Après la ruine d’Annibal que, dans leur imprévoyance, ils laissèrent accabler par les Romains, les Gaulois cisalpins firent de prodigieux efforts pour prévenir la vengeance de leurs ennemis. Jamais leurs projets ne furent mieux concertés, ni leur courage plus admirable. Mais tout fut inutile. Chassés de toute la plaine du Pô, dépouillés de leurs villes les plus importantes, ils ne possédaient plus, à l’époque où Polybe écrivait son histoire, que quelques cantons au pied des Alpes. Toutefois, telle était la terreur attachée au nom glorieux des vaincus, qu’après les avoir emprisonnés, en quelque sorte, dans un cercle de forteresses et de colonies militaires[1], Rome craignait encore de nouveaux soulèvements et tremblait à la nouvelle d’un simple tumulte gaulois. Enfin, fatigué d’avoir sans cesse à surveiller ces peuplades belliqueuses, dont la présence sur le sol italique était un danger toujours menaçant pour la république, le sénat se détermina à s’emparer des contrées montagneuses qui sont à la fois la clef et la barrière de l’Italie. Sous un de ces prétextes qui ne manquaient jamais à la politique romaine, les tribus établies dans l’intérieur des Alpes se virent attaquer successivement (587). C. Marcellus vainquit les Gaulois alpins, Caïus Sulpicius les Ligures, Appius Claudius les Salasses, Opinius les Ligures transalpins qu’on accusait d’avoir dévasté le territoire d’Antibes et de Nice[2]. Bientôt les Saliens ou Salviens commirent, comme à point nommé, le même crime, contre les Marseillais, ces fidèles alliés de Rome[3], et le châtiment ne se fit pas attendre. Vaincus, les coupables furent réduits à l’esclavage, et une colonie romaine vint s’établir dans leur pays[4]. Ce fut ensuite au tour des Allobroges. Ce peuple ne s’était, pas contenté de dévaster le territoire des Eduens, nouveaux alliés de la république ; il n’avait pas craint d’accorder un asile à Teutomale, roi fugitif des Saliens. Ils furent écrasés d’abord à Vindale[5], puis, l’année d’après, au confluent de l’Isère et du Rhône. A la suite de toutes ces victoires, les Romains s’étaient étendus de proche en proche des Alpes aux Pyrénées. Ils se trouvèrent bientôt en possession d’une étendue de territoire assez considérable pour former une province dont Narbo-Martius, l’une de leurs colonies les plus puissantes, devint le centre. De cette citadelle, dit Cicéron, ils pouvaient observer les nations soumises et les contenir dans le devoir[6]. Tandis que Rome préparait ainsi, pour l’avenir, la conquête de toutes les Gaules, elles furent tout à coup envahies et ravagées par les Cimbres et par les Teutons, nations féroces qui traînaient à leur suite plusieurs peuplades gauloises, telles que les Ambrons, les Tigurins et les Tugènes. La Gaule méridionale, que le voisinage de Marseille avait dès longtemps amollie, n’opposa qu’une faible résistance. Plusieurs armées romaines, accourues pour défendre la Narbonnaise, tentèrent à leur tour d’arrêter les Barbares. Mais, victorieux partout, ces derniers marchèrent vers l’Italie, suivant à la trace les fuyards, qui encombraient toutes les routes. C’en était fait de Rome, sans l’indomptable fermeté de Marius. Les deux victoires d’Aix et de Verceil (651) sauvèrent la république. Libérateurs des Gaulois, les Romains voulurent d’abord se payer de ce service : ils se partagèrent, suivant les dispositions de la loi d’Apuleius[7], les terres qu’avaient occupées les Teutons et les Cimbres, prétendant que, par ses victoires, Marius en avait transporté la propriété au peuple romain. Ainsi la province s’agrandissait de jour en jour. Les révoltes et les guerres civiles qui déchirèrent l’Italie retardèrent seules la conquête de toutes les Gaules. Menacés dans leur liberté, les Gaulois auraient dû profiter des chances inespérées que leur offrait la fortune, pour prévenir une servitude imminente. Mais ce peuple, si grand à toutes les époques de son histoire, par l’énergie et par le courage qu’il déploya, suivait plutôt, dit Polybe, les inspirations de la colère qu’il ne consultait les règles de la raison et de la prudence[8] ; des querelles de vanité locale, des guerres privées décimaient l’élite de ses enfants, dans le temps même où les Romains au midi, et, au nord, les tribus germaniques, menaçaient leur indépendance. Ils ne songèrent même pas à profiter de la guerre sociale pour s’affranchir d’une domination qui n’avait pas eu encore le temps de se consolider. Les fureurs de Marius et de Sylla, l’éloignement des armées romaines employées en Asie, en Grèce et en Espagne ; la lutte du grand Mithridate, qui avait fait offrir son alliance aux descendants des vainqueurs de Rome ; enfin la révolte de Spartacus, dont les deux lieutenants étaient des gladiateurs gaulois, tous ces événements étaient venus, en quelque sorte, convier la Gaule à la liberté ; mais rien n’avait pu la tirer de son assoupissement. Plus tard, l’excès du désespoir jeta, il est vrai, les Allobroges dans la conspiration de Catilina et leur mit ensuite les armes à la main ; mais rien n’indique que cette levée de boucliers ait excité quelque sympathie hors du territoire de ces derniers Gaulois de la Narbonnaise. L’esprit national était mort’ dans ces contrées méridionales. Forte du dévouement des Marseillais, dont l’assistance compensait les périls attachés aux guerres qu’elle avait à livrer contre les Gaulois, Rome étendait incessamment les réseaux de sa politique sur les nations les plus puissantes de l’intérieur. Les Séquanes, les Eduens et d’autres encore, étaient ses alliés, et elle comptait des amis jusque parmi les rois de la Germanie. Toutes les voies étaient donc préparées pour la conquête des Gaules. L’occasion s’en présenta bientôt d’elle-même. Les Helvètes se trouvant à l’étroit dans leur pays, avaient formé le projet d’émigrer en corps de nation et d’aller se fixer sur les terres des Santons, Or, pour le malheur de la Gaule, il se trouvait que le double commandement de la Cisalpine et de la Narbonnaise avait été déféré à l’homme dangereux dans lequel Sylla avait cru autrefois apercevoir plusieurs Marius. Dès que la nouvelle des préparatifs de l’ennemi parvint au général romain, il accourut avec cette célérité merveilleuse qui lui valut depuis la plupart de ses victoires, et il fit rompre le pont sur lequel l’ennemi se disposait à passer. Vainqueur des Helvètes et des Germains d’Arioviste, César se tourna alors contre ceux qu’il venait protéger. Tous les historiens ont célébré à l’envi les victoires du grand capitaine, victoires consignées dans un livre immortel. Personne n’ignore avec quelle adresse l’ambitieux général fit naître les guerres les unes des autres, avec quelle habileté il sut entretenir et diriger à son gré les divisions et les jalousies des peuples de la Gaule, élever les uns, rabaisser les autres, les gagner par des bienfaits ou les effrayer par des exemples d’horrible cruauté. Inutile, par conséquent, de délayer ici les admirables chapitres des Commentaires. Quelques mots, seulement, sur la guerre des Vénètes, et nous en aurons fini avec ce sujet épuisé. A raison de sa position géographique, la Péninsule armoricaine devait être soumise la dernière : elle déposa pourtant les armes à l’approche d’une seule légion, soit qu’elle eût épuisé son énergie dans des luttes intestines, soit que la conquête rapide des autres contrées de la Gaule lui fit supposer que toute défense était désormais inutile. Les Vénètes furent les premiers à sentir tout le poids de la servitude. Intrépides navigateurs, ils exerçaient sur les -mers une sorte de royauté ; et tout-le commerce de l’île de Bretagne était entre leurs mains. La perte de leur indépendance devait entraîner la ruine de leur marine et de leurs établissements. Ils le comprirent et n’attendirent plus qu’une occasion pour secouer le joug. Cette occasion se présenta bientôt. Crassus, chef de la septième légion, avait envoyé des tribuns équestres chez les Vénètes, chez les Curiosolites et chez quelques autres nations armoricaines, pour hâter la rentrée des tributs et l’envoi des approvisionnements dont la disette se faisait sentir dans le camp romain. Les Ventes arrêtèrent ces officiers, en déclarant qu’ils ne les rendraient qu’en échange des otages, que César les avait forcés de fournir. Entraînés par un tel exemple, les peuples voisins, avec cette prompte et soudaine résolution qui caractérise les Gaulois, retiennent, dans les mêmes vues, les députés romains[9], et conviennent entre eux, par l’organe de leurs principaux habitants, de ne rien faire que de concert et de partager les mêmes dangers. Toutes les cités maritimes sont invitées à faire partie de la confédération et à prendre les armes pour défendre contre les Romains la liberté que leur avaient léguée leurs ancêtres[10]. L’Armorique répondit à cet appel en courant aux armes et l’île de Bretagne fournit aussi son contingent[11]. César partait pour l’Illyrie, lorsqu’un messager de Crassus vint lui porter ces nouvelles ; il accourut en toute diligence, car il cherchait depuis longtemps un prétexte pour anéantir la puissante marine des Vénètes. On sait combien sa vengeance fut atroce[12] : le massacre de tous les sénateurs de Dariorig, la vente, sous la lance, de la plus grande partie des rebelles, apprirent aux Gaulois comment César savait punir la révolte. La puissance des Vénètes fût anéantie pour toujours. Leurs alliés, de leur côté, ne souffrirent pas moins de cette défaite, car ils avaient envoyé au secours de Dariorig, non seulement leurs vaisseaux et l’élite de leur jeunesse, mais encore tous les hommes d’un âge plus mûr, dont le crédit ou les conseils, pouvaient être utiles durant cette campagne[13]. Ce fut le dernier effort tenté par les cités armoricaines pour recouvrer leur indépendance. Leur rôle, pendant tout le reste de la guerre, fut à peu près nul. On les vit cependant courir aux armés après la défaite de Sabinus ; mais leur armée, séparée seulement du camp romain par une distance de quelques mille pas, se retira précipitamment dans le désordre d’une fuite véritable, en apprenant que César venait de venger la mort de son lieutenant[14]. Pendant la guerre qui se termina par le siège d’Alise, chacune des cités de l’Armorique dut fournir un contingent de six mille hommes. — L’histoire ne nous apprend pas quelle part elles prirent aux combats livrés, par Vercingétorix. Avec ce héros, dont le supplice fut une souillure pour la gloire de César, périt l’indépendance de toute la Gaule. Toutefois, les Gaulois vaincus se virent bientôt l’objet des flatteries de leur conquérant. Dans les derniers temps, César s’attachait uniquement, dit Hirtius, à cultiver la bienveillance des cités, à leur ôter tout désir ou tout prétexte de reprendre les, armes ; car il ne voulait pas, à la veille de quitter les Gaules, se trouver dans la nécessité de recommencer la guerre. Ce fût par son attention à adresser des louanges aux différents états, à combler de bienfaits les chefs nationaux, à n’établir aucun nouvel impôt, en un mot, à rendre l’obéissance plus douce, qu’il parvint à maintenir la paix dans la Gaule épuisée déjà par tant de revers[15]. Les Gaulois durent donc aux vues intéressées et aux projets ambitieux du rival de Pompée d’être traités tout autrement que ne l’avaient été les habitants de la Narbonnaise. César, en effet, n’établit point de colonies dans ces contrées, et les peuples ne furent dépouillés ni de leurs terres, ni des formes essentielles de leur gouvernement. Les faveurs les plus éclatantes furent même prodiguées aux vaincus. Le sénat romain vit avec étonnement les fils de Brennus quitter les braies nationales pour venir prendre place vêtus du laticlave, à côté des descendants de Camille, de Q. Fabius Maximus et de tant d’autres vainqueurs des Gaulois. Foulant aux pieds toutes les lois de la république, le dictateur alla plus loin encore : la légion des Alaudes reçut le droit de cite romaine, faveur aussi extraordinaire qu’irrégulière, et qui, longtemps après, excitait encore l’indignation de Cicéron[16]. Par cette politique habile, César enchaîna la bouillante indépendance des Gaulois. Ils affluèrent sous les drapeaux du dictateur. Lui-même nous apprend qu’en s’avançant vers Rome, avec la petite armée qu’il avait alors sous ses ordres, il fut rejoint par vingt-deux cohortes levées dans la Gaule[17]. En Afrique, à Alexandrie, en Espagne, le sang gaulois coula à flots pour la cause de leur vainqueur : toutes les douleurs, toutes les calamités de la patrie, ils les oubliaient sur les champs de bataille où César applaudissait à leur courage. On vit un jour, en Afrique, trente de leurs cavaliers déposter deux mille hommes de cavalerie numide et les mener battant jusque sous les murs d’Adrumète[18]. Cette invasion des armées romaines, par la jeunesse guerrière de la Gaule, était pour les vainqueurs une garantie de la soumission de cette contrée dont l’inutile héroïsme allait ajouter encore aux désastres d’une lutte de dix années. Qu’on se représente, dit Orose, un malade pâle, décharné, défiguré, après une fièvre brûlante qui a épuisé son sang et ses forces, pour ne lui laisser qu’une soif ardente qu’il ne lui est pas donné de satisfaire. Telle est l’image de la Gaule subjuguée par César, de la Gaule d’autant plus altérée de l’amour de sa liberté perdue, que-» ce bien précieux semblait lui échapper pour toujours. Delà, des révoltes aussi fréquentes que hasardées, pour briser le joug de la servitude ; de là, de plus grands efforts de la part d’un vainqueur irrité pour asseoir sa domination... ; de là, enfin, l’accroissement du mal et la perte même de l’espérance ![19] Ce tableau, d’une vérité si frappante, s’appliqué surtout aux temps qui suivirent la mort de César. Et, en effet, on ne voit pas que, pendant toutes les guerres civiles qui éclatèrent après le meurtre du dictateur, la Gaule ait tenté de profiter des discordes de l’Italie pour reconquérir son indépendance. Seuls, les Bellovaques se soulevèrent ; mais ce mouvement n’eut pas de suite[20]. Plus tard, sous Octave, l’ennui d’un repos forcé produisit quelques explosions qui n’eurent pas plus de succès. Agrippa, envoyé dans les Gaules par l’heureux triumvir, battit les Aquitains révoltés ; puis, courant aux bords du Rhin menacés par des bandes germaniques, il mit cette frontière extrême de l’empire à l’abri de nouvelles : invasions, en concédant aux Ubes, peuplade admise autrefois au nombre des alliés de Rome[21], une partie du territoire des Trévires, et aux Tongres, les terres désertes des Éburons. Cette mesure, à ne considérer que les circonstances présentes, était très habile assurément, car elle plaçait des barbares à demi-civilisés entre les Gaulois irrités de l’envahissement de leur territoire et les tribus d’outre-Rhin toujours prêtes à franchir le fleuve. — Rome pouvait donc compter sur l’ardeur de ces alliés à défendre leur nouvelle patrie contre tout ennemi, quel qu’il fût. Mais un pareil système, en s’élargissant de jour en jour, ne devait pas tarder à devenir, pour l’empire, une cause de périls de plus en plus menaçants. Le temps arrivera, en effet, où les barbares, introduits au cœur de cet empire, renverseront, salis efforts, les maîtres avilis pour lesquels tant de nations belliqueuses prodiguaient leur sang depuis Jules César. Cependant, après sa victoire d’Actium, Auguste avait partagé, avec le sénat et le peuple romain, le gouvernement des provinces. L’empereur alla lui-même dans les Gaules pour y régler, selon ses vues, les formes de l’administration et y introduire ce système clé’ fiscalité impitoyable qui devait contribuer, plus que les invasions barbares, la ruine de la domination romaine. Ce fut à Narbonne que se tint l’assemblée générale des nations gauloises. Quel était alors l’état de cette contrée, sa population, sa prospérité, l’influence exercée par la conquête sur les habitudes nationales ? L’histoire est muette sur ce sujet si digne d’intérêt. Nous ignorons même si l’imposition établie par le nouvel empereur était ou plus faible ou plus forte que les quadragenties, tribut militaire auquel César avait soumis la Gaule. Quelques lignes de Tite-Live nous apprennent seulement que, plus tard, à la suite d’un second recensement ordonné par Drusus, de nouvelles révoltes éclatèrent dans ces provinces, révoltes que le prince, suivant un autre historien, ne put apaiser qu’en gagnant la bienveillance des principaux habitants réunis en assemblée générale[22]. C’est dans cette même assemblée que les représentants de soixante cités gauloises votèrent un autel et un sacerdoce au divin Auguste et à sa femme Livia-Julia-Augusta. L’on a cité souvent ce décret, pour faire ressortir l’état d’abjection servile dans lequel était tombée la Gaule. Toutefois, il est permis de supposer que cette résolution fut moins l’expression des sentiments de la multitude, qu’une flatterie de quelques chefs ambitieux et séduits par les caresses de Drusus. Est-il croyable, en effet, que les Gaulois, nourris dans les austères traditions du druidisme alors plein, de vie, aient pu considérer comme un Dieu, et de son vivant encore, le tyran hypocrite qui ne possédait pas même une étincelle de ce courage brillant dont César s’était servi, comme d’une séduction irrésistible, prés des populations belliqueuses qu’il avait domptées ? Quoi qu’il en soit de ces questions, il nous reste des preuves positives que le dieu-empereur comptait peu sur l’affection des sujets qui lui dressaient des autels. Et, en effet, des les premiers temps de son arrivée dans la Gaule, Auguste s’était efforcé de briser le lien de confédération qui unissait entre elles les différentes nations de cette contrée, afin d’établir à la place une nouvelle unité politique. Toutes les anciennes divisions territoriales furent bouleversées. — La Gaule était, avant la conquête, partagée en grandes sections longitudinales qui s’étendaient du nord au midi. Auguste, par une nouvelle division, établit des sections transversales de l’est à l’ouest. Ces sections ou provinces furent au nombre de trois : l’Aquitaine, la Belgique et la Lugdunaise. Lugdunum, ville de fondation récente, devint le siège de toutes les Gaules, à la place de la cité des Carnutes, l’antique métropole nationale. Ce fut de la nouvelle capitale que partirent les quatre grandes voies qui devaient couper la Gaule des Alpes au Rhin, à l’Océan, aux Pyrénées et à la frontière narbonnaise. Toutes ces mesures, le pusillanime héritier de César les trouvait encore insuffisantes pour assurer aux Romains la possession du territoire conquis. La Gaule, malgré tant de revers et de calamités, s’agitait encore sous l’empire de ses traditions belliqueuses, traditions vivifiées par les enseignements druidiques. Le nouvel empereur comprit, en politique habile, qu’il fallait ruiner les mœurs publiques pour arriver à modifier profondément le génie d’une nation qui, jusque-là, avait placé au premier rang les vertus guerrières. Rien ne fut donc négligé pour y parvenir. Parmi le grand nombre de moyens généraux que mit en œuvre l’astucieux César afin d’amollir ces âmes énergiques, on en peut spécialement remarquer trois : la fondation de nombreuses colonies, l’établissement des académies et les décrets rendus contre la religion des vaincus. La colonisation des pays conquis, par des citoyens de la métropole, fut, à toutes les époques, le grand instrument dont se servirent les Romains pour étendre leur langue et leurs institutions. Auguste multiplia donc les colonies dans la Gaule et fonda, en quelque sorte, une nouvelle Italie dans la partie méridionale de ce pays. La littérature, les arts, les habitudes de Rome devaient s’acclimater facilement sous le beau ciel de la Narbonnaise et de la Provence. La civilisation des conquérants y modifia presque complètement le génie d’une population dont le voisinage. des Massaliotes avait déjà effacé la rudesse. Les chefs de clans, caressés par les lieutenants du prince, adoptèrent en partie les mœurs de leurs vainqueurs et renoncèrent à la vie tumultueuse de leurs ancêtres, tandis que les classes inférieures, habituées jusque-là à ne faire cas que de la guerre, prenaient goût à la culture des champs.. Ces résultats étaient immenses ; Auguste ne s’y arrêta pas cependant. Le druidisme, resté debout, lui paraissait, avec raison, un obstacle insurmontable à la complète dégradation des mœurs nationales. Le prince résolut de le détruire sourdement ; et, pour y parvenir, il défendit à tous les Gaulois revêtus du titre de citoyens romains, la pratique de l’ancienne religion du pays. Cette mesure, applicable seulement à un petit nombre d’hommes, fut bientôt suivie d’un décret plus significatif : sous le prétexte spécieux de mettre un terme à des coutumes barbares, l’empereur frappa d’interdiction certaines pratiques du culte druidique. L’effusion du sang de quelques vils scélérats faisait horreur à l’homme qui avait ordonné le meurtre des plus illustres citoyens de Rome ; les philanthropes du temps applaudirent à la touchante humanité de César envers les vaincus. Les Gaulois méridionaux, dont une longue occupation romaine avaient, dès longtemps, corrompu les mœurs et affaibli l’esprit belliqueux, se façonnèrent promptement au joug de la domination étrangère. Hommes d’imagination et d’intrigues, ils se firent orateurs, poètes, rhéteurs, dès qu’ils s’aperçurent que les études littéraires donnaient accès près du maître. On verra ; plus tard, que la fortune ne fit pas défaut à leur ambition. Ainsi, la politique d’Auguste portait ses fruits dans la Gaule comme au sein de l’Italie. Les molles élégies de Virgile et les chansons d’Horace faisaient oublier les fiers accents des bardes, et les descendants dégénérés des soldures d’Adcantuanus[23] s’énervaient sous la discipline des sophistes, tandis que les travaux de l’agriculture domptaient les populations rurales[24]. Eblouis par la gloire du vainqueur des Gaules, la plupart des historiens se sont montrés injustes envers son héritier. Assurément, le lâche qui se faisait malade le jour de la bataille de Philippes ; qui se cachait à fond de cale à celle d’Actium ; le rhéteur impérial qui disgraciait des consulaires pour des fautes d’orthographe[25] et s’efforçait de dompter ses sujets à l’aide des maximes champêtres qu’il faisait chanter par ses poètes arcadiens, ne saurait être comparé au héros d’Alise et de Pharsale ; mais, pour n’avoir point joué sur la scène du monde le rôle prodigieux du grand dictateur, Auguste n’en fut pas moins un esprit éminent, quoique dans un ordre inférieur. Politique consommé, il sut faire ployer sous la domination d’un seul homme l’orgueil du peuple-roi[26] que Jules n’avait pu dompter. Il fit plus encore : il donna quarante ans de paix à l’univers, et raviva, en quelque sorte, par la seule puissance des souvenirs nationaux[27], cette vieille constitution romaine qui, de toutes parts, semblait menacer ruine, mais contre laquelle devaient se briser, pendant quatre siècles, et les révoltes continuelles des provinces, et les attaques furieuses des barbares. |
[1] Placentia, Cremona, Bononia, Potentia, Pisaurum, Mutina, Parma, etc. (Tite-Live, L. XXXVII, XXXVIII et XXXIX.).
[2] Tite-Live, Épitomé, L. XLVI, XLVII et LIII.
[3] Sextius proconsul, victa Salviorum gente, Aquas Sextias condidit. (Épitomé, Tite-Live, L. LXI.)
C. Sextius cum Gallorum (Salviorum) urbem cepisset, incolasque omnes sub corona venderet. (Diodore, L. XXXIV.)
[4] Épitomé, Tite-Live, LXI.
[5] Orose, L. V.
[6] Cicéron, pro Fronteio.
[7] Appien d’Alexandrie, L. I, de Bell. civil.
[8] Polybe, L. II.
[9] Cæsar, de Bell. Gall., L. III, c. 8.
[10] Per suos principes inter se conjurant nihil nisi communi consilio acturos..... Reliquas civitates sollicitant, ut in ea libertate, quam a majoribus acceperant, permanere, qum Romanorum servilitutem perferre, mallent. (Cæsar, L. III, c 8.)
[11] Auxilia ex Britannia, quæ contra eas regiones posita est, arcessunt. (ibid., c. 9.).
[12] On ne peut que détester la conduite que tint César contre le sénat de Vannes. (Précis des guerres de Jules César, par Napoléon, 1836.)
[13] Quo proelio bellum Venetorum.... confectum est. Nam cum omnis juventus, omnes etiam gravioris ætatis in quibus aliquid consilii aut dignitatis fuit eo convenerant, tum navium quod ubique fuerat in unum locum coegerant. (Cæsar, ibid., c.16.)
[14] .... Nuntio allato de victoria Cæsaris, discessisse, adeo ut fugæ similis discessus videretur. (Cæsar, de Bell. Gall., V, 53.)
[15] ... Defessam tot adversis præliis Galliam, conditione parendi meliore, facile in pace continuit. (Cæsar, de Bell. Gall., L. VIII, c. 49.)
[16] Ut Alaudæ in tertia decuria judicarent. (Cicéron, in Philipp.)
[17] Cæsar, de Bell. civil. L. I, c. 13.
[18] Hirtius, de Bell. afr., c. 6.
[19] Orose, Hist., L. VI, c. 12.
[20] Cæsar, L. VI, c. 13, de Bell. Gall.
[21] Tacite, Annales, L. XII, c. 27. Strabon, L. IV, c. 4, p. 194.
[22] Dio., L. LIV.
[23] Généralissime des Gaulois méridionaux au temps de Jules César. (Cæsar, de Bell. Gall., L. III, c. 22.)
[24] Νΰν δάναγκάξονται γεωργειν καταρέμενοι τά όπλα (Strabon, L. IV, c. 4.)
[25] Suétone, Auguste, 88.
[26] Populum late regem. (Virgile.)
[27] Voir le travail fort instructif de M. le baron de Walckenaer, sur la vie et les ouvrages d’Horace.