HISTOIRE DES PEUPLES BRETONS

 

CHAPITRE VII. — Avènement de Tibère. - Révolte de Florus et de Sacrovir. - Caligula, Claude, Néron. - Vindex soulève la Gaule. - Révoltes de Maricus et de Civilis. - Victoire de Cerialis. - Esprit d'indépendance des Gaulois. - Albinus, Sévère. - Les tyrans. - La Gaule protége les usurpateurs. - Exploits des troupes gallicanes sous Constantin, Constance, Julien et Valentinien I. - Gratien et Maxime. - Victoire de Théodose. - Honorius et Alaric. - Révolte des Bretons insulaires et des Armoricains.

 

 

CEPENDANT Auguste venait de mourir, après avoir demandé aux amis rassemblés autour de son lit de mort, s’il n’avait pas bien joué le mime de la vie. Un acteur non moins habile le remplaça sur la scène du monde, et, pendant neuf années, s’y fit applaudir, avec le même succès, par les nations. La peur, on le sait, formait comme le fond du caractère de Tibère ; aussi, toute sa politique se borna-t-elle, durant des années, à s’effacer, comme il l’avait fait du vivant d’Auguste. Nulle ambition du pouvoir souverain chez le nouvel empereur ; c’était le sénat qui, de même qu’aux beaux jours de la république, décidait de toutes les affaires publiques. Le prince disait aux sénateurs : mes maîtres ; et donnait l’exemple du respect des lois. Tacite lui-même, malgré sa haine pour le tyran, a rendu justice à cette administration.

D’abord, les affaires publiques et les plus graves d’entre les contestations privées se traitaient dans le sénat ; les sénateurs pouvaient parler librement. L’empereur réprimait lui-même les excès de la flatterie ; dans la distribution des honneurs, la gloire des ancêtres, l’illustration militaire, les talents civils étaient le motif de ses choix, et, en général, il eût été difficile d’en faire de meilleurs. Le consulat, la préture conservaient leur éclat extérieur, les moindres magistrats exerçaient librement leurs fonctions. Quant aux lois, si l’on excepte celle de lèse-majesté, l’on n’en faisait point abus..... L’empereur ne permettait pas que de nouveaux impôts fussent établis ; dans les provinces, ni que les anciens fussent aggravés par l’avarice et la cruauté des magistrats[1].

Mais bientôt tout changea de face ; et les instincts dépravés du prince, longtemps comprimés, éclatèrent, et ne reconnurent plus de frein. Nulle garantie, à partir de ce moment, pour les malheureuses provinces. Les presides, comptant sur l’impunité, se livrèrent à tous les excès ; et ils furent tels que la Gaule, dont Germanicus proposait l’obéissance pour modèle à son armée révoltée, se souleva, indignée de tant de cruautés et d’insolences[2]. Deux hommes considérables par la naissance et par leur crédit, Julius Florus ; chez les Trévires, et Julius Sacrovir, chez les Éduens, se mirent à la tête de ce mouvement. A les entendre, l’heure avait sonné pour l’indépendance de la Gaule. — L’Italie, disaient-ils, était dénuée de ressources, le peuple de Rome efféminé. — Les étrangers faisaient seuls la force des armées impériales.

Toutes les cités gauloises entrèrent dans le complot[3]. Mais l’impatience des Andegaves[4] et des Turones[5] qui se levèrent avant le signal, déjoua tous les projets des conjurés. Ces deux peuples furent écrasés, l’un par Aviola, accouru de Lyon avec une cohorte ; l’autre par des légionnaires envoyés de la Germanie inférieure, et dont les rangs s’étaient grossis d’une troupe considérable de principes gaulois qui, pour masquer leur défection, affectaient toutes les apparences d’un zèle ardent[6].

Pendant ce temps, Florus poursuivait ses projets. Son but était d’enlever un corps de cavalerie gauloise que les Romains avaient levé à Trèves et discipliné selon leur tactique. N’ayant pu réussir à en corrompre qu’un petit nombre, il se vit forcé de se diriger vers la forêt des Ardennes avec ses troupes composées, en grande partie, de clients et d’obærati, classes asservies, en quelque sorte, aux volontés de l’aristocratie gauloise[7]. Mais les légions de Silius et celles de Varron, qui arrivaient par deux côtés différents, lui barrèrent le passage. Une poignée d’hommes d’élite, commandés par un Gaulois rival de Florus, suffit pour disperser cette multitude qui formait plutôt un attroupement qu’une armée[8]. La mort du chef des Trévires fait le dernier coup porté à la révolte. Celle des Eduens, plus sérieuse, ne fut pas moins rapidement comprimée. Sacrovir comptait pourtant quarante mille hommes sous les armes ; mais que pouvait, contre la discipline romaine, ce ramas de Gaulois accourus de toutes parts et dont la plus grande partie n’avait pour armes que des épieux, des couteaux et d’autres instruments de chasse[9] ? Sacrovir, comme Florus, ne voulut pas survivre à sa défaite.

Ainsi finit cette insurrection dont le début semblait présager de si grands résultats. Du récit rapide, mais plein d’enseignements, que nous en a laissé Tacite, ressortent tout spécialement deux faits que nous ne croyons pas inutile de constater : c’est d’abord la persistance du régime de clientèle, base antique de l’organisation sociale dans la Gaule.

Les Romains, en assujettissant cette contrée, n’avaient donc pas renversé les institutions nationales ; du moins en ce qui concernait les rapports civils. Une autre assertion non moins digne de fixer l’attention, dans le récit du grand historien, c’est ce qu’il rapporte du luxe des Éduens et des richesses de la plupart des cités gauloises dont il compare la prospérité à la détresse de l’Italie. Or, comment expliquer cette prospérité, après dis années de guerres soutenues contre César, et à la suite de toutes les calamités qui, postérieurement, avaient frappé la Gaule ? Faut-il croire que la science fiscale, dans laquelle les Romains n’eurent point de rivaux[10], était parvenue à ce point de perfection qu’elle fournissait aux vaincus les moyens de s’enrichir, afin de les dépouiller plus tard, avec plus de profit ? Quoi qu’il en soit, un fait ne saurait être contesté, c’est que, peu d’années d’occupation avaient suffi pour introduire, dans toutes les contrées voisines de la Narbonnaise, le commerce, le luxe, les habitudes et les vices de Rome. La Gaule, qu’on nous passe l’expression, était incessamment refoulée vers le nord. Mais, en dépit de tous les efforts de leur politique, de toutes les séductions d’une civilisation corrompue, les Romains ne purent jamais briser cet esprit d’indépendance et de rébellion qui faisait comme le fond du caractère gaulois, et qui ne cessa jamais d’être un sujet de crainte pour les maîtres du monde.

Après la mort de Florus et de Sacrovir, tout était rentré dans le calme. La Gaule se laissa patiemment dépouiller par Caligula qui, au dire de. Diodore, avait franchi les monts dans ce seul but[11]. Cette inertie ne fit que s’accroître sous Claude. Ce prince, en ouvrant aux vaincus les portes du sénat et celles de tous les honneurs, semblait promettre à tous les citoyens le droit de cité romaine que, vingt-et-un ans plus tard, Galba accordait à tant de peuples.

L’histoire a répété, à travers les siècles, les louanges que valut au successeur de Caligula l’abolition complète du culte druidique[12]. Toutefois, il est permis de douter, cette fois encore, que des motifs d’humanité aient seuls inspiré le décret de l’empereur. En proscrivant la religion nationale, plus sage dans ses dogmes, plus consolante dans ses promesses, plus morale surtout dans ses préceptes que la frivole mythologie de Rome, Claude, fidèle à la politique d’Auguste, ne songeait, selon toute apparence, qu’à ravir aux Gaulois ce courage et cette énergie qu’ils puisaient en partie dans des croyances vigoureuses[13]. Les Druides en jugèrent ainsi ; et il est permis de croire que c’est à leur instigation qu’éclata la révolte dont, un peu plus tard, Julius Vindex se fit le chef.

Néron régnait depuis plus de quatorze ans, et l’univers le souffrait, patiente mundo, suivant la belle expression de Pline, quand, tout à coup, le bruit se répandit que les Gaulois avaient repris les armes. La province lugdunaise était gouvernée, à cette époque, par un Gaulois issu de race royale, et qui, par son audace à accomplir de grandes choses, était parvenu à la dignité de propréteur[14]. Ambitieux d’une espèce bien rare, Julius Vindex, peu soucieux de relever le trône qu’avaient occupé ses ancêtres, n’aspirait qu’à ressusciter l’antique indépendance nationale. Ce fut lui qui, pour emprunter le langage de Tacite, apprit au monde qu’on pouvait faire un empereur ailleurs qu’à Rome[15]. Une grande partie de la Gaule se leva à l’appel de cette voix généreuse. Eclairés, cette fois, sur l’insuffisance de leurs propres ressources, les révoltés tendirent la main aux légions d’Espagne. Arrive, écrivait Vindex à Galba, la Gaule est un corps vigoureux auquel il ne manque qu’une tête pour le diriger[16].

L’avènement du vieux Galba fût le premier signal de la délivrance du monde. Après tant de vaines tentatives pour renverser l’indestructible citadelle du capitole ; les principes gaulois s’étaient enfin convaincus que la tâche serait plus facile de transporter, en quelque sorte, le centre de l’empire dans les Gaules, que de briser cette formidable organisation. Ce fut là, durant quatre cents ans, le rêve de nos ancêtres. A peine Galba avait-il succombé sous les coups des soldats de l’Italie, que Vitellius fut proclamé, sur le Rhin ; par les légions de la Germanie, associées, dans cette révolte, aux milices gauloises. L’esprit de rébellion gagna même, un peu plus tard, les dernières classes de la société. Un fanatique qui se prétendait envoyé de Dieu pour venger le pauvre peuple des ravages exercés dans les campagnes par les divers partis, vit se ranger plusieurs milliers d’hommes sous ses drapeaux. Ce fut là la première étincelle de ces terribles révoltes populaires que, la misère et le désespoir vont désormais multiplier sous le nom de Bagaudie. Maricus, fait prisonnier dans un combat, périt sous, les coups des soldats de Vitellius ; mais une nouvelle insurrection ; la plus terrible de toutes, éclata chez les Bataves ; et l’on put croire un instant que ce serait la dernière. Déjà deux armées romaines avaient été exterminées ; et, sur le cadavre du général romain, poignardé dans son tribunal, l’on avait proclamé l’empire des Gaules[17], lorsque l’astucieuse politique des Rèmes et l’arrivée des légions qui avaient combattu à Crémone vinrent changer la face des affaires. Vainqueur des confédérés, au confluent de la Sarre étale la Moselle, Pétilius Cérialis entra, sans coup férir, le lendemain de la bataille, dans la ville de Trèves ; et là, ayant réuni les habitants, il prononça ce discours tant de fois répété et qu’il faut néanmoins citer toujours.

Je ne me suis pas exercé à l’art de la parole, et c’est par les armes que j’ai rendu témoignage de la valeur du peuple romain. Mais, puisque les paroles ont tant de pouvoir sur vous, et que vous jugez les choses moins par elles-mêmes que par les discours des séditieux, j’ai voulu vous faire part, maintenant que la guerre est terminée, de quelques observations qui me sont inspirées bien plus par votre intérêt que par le nôtre.

Lorsque les généraux romains entrèrent sur votre territoire et dans les autres contrées de la Gaule, ce ne fut par aucun esprit de cupidité ; mais sur la prière de vos ancêtres que fatiguaient des dissensions meurtrières et que les Germains appelés à leur secours avaient mis sous le joug, amis comme ennemis.  Combien de combats nous avons livrés pour la Gaule contre les Cimbres et les Teutons ; au prix de quelles fatigues et avec quels succès nous avons combattu contre les tribus de la Germanie, le monde ne l’a pas oublié !

Ce n’est pas, assurément, pour protéger l’Italie que nous avons occupé les rives du Rhin[18], mais de peur qu’un nouvel Arioviste ne régnât sur les Gaules. Croyez-vous donc que vous serez plus chers à Civilis, aux Bataves et à tous ces peuples dont le Rhin vous sépare, que vos aïeux ne l’étaient aux ancêtres de ces diverses nations ? Les mêmes motifs pousseront toujours les Germains à passer dans la Gaule : la luxure, l’avarice, l’amour du changement ; et toujours on les verra déserter leurs solitudes et leurs marais, dans l’espoir de les échanger contre ce sol si fertile dont ils veulent vous faire les esclaves. On vous éblouit aujourd’hui avec ces mots toujours trompeurs de liberté, d’indépendance ; mais n’oubliez pas que jamais ambitieux ne voulut asservir et dominer, qu’il ne se servît de ces mêmes paroles. Il y eut toujours des tyrans et des guerres dans les Gaules, jusqu’au moment où vous vous êtes soumis à nos lois ; et nous, quoique trop fréquemment insultés, nous ne vous avons demandé, pour prix de nos victoires, que les moyens de vous maintenir en paix ; car, pour avoir la paix, il faut avoir des soldats ; une armée exige une solde, et cette solde entraîne le tribut. Le reste est commun entre nous. Vous-mêmes, le plus souvent, vous commandez nos légions, vous gouvernez ces provinces ou d’autres. Nul privilège, nulle exclusion. Nos princes sont-ils cléments, vous en ressentez également les avantages, malgré votre éloignement ; sont-ils cruels, ce sont les plus proches qui en souffrent. Comme on supporte la stérilité des champs, l’intempérie des saisons et les autres maux naturels, supportez les prodigalités ou l’avarice de vos maîtres. Il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes ; mais les fléaux ne sont pas continuels, et il arrive des temps plus heureux qui dédommagent ; à moins peut-être qu’asservis à Tutor et à Classicus, vous ne comptiez sur un gouvernement plus modéré, ou qu’il fallût moins d’impôts pour l’entretien des armées qui vous garantiraient des Germains et des Bretons. En effet, supposez (ce dont les dieux nous préservent !) que la domination romaine fût anéantie, qu’en pourrait-il résulter, sinon une guerre universelle ? Il a fallu huit cents ans d’une fortune et d’une discipline constantes pour consolider ce vaste édifice ; et il écraserait sous ses ruines quiconque réussirait à l’ébranler. Et alors, le plus grand péril serait, pour vous qui possédez de l’or et des richesses, cause principale de toutes les guerres. Aimez donc, chérissez donc la paix et cette Rome dont nous sommes citoyens, au même titre, sans distinction de vainqueur ni de vaincu. Vous connaissez le sort, qui vous est réservé dans l’une ou l’autre condition gardez-vous donc de préférer l’indocilité qui vous perdrait, à la soumission qui vous sauve.

Cette magnifique harangue, où l’habileté du politique et les ruses de l’orateur se cachent si bien sous la rude franchise du soldat, produisit peut-être, sur l’immense auditoire auquel s’adressait le général, tout l’effet qu’il en attendait ; toutefois, la leçon ne profita pas à la Gaule. L’exemple de Vindex et de Civilis avait porté ses fruits. D’ailleurs, ainsi que l’a fait observer très judicieusement un jeune et savant historien breton, le voisinage de la Germanie, dont la fière indépendance tranchait si profondément avec la servitude des Gaules, devait entretenir incessamment, dans cette contrée, ce foyer de colère et d’inimitié implacables dont l’origine remontait au berceau même de Rome[19]. De là, la longue série des empereurs gaulois, depuis Julius Sabinus, en l’an 69, jusqu’à l’avènement d’Avitus, en 455.

Pendant ce long intervalle, la Gaule, comme l’île de Bretagne dont elle fut si longtemps la métropole[20], ne cessa de protester, par des révoltes continuelles, en faveur de son antique indépendance[21]. Réduits à l’inertie durant plus d’un siècle et demi[22], les Gaulois sortirent de ce rôle passif en 193, lorsque Clodius Albinus traversa le détroit avec les légions bretonnes, pour venir combattre son rival. Sous Caracalla, Macrin et Éliogabal, les Gaulois, à en juger du moins par le silence des historiens, ne se mêlèrent pas aux troubles de l’empire. Mais, un peu plus tard, nous voyons le vertueux et faible Alexandre Sévère tomber sous les coups des légions du Rhin, dans les rangs desquelles se faisaient remarquer, parleur humeur dure et intraitable, les soldats de la, Gaule devenus impatients de toute discipline, à la suite de l’effroyable licence qu’Éliogabal avait laissé s’introduire dans les armées[23].

Le règne de Gallien, prince qui possédait toutes. les sciences, hormis celle de gouverner les hommes[24], fut pour l’empire une suite de calamités de tous genres, mais fournit à la Gaule une occasion de réaliser ses rêves d’indépendance. Jugeant apparemment que la trahison était suffisamment justifiée par le patriotisme, des usurpateurs s’élevèrent de toutes parts. Plusieurs de ces tyrans, comme les appelaient avec mépris les panégyristes des empereurs italiens, étaient de brillants modèles de vertus ; aussi la croyance populaire était-elle, dit Trébellius Pollion, que ces hommes avaient été suscités par la providence des dieux, pour empêcher que le sol de l’empire ne devînt une propriété des Germains, et que la majesté du nom romain ne fût anéantie[25]. Posthume, entre tous ces princes, sut mériter l’amour de ses sujets. Maître de toutes les Gaules, durant sept années ; il en chassa les Germains, fit même construire des forteresses au-delà, du Rhin, et mérita le glorieux surnom de restaurateur de son pays[26]. Victorinus, Lollien, Marius et Tetricus, qui remplacèrent tour à tour ce grand homme, s’efforcèrent de soutenir le poids du nouvel empire ; mais la lâcheté et la trahison du dernier de ces princes fit écrouler cette monarchie des Gaules rêvée par le Batave Civilis, fondée par le génie de Posthume et dont la durée ne put dépasser quatorze ans.

Sous Probus, on vit Proculus et Bonose entraîner dans leur révolte une partie de la Gaule. Auxiliaires de tous les tyrans, nos pères combattent, dans l’île de Bretagne, pour Carausius, en 236[27], et pour Allectus, son successeur, en 293[28]. C’est à leur épée que Constantin doit sa victoire contre Maxence (320), et Crispus celle qu’il remporte sur les Francs, quelques années plus tard, en-deçà et au-delà du Rhin[29]. La Gaule, gouvernée comme une province détachée, par les princes qu’on plaçait à sa, tête sous le titre de César et d’Auguste, formait une sorte d’empire indépendant. Obligée de défendre ses souverains contre l’ambition de leurs compétiteurs, et de repousser, avec ses seules forces, les attaques des tribus d’outre-Rhin, son énergie s’exalta jusqu’à l’enthousiasme ; et sur ces champs de bataille où les Romains ne savaient plus mourir, la magnanimité gauloise[30], se retrouva ce qu’elle avait été aux plus beaux jours de l’indépendance nationale. Zozime, historien d’un grand poids, lorsque ses préventions antichrétiennes ne l’aveuglent pas, rapporte qu’à la terrible bataille de Murse, gagnée par Constance, sur Magnence, les Gaulois combattirent, avec une opiniâtreté inouïe, jusques bien avant dans la nuit, ne pouvant se résoudre, disait énergiquement l’empereur Julien, à donner à l’univers le spectacle inconnu de soldats gaulois tournant le dos à l’ennemi[31]. Ammien Marcellin, homme de guerre et observateur rigide des lois de la vérité, a achevé ce brillant portrait par quelques touches vigoureuses.

Tout âge, chez cette nation, dit-il, est également propre au métier des armes. Le vieillard et l’adolescent offrent, avec le même courage, leur poitrine au fer de l’ennemi, et bravent, avec le même mépris, le froid et le chaud. Pour échapper au service militaire, on ne les a jamais vus se couper le pouce, à la manière des Italiens[32] .....

Ammien rapporte aussi des milices gauloises à cette époque, un trait d’audace dont les annales même de ce peuple offrent peu d’exemples. Parmi les troupes romaines assiégées par Sapor, roi des Perses, dans la ville d’Amide, en Mésopotamie, se trouvaient deux légions gauloises exilées en Orient par Constance, après la bataille de Murse. Or, ces soldats ayant aperçu, du haut des remparts, des prisonniers de leur nation que les Perses maltraitaient, se sentirent profondément émus ; et, la colère succédant à la pitié, ils s’élancèrent vers les portes, demandant à grands cris qu’an les menât à l’ennemi. Telle était leur furie, ajoute Ammien, qu’ils frappaient la porte de leur épée, en rugissant comme des lions, et que leurs officiers obtinrent à grand’peine qu’ils attendissent jusqu’à la nuit pour exécuter leur projet. Ils quittèrent, en effet, la ville, dès que le jour eut disparu, armés de haches et d’épées, et avec la résolution non seulement de délivrer leurs compagnons d’armes, mais encore d’aller égorger Sapor lui-même dans sa tente ; au milieu d’une armée de cent mille hommes. Le carnage qu’ils firent dans le camp ennemi fut effroyable. Forcés enfin de rétrograder, ils opérèrent leur retraite en bon ordre, et, sans avoir cessé de combattre, ils regagnèrent la ville, au lever du soleil, avec une perte de quatre cents des leurs : prouesse gigantesque dont Constance voulut perpétuer le souvenir en élevant des statues aux chefs des deux légions[33].

Cependant Julien, en butte à la haine de Constance, avait été proclamé à Lutèce par ses légions et reconnu dans toute la Gaule. Appuyé sur l’épée de ses grands compagnons d’armes[34], le nouvel Auguste n’hésite plus à se déclarer l’ennemi de Constance et à l’aller chercher en Orient. Les Gaulois, pleins d’enthousiasme pour ce dompteur des rois et des nations, lui jurèrent, avec les serments les plus redoutables, de le suivre au bout de l’univers[35].

Sous Valentinien Ier, l’indépendance de caractère et l’intrépidité gauloises étaient encore proverbiales. Telle était, dans l’armée romaine, la crainte qu’inspiraient les cohortes gallicanes, que l’empereur étant mort dans la Pannonie, en 375, ses lieutenants, d’un commun accord, firent rompre le pont qui séparait ces troupes du reste de l’armée, après leur avoir donné l’ordre, au nom du prince qui n’existait plus, de se rendre dans les Gaules envahies, prétendait-on, par les barbares. Or, il faut savoir, nous dit Ammien Marcellin, que cet ordre de départ était motivé sur le caractère bien connu des Gaulois qui, assez peu soucieux de la foi due aux princes légitimes, auraient pu se porter à des innovations dangereuses[36].

Gratien, prince à peine âgé de dix-sept ans, succéda à son père. Ce jeune homme, dont la douceur et la bonté attiraient tous les cœurs, dont la piété excitait l’admiration de saint Ambroise lui-même, et qui semblait destiné à faire le bonheur de l’empire, devint tout à coup odieux à ses sujets ou plutôt à ses armées. Ce fut, s’il faut en croire les historiens, sa bienveillance pour les barbares qui le précipita du trône. Passionné pour la chasse, il avait admis dans sa familiarité la plus intime un certain nombre d’Alains dont il admirait l’adresse et la surprenante agilité. Ses troupes en prirent ombrage, et laissèrent éclater des murmures que Gratien eut le tort de mépriser. Toutefois, rien ne semblait encore annoncer une catastrophe, lorsque les légions de l’île de Bretagne, qui depuis longtemps, se distinguaient par leur arrogance présomptueuse[37], donnèrent le signal de la révolte te. A leur tête se trouvait placé un général qui avait épousé, rapportent les chroniques bretonnes, la fille de l’un des Tierns[38]. Les plus puissants du Caernarvonshire[39]. Ce général, nommé Magnus Clemens Maximus, fut proclamé par les voix tumultueuses mais unanimes, des soldats et des provinciaux (383)[40]. Quelle était la naissance de cet usurpateur ? Ce problème historique n’a pu être résolu par les plus savants critiques. Toutefois, il semble résulter, d’un passage de Pacatus, que ce prince était Breton d’origine[41].

Dès qu’il eut accepté le dangereux présent de la pourpre impériale, qu’il avait repoussé d’abord, au dire d’Orose et de Sulpice Sévère[42], Maxime comprit qu’il ne pourrait réussir à conserver le trône et la vie, s’il bornait son ambition à la possession de la Bretagne. Aussi s’embarqua-t-il promptement avec ses légions et une grande partie de la jeunesse de l’île[43], accourue sous ses étendards. Tout le monde sait que, trahi par son armée, l’infortuné Gratien périt assassiné près de Lyon, et que l’usurpateur, peu d’années après, fut vaincu lui-même par Théodose, et décapité sous les murs d’Aquilée. La fin du jeune Valentinien II, replacé par le grand empereur sur le trône d’occident, ne fut pas moins tragique : les uns disent qu’il fut étouffé dans son lit par l’ordre d’Arbogaste ; d’autres racontent que, tandis qu’il s’exerçait avec quelques officiers, aux portes de Vienne, son ambitieux lieutenant le tua de sa propre main[44]. Quoi qu’il en soit, ce forfait n’aboutit qu’à la ruine du meurtrier et à celle du rhéteur Eugène qu’il avait revêtu de la pourpre pour régner sous son nom. Honorius, age de dix ans, fut proclamé empereur de l’occident par Théodose victorieux.

Ainsi, dans l’espace d’environ trente-deux ans, la Gaule avait changé six fois de maîtres ! Epuisée par tarit de guerres, civiles, cette malheureuse contrée était tombée dans un état d’abattement et de misère pareil à celui où l’avait réduite Jules César jadis, et dont Orose nous a retracé le tableau si touchant. Dans de telles circonstances, Stilicon, ministre, général et beau-père d’Honorius, s’était hâté d’envoyer des renforts à la frontière du Rhin. Mais les quelques cohortes qu’on y avait placées, durent bientôt elles-mêmes quitter ce poste pour voler au secours de l’Italie. Alaric avait, en effet, franchi les Alpes, dont Théodose lui avait autrefois montré le chemin[45]. A cette nouvelle, une terreur panique s’empara de l’Italie. La cour impériale se disposait à quitter Milan pour chercher un refuge dans la Gaule[46], lorsque Stilicon accourut et mit obstacle à cette fuite, en déclarant qu’il irait au-devant des légions occupées, dans la Rhétie[47], et les ramènerait à temps pour repousser les barbares. Et, en effet, après avoir passé sur une barque le lac de Côme (Larius), et traversé, à cheval, les Alpes en ce moment couvertes de neige, n’ayant la nuit, pour abri, que des cavernes creusées dans le roc ou de pauvres cabanes de bergers[48], il rejoignit l’armée romaine dont les fangs venaient d’être grossis par les cohortes rappelées des bords du Rhin ; et par une légion qui arrivait des extrémités de la Bretagne[49]. La bataille de Pollence (402-403) sauva l’Italie. Abandonné par une partie de ses troupes, que l’or de Stilicon avait gagnées, Alaric s’enfonça dans les montagnes et reprit le chemin de l’Illyrie, bien résolu, de réparer prochainement sa défaite et de faire expier aux Romains une victoire qu’ils devaient plutôt à la perfidie qu’au courage.

Cependant, les barbares, ne trouvant plus 8e résistance sur les bords du Rhin dégarnis de soldats, se répandirent dans les Gaules, comme les flots de l’Océan débordé[50]. Salvien a décrit, avec toute la hauteur d’accent qu’il sait trouver parfois, la marche et les progrès de ces tribus dévastatrices. Dans toute l’étendue de la Gaule, auparavant si peuplée, on ne rencontrait plus que des cadavres vivants qu’on distinguait à peine des morts dont la terre était jonchée.

Au bruit de tant de ruines, les troupes de l’île de Bretagne, ne recevant aucun secours, résolurent de se donner un maître et choisirent d’abord un officier appelé Marcus, qu’elles remplacèrent bientôt par un autre officier dont elles se défirent encore pour proclamer. un soldat nommé Constantin. Cet homme ne possédait ni le talent, ni l’énergie nécessaires pour soutenir l’éclat d’un si grand nom[51] ; mais, guidé par l’exemple de Maxime, il rassembla une flotte et débarqua dans la Gaule où le désespoir des habitants et le besoin d’un chef le firent accueillir comme un libérateur. Constantin, en effet, rallia les troupes dispersées, en leva de nouvelles, et gagna des batailles sur les barbares. Maître de l’Espagne, de la Bretagne et des Gaules, ce prince semblait appelé à venger l’empire des insultes de ses ennemis, lorsque éclata, de l’autre côté des Pyrénées, la révolte du breton Gérontius. Tandis que les deux rivaux sacrifiaient, dans une lutte intestine, leurs dernières légions, les Bretons insulaires, n’obtenant de l’empire aucune protection pour prix de leurs souffrances, chassèrent de leur île les magistrats romains.

Cet exemple fut aussitôt suivi par les provinces armoricaines, et même, si l’on en croit Zozime, par d’autres cités de l’intérieur[52]. Il y aurait lieu de supposer, d’après ces paroles, dit M. Fauriel, que les diverses contrées dont parle Zozime revinrent, tout d’un coup, à leur régime celtique ; mais, dans cette extension, le fait est peu probable. S’il est quelqu’un de ces pays où l’on puisse présumer que l’état politique antérieur à la conquête romaine fût alors pleinement rétabli, ce ne peut être que la Bretagne armoricaine[53].

M. Fauriel a indiqué ici, avec cette sagacité qui caractérise son beau talent, l’un des points les plus curieux de notre histoire nationale. Avant de reprendre le récit des faits dont la Gaule fut le théâtre jusqu’au jour où elle tomba, épuisée, entre les mains des barbares de la Germanie, qu’il nous soit permis de nous arrêter, quelques instants, à la recherche du problème indiqué par le savant historien des Gaulois.

Dans quelle mesure la Gaule avait-elle subi l’influence des institutions romaines à l’époque où éclata la révolte des provinces armoricaines ? Ces contrées avaient-elles perdu, comme on le pense communément, toute trace de leur état antérieur ? C’est à la solution de ces graves questions dédaignées jusqu’ici ou tranchées, sans examen par des historiens systématiques, que nous consacrerons les pages qui vont suivre.

 

 

 



[1] Tacite, Ann., IV, 6.

[2] ..... Disserebant de continuatione tributorum,gravitatefœnoris ; sævitia ac superbia prœsidentium. (Tacite, Ann., lib. III, c. 40.)

[3] Haud ferme ulla civitae intacta seminibus ejus motus fuit. (Tacite, Ann., L. III, c. 41.)

[4] Habitants de l’Anjou.

[5] Habitants de la Touraine.

[6] ..... Quibusdam Galliarum primoribus qui tulere auxilium, quo dissimularent defectionem magisque in tempore efferrent. (Tacite, Ann., L. III, c. 41.)

[7] Aliud vulgus obæratorum aut clientium arma cepit. (Tacite, Ann., L. III, c. 42.) Voyez plus haut, ch. 6.

[8] ..... Inconditam multiludinem disjecit. (Loc. cit.)

[9] Cœteri cum venabulis et cultris, quæque alia venantibus tela sunt. (Tacite, Ann., L. III, c. 43.)

[10] Vectigalibus..... Romani plus adversus subjectos quam armis valent. (Tacite, Hist., IV, 64.)

[11] Diodore, 59.

[12] Suétone, in Tiber. Claudio.

[13] V. Cæsar, de Bell. Gall., VI, 14.

[14] Suétone, in Néron. — Diodore, L. LXIII. Excerpt. per Xiphilin.

[15] ..... Posse principem alibi quam Romæ fieri. (Hist., I, c. 4, Tacite.)

[16] Plutarque, in Galba.

[17] ..... Juravere qui aderant, pro imperio Galliarum. (Tacite, Hist., IV, 59.)

[18] Cérialis qui avait, sans aucun doute, étudié les Commentaires de César, savait mieux que personne que c’était dans le but de protéger l’Italie que ce grand capitaine avait conquis les Gaules. — V. Cæsar, Bell. Gall., I, 33 ; IV, 16.

[19] Le Huërou, Instit. mérov., p. 151, 152. — L’auteur dit ailleurs (p. 58) :

..... On peut avancer que la Gaule a été pendant douze siècles le perpétuel, l’indestructible ennemi du nom romain. Leur inimitié commence presque avec la fondation de la ville et ne finit que lorsque la cité souveraine a cessé d’être quelque chose dans le monde. — Nous sommes heureux de nous rencontrer si bien d’accord avec notre savant compatriote. Il a démontré, avec une science irréprochable, ce que nous n’avions pu qu’indiquer dans l’Essai sur la Bretagne armoricaine.

[20] Cæsar, de Bell. gall., II, 4.

[21] Fertilis provincia tyrannorum, dit saint Jérôme.

[22] De l’an 71 à l’an 222 de J.-C.

[23] Sed cum ibi quisque seditiosas legiones comperisset, abjici eas prœcepit. Verum Gallicanæ mentes, ut sese habent, duræ acretorridæ, et sœpe imperatoribus graves, severitatem hominis nimiam, et longe majorera post Heliogabalum non tulerunt. (Lampride, in vit. Severus.)

[24] Il était orateur, jardinier, poète, philosophe, cuisinier, etc.

[25] Venerabile hoc romani nominis finitum esse imperium..... (Trébellius Pollion, Trig. Tyr.)

Posthumius invasit in Gallia tyrannidem, multo quidem reipublicæ commodo..... (Orose, L. VII.)

[26] Médaille de Birague.

[27] Mamert., in Paneg. Maximian.

[28] Eum., in Paneg. Constant. Cæs., XVII.

[29] Zozime, L. II, c. 15.

[30] ..... Anxii (Galli) ne... nihil egisse operæ pretium pro magnanimitate gallica memorentur. (Ammien Marcellin, L. XIX, c. 6.)

[31] Julien, orat. 1, in Const.

[32] Ammien Marcellin, Lib. XV, c. 12.

[33] Ammien Marcellin, L. XIX, c. 5, 6 et 7.

[34] Magni commilitones. Ammien Marcellin, L. XX, c.5.

[35] Ammien Marcellin, L. XX, c. 5.

[36] Ammien Marcellin, L. XXX, c. 10.

[37] Zozime, IV, 35.

[38] Teyrn, Tiern : chef de guerre, tyrannus.

[39] V. Carte, Hist. d’Angleterre, T. I, p. 168.

[40] Sulpicius, de vita Mart., c. XXIII, Dial. 2, c. 7. — Dialog. 3, c. 15. — Ausone, in Aquileia, p. 216. — Orose, L. VII, c. 34.

[41] V. M. de S.-Martin ; note sur Lebeau, Hist. du Bas-Empire, T. IV, p. 227.

[42] Sulpicius Severus, Dial. 2, 7. — Orose, VII. 34.

[43] Le texte de Gildas est formel à cet égard : Exin Britannia, omni armato milite, militaribusque copiis, rectoribus linquitur immanibus, ingenti juventute spoliata (quæ comitata vestigiis supradicti tyranni domum nusquam rediit). Et omnis belli usus ignara penitus.. multos stupet gemitque per annos. (Gildas, éd. Galland, T. XII.) Ces paroles de Gildas avaient toujours été interprétées de la même manière, lorsque M. Varin, doyen de la faculté des lettres de Rennes, s’efforça de démontrer, à l’aide de paradoxes fort spirituels, que tous les précédents traducteurs avaient mal compris le passage précité. (Voir aux pièces justificatives la critique de cette notice.) Au surplus, voir un texte de Sozomène (L. VII, c. 13, p. 721, éd. Henr. Vales), qui nous parait sans réplique.

[44] Zozime IV. 54. — Sozomène, VII, 22. — Orose, VII. 35. Socrate, V, 25.

[45] Nunc vero geminis clades repetita tyrannis,

Famosum vulgavil iter.....

(Claudien, de Bell. Get., v. 284 et sqq.)

Par ces mots geminis lyrannis, le poète fait allusion à Maxime et à Eugène.

[46] Quid turpes jammente fugas, quid Gallica rura

Respiciatis.....

(Claudien, Bell. Get., v. 296 et sqq.)

[47] Claudien, de Bell. Get., vers. 363 et sq.

[48] Protinus, umbresa vestit qua littus oliva

Larius, et dulci mentitur Nerea fluctu,

Parva puppe lacum prætervolat.

(Ibid., v. 319 et sqq.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ocius inde

Seandit inaccessos brumali sidere montes,

Nil hyemis cœlive memor.

(Ibid., v. 321 et sqq.)

[49] Venit et extremis legio prætenta Britannis,

Quæ Scoto dat frena truci.

(Ibid., v. 416 et sqq.)

[50] Si totus gallos sese effudisset in agros       

Oceanus, vastis plus superesset aquis.

Ce sont les expressions d’un contemporain dont le poème sur la Providence se trouve dans les œuvres de saint Prosper d’Aquitaine.

[51] Orose, VII, 40.

[52] Zozime, VI, 5.

[53] Histoire de la Gaule méridionale, T. I. p. 58.