte qu'absolue et monarchique dans le militaire, elle était mixte dans le civil. Au-dedans de Rome, tout se réglait par le concours de l'empereur et du sénat. Les provinces étaient partagées : et, quoique celui qui a la force en main fasse toujours la loi, dans le train ordinaire des choses, le sénat avait la libre administration des provinces de son ressort, comme l'empereur gouvernait les siennes. On distinguait même le trésor public d'avec le fisc du prince ; distinction sans conséquence bien réelle, puisque l'empereur disposait de l'un et de l'autre : mais c'était un vestige de la constitution républicaine, et une espèce de protestation que l'état n'était pas dans le prince, qui devait être regardé comme simple administrateur des fonds dont la république retenait la propriété.

Cet esprit régnait en tout : et quoique la puissance militaire soit de nature a subjuguer celle qui n'est que civile, quoique le seul laps de temps ait introduit de nécessite quelques variations sur certains objets particuliers, on peut assurer qu'en général le gouvernement a subsisté, au moins pendant plusieurs siècles, sur les mêmes fondements établis par Auguste ; que jamais l'empire n'est devenu une pleine monarchie, et qu'il s'est toujours senti d'avoir été élevé sur un fonds républicain.

Dans l'exposé que je viens de faire du nouveau système de gouvernement, le peuple est entre pour peu de chose, parce que les droits de cet ordre, en qui résidait autrefois la souveraineté, furent presque réduits a rien par Auguste, et convertis en simples formalités par ses successeurs. Un chef unique s'accommode plus volontiers d'appeler les grands en quelque part de l'autorité publique, que d'y associer la multitude ; et l'abus énorme que le peuple avait fait de son pouvoir autorisait à l'en priver. Cependant Auguste, toujours attentif à conserver au moins une image de l'antiquité, ne voulut pas abolir les assemblées du peuple : il lui laissa le droit de nommer aux charges, et de concourir par ses suffrages à l'établissement des nouvelles lois ; bien entendu qu'il dirigeait les opérations de ces assemblées, et les amenait au point qu'il voulait. Le peuple ne sut pas bien user même de ce faible reste de pouvoir ; et lorsque Auguste se trouva absent de Rome au temps des élections, il ne manqua guère d'y arriver des troubles, qui ne purent être apaisés que par l'autorité du prince.

Tibère changea cet ordre, et dès la première année de son empire il transféra les élections au sénat, sans que le peuple témoignât autrement son chagrin que par de vains murmures. Le seul vestige qui lui fut conservé de son ancien droit aux élections, c'est qu'on l'assemblait pour les lui notifier après que le sénat les avait faites. L'ombre du pouvoir législatif resta pourtant encore au peuple pendant quelques années : nous avons quelques lois portées sous Tibère[13], par les consuls, suivant l'ancienne forme ; nous en avons une portée de même sous Néron[14]. Ce sont les derniers exemples de cette espèce. Depuis ce temps, au lieu de lois, on ne trouve plus dans le droit que des sénatus-consultes. Le peuple ne s'assembla plus que pour des choses de formalités, comme lorsqu'il s'agissait de porter la loi royale en faveur d'un nouvel empereur, ou d'autoriser les adoptions, ou de quelques autres cas semblables. Ainsi le sénat réunit les droits du peuple aux siens, et acquit le privilège de représenter seul l'ancienne république.

Caligula voulut rendre les élections au peuple : mais cette entreprise d'un prince furieux n'eut pas plus de suites que quantité d'autres idées chimériques dans lesquelles il s'égarait.

Le peuple se vit donc bientôt privé de toute part réelle au gouvernement, et ces fiers conquérants de l'univers, ces bourgeois qui s'estimaient au-dessus des plus grands rois du monde, et à qui les premières têtes de l'empire faisaient autrefois la cour pour en obtenir des commandements et des charges, bornèrent désormais leur ambition, et leurs vœux aux largesses et distributions de pain, de vin et de viandes, par lesquelles les empereurs soulageaient leur misère, et aux spectacles dont ils amusaient leur légèreté[15].

La nation romaine, sous ce nouveau gouvernement, peut sembler extrêmement déchue de son ancienne splendeur. Elle perdit réellement l'exercice de la souveraineté, que tous les citoyens comptaient posséder solidairement, et des droits de cette souveraineté dont ils jouissaient en commun. Mais cet avantage, si flatteur pour l'amour-propre, était devenu depuis longtemps une occasion perpétuelle de désordres et de malheurs pour la république en général, et pour tous les citoyens en particulier. Les Romains, en perdant une liberté tumultueuse, et qui dégénérait en une horrible licence, ne perdirent, à proprement parler, qu'un bien imaginaire ; et ils en furent abondamment dédommagés par les biens solides et réels dont la monarchie les fit jouir.

Les guerres civiles finies au bout de vingt ans[16] les guerres étrangères ou terminées par la victoire, ou évitées par une conduite prudente, ou soutenues sans que la tranquillité intérieure de l'état en fût altérée, la paix rétablie, la fureur des armes partout étouffée, les lois remises en vigueur, l'autorité rendue aux tribunaux, la culture aux campagnes, le respect et l'honneur aux choses saintes, le repos et la libre et paisible possession de leurs biens aux citoyens et aux sujets de l'empire, les anciennes lois réformées, de nouvelles lois établies avec sagesse, voila quels furent les fruits du changement introduit par Auguste, et telle est l'idée générale que l'on peut ici se former d'avance de tout ce que nous aurons a raconter de son gouvernement.

Les poètes excellents ses contemporains, honorés de ses bontés et de son estime, se sont plu à peindre la félicité publique, dont on lui était redevable : et j'espère que le lecteur en lira ici volontiers une description charmante d'Horace : Sous votre sauvegarde, dit cet aimable poète, en adressant la parole a l'empereur[17], le bœuf en sûreté trace un tranquille sillon ; Cérès et l'heureuse Fécondité enrichissent les campagnes ; les vaisseaux volent sur la surface des mers sans craindre aucune hostilité : la foi et la probité ne se ternissent d'aucune tache. On ne connaît plus ces désordres honteux qui déshonorent les familles ; les lois et les mœurs de concert ont dompté un vice si odieux. On loue les mères dont les enfants ressemblent à leurs maris. La faute est suivie de près du châtiment, qui en arrête la contagion. Qui craindra, tant que le ciel nous conserve Auguste, qui craindra ou le Parthe, ou le Scythe, ou les sauvages enfants de la fière Germanie ? A qui la révolte de l'opiniâtre Ibérie donne-t-elle la moindre alarme ? Chacun sur son coteau achève tranquillement sa journée, et marie sa vigne aux arbres qui en soutiennent la faiblesse ; de là il revient gai et content à un repas champêtre, où il vous offre des libations comme à un Dieu tutélaire.

Rome et l'Italie ne ressentirent pas seules les fruits et la douceur du nouveau gouvernement. Les provinces vexées auparavant par des prêteurs avides, tourmentées par autant de petits tyrans qu'elles recevaient de Romains constitués en dignité, déchirées et épuisées par les guerres civiles, se remirent enfin de tant de maux sous un prince qui, en faisant régner la paix, savait aussi faire respecter les lois, et rendre à tous une exacte justice.

Ainsi la sagesse d'Auguste fut comme une source féconde, d'où la félicité coula et se répandit sur toutes les parties de l'Univers : grand ouvrage sans doute, et seul digne d'un véritable héros. Il avait coutume de dire au sujet d'Alexandre, qu'il s'étonnait que ce conquérant craignit de n'avoir plus rien à faire, lorsqu'il n'aurait plus de peuples à vaincre : comme si gouverner un vaste empire n'était pas quelque chose de plus grand que de le conquérir. Il vérifia ce mot en sa personne ; et il n'eut jamais d'occupation plus noble, plus glorieuse, ni plus héroïque, que lorsqu'il n'eut plus de guerres à faire, ni de victoires à remporter.

Ce calme et cette tranquillité, qui firent le bonheur du siècle d'Auguste, en ont rendu l'histoire sèche et moins intéressante pour nous. Il n'est pas à souhaiter pour les hommes que le temps ou ils vivent offre aux écrivains une abondante moisson d'événements propres à piquer et à émouvoir les lecteurs. D'ailleurs, par la nouvelle constitution de l'état, des affaires publiques, devenues absolument étrangères au très-grand nombre des citoyens, en étaient communément ignorées[18] ; et l'on n'était pas même à portée de s'instruire des délibérations d'un conseil privé, comme on savait autrefois celles qui se prenaient dans les assemble du sénat et du peuple. Néanmoins il s'était trouve encore de beaux génies qui avaient exercé leur plume sur ces temps peu féconds. Mais leurs ouvrages ne sont plus. Dion presque seul nous reste ; écrivain peu capable de nous consoler de la perte des autres. Velleius est un abréviateur, et de plus infecte du poison de la flatterie. Suétone a fait des Vies, et non pas une histoire. Il fournit des détails curieux, intéressants, qui font connaître la personne des empereurs dont il parle, mais qui ne nous donnent pas une suite de faits, et en développent encore moins les ressorts cachés. Pour enrichir un fonds si stérile, il a fallu ramasser dans les poètes du temps et dans les écrivains postérieurs, qui n'ont pensé à rien moins qu'à composer une histoire d'Auguste, quelques parcelles détachées et éparses çà et là. C'est ce que Freinshemius a exécuté avec succès : mais il finit, comme les Épitomés de Tite-Live, à la mort de Drusus. L'illustre M. de Tillemont a traité dans ce goût non-seulement l'Histoire d'Auguste, mais celle de ses successeurs. Ses Mémoires seront ma principale ressource dans l'ouvrage que j'ai entrepris. Je les suivrai d'autant plus volontiers pour guides, qu'aux recherches d'une érudition profonde leur auteur joint l'esprit du christianisme, qui rapporte tout à Dieu, à Jésus-Christ, à la religion, seule fin à laquelle doit tendre tout ce que nous faisons, en quelque genre que ce puisse être.

 

 

 



[1] Cette réflexion a été traitée par un de nos plus savants poètes, qui la met dans la bouche d'Octavien.

Sylla m'a précédé dans le pouvoir suprême,

Le grand César mon père en a joui de même :

D'un œil si différent tous deux l'ont regardé,

Que l'un s'en est démis, et l'autre l'a garde.

Mais l'un cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,

Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville.

L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat

A vu trancher ses jours par un assassinat.

(CORNEILLE, Tragédie de Cinna, act. II, sc. I.)

[2] Juste-Lipse en a jugé ainsi : et le discours de Mécène lui paraît être l'ouvrage de Dion, qui a représenté le plan du gouvernement établi par Auguste, et suivi avec des changements par les empereurs. (Excurs. D. ad Tac. Ann., III.)

[3] L'abbé de Saint-Réal.

[4] Orcini.

[5] Ce qui n'est point exprimé par les historiens, se trouve attesté par d'autres monuments. Nous voyons mentionnée dans le droit une loi appelée la loi royale, par laquelle tout le pouvoir du sénat et du peuple est transféré aux empereurs. (Præf. I, D. § 7, et lege Quod principi,... I, Dig. de Constit. princ.) Or qui dit loi chez les Romains, dit une ordonnance du peuple. Il nous reste un fragment considérable * de l'acte par lequel tous les pouvoirs dont avaient joui Auguste, Tibère et Claude, sont conférés à Vespasien. Cet acte, qui se répétait à chaque mutation d'Empereur, est qualifié de loi dans la clause qui le termine, et bien des savants pensent qu'il n'est autre que la loi royale citée dans le droit. Il est donc constant que le peuple a concouru avec le sénat à déférer l'exercice du souverain pouvoir à Auguste : et ce qui achève de porter la chose jusqu'à l'évidence, c'est que lorsqu'Auguste trois ans avant sa mort éleva Tibère à une puissance égale à la sienne, Velleius dit expressément (II, 121) que ce fut par l'autorité du sénat et du peuple romain, et Suétone (Tibère, 21) fait mention d'une loi portée à ce sujet par les consuls.

* Voyez Gravina, De Imp. rem.

[6] Ainsi s'exprime Dion : et dans le fait il paraît que les empereurs se sont conduit comme si la dispense avait été générale. Cependant les termes du sénatus-consulte dont il a été parlé dans la note précédente, offrent un sens restreint et modifié. Vespasien y est dispensé des lois et des plébiscites dont on avait dispensé Auguste, Tibère et Claude.

[7] Sénèque, De clementia, I, 14.

[8] Tacite, Annales, III.

[9] Suétone, Auguste, 37.

[10] Je ne parle point ici de Messala, qui n'eut le titre de préfet de Rome que pendant peu de jours.

[11] Histoire de la république, liv. III.

[12] Je parle d'après Dion. Cependant les faits historiques obligent de mettre quelque restriction à ce que dit cet écrivain. Nous trouvons des exemples de proconsuls qui ont eu le commandement des armées, et Tacite en fournit trois consécutivement en Afrique, Annales, II, 52 ; III, 21, 32 et 35. Peut-être Dion a-t-il exprimé ce qui s'observait de son temps. Il serait même probable que tel était le plan d'Auguste, mais que les choses ne purent être amenées à ce point que par degrés et à la longue.

[13] La loi Julia Norbana, la loi Visellia.

[14] La loi Petronia.

[15] Juvénal, Satires, X, v. 78.

[16] Finita vicesimo anno bella civilia, sepulta externa, revocata pax, sopitus ubique armorum furor, restituta vis legibus, judiciis auctoritas... Rediit cultus agris, sacris honos, securitas hominibus, certa cuique rerum suarum possessio ; leges emendatæ utiliter, latæ salubriter. Velleius, II, 89. Dans ce morceau de Velleius, j'ai omis ce qui lui est dicté par l'adulation.

[17] Horace, Odes, IV, 5.

[18] Tacite, Histoires, I, I.