HISTOIRE DES PEUPLES BRETONS

 

CHAPITRE XI. — Mœurs, usages, gouvernement des Bretons insulaires, depuis l’an 55 avant Jésus-Christ jusqu’au cinquième siècle de l’ère chrétienne.

 

 

C’EST au conquérant historien des Gaules que nous devons nos premières notions sur les mœurs et les coutumes des Bretons insulaires. Jules César ne fit, on l’a dit ailleurs, qu’apparaître dans l’île de Bretagne. Mais ce peintre immortel n’en a pas moins crayonné, selon son usage, quelques esquisses pleines d’intérêt sur cette contrée alors si peu connue, et sur les diverses peuplades qui l’habitaient.

L’intérieur de la Bretagne, rapportent les Commentaires, est habité par des peuples que la tradition représente comme indigènes. La partie maritime est occupée par des peuplades que l’appât du butin et la guerre ont fait sortir de la Belgique. Elles ont presque toutes conservé le nom des cités dont elles étaient originaires... La population y est très considérable, les maisons y sont très nombreuses et bâties à la manière des Gaulois. De vastes troupeaux couvrent les pâturages. On se sert, pour monnaie, de cuivre ou d’anneaux de fer d’un poids déterminé. Dans le centre du pays se trouvent des mines d’étain ; sur les côtes, des mines de fer, mais peu productives. Le cuivre vient du dehors[1]... De tous les peuples bretons, les plus civilisés sont, sans contredit, ceux qui habitent le pays de Kent, région toute, maritime et dont les mœurs diffèrent peu de celles des Gaulois[2]. Quant aux nations de l’intérieur, la plupart ne cultivent point la terre, vivent de lait, de la chair de leurs troupeaux, et portent pour vêtements des peaux de bêtes[3].

Ainsi, à l’époque où les Romains abordèrent, pour la première fois, sur les rivages de la Bretagne, les peuples de cette contrée en étaient, presque tous, à l’état pastoral. Strabon, après avoir constaté, comme César, la similitude qui existait entre les usages des Gaulois et ceux des Bretons méridionaux, ajoute cependant que les mœurs de ces derniers étaient plus sauvages et leur intelligence moins développée. Leur extérieur offrait aussi quelques points de différence. Ils étaient moins blonds et moins robustes, mais d’une taille plus élevée que les habitants de la Gaule. J’ai vu à Rome, dit le géographe grec, de jeunes guerriers de cette nation, qui, bien qu’ils eussent à peine atteint l’âge de puberté, surpassaient d’un demi-pied les hommes les plus grands de cette ville[4]. La population de toute l’île était divisée en plus de quarante peuplades dont plusieurs avaient été dépouillées de leur indépendance, tandis que d’autres, protégées par le génie ou par le,courage de leurs princes, s’étaient emparées du pouvoir et de la prééminence. Le vaste espace de terre qui sépare la Sévern de la Tamise, était divisé entre dix nations, parmi lesquelles on remarquait les Domnoniens[5]. De la rivière d’Ex, ces tribus s’étaient graduellement avancées jusqu’au promontoire de l’Ouest[6]. Des deux côtés du bras de mer que l’on nomme aujourd’hui le canal de Bristol, s’était établie la puissante nation des Silures qui exerçait son patronage sur les Ordovices et les Dimètes, peuplades des montagnes de l’ouest et du nord du pays de Galles. Les Trinobantes, dont Londres était la capitale, habitaient entre le Stour et la Tamise, sur la côte orientale de l’île. Du Stour à l’Humber s’étendaient les Icènes. Les Dobunes et les Cassiens, tribus confédérées, et que Caswallawn avait commandées, se prolongeaient de la Sévern jusqu’aux Trinobantes, sur la rive gauche de la Tamise. Le territoire des Brigantes, la plus puissante des nations bretonnes, était limité au sud par l’Humber, au septentrion par la Tyne. Au nord des Brigantes, étaient placées les cinq tribus des Maætes, et enfin, au milieu des montagnes et des bruyères, erraient diverses peuplades, parmi lesquelles se faisaient remarquer, par leur courage et leurs habitudes farouches, les clans calédoniens[7]. Les mœurs de tous ces peuples variaient nécessairement, selon qu’ils étaient pasteurs ou agriculteurs, placés dans des régions isolées ou bien sur les rivages que fréquentaient les commerçants étrangers. C’étaient les vaisseaux des Vénètes de l’Armorique qui exportaient aux embouchures de là Seine, de la Loire et de là Garonne., les produits de la Bretagne. Ces produits, au temps d’Auguste, consistaient en bétail, en blé, en or, en étain et en fer[8]. L’île fournissait en outre, au continent, des esclaves, d’excellents chiens de chasse dont les Gaulois se servaient pour la guerre, et des cuirs estimés[9].

Quant aux coutumes et aux usages ; particuliers des Bretons, les historiens grecs et latins ne nous ont transmis, sur ce sujet si digne d’intérêt, que les détails ales plus vagues et les plus incomplets. Et d’abord, s’il faut en croire César, rien de plus scandaleux que la vie privée de ces insulaires. C’était un usage parmi eux que les femmes fussent en commun entre dix et douze, surtout entre les frères et entre les pères et les fils. Quand il naissait des enfants, ils appartenaient à celui qui avait le premier introduit la femme dans la famille[10]. Mais cette assertion est évidemment erronée. Outre que Strabon, qui écrivait après César, semble ranger cette prétendue promiscuité sur la même ligne que l’anthropophagie reprochée aux Irlandais par quelques auteurs fort peu dignes de confiance[11], Tacite, dans ses Histoires, rapporte un fait d’où ressort clairement, suivant nous, la fausseté du récit ci-dessus rapporté. La reine Cartismandua régnait sur les Brigantes... Cette femme s’étant dégoûtée de Vénusius, avait donné  sa main et son trône à Vellocate, simple écuyer de son mari. Ce crime ébranla doute sa maison. Le mari avait pour lui la faveur de la nation ; l’amant, la passion de la reine et la crainte qu’elle inspirait[12].

Or ; nous le demandons, un peuple chez lequel eût régné la communauté des femmes aurait-il manifesté une telle indignation contre l’adultère ? L’erreur de César est donc évidente. Cette erreur, au surplus, le savant Camden, et, après lui, Gibbon, l’expliquent d’une manière très plausible : les Bretons insulaires, comme les Irlandais et les Armoricains, habitaient, en grand nombre, les mêmes cabanes ; et toute une famille couchait souvent dans un lit séparé seulement par des compartiments ; delà, l’opinion que la promiscuité était une institution nationale dans l’île de Bretagne : opinion reproduite par Ermoldus Nigellus et par Guillaume de Poitiers, relativement aux Bretons continentaux, au IXe siècle et au XIe[13].

Sur d’autres usages des Bretons, César, Dion Cassius, et Hérodien nous fournissent quelques détails, peu importants, sans doute, mais qu’il est utile néanmoins de recueillir. Ces peuples, comme les Bas-Bretons actuels, portaient de longs cheveux ; des moustaches couvraient leur lèvre supérieure. Dans les batailles, ils marchaient aux chants de leurs Bardes[14], et les peintures dont leurs corps étaient couverts jetaient l’effroi dans les rangs ennemis[15]. Leurs bras et leur cou étaient ornés de bracelets de fer. Pour armes, ils avaient des lances, des épées et une sorte de petite hache. L’usage de la cuirasse leur était inconnu[16]. Ils s’élançaient sur l’ennemi presque nus et en poussant de grandes clameurs[17].

Les historiens font à peine mention de la forme de gouvernement adopté par les peuplades de l’île. Strabon se borne à dire que la Bretagne était divisée en plusieurs petits royaumes[18]. Les Commentaires nous apprennent, en effet, que le seul pays de Kent comptait quatre rois[19]. Tous ces tyerns, ou tyrans, n’exerçaient de véritable souveraineté que sur les vassaux de leurs domaines. Le pouvoir suprême appartenait à l’assemblée du pays pendant la paix[20], et, en temps de guerre, au généralissime, élu par les guerriers[21]. Quelquefois, c’était un prince du continent que les Bretons élevaient à la dignité de Penteyrn. Les commentaires de César nous en fournissent un exemple[22], et les chroniques des deux Bretagnes nous apprennent, d’un autre côté, que, pendant la lutte terrible que les insulaires eurent à soutenir contre les Barbares du nord, au Ve siècle, un prince armoricain fut investi du titre de chef des chefs par les Bretons établis au-delà des mers. Unis, tous ces peuples eussent peut-être échappé au joug de la servitude étrangère. Mais, avides de changements, comme les Gaulois leurs frères par le sang et par la langue, ambitieux de s’étendre aux dépens les uns des autres[23], ils épuisèrent, dans des luttes intestines, leurs forces et leur énergie. Il n’est rien, dit Tacite, qui ait plus favorisé nos desseins sur ces nations indomptables que leur défaut d’ensemble. C’était chose rare de voir deux ou trois de leurs cités se réunir pour repousser un danger commun. Aussi, luttant séparément, furent-elles toutes subjuguées[24].

Tel était l’état politique de la Bretagne, lorsqu’elle passa sous la domination romaine. Dans la dernière moitié du premier siècle de l’ère chrétienne, rien n’avait encore été changé aux antiques coutumes nationales. La plupart des Bretons n’avaient, comme les Germains, ni villes, ni remparts, ni champs cultivés ; ils vivaient des produits de leur chasse et des fruits que leur fournissaient les arbres des forêts[25]. Ce que nos pères nous ont enseigné, disait la reine Boadicée à son armée prête à en venir aux mains avec les légions romaines, ce n’est pas la science de l’agriculture, ce ne sont pas les arts de la paix, mais la manière le faire glorieusement la guerre à l’ennemi[26]. Toute herbe, ajoutait l’héroïne toute racine nous sert de nourriture ; l’eau nous suffit pour breuvage ; un arbre pour maison[27].

Sans doute, le génie d’Agricola réussit à faire pénétrer quelques lueurs de civilisation dans les ténèbres de cette barbarie ; toutefois il ne faut pas interpréter, d’une manière absolue, les assertions que renferme l’immortelle biographie de Tacite, ni leur accorder plus de généralité qu’elles n’en comportent réellement. Voici, au surplus, le chapitre célèbre où le grand historien raconte les efforts que fit son beau-père pour civiliser la Bretagne ; chapitre qui, depuis deux siècles, a servi de base à tant de théories :

L’hiver suivant fut entièrement consacré aux plus sages projets. Agricola voulait que ces peuples dispersés, sauvages et toujours disposés à la guerre, prissent, dans les plaisirs, le goût du repos et de la tranquillité. Dans cette pensée, il les excite, tantôt par des exhortations privées, tantôt par des secours publics, à construire des temples, des palais, des maisons, louant le zèle des uns, réprimandant la résistance des autres. L’émulation produisit les effets qu’eût pu amener l’autorité. Le général cherchait à polir, par les arts libéraux, l’esprit des fils des princes du pays ; il vantait, leurs dispositions naturelles qu’il plaçait même au-dessus du savoir des Gaulois, de telle sorte que ces peuples qui, naguère, méprisaient la langue des Romains, se passionnèrent pour leur éloquence. Bientôt même on les vit se parer de notre costume et porter la toge. Insensiblement, ils adoptèrent toutes les délicatesses d’une vie dissolue, les bains, les portiques, les repas somptueux ; ignorants qui appelaient civilisation ce qui n’était qu’une partie de leur servitude[28].

Plusieurs historiens n’ont pas su discerner, dans les exagérations qu’on vient de lire, la juste part qu’il faut faire d’un côté à l’admiration de Tacite pour son héros, de l’autre à la haine profonde que lui inspirait la corruption de Rome, fléau qui menaçait les Barbares eux-mêmes. Nulle distinction dans leurs ouvrages entre la Britannia prima et la Britannia secunda : tout y est coulé dans un moule purement romain. A les entendre, toute nationalité aurait disparu de la Bretagne, dès les premiers temps de la conquête : le culte et la langue des vaincus auraient fait place à la mythologie et à l’idiome latins. Ces interprétations exclusives  devaient naturellement rencontrer des contradicteurs non moins exclusifs ; au système romain, on n’a pas tardé à opposer le système breton. Stillingfleet, avec un luxe éblouissant d’érudition, ne craignit pas de soutenir que Cogidubnus, placé par les Romains à la tête de la colonie de Calomadunum, n’avait point adopté les institutions des conquérants. Ainsi, au centre même de la puissance romaine, les coutumes nationales n’auraient point été abolies !

Entre ces deux opinions également tranchées, également absolues, il doit y avoir un milieu où se trouve la vérité ; nous allons essayer de l’indiquer.

L’empire romain, dominateur du monde connu, devait commander l’admiration des Barbares aux jours même de sa décadence. On conçoit donc que les classes élevées, les filii principum, dans la Bretagne comme dans la Gaule, aient adopté les mœurs des conquérants et se soient bientôt façonnées à leur exemple. Mais de pareilles transformations ne purent s’accomplir que dans l’enceinte des villes ou des colonies fondées par les Romains. Tout le reste du pays échappa nécessairement à l’influence de la civilisation étrangère. Nous, l’avons dit ailleurs[29], des circonstances plus fortes que les institutions humaines dominent les sociétés naissantes, et l’analyse du milieu où elles se développent est nécessaire pour donner l’intelligence de leurs évolutions sociales. Or, tout le monde sait que la région occidentale de l’île de Bretagne, qui s’étend de la rivière d’Ex au promontoire de l’ouest, présentait jadis à peu près l’aspect de notre Domnonée armoricaine[30]. Là, les agglomérations d’habitants étaient fractionnées comme le sol, et disséminées, par la force des choses, en petits groupes sans importance. La sphère d’attraction des colonies établies dans ce pays étant restreinte dans un court rayon, aucune d’elles, on le conçoit, ne pouvait exercer de véritable influence sur les mœurs nationales. Ainsi donc, tandis que les peuplades des contrées maritimes qui faisaient face à la Gaule participaient à tous les avantages de la civilisation, et atteignaient à une prospérité inouïe jusque là[31], les habitants des régions de l’ouest et du nord de la Bretagne, exilés, au sein de leurs montagnes et de leurs marécages, restaient étrangers, pour ainsi dire, à tous les bienfaits, comme à toutes les charges de la conquête. Lorsque Sévère marcha contre les tribus, révoltées des Maætes et des Calédoniens, ses légions observèrent, avec étonnement, les mœurs sauvages de ces populations[32]. Ne perdons pas de vue, d’ailleurs, que les troupes romaines se virent, plus d’une fois, dans la nécessité de resserrer les limites de leur occupation, afin de rendre plus facile la défense de leurs lignes. L’on a vu précédemment que tous les usurpateurs de la Gaule, pendant le IIIe siècle, avaient été reconnus dans l’île. A partir de cette époque, la Bretagne devint véritablement une pépinière de tyrans[33]. Là, les villes habitées, en partie, par des marchands étrangers et par d’anciens soldats romains, obéissaient encore aux lois de la métropole ; mais les campagnes, comme au temps de l’indépendance, n’étaient régies que par les coutumes nationales. Whitaker, dont Gibbon semble adopter l’opinion, va même jusqu’à affirmer que les descendants des anciens souverains du pays continuèrent toujours de régner, quoique avec un pouvoir limité, depuis le règne de Gaude jusqu’à celui d’Honorius[34]. La révolte de 409 livra aux chefs de clan le gouvernement même des villes qui, jusque-là, avaient vécu, en quelque sorte, d’une vie purement romaine. L’île tout entière fut morcelée en autant de seigneuries qu’elle renfermait de cantons, de bourgs et de villages. Ce fut, partout, un retour complet au système quasi-féodal en vigueur jadis dans toute la Bretagne. L’usage de la langue latine, les sciences, la législation, les arts introduits par les conquérants disparurent bientôt[35]. Il y eut même une sorte de résurrection du druidisme parmi les Bardes. Taliésin, dans ses poésies, prend le titre de chef des devins de l’occident et même celui de Druide ; il se vante de tenir renfermé dans ses livres bardiques le trésor entier des connaissances humaines. Le même mélange d’idées druidiques et chrétiennes se retrouve dans les poésies de Merzlin. Tout en maudissant les loups romains qui ont fait, tomber sous leurs haches sacrilèges les forêts sacrées de la Bretagne, et les moines gloutons qui viennent sans cesse profaner sa retraite, le Barde invoque le nom de Jésus et demande à Dieu lui-même de lui administrer les sacrements[36].

Ce qui est plus étrange encore, assurément, c’est que, moins d’un siècle et demi après la mort d’Honorius, la Bretagne était représentée comme une île à peu près inconnue. Un historien grec rapporte, très gravement, que cette contrée était traversée par une antique muraille qui servait de limite entre le royaume des vivants et celui des morts. A l’orient, ajoute-t-il, on trouvait un beau pays peuplé d’habitants civilisés, un ciel pur, des eaux claires et abondantes, un sol fertile et bien cultivé. Mais, à l’occident, au-delà du mur, l’air était imprégné de vapeurs mortelles, le sol couvert de serpents. Cette affreuse contrée servait de demeure aux ombres qui y étaient transportées, dans des bateaux, par des nautoniers vivants. Quelques familles de pêcheurs, établies sur la rive opposée et assujetties aux Francs, remplissaient cet office mystérieux. Chaque nuit, quelques-uns de ces pêcheurs étaient obligés de veiller le long des rivages qu’ils habitaient ; et, aussitôt qu’ils entendaient la voix des morts, ils étaient entraînés comme par une puissance irrésistible vers l’Océan qu’ils traversaient alors avec les étranges passagers qui remplissaient leurs barques[37] !

Tel est le récit bizarre que Procope a transmis à la postérité ; et ce récit exerçait un empire si puissant sur l’imagination de l’historien, qu’il confond l’Irlande et la Bretagne, et qu’il paraît oublier que cette dernière contrée n’avait cessé, pendant quatre cents ans, d’être occupée par des légions romaines.

Refoulés par les Saxons à l’extrémité occidentale de l’île, séparés, en quelque sorte, du genre humain, les Bretons étaient retombés, à ce qu’il paraît, dans l’état de quasi-barbarie dont ils n’étaient qu’imparfaitement sortis sous la domination romaine. Dans les montagnes et dans les marécages de la Cambrie et du Cornwall, les fugitifs se réorganisèrent en communautés de race et de famille, à la manière de leurs ancêtres. Chacune de ces petites sociétés se groupa autour d’un pencenedl ; élu par sa communauté et dont le maenor[38] devait servir de refuge, en temps de guerre, à tous les membres du clan, à leurs meubles et à leur bétail[39].

Or l’on pourra se convaincre, tout à l’heure, que le régime de ces familles et de ces tribus confédérées était, à peu de chose près, celui des Gaulois de César ou des Galates de Strabon, et que le tableau que Tacite a tracé des mœurs des Germains est, sur un grand nombre de points, la peinture fidèle clés coutumes bretonnes.

C’est un beau spectacle que celui des lois féodales, dit l’illustre auteur de l’Esprit des lois. Un  chêne antique s’élève ; l’œil en voit de loin les feuillages ; il approche, il en voit la tige ; mais il n’en aperçoit pas les racines : il faut percer la terre pour les trouver.

Depuis que ces lignes sont tombées de la plume de Montesquieu, une foule de savants, en Europe, ont percé la terré pour découvrir les racines de ce chêne féodal à l’ombre duquel ont vécu les sociétés du moyen-âge. Tous les vastes territoires concédés, jadis, par les empereurs, aux Barbares qui les servaient, toutes les plaines et les immenses forêts où erraient les Germains de Tacite, ont été fouillés par d’ardents explorateurs. Quel a été le résultat, de toutes ces recherches ? Des milliers de volumes et nulle solution définitive. L’on s’est borné à décider, dans ces derniers temps, sinon avec beaucoup de fondement, du moins d’une façon fort tranchante ; que toutes les questions relatives aux origines de la féodalité pouvaient se réduire aux deux suivantes : 1° les bénéficiés et, par suite la plus grande partie de nos institutions, sont-ils d’origine romaine ? 2° Est-ce, au contraire, dans le droit germanique qu’il faut en chercher les premières traces ?

L’on a pu se convaincre ; par les chapitres qui précèdent, que, au risque de voir notre opinion rangée parmi celles qui sont aussi éloignées de la vérité que du sens commun, nous n’avons pas craint de, proclamer que non seulement les Germains n’avaient pas, les premiers, introduit dans notre pays le germe des institutions féodales ; mais encore que ce germe existait, plus développé que partout ailleurs, dans la Gaule druidique.      

Un coup d’œil rapide jeté, sur les institutions des Bretons insulaires, institutions qui différaient peu de celles des Gaulois, démontrera, nous l’espérons à nos juges les plus sceptiques, la vérité de ces assertions que nous émettions, en 1840, dans un livre soumis à l’Académie des Inscriptions, savoir, que les ambacti, les clients et les soldurii de César n’étaient que des vassaux militaires attachés à un chef de tribu rurale par des liens de foi réciproque[40] ; et que, si haut que l’on remonte dans la législation des deux Bretagnes, l’on trouve des traces irrécusables de cette féodalité qui était le régime propre à toutes les petites peuplades divisées en communautés de familles[41].

 

 

 



[1] Cæsar, de Bell. Gall., V, 13.

[2] Cæsar, de Bell. Gall., V, 14.

[3] Cet usage existe encore dans le pays de Vitré, en Bretagne.

[4] Strabon, IV, 5.

[5] On sait que, après l’arrivée des insulaires dans la Péninsule armoricaine, les contrées connues aujourd’hui sous le nom de Basse-Bretagne s’appelèrent Domnonée. (Cf. l’Essai sur la Bretagne arm., p. 36.)

[6] Ptolémée, VIII, 2. — Whitaker’s Manchester hist., I, 91. — II, 201.

[7] Vid. Cæsar, sup. cit., et Diodore de Sicile, V, 347.

[8] Strabon, IV, 5, p. 200. — Cicéron avait prétendu, au contraire, qu’on ne trouvait dans l’île aucune trace d’or et d’argent : Illud cognitum est, neque auri, neque argenti scrupulum esse ullum in illa insula. (Cicéron, epist. ad fam., VII, 7. — Ad Atticus, IV, 16.)

[9] Strabon, loc. cit. — Tacite, Agricola, XII.

[10] Cæsar, de Bell. Gall., V, 14. — Et Dion Cassius, L. LXXVI.

[11] Strabon, IV, 5, p. 201.

[12] Tacite, Histoires, III, 45.

[13] Nous avons vu avec surprise M. Le Huërou accorder toute créance à l’assertion de César. Notre savant compatriote n’ignore pas, cependant, que César n’avait pu juger par lui-même des mœurs des Bretons de l’intérieur, puisqu’il n’avait séjourné que parmi ceux du Cantium dont les usages, dit-il, différaient peu de ceux des Gaulois.

[14] Cantu et fremitu clamoribusque dissonis. (Tacite, Agricola, XXXIII.)

Vos quoque, qui fortes animas, belloque peremptas

Laudibus in longum, vates, dimittitis ævum,

Plurima securi fudistis carmina, Bardi.

(Lucain, IV, 447.)

[15] Omnes vero se Britanni vitro inficiunt, quod cœruleum efficit colorem, atque hoc horribiliore sunt in pugna aspectu : capilloque sunt promisso, atque omni parte corporis rasa præter caputet labrum superius. (Cæsar, de Bell. Gall., V, 44.)

[16] Hérodien, in Severus. — Dion Cassius, L. LXXVI, in Severus.

[17] Tacite, Agricola, 33.

[18] Strabon, IV, 5.

[19] V. Cæsar, de Bell. Gall., L. V, c. 22.  Principibus totius gentis ducatus administrabatur... Si autem universate bellum ingrueret, sorte eligitur, cui omnes obedire oporteat, ad administrandum imminens bellum. Quo peracto, æquo jure ac propria potestate unusquisque contentus vivebat. (Wilichind. Corb. I. Annal. Meibom. script. rer. Germ., t. I, p. 634. — V. aussi Moses Osnabrückische, Gesch. th. 1. Abschn., IV, § 6. — Germains et Bretons avaient les mêmes usages.

[20] Dion Cassius, LXXVI.

[21] Summa imperii bellique administrandi, communi consilio, permissa est Cassivellauno... Huic, superiore tempore, cum reliquis civitatibus continentia bella intercesserant. Sed nostro adventu permoti Britanni, hunc toti bello imperioque præfecerant. (Cæsar, de Bell. Gall., V, 11.)

Ce chef suprême s’appelait, en breton, Penteyrn ou Wortyern, Wortighern ( le grand chef).

[22] .... apud cos fuisse regem nostra etiam memoria Divitiacum, totius Gallia potentissimum, qui cum magnæ partis harum regionum, tum etiam Britanniæ imperium obtinuerit. (Cæsar, de Bell. Gall., II, 4.)

[23] Caussas autem et bella contrahunt ac se frequenter invicem infestant, maxime imperitandi cupidine et studio prolatandi ea quæ possident. (P. Mela, III, 6.)

[24] Nunc per principes factionibus ac studiis trahuntur : nec aliud adversus validissimas gentes pro nobis utilius, quam quod in commune non consulunt. Rarus duabus tribusve civitatibus ad propulsandum commune periculum conventus : ita dum singuli pugnant, universi vincuntur. (Tacite, Agricola, XII.)

[25] Dion Cassius, LXXVI, in Severus, p. 866. Ed. Hanov. MDCVI.

[26] Dion Cassius, in Néron, p. 703.

[27] Dion Cassius, in Néron, p. 703.

[28] Sequens hiems saluberrimis consiliis absumpta ; namque ut homines dispersi ac rudes eoque in bella faciles quieti et otio per voluptates adsuescerent, hortari privatim, adjuvare publice, ut templa fora domos extruerent, laudando promptos, castigando segnis : ita honoris æmulatio pro necessitate erat. Iam vero principum filios liberalibus artibus erudire, et ingenia Britannorum studiis Gallorum anteferre, ut qui modo linguam Romanam abnuebant, eloquentiam concupiscerent. Inde etiam habitus nostri honor et frequens toga ; paulatimque discessum ad delenimenta vitiorum, porticus et balinea et conviviorum elegantiam ; idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. (Tacite, Agricola, XXII.)

[29] Essai sur l’hist., la langue et les institutions de la Bretagne armoricaine, p. 73 et suiv.

[30] Regionem illam quæ secundum geographos quasi prima totius Britannia : magis magisque arctata longissime in solin occasum projicitur, et a septentrione mari sabriano, a meridie britannico, ab occidente oceano vergivio urgetur, insederunt antiquitus Britanni, qui Solino Dumnonii, Ptolemæo Domnonii, vel, ut rectius in aliis exemplaribus Domnonii dicti : quod nomen... ab habitatione sub montibus factum videatur. Inferius enim et convallibus passim per hanc regionem habitatur quod Dan-Munith britannice dicitur, quo etiam sensu proxima provincia Duffnaint, id est, depressa vallis, a Britannis hodie vocatur. (Camden, Britann., col. 865.)

La Domnonée continentale est aussi coupée d’une infinité de petites collines, au bas desquelles s’élèvent les bourgs et les habitations.

[31] Les côtes de la Bretagne étaient si fertiles au IVe siècle, que Julien fit approvisionner les places situées sur le Rhin avec du blé tiré de ce pays. (Julien. ad Athen. Zosime, III. — Liban., orat. funeb. — Eunape, in beg.)

[32] Mela, III. — Dion Cassius, in Severus. — Hérodien, III, 47.

[33] Fertilis provincia tyrannorum, avait dit S. Jérôme. Gildas tient le même langage : Itemque tandem tyrannorum virgultis crescentibus et in immanem silvam jam jamque erumpentibus, insula nomen Romanum, NEC TAMEN MORES LEGEMQUE TENENS, quin potius abjiciens germen suæ plantationis amarissimæ, etc. (Gildas, de Excidio Britanniæ.)

[34] Whitaker, Manchester’s. hist., T. I, p. 217-257. — Ce que Gildas rapporte d’Auvelius Ambrosius confirme cette conjecture. Bède dit que ce prince descendait de parents purpura induti.

[35] Gildas, loc. cit.

[36] Myvir. arch. of Wales, T. II, p. 34 et suiv.

[37] Procope, de Bell. Goth., IV, 20.

[38] Maenor ou maenol, manoir, de maen, pierre (en latin, mœnia, murailles), signifie aussi, hœredium, prœdium, en Gallois. (V. Davies, Dict. bret., éd. Lond. 1632.)

Le manoir breton, comme la Sala germanique (*), était une propriété qui appartenait héréditairement à une communauté.

(*) Cette terre (dit M. Guérard, dans les savants prolégomènes du Cartulaire de Saint-Père de Chartres, p. 22-23), cette terre, ainsi que nous croyons l’avoir prouvé ailleurs, était non la terre du Salien, mais la terre de la Sala, c’est-à-dire, la terre attachée au principal manoir, ou, en d’autres termes, le domaine même.

[39] Voir plus haut ce que nous avons rapporté des oppida de la Gaule. — Nous avons cité, dans l’Essai sur la Bretagne armoricaine, (p. 316 et suiv.), des fragments de chartes bretonnes constatant que l’assens de guet n’était dû, par les vassaux, qu’autant que leurs seigneurs tenaient en bon état leurs forteresses, afin que les étaigers passent, le tems de guerre, s’y retirer et y être, eux et leurs biens, en sûreté.

[40] Essai sur l’Histoire, la langue et les institutions de la Bretagne armoricaine, p. 11, Paris 1840.

[41] Ibid., p. 310.