HISTOIRE DES PEUPLES BRETONS

 

CHAPITRE V. — De l’état social et des institutions politiques de la Gaule avant la conquête romaine.

 

 

Depuis un demi-siècle, les jurisconsultes de la France et de l’Allemagne ont enrichi la science des travaux les plus savants sur la législation des tribus germaniques qui se partagèrent les débris de l’empire romain au cinquième siècle ; mais quant aux institutions en vigueur, antérieurement, dans la Gaule, c’est à peine s’il en a été fait mention. Ce dédain s’explique facilement. Entraînés au-delà des limites de la vérité par les exagérations du système de l’abbé Dubos[1] qui, voulant démontrer la rapide et complète transformation des mœurs franques par la civilisation romaine, devait nécessairement représenter les Gaulois comme un peuple dépouillé de toute nationalité, les historiens modernes n’ont attaché qu’une importance très secondaire à l’étude des antiques coutumes de la Gaule. A quoi bon, en effet, s’efforcer de pénétrer, à l’aide de renseignements incomplets, au sein d’une organisation sociale détruite par les Romains, dès les premiers siècles de la conquête, et dont les débris mêmes avaient péri, disait-on, comme un navire qui sombre au milieu des mers ?

Pour nous qui, ainsi qu’on a pu s’en convaincre[2], n’admettons pas qu’une langue, qu’une civilisation, puissent s’éteindre ainsi, sans rien léguer aux siècles postérieurs[3], nous allons essayer, non pas assurément de reconstruire, avec des ruines, l’antique édifice de la constitution gauloise, mais du moins d’en donner un fidèle croquis, en rapprochant quelques notices éparses çà et là dans les historiens anciens.

La marche naturelle des recherches exige qu’avant, de traiter de l’état politique d’un peuple, l’historien connaisse à fond l’organisation sociale, les mœurs, les relations des différentes classes de ce peuple entre elles. Et la raison en est toute simple c’est qu’avant de devenir cause, les institutions sont toujours effet. Cette méthode qui, seule, pouvait conduire à quelques résultats, n’a point été suivie jusqu’ici. C’est, en effet, par l’étude des constitutions politiques que la plupart des historiens ont cherché à se rendre compte des mœurs, des usages, des traditions de la société, dû degré de civilisation auquel elle était parvenue. Et de là, une foule de méprises que nous aurons occasion de signaler dans le cours de ce travail.

Pour ne pas tomber, avec nos devanciers, dans les erreurs que nous leur reprochons, voici la marche que nous croyons devoir suivre

Nous examinerons d’abord quel était l’état des terres chez les Gaulois. Cette étude, en effet, doit précéder celle des personnes, car longtemps avant le démembrement de l’empire romain[4], les conditions sociales dans la Gaule étaient étroitement liées, suivant nous, à l’état de la propriété territoriale. Nous rechercherons ensuite quels étaient les rapports des différentes classes dans cette contrée, leurs mœurs, leurs habitudes, et enfin quelles formes de gouvernement avaient dû naître de tous ces éléments.

§. I. De l’état des terres.

Nous ne possédons que bien peu de notions sur l’état des terres et de la propriété chez les Gaulois. Nous allons donc essayer de suppléer à cette pénurie de documents, à l’aide de quelques rapprochements qu’une saine critique ne repoussera pas, nous l’espérons.

Suivant M. Guizot[5], les premiers alleux furent des terres prises, occupées ou reçues en partage par les Francs au moment de la conquête ou dans leurs conquêtes successives. Le mot alod, ajouté le savant publiciste, ne permet guère d’en douter. Ce mot tire son origine de loos, terme germanique qui signifie sort, et d’où sont dérivées les expressions françaises loterie, lot, etc.

Que les Francs, maîtres de la Gaule, aient donné le nom d’alod (mere proprium) soit aux terres qu’ils recevaient en toute propriété, soit à celles qui restaient entre les mains des anciens propriétaires du sol, pour les distinguer des bénéfices viagers accordés par le prince à ses fidèles[6] ; personne ne le conteste. Mais est-ce à dire qu’antérieurement à la conquête germanique, aucune distinction n’existât entre la propriété libre et la terre non libre, et que le mot alod fût inconnu des Gaulois ? Nous sommes très porté à croire le contraire avec M. de Montlosier, malgré les critiques que cette opinion a soulevées contre l’illustre écrivain. De même qu’il y avait chez les Gaulois des classes libres, d’autres qui étaient soumises à une quasi-servitude, d’autres enfin sur lesquelles les grands exerçaient tous les droits du maître sur l’esclave ; de même aussi, il s’y trouvait des terres libres, des terres recommandées et des tenures tout à fait serviles. Pareil état de chose existait, à une époque très reculée, chez les Bretons de l’île et du continent, peuples dont les institutions, au dire de César, étaient presque semblables à celles des Gaulois leurs ancêtres. L’usage des recommandations, auquel les jurisconsultes assignent une origine relativement moderne, régnait de toute antiquité chez ces nations. Salvien[7] en fait mention, en effet, et il ne semble pas, d’après ses paroles, que cette coutume eût été introduite de son temps. Quant au mot alleu, nous le retrouvons, sous deux acceptions remarquables, dans la législation des Bretons insulaires. Aelod, pluriel aelodeu (au livre Ier, chap. 9, des Leges Walliæ d’Hoël-dda)[8], se prend dans le sens de membre d’une famille, d’une race : ainsi aeloden Brenin signifie, en gallois, parents du Brenin, princes du sang. Ce n’est pas tout ; ce même mot aelwad ou aelwyd veut dire aussi focus et synedochicos, domus, paterfamilias[9]. Ainsi, l’alleu désignerait à la fois et les membres de la famille, de la tribu, et les choses qui leur sont propres. Nous livrons ces faits, sans autres commentaires, à la critique de nos maîtres, car nous aurons à revenir plus d’une fois sur ces matières, en traitant des institutions des peuples bretons. — Nous allons rechercher maintenant quel était l’état des personnes dans les Gaules.

§ II. — État des personnes, mœurs nationales.

Les personnes se divisaient en trois classes chez les Gaulois : les Druides, les equites et le peuple :

Les deux premières, classes, dit César, étaient seules comptées pour quelque chose ou honorées dans la nation[10].   

I. Il a été parlé ailleurs[11] des  Druides qui, ministres et juges suprêmes dans presque toutes les affaires publiques et privées, occupaient le premier rang dans les Gaules.

II. Les Equites venaient ensuite. Tous les chevaliers, dit César, devaient prendre les armes dès que la guerre était déclarée. Ils avaient toujours autour d’eux un nombre d’ambactes et de clients proportionné à l’éclat de leur naissance et aux ressources de leur patrimoine. C’était là, pour eux, la seule marque de crédit et de puissance[12].

La noblesse, chez les Gaulois, ne semble pas avoir été un titre donné indistinctement aux riches et aux principaux citoyens. Elle était héréditaire ; et les nobles formaient une classe à part[13]. Quelle en avait été l’origine ? Etait-ce un patriciat religieux, un privilège perpétué dans quelques familles dont les ancêtres avaient  régné sur le pays ? Nous l’ignorons complètement. L’histoire nous apprend seulement que cette noblesse, pour être héréditaire, ne donnait cependant aucune prépondérance dans le gouvernement ni dans l’administration de la cité. Les Commentaires sur la guerre civile nous en fournissent la preuve.

Il y avait dans la cavalerie de César, deux frères de la nation des Allobroges, et dont le père avait longtemps exercé le pouvoir souverain parmi ses concitoyens. Or, voulant récompenser le dévouement de ces jeunes Gaulois qui, pendant la guerre, l’avaient servi avec un admirable courage, César leur avait confié, dans leur pays, les plus importantes magistratures. Il les avait fait recevoir au sénat contre l’usage établi.... Enfin de  pauvres qu’ils étaient, ils les avaient rendus très riches[14], etc.

Ainsi donc, malgré l’illustration de leur naissance[15], les deux jeunes Allobroges (egentes, notez bien), n’étaient pas appelés par le fait seul de leur noblesse, à occuper les hautes charges de l’état ; et, il fallut la volonté de César pour en faire des sénateurs, extra ordinem.

III. Quant à la plebs, ne pouvant rien par elle-même, n’étant appelée à aucun conseil, sa condition était une quasi-servitude. La plupart de ceux qui faisaient partie de cette classe, se voyant accablés de dettes et de lourds impôts, exposés, d’ailleurs, aux vexations des hommes puissants, entraient d’eux-mêmes en servitude chez des nobles qui exerçaient alors sur eux tous les droits des maîtres sur les esclaves[16].

Ce curieux fragment, cité si souvent par les historiens, n’a point fixé sérieusement leur attention. Personne, que nous sachions, n’a remarqué et n’a cherché à expliquer la contradiction évidente qui existe entre ce texte et d’autres passages non moins explicites des Commentaires de César. Cette tâche, quelque difficile qu’elle soit, nous allons essayer de la remplir, car l’intelligence des coutumes des deux Bretagnes est à ce prix. Et d’abord, nous ferons observer que les mots pene servorum habetur loco indiquent nettement que la dépendance des classes inférieures en Gaule ne doit pas être confondue avec l’esclavage romain ; en second lieu, que César établit clairement une différence entre la condition du peuple, en général, et le sort de ceux qui, pressés par le besoin ou cherchant un protecteur, se plaçaient sous la domination absolue d’un maître.

Maintenant faut-il conclure de cet état de chose, résultat nécessaire de l’absence de toute unité politique, que la noblesse exerçait un pouvoir despotique et que tout le reste de la nation était réduit à la servitude ? Il est impossible d’admettre cette opinion[17]. Et, en effet, on ne saurait la concilier avec les assertions suivantes, que nous lisons au livre VI, chapitre II, de la Guerre des Gaules : Chez les Gaulois, ce n’est pas seulement dans chaque ville, dans chaque canton et dans chaque campagne, qu’il existe des factions, mais aussi dans presque chaque maison... La raison de cet antique usage paraît être d’assurer à chacun, dans le peuple, une protection contre des hommes plus puissants, car personne ne souffre qu’on opprime ou qu’on circonvienne ceux qui sont sous sa tutelle. Agir autrement, ce serait s’exposer à perdre tout crédit[18].

Or, nous le demandons, ces dernières lignes, si l’on ne se rend compte de l’état social que César a voulu peindre, ne sont-elles pas en contradiction flagrante avec celles  que nous avons citées plus haut : Plebs pene servorum habetur loco.... plerique cum aut magnitudine tribitorum aut injuria potentiorum prementur, etc. ? Il faut donc le reconnaître, ce serait fausser l'histoire que de prendre, dans un sens rigoureux, les paroles dont César s'est servi pour nous faire connaître la condition du peuple dans les Gaules. Cette contrée, à l'époque où les Romains en firent la conquête, était morcelée (comme la France au moyen-âge) en autant de petites sociétés qu'elle renfermait de cités, de bourgs, de maisons. Environnés d'une multitude d'ennemis, trop faibles pour défendre eux-mêmes leur héritage, les petits propriétaires se virent forcés, qu'on nous passe l'expression, de se recommander à l’homme puissant qui leur promettait assistance et protection. Quiconque n’était pas assez riche pour avoir autour de lui une troupe nombreuse d’ambactes, de soldures ou d’obærati, se faisait le vassal[19] d’un noble, d’un patron ; et celui-ci, sous peine de perdre toute influence, devait défendre les intérêts de ses clients avec autant d’ardeur que les siens. — Ce système, naturel à toutes les petites nations divisées en clans ou en tribus, avait été en vigueur chez les Hellènes et chez les peuples de l’Italie aux époques primitives de leur histoire ; mais, comme les vestiges en avaient disparu chez leurs descendants, ceux-ci, sans même en  excepter César, n’avaient pu se faire une idée bien nette de cette institution. D’ailleurs, indépendamment des difficultés qu’offre toujours une pareille étude, se joignait, pour tous les historiens romains, l’ignorance du langage si intimement lié à l’histoire d’une nation. Comment s’étonner, après cela, des contradictions apparentes que nous avons signalées dans les Commentaires !

Aujourd’hui, que nous pouvons rapprocher les précieux renseignements puisés dans César des monuments que nous ont légués les siècles postérieurs et au premier rang desquels il faut citer l’incomparable peinture des mœurs germaines par Tacite, puis les antiques coutumes de la Bretagne et de la Germanie, peut-être pouvons-nous espérer, en appelant aussi la science philologique à notre aide, de faire pénétrer la lumière dans des ténèbres où les anciens n’avaient aucun fil pour les diriger.

Mais, avant d’aborder ce sujet difficile, qu’il nous soit permis de revenir quelques instants sur nos pas.

Les équités gaulois, avons-nous dit, formaient une classe à part, classe chez laquelle l’illustration, la noblesse étaient héréditaires, mais qui, néanmoins, n’exerçait aucune prépondérance dans les affaires de la cité. Venait ensuite la plebs, la multitude, qui comprenait toute la nation, moins les Druides et les patriciens ou principes des cités. Un passage de la guerre des Gaules, qui nous revient à la pensée, va transformer ces hypothèses en certitude.

Ambiorix et Cativolke, rois des Eburons, après avoir traité avec les conquérants, s’étaient laissé entraîner, parles conseils d’un prince Trévire ; à une attaque contre le camp de leurs nouveaux alliés. Battus par les Romains, dit César, les Gaulois, désespérant du succès, abandonnent l’attaque ; puis, poussant de grands cris, selon leur coutume, ils demandent que quelques-uns des nôtres viennent s’entendre avec eux... On leur envoie C. Arpinius... et un Espagnol nommé Q. Junius.... Ambiorix leur parle ainsi : Il sait qu’il doit beaucoup à César... aussi n’est-ce ni de son avis ni par sa volonté qu’on est venu assiéger le camp des Romains : la multitude l’y a contraint ; telle est, en effet, la nature de son autorité, que cette multitude n’a pas moins de droit sur lui que lui sur elle.

Si (la noblesse exceptée) toute la nation gauloise ne pouvait rien par elle-même, était réduite à une véritable servitude, quel pouvoir pouvait-elle exercer sur ses rois ?

Toute la question que nous avons à résoudre peut donc se réduire à ce dilemme : ou la majorité des Gaulois faisait partie de l’ordre des equites, et alors le mot plebs ne s’applique qu’à une faible minorité condamnée à la servitude ; ou le titre d’equites ne désignait que les nobles, les principes de la cité ; et alors, bien évidemment, il faut donner à l’expression de plebs le sens que lui attribuaient les Romains[20]. Nous n’hésitons pas, pour notre compte, à adopter cette dernière opinion. Et, en effet, César, écrivain si admirable par l’élégance et la précision de son style, se fût-il servi du mot multitudo pour désigner une seule classe de la nation ? Cela n’est pas admissible. Il en résulte, par conséquent, que chez les Gaulois, comme à Rome et chez les Germains, il y avait une dignité commune à tous les hommes libres[21] et une dignité supérieure restreinte aux nobles seulement. Nous prouverons plus tard que telle était aussi la condition des personnes chez les Gallo-Bretons de l’île et de l’Armorique.

Il s’agit de rechercher maintenant quels étaient les différents degrés de liberté dont jouissaient ceux des Gaulois qui étaient compris sous la dénomination générique de plebs. Ce mot embrassait la généralité des hommes libres et des colons, classe qui participait tout à la fois de la liberté et de la servitude. Dans la première catégorie, nous placerons les ambactes et les soldures ; dans la seconde, les obærati et les clients.

I. Les ambactes, selon toute apparence, et si l’on s’en rapporte à l’étymologie même de ce mot[22], étaient de petits propriétaires libres attachés à un chef de tribu rurale par clés liens de foi réciproque. Polybe, qui trouva ce système d’association en vigueur parmi les Gaulois cisalpins, ne désigne pas nommément les ambactes ; mais il est impossible de ne pas les reconnaître dans le passage suivant :

Les Gaulois cisalpins ne connaissent d’autre occupation que la guerre et l’agriculture... Ils s’appliquent surtout à s’attacher un grand nombre de compagnons ; car celui-là seul est puissant et redouté parmi eux, qui réussit à rassembler autour de sa personne de nombreux partisans prêts, au premier signal, à exécuter ses ordres[23].

Or, rapprochons de ce texte de Polybe[24] les quelques lignes où Pausanias, César et Tacite nous parlent du dévouement des soldures, des ambactes et des comites.

Il existait, chez les Galates, un corps de cavalerie appelé trimarcisia et composé de personnages de distinction, lesquels avaient, chacun sous ses ordres, deux autres cavaliers d’un rang inférieur. Ceux-ci se tenaient derrière leur maître, pendant la bataille, soit pour lui présenter un de leurs chevaux, s’il était démonté, soit pour l’emporter de la mêlée, s’il recevait une blessure grave. Dans ce cas et dans celui de mort, il était aussitôt remplacé par l’un des deux écuyers, et celui-ci devait l’être à son tour par son compagnon.

Ces quelques lignes de l’historien grec ne reportent-elles pas la pensée aux dévouements chevaleresques du moyen-âge ?

Mais laissons parler César :

Adcantuanus se présenta avec six cents de ces guerriers qu’on appelle soldures. Telle est la condition de ces hommes, qu’ils jouissent de tous les biens de la vie avec ceux auxquels ils se sont consacrés par un pacte d’amitié[25] : si leur chef périt de mort violente, ils partagent son sort et se tuent de leurs propres mains. Il n’est pas arrivé, de mémoire d’homme, qu’un de ceux qui s’étaient dévoués à un chef, par un pacte semblable, ait refusé, celui-ci mort, de mourir aussitôt

Et plus loin, dans un passage déjà cité :

La seconde classe, chez les Gaulois, est celle des équites. Ceux-ci, quand il en est besoin et que la guerre est déclarée, doivent tous prendre les armes ; et, selon que chacun d’entre eux est puissant par sa naissance et par ses richesses, ils s’environnent d’une troupe plus ou moins considérable d’ambactes et de clients. C’est pour eux la seule marque de crédit et de puissance.

Voici maintenant comment s’exprime Tacite :

Une haute naissance, les grands services des ancêtres confèrent la dignité de chef, même à des adolescents ; les autres s’attachent à des guerriers d’un âge plus mûr et depuis longtemps éprouvés. Et ce n’est point une chose honteuse de faire partie de leur suite. Il règne même dans ces associations une hiérarchie de rangs établie par les chefs.... C’est leur dignité, c’est leur force d’être toujours entourés d’un nombreux essaim de jeunes gens d’élite. C’est un honneur dans la paix, c’est une sûreté dans la guerre.... Revenir vivant d’un combat où le prince a péri, serait déshonneur.

Ne dirait-on pas des fragments détachés d’un même ouvrage[26] ? C’est qu’en effet, sauf quelques différences sociales que Meyer explique fort judicieusement, par la plus ou moins grande fertilité du sol dans ces diverses contrées[27], les mœurs et les coutumes de tous ces peuples se rapprochaient bien plus entre elles que ne l’ont pensé la plupart des savants[28].

Les recherches qu’on va lire sur la clientèle antique mettront cette vérité dans tout son jour.

— L’origine de cette institution se perd dans la nuit des siècles. A Rome, avant la formation de la commune plébéienne, lorsque tous les Romains se trouvaient répartis dans les tribus primitives, le peuple ne consistait qu’en patrons et en clients[29]. Le père et la mère de famille étaient patronus et matrona à l’égard de leurs enfants, de leurs serviteurs et de tous ceux qui leur obéissaient (clientes)[30]. Plus tarde on donna ce nom à des hommes sans propriétés et sans profession, auxquels des patriciens, ou, si l’on veut, des patrons[31], avaient concédé, à titre précaire, une habitation et,deux arpents de  terre labourable. Ces tenanciers étaient unis à leurs maîtres par des liens si étroits, qu’Aulu-Gelle va jusqu’à dire que les devoirs de ces derniers envers leurs clients  étaient  plus sacrés que ceux qui les attachaient à leurs propres enfants[32].

Les clients avaient, de leur côté, de nombreuses obligations à remplir à l’égard de leurs chefs. Ceux-ci mariaient-ils leurs filles ; étaient-ils faits prisonniers par l’ennemi ou condamnés à payer des amendes ; toute leur clientèle était appelée à participer à ces diverses charges[33]. Si le client mourait sans héritiers, le patron lui succédait[34].

Tels sont les renseignements que nous fournissent les historiens anciens sur l’institution du patronat à Rome. Denys d’Halicarnasse la compare à la Penestie, sorte de servage jadis en vigueur dans la Thessalie[35]. Mais il paraîtrait que les rapports de supérieur à inférieur étaient relevés à Rome par des usages plus nobles. C’est ce qui avait lieu aussi dans la Gaule et dans l’île de Bretagne. Les analogies frappantes qu’on a pu remarquer entre la clientèle romaine et le vasselage féodal en sont la preuve incontestable, à moins, cependant, qu’on ne prétende (ce qui nous étonnerait peu) que les prestations auxquelles étaient soumis les vassaux du moyen-âge ne sont qu’une imitation des coutumes romaines[36]. Quoi qu’il en soit, un fait ne saurait être contesté ; c’est que l’usage der se placer sous la tutelle d’un patron était en pleine vigueur dans la Gaule, quand les légions romaines les envahirent pour la première fois[37].

L’on a vu que la société gauloise n’était en quelque sorte qu’une vaste association de patrons et de clients. César nous a laissé, en outre, quelques détails curieux sur la clientèle proprement dite. Orgétorix avait été jeté dans les fers par les Helvètes, accusé qu’il était d’avoir tramé, avec l’Éduen Dumnorix, un complot contre la liberté de son pays. Au jour fixé pour le procès, dit l’historien, Orgétorix fit comparaître devant le tribunal tout son clan (familla) qui s’élevait à dix mille hommes, et tous ses clients et ses obærati, dont le nombre était très considérable. Die constituta causæ dictionis, Orgetorix ad judicum omnem suam familiam, ad hominum millia decem, undique cœgit ; et omnes clientes obæratosque suos, quorum magnum numerum habebat, eodem conduxit[38].

Tout est riche, fécond en conséquences dans ce peu de mots. — Les membres du clan (familia) y sont nettement distingués des clients et des obærati. — Les uns font partie de la race, les autres ne sont que des dévoués et des ouvriers ruraux.

Quant aux charges imposées aux clients gaulois, César n’en fait pas expressément mention ; mais, en rapprochant divers passages de la guerre -les Gaules, il est facile de se convaincre que ces charges n’étaient ni moins rigoureuses ni moins obligatoires que celles qui pesaient sur la clientèle romaine. Vercingétorix, chassé de Gergovie, convoque ses clients, et tous prennent aussitôt parti pour leur maître[39]. Litavicus, abandonné par ses concitoyens, qu’il avait entraînés à la révolte, est forcé de fuir, et pas un de ceux dont il est le patron ne lui manque de fidélité. Litavicus cura suis clientibus, quibus nefas more Gallorum est, etiam in extrema fortuna, deserere patronos,... profugit[40].

Ce dévouement sans limite nous donne la mesure des obligations que contractaient mutuellement et chefs et vassaux.

II. Les obærati étaient des hommes libres qui, à cause de leur insolvabilité, étaient réduits à travailler aux champs comme des esclaves, jusqu’à entier acquittement de leurs dettes[41].

Cet usage de mettre les personnes en gage existait chez les Romains dès la plus haute antiquité[42], et, comme nous le retrouvons, presque sans modification, dans les lois des Bretons insulaires[43], il est à croire que les choses se passaient de même chez les Gaulois[44]. C’est parmi les obærati que les ambitieux de la Gaule recrutaient une partie de leurs partisans. Lorsque Vercingétorix eut été chassé de Gergovie par son oncle et par les autres princes de la cité, ce fut dans les campagnes qu’il leva la plupart de ses soldats[45].

Nous aurions à rechercher maintenant quel était le sort des esclaves proprement dits chez les Gaulois mais, comme il en est à peine parlé dans les Commentaires[46], ici doivent se terminer ces études sur l’état des personnes dans les Gaules. Qu’il nous soit cependant permis, avant de passer aux institutions politiques, de jeter un coup d’œil rapide sur les mœurs et les habitudes des nations établies dans cette contrée.

Un des préjugés du dernier siècle, préjugé qui a enfanté de nos jours les plus incroyables extravagances, c’est que l’homme est parti d’un état de grossièreté sauvage, pour arriver, de progrès en progrès, au point où nous le voyons aujourd’hui. Or, l’erreur en philosophie a pour conséquence immédiate et nécessaire l’erreur en histoire. Aussi, qu’est-il arrivé ? C’est que la plupart des historiens, confondant avec la civilisation proprement dite (élément essentiel de toute société) cette autre civilisation des lettres, des arts de l’industrie, dont la nécessité n’est, à tout prendre, que secondaire, n’ont voulu voir dans les peuples barbares que des troupeaux de loups affamés qui portaient au loin l’effroi et le carnage. C’est à ce point de vue, en effet, que les écrivains modernes nous ont généralement dépeint les tribus qui envahirent la Gaule au cinquième siècle. Quant aux Gaulois, comme plusieurs auteurs grecs et latins témoignent de l’état relativement avancé de leur civilisation, forcé a été de les placer un peu plus haut dans l’échelle sociale. Toutefois, malgré les admirables travaux des philologues de ce siècle, la philosophie de l’histoire se complaît encore parfois à représenter les Celtes comme une race d’hommes riches d’instincts, éminemment accessibles au progrès, mais n’ayant ni pensée sociale, ni prévoyance des événements.

Le lecteur a déjà pu se faire une idée du degré d’exactitude historique de toutes ces assertions. Les faits qui vont suivre le mettront à même de prononcer un jugement en toute connaissance de cause.

Suivant Pline, ce furent les Éduens[47] qui inventèrent les procédés du placage, et les Bituriges ceux de l’étamage[48]. La Gaule était renommée pour ses belles étoffes brochées et pour ses teintures. On lui attribue l’invention de la charrue à roues[49], des cribles de crin, des tonneaux en bois cerclés propres à conserver les vins[50]. Ce fut-elle encore qui, la première, fit usage de la marne comme engrais[51], et de l’écume de bière comme levain pour le pain[52].

Sa marine était formidable et admirablement appropriée aux parages dans lesquels s’exerçait son commerce. César vit avec étonnement les deux cent vingt vaisseaux que les Vénètes opposèrent à la flotte de D. Brutus[53]. Les fréquentes relations de toute la côte maritime avec les Massaliotes avaient d’exercer nécessairement une grande influence sur les habitudes nationales. Les cités occidentales de la péninsule gauloise, si arriérées aujourd’hui, marchaient alors à la tête de la civilisation armoricaine.

La richesse gauloise était passée en proverbe[54]. Les prodigalités des chefs de tribus semblaient, il est vrai, la justifier. Posidonius rapporte qu’un prince des Arvernes, qu’il nomme Luern, ne paraissait jamais en public sans faire pleuvoir des pièces d’or et d’argent sur la foule[55]. Et sa magnificence ne s’arrêtait pas là. Il donnait quelquefois de grands festins ; et, dans l’enceinte de douze stades carrées, préparée pour les convives, il faisait creuser des citernes qu’on remplissait d’hydromel, de vin et de bière. Le voyageur grec nous a laissé une description caractéristique de ces repas gaulois.

Les mets placés sur la table consistent, dit-il, en peu de pain, et une grande quantité de viande bouillie, rôtie, grillée : le tout servi très proprement dans des plats de bois ou de terre cuite chez les pauvres, de cuivre ou d’argent chez les riches... Les serviteurs font circuler à la ronde un vase, en terre ou en métal, contenant, suivant la fortune du maître qui reçoit, du vin de Gaule et d’Italie, de la bière ou de l’hydromel. On boit peu chaque fois, mais on le fait fréquemment.

Dans les repas d’apparat, la table est ronde ; les convives se rangent en cercle tout autour. La place du milieu est réservée au guerrier le plus illustre par sa vaillance, sa naissance ou ses richesses. A côté de lui se place le maître du logis et, successivement, chaque convive, d’après sa dignité personnelle et sa classe : c’est là le cercle des patrons. Derrière eux sont assis, en cercle aussi, les fidèles, les suivants d’armes ; une rangée porte les boucliers, l’autre rangée porte les lances ; tous sont traités comme leurs maîtres[56].

A la suite de ces festins, les Gaulois avaient l’habitude de se mesurer dans des duels simulés. — Ce n’était d’abord qu’un jeu, rapporte Posidonius, mais dès que le sang de l’un des champions avait coulé, le combat devenait terrible, et l’on était obligé, pour éviter que l’un des deux ne restât sur la place, de se jeter entre eux et de les séparer[57].

Tandis que les hommes menaient cette vie pleine de périls et d’agitations, les femmes étaient asservies à toutes les occupations domestiques de l’autre sexe[58]. Toutefois, une coutume rapportée par César nous prouve que, parmi ces peuples appelés barbares par leurs vainqueurs, la condition des femmes était plus douce que chez les Romains, bien qu’elles fussent, comme à Rome, sous la dépendance absolue de leur mari. La communauté de biens entre époux régnait, en effet, dans la Gaule, à l’époque de la conquête. Autant le mari recevait de sa femme à titre de dot, autant il mettait de ses propres biens ; on dressait conjointement un état de ce capital en réservant les intérêts, et le tout appartenait au survivant[59].

Les maisons, très nombreuses dans la Gaule[60], étaient construites avec des planches et des claies, et terminées par un toit cintré recouvert d’un chaume épais[61]. Outre les grands villages dont se composait chaque pagus, la Gaule renfermait un certain nombre de villes et d’oppida, retraites où, au premier signal de guerre, la population venait se renfermer avec ses troupeaux et ses meubles[62]. La demeure de chaque chef de tribu était aussi une sorte de petite forteresse défendue par le courant d’un fleuve, par des abattis d’arbi es ou par des marécages[63]. Le lait de leurs troupeaux, la chair des animaux sauvages et surtout celle du porc, formaient la principale nourriture dans ces petites sociétés rurales.

Voilà les détails les plus importants que nous ayons pu recueillir, chez les historiens anciens, sur l’état social, les mœurs et les habitudes de nos pères. Ces détails faciliteront l’intelligence des époques dont nous aurons plus tard à dérouler le tableau.

§ III. — Institutions politiques de la Gaule.

La plupart des jurisconsultes qui, au seizième et au dix-septième siècles, consacrèrent leurs veilles à l’étude des législations antiques, obéissaient, comme les philologues leurs contemporains, à. un déplorable esprit de système. Personne n’ignore que ces derniers, quel que fût d’ailleurs leur rang dans la science, étaient sans cesse préoccupés du chimérique espoir de retrouver la langue-mère qui devait renfermer, en quelque sorte, le germe de toutes les autres. De là la direction générale des travaux philologiques vers un même but, la filiation des langues. La langue A est-elle plus ancienne que la langue B ? Tel était le cercle où l’on s’emprisonnait. Quant à l’affinité qui pouvait exister entre un grand nombre d’idiomes, c’est à peine si l’on songeait à la constater. Deux langues offraient-elles quelques points de ressemblance ; vite on en concluait que l’une était la source de l’autre[64].

Les jurisconsultes ne procédaient pas autrement. Un petit nombre d’entre eux avait bien entrevu quelques analogies entre les institutions primitives de la Grèce, de l’Italie, de la Gaule, de la Bretagne et de la Germanie ; mais quoique plusieurs de ces institutions fussent trop fondamentales, citez chacune de ces nations, pour qu’on pût les supposer de pure adoption, ils ne surent imaginer d’autre explication de ce fait, sinon que l’une de ces législations avait servi de modèle à toutes les autres. Les grands travaux des savants modernes ont fait justice de ces conclusions exclusives. Toutefois, il n’est pas rare encore de les entendre formuler dans nos Facultés où quelques professeurs, fidèles aux vieilles traditions de l’école, soutiennent une lutte désespérée contre les envahissements de plus en plus menaçants du droit historique. Nous aurons plus d’une occasion, dans le cours de ce travail, de combattre ces préjugés enracinés. Pour le présent, il s’agit de rechercher, au milieu des ténèbres des vieux âgés, les éléments constitutifs  de l’organisation politique en vigueur dans les Gaules au moment de la conquête. Pour arriver à nous faire une idée exacte de ce qu’était, à cette époque, la constitution des peuples que nous devons étudier, reportons-nous, par abstraction, à des temps plus reculés encore, et essayons de nous représenter ce que pouvait être, aux premiers jours de l’existence  politiqué de ces nations, le pacte social qui unissait entre elles toutes leurs tribus belliqueuses. Nous vérifierons ensuite, l’histoire à la main, si l’esquisse que nous nous sommes tracée, à l’avance, de leurs institutions, est conforme aux notions que les anciens nous ont laissées sur ce point.

Supposons donc une peuplade guerrière établie sur un vaste territoire, au milieu d’autres tribus issues de la même race, et toujours prêtes à faire une guerre de brigandage à leurs voisins. Menacée sans cesse dans son indépendance, la peuplade dont nous parlons se rattachera tout d’abord à un certain nombre de petites nations par un lien fédéral. Cette fédération, dont le but n’est pas seulement un règlement de défense commune, mais  aussi l’échange des produits de toutes les tribus, aura pour garantie un simple tribunal. Que si, cependant, les peuplades confédérées ont- fait partie jadis d’une grande unité nationale ; une sorte de pouvoir central reliera entre elles toutes ces branches détachées d’un même tronc[65]. Dans une société ainsi organisée, le courage et l’audace sont les vertus les mieux appréciées. Les guerriers s’assemblent toujours en armes pour décider des affaires majeures de la nation ; celles de détail sont traitées par les princes de la cité, c’est-à-dire, par les chefs de famille. Dans toutes ces assemblées, ceux-là ont la haute main, dont les exploits sont les plus célèbres ou la clientèle la plus nombreuse. Dès que la guerre a été résolue par la nation, nul ne peut se soustraire au devoir de porter les armes. Quiconque refuserait de marcher, serait de droit exclu de la société.

Les rois sont choisis parmi les plus nobles, les chefs parmi les plus braves. Leur pouvoir n’est pas illimité. La souveraineté appartient au peuple, c’est-à-dire aux guerriers réunis. Un chef dont les plans ont été repoussés par l’assemblée de la nation, a toute liberté d’en poursuivre l’exécution à ses risques et périls. La guerre et le pillage lui  fournissent une solde pour récompenser les aventuriers jaloux de partager ses dangers.

Des mesures efficaces  sont prises, sinon pour détruire du moins pour réprimer les haines particulières. L’homme libre qui en outrage un autre fait participer tous les siens au châtiment que la loi lui réservé ; toute sa parenté est condamnée à réparer la faute qu’il a commise. La peine capitale ne frappe que le lâche. Dans une association dont le but est la sûreté mutuelle, la punition la plus grave est le bannissement. L’exilé est donc traité en ennemi. Nulle pitié, nul secours pour lui. Il a brisé le pacte qui lui garantissait assistance et protection.

Qu’on parcoure les premiers feuillets de l’histoire, qu’on interroge les récits de tous les voyageurs, partout l’on trouvera les traces de cet état social. Les Romains eux-mêmes, bien que l’admirable fertilité du sol de l’Italie ait développé de bonne heure parmi eux quelques germes de civilisation, les Romains, sous le gouvernement des rois, étaient régis par des coutumes à peu près semblables. A Rome, comme dans les Gaules, comme dans la  Germanie, les guerriers armés pour défendre la patrie[66] formaient seuls la nation. La peine la plus grave pour le citoyen était l’exclusion de la cité (aquœ et ignis interdictio). Cette exclusion, le peuple assemblé pouvait seul la prononcer[67], car lui seul possédait la souveraineté[68], etc., etc. Ces analogies ne sont-elles pas frappantes ? Nous en signalerons bien d’autres encore ; mais il est temps de revenir aux Gaulois, dont nous devons tout spécialement étudier ici les institutions politiques.

A l’époque où César fit la conquête des Gaules, cette contrée était divisée, comme on l’a vu, en trois régions : la Celtique, la Belgique, et l’Aquitaine. Chacune de ces confédérations renfermait un certain nombre de cités ou d’états les uns indépendants, les autres tributaires. Ces cités se subdivisaient elles-mêmes en pagi ou cantons. Quatre pagi composaient ordinairement le territoire d’une cité ; il est permis du moins de l’induire de quelques exemples que l’histoire nous fournit[69]. A la tête de chaque cité, souvent même de chaque pagus, étaient placés deux chefs[70], auxquels les historiens romains donnaient le titre de reges, mais que les Gaulois, dans leur idiome national, désignaient sans doute sous un autre nom[71]. La naissance, condition préalable à l’éligibilité, comme chez les Germains[72], désignait aux suffrages les rois de la cité, et le mérite militaire, les rois suprêmes du  pays. Ce fait, qu’on a négligé  de constater jusqu’ici, d’une double origine, de la souveraineté chez les Gaulois, ressort pourtant, très clairement, de divers passages des Commentaires. Vercingétorix, dit César, était fils de Celtill, prince arverne qui, après avoir exercé le pouvoir suprême sur tous les Gaulois, périt de la main des siens sur lesquels il voulait exercer, la tyrannie[73].

Caswallawn  dans l’île de Bretagne[74], Adeantuanus en Aquitaine[75], Viridovix chez les Unelles[76], Vercingétorix, pendant la guerre d’Alise, furent revêtus de cette suprême dignité, dignité née au milieu des circonstances difficiles de l’invasion et qui finissaient avec elles[77]. La royauté des cités, soumise à l’élection et souvent disputée à main armée, par des chefs ambitieux, n’était aussi que temporaire[78]. Chaque cité nommait annuellement un gouverneur et un général des troupes[79]. L’un exerçait, selon toute apparence, les devoirs attribués au Vergobret, l’autre était plus spécialement chargé de la défense du territoire. C’étaient les Druides qui, avec l’intervention des magistrats, élisaient les deux chefs de l’état[80]. Il paraît que le pouvoir de ces Rois était renfermé dans des limites fort restreintes, comme dans la Grèce héroïque et dans l’Italie antique[81]. Un coup d’œil rapide jeté sur la constitution des Gaulois cisalpins va ajouter un nouveau poids à cette assertion.

Lorsque le pouvoir impérial s’établit sur les ruines de la république romaine, l’Italie était encore comme parsemée de petits états soumis à la domination du peuple-roi, mais qui n’en avaient pas moins conservé leur libre régime d’administration intérieure. Or voici, d’après la table d’Héraclée et d’après la loi de la Gaule cisalpine, quel était le mode de gouvernement en vigueur parmi ces nouveaux sujets de Rome[82].

Chaque cité s’administrait elle-même, nommait à toutes les charges, en un mot, exerçait une véritable souveraineté. Là, comme dans la. Gaule au temps de la conquête, existait une magistrature suprême, dont les titulaires étaient appelés Duumvirs, et parfois même Consuls et Dictateurs[83]. Le pouvoir de ces magistrats, que l’on peut assimiler aux Rois et aux Vergobrets de la Gaule transalpine[84], était annuel. L’imperium, à ce qu’il paraît, leur était souvent attribué[85].

Lorsqu’on compare ces institutions politiques et celles qui régissaient la Gaule indépendante, n’y retrouve-t-on pas des analogies évidentes ? Quant à la composition des assemblées chargées de discuter les intérêts des cités transalpines, il est à croire que le système adopté par les Galates d’Asie n’était qu’une reproduction de l’état de chose en vigueur dans la métropole[86]. Or, Strabon rapporte que les Tectosages, les Trocmes et les Tolistoboïens, quoique vivant sous les lois communes d’une sorte de république fédérative, avaient chacun leur territoire propre, partagé entre quatre cantons. Ces cantons étaient administrés par différents officiers, dont le géographe grec nous à conservé les titres ; savoir : le tétrarque[87], le juge, le commandant des troupes[88] et ses deux lieutenants[89], qui, tous, étaient lacés sous les ordres du tétrarque. Chaque tétrarchie ou canton formait des sous-divisions gouvernées par des officiers inférieurs. Ces officiers, avec les douze tétrarques et les autres officiers de la classe supérieure, composaient, au nombre de trois cents personnes, le conseil général ou sénat de la cité[90].

Ici nous ne pouvons résister au désir de faire un rapprochement dont l’originalité nous a vivement saisi. Dans sa belle histoire de Souli, le major Perrevos rapporte que la nation Souliote se composait de trente et une phares (Φαραΐς) ou maisons. Ces maisons, autant qu’on en peut juger, étaient des familles issues de la même souche, comme les clans de l’Ecosse[91] : Chacun avait son capitan ou chef, et la réunion de ces capitans, ajoute l’historien, composait le sénat de la nation. Niebuhr, bien qu’il n’eût pas présent à la mémoire le passage de Strabon, rapporté plus haut, n’a pas cru  devoir négliger les curieux renseignements que nous devons à l’historien de Souli.

La constitution de plus d’une tribu de la Grèce et de l’Italie, dit-il, a dû se former sans plus d’artifice (que chez les Souliotes). Lorsque, dans l’antiquité, un pareil peuple sortait de son territoire avec ses Périèces ; lorsqu’il venait s’établir en conquérant et s’étendre en nation, il était tout naturel qu’il se fortifiât des individus qui le secondait et qu’il les associât à ses maisons ou gentes, en s’organisant à l’exemple des états déjà constitués. Quand l’un de ces états envoyait au-dehors une colonie, le chef organisait le peuple nouveau à l’imitation de celui dont il était issu ; il le distribuait en autant de phyles et celles-ci en autant de phratries et de genos que la métropole en renfermait... Tous les grammairiens qui ont expliqué ce que c’étaient que les Gennètes (Γεννήται) de l’Attique, entre autres Julius Pollux auquel la république d’Aristote a fourni les excellentes notions qu’il nous a conservées sur la constitution de cette cité et sur les changements qu’elle a subis ; tous ces grammairiens, disons-nous, enseignent que, dans le temps où il y avait quatre tribus, chacune se divisait en trois phratries, et chaque phratrie à son tour en trente genos ou maisons. Hellènes, Italiens, Gaulois étaient donc régis, à l’origine de leur existence nationale, par des institutions, sinon identiques du moins analogues en plus d’un point.

César nous a laissé quelques détails sur un usage commun peut-être à divers peuples de race indo-européenne, mais qui était plus spécialement en vigueur parmi les Gaulois. Chez cette nation, dit-il, ce n’est pas seulement dans chaque cité, dans chaque bourg et dans chaque campagne qu’il existe des factions, mais aussi, dans presque chaque famille. Ces factions ont pour chefs les hommes réputés les plus puissants au jugement de ceux-là même qui sont appelés à discuter les grands intérêts de l’état[92].

Ainsi, il existait, dès cette époque,  dans les Gaules, une véritable hiérarchie sociale : aux principes de la cité appartenait le droit de choisir cette foule de petits chefs qui, au dire de César, avaient chacun le gouvernement d’une faction. On serait tenté de croire, au premier abord, que de pareilles divisions sont le résultat d’événements politiques dans le genre de ceux qui, dans les derniers temps de l’empire ou, beaucoup plus tard, sous les successeurs de Charlemagne, fractionnèrent certaines contrées en autant de parcelles qu’elles renfermaient de cantons, de villages et souvent même de forteresses ; mais il n’en est rien. César dit formellement que cet usage des Gaulois de s’éparpiller en petites sociétés, remontait à une haute antiquité ; et qu’il avait pour but d’assurer aux faibles un appui contre la violence des grands. Et, en effet, ajoute l’historien, personne ne souffre qu’on opprime ou qu’on circonvienne ses clients. Agir autrement, ce serait s’exposer à perdre tout crédit[93]. Ce passage pourrait s’appliquer parfaitement à la situation de la France, après la mort de Charlemagne. N’était-ce pas, en effet, une sorte de féodalité que ce fractionnement des tribus gauloises en petites factions placées sous le patronage d’un chef puissant ? Sans doute chez tous les peuples, nous l’avons reconnu plus haut, les faibles se plaçaient toujours sous la tutelle des forts ; mais si l’organisation de la Gaule en petites sociétés dirigées par un patron n’eût rien offert de spécial à la constitution du pays, assurément César n’eût point noté ce fait.

Un écrivain de talent a prétendu, dans un ouvrage justement estimé, que l’histoire du gouvernement des Gaulois offre trois périodes distinctes, savoir, celle du règne des prêtres, celle du règne des chefs de tribus et enfin celle des constitutions populaires. Voici, s’il faut en croire M. Amédée Thierry, de quelle manière se serait effectuée l’heureuse révolution qui anéantit le pouvoir despotique des equites de la Gaule.

Les villes, en s’étendant, avaient créé un peuple à part, heureusement placé pour comprendre et vouloir l’indépendance ; il la voulut, et, favorisé par les dissensions des chefs de l’aristocratie, il parvint peu à peu à la conquérir. Un principe nouveau et des formes nouvelles  de gouvernement prirent naissance dans l’enceinte des villes, l’élection populaire remplaça l’antique privilège de l’hérédité[94] ; les rois et les chefs absolus furent expulsés, et les pouvoirs remis aux mains de magistratures librement consenties... la démocratie, une démocratie pure s’établit dans plusieurs cités[95].

Ainsi donc, dans la pensée du savant historien des Gaulois, les Français du 18e siècle ne firent que mettre en pratique les exemples légués par leurs ancêtres plus de dix-huit cents ans avant notre ère !

Nous ignorons suif quels fondements reposent ces assertions. Si elles étaient exactes, le travail que nous venons de soumettre au jugement de la critique, et dont chaque ligne, pour ainsi dire, s’appuie sur un texte formel, ce travail ne serait qu’un jeu puéril de notre imagination, œgri somnia vana. Or, avons-nous, en effet, sacrifié la vérité aux illusions de l’esprit de système ? Le lecteur en a pu juger par les recherches qui précèdent. Toutefois, avant de terminer ce chapitre, deux mots encore sur l’antique constitution de la Gaule.

Qu’on veuille bien relire le passage des Commentaires que nous avons cité plus haut. Ce n’était assurément pas une démocratie que cette confédération de tribus rurales, où, sauf les Druides et la noblesse, toute la nation, réduite à une quasi-servitude (pene servorum habetur loco), n’exerçait par elle-même aucune autorité et n’était appelée à aucun conseil. Encore moins serait-on dans le vrai, si l’on voulait assimiler aux conjurati du moyen-âge ou aux bourgeois du tiers-état, après 1789, ces fiers patriciens gaulois qui firent périr le père de Vercingétorix, parce qu’il aspirait à la domination[96].

Sans doute rien n’était plus éloigné du despotisme des monarchies absolues qu’une organisation politique où toutes les magistratures étaient électives ; nous dirons plus : rien n’était plus populaire, à un certain point de vue, que le régime des clans, dont tous les membres s’apparentaient avec leur chef et partageaient sa fortune ; mais est-il permis de confondre un pareil état de chose avec la démocratie dans le sens où l’on emploie aujourd’hui ce mot[97] ? Non assurément. Que si, après toutes les preuves que nous avons accumulées, on conservait encore quelques doutes, nous en appellerions au témoignage de Strabon dont l’autorité sur cette matière ne sera pas sans doute contestée. La plupart des peuples de la Gaule, dit-il, avait un gouvernement aristocratique ; tous les ans on choisissait un gouverneur et un général que le peuple nommait pour le commandement des troupes. Aujourd’hui ils sont pour la plupart soumis aux Romains[98].

Résumons-nous. Il y avait, selon toute apparence, dans les Gaules comme dans file de Bretagne, des terres libres, aelawd, et des terres tributaires, tir cyfrif ; des propriétaires jure optimo, et des propriétaires inférieurs, des coloris et des esclaves. L’état des personnes correspondait à l’état des terres. La nation gauloise se divisait en quatre classes : 1° les nobles, les propriétaires d’alleux ; 2° les ambactes, 3° les clients, 4° les obærati et les esclaves.

La noblesse était héréditaire, mais elle ne donnait à ceux qui en étaient revêtus aucune prépondérance dans les affaires de la cité. — Les nobles marchaient environnés d’une troupe plus ou moins nombreuse d’ambactes et de clients, selon l’éclat de leur naissance et les ressources de leur patrimoine. On appelait ambactes des hommes libres qui, pour une solde quelconque, contractaient un pacte d’amitié avec un chef puissant. Les liens de cet engagement étaient réciproques. Non moins dévoués que les comites de la Germanie, les ambactes n’abandonnaient jamais leur chef sur le champ de bataille ; ses intérêts étaient les leurs ; son honneur, ils le défendaient comme leur propre honneur. — Les clients venaient ensuite. Tout concourt à faire supposer que leur condition était celle des clients primitifs de Rome. Les charges qui leur étaient imposées rappellent les prestations des temps féodaux. Comme les petits vassaux du moyen-âge, leur sort était en quelque sorte lié à celui de leurs patrons.

On appelait obærati des hommes libres, tombés dans la servitude par insolvabilité. — Leurs dettes payées, ils rentraient dans leur première condition. C’est aussi ce qui avait lieu à Rome et dans la Bretagne. Quant aux esclaves, tout ce que l’on en peut dire, c’est que leur nombre était fort peu considérable.

On retrouve dans la constitution politique des Gaulois, comme dans leur hiérarchie sociale, des analogies frappantes avec les institutions de, la Grèce héroïque, de Rome antique, de la Germanie de Tacite et des lois barbares. Chez les Hellènes, comme chez les Galates d’Asie, chez les tribus primitives de l’Italie comme chez les Gaulois du continent et de la Bretagne, nous remarquons, dans toutes les cités, la même organisation, les mêmes divisions territoriales. Partout ce sont des hommes libres qui exercent la souveraineté, car le pouvoir des rois est limité ; — partout le fort a sous sa tutelle des clients qu’il doit défendre comme ses enfants. La Gaule, divisée en autant de petites sociétés qu’elle renferme de cités ; de bourgs, de villages, est le vrai centre de cette féodalité qui, à la suite de plusieurs siècles de compression accompagnée souvent de violentes réactions vers l’ancien ordre de chose, éclate enfin, après la mort de Charlemagne, et finit, en se hiérarchisant toujours, par envahir l’Europe entière[99].

Ces conclusions seront contestées sans nul doute mais elles s’appuient sur des autorités assez graves pour que nous nous soyons cru autorisé à les formuler ici. Nous espérons, d’ailleurs, que les recherches qui vont suivre en feront ressortir toute la vérité.

 

 

 



[1] Admirateur du travail de l’abbé Dubos, le plus savant que nous possédions sur l’histoire de notre pays, nous sommes loin cependant de partager toutes ses idées.

[2] Voyez section IV.

[3] Les œuvres de la civilisation, comme celles de la barbarie, se transmettent d’ère en ère et lèguent aux générations des ruines ou des germes indestructibles. (Prolégomènes du Cartulaire de S. Père de Chartres, p. 5, Guérard.)

[4] Nous avons le malheur de n’être pas, sur ce point, d’accord avec le plus savant de nos maîtres. (V. Essai sur l’Hist. de Fr., p. 85.)

[5] P. 88. Essai sur l’histoire de France.

[6] Voyez sur cette matière le Traité du cens et des matières féodales, par Hervé, T. IV, p. 1. Basnage, Coutume de Normandie, et Dupineau, Coutume d’Anjou, au mot Alleu.

[7] Salvien, de Gub. Dei, L. V.

M. Guizot (Essai sur l’hist. de France, p. 162) pense que la recommandation a pris naissance dans les forêts de la Germanie. Nous croyons que cet usage était commun, dès la plus haute antiquité, à un grand nombre de peuples. Nous le trouvons en vigueur dans la Gaule et chez les Bretons insulaires, à une époque très reculée.

[8] Tri Rhyw y sydd Brenin, a Breyr, a Bilain ac eu aelodeu.

Tria genera (hominum) sunt Rex ; nobiles et vassali ignobiles cum membris suis. (V. Leges Walliœ., L. I, c. 9, p. 12, éd. Wotton, Londres, 1730.)

[9] Vid. Gloss. Leg. Wall. ad verb. aelwad et aelwyd, p. 553.

[10] In omni Galba, eorum hominum qui aliquo sunt numero atque honore, genera sunt duo. (Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 13.)

[11] Voyez ch. IV.

[12] Alterum genus est equitum. Hi, cum est usus atque aliquod bellum incidit... omnes in bello versantur arque eorum ut quisque est genere copiisque amplissimus ; ita plurimos circum se ambactos, clientesque habent. Hanc unam gratiam potentiamque noverunt. (Cæsar, de Bell. Gall., L. VI, c. 15.)

[13] Voyez, sur l’ancienne noblesse nationale des Germains, le très savant ouvrage de Grimm. (Reschts-Alterthümer, p. 185, sqq., et p. 226, 228, 272, 281.)

[14] Erant apud Cæsarem in equitum numero Allobroges duo fratres..... Adbucilli filii, qui principatum in civitate multis annis obtinuerat, singulari virtute homines, quorum opera Cæsar omnibus Gallicis bellis optima fortissimaque erat usus. His domi ob has causas amplissimos magistratus mandaverat atque eos extra ordinem in senatum legendos curaverat..... locupletesque ex egentibus fecerat. (Cæsar, De Bell. Civil., L. III, c. 59.)

[15] Quos Pompeius, quod cirant honesto loto nati, etc., etc. (Cæsar, de Bell. Civ., L. III, c. 61)

[16] Plebs pæne servorum habetur loco, quæ nihil audet per se, nullo adhibetur consilio. Plerique, cum aut ære alieno aut magnitudine tributorum aut injuria potentiorum premuntur, sese in servitutem dicant nobilibus : in hos eadem omnia sunt jura, quæ dominis in servos. (Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 13.)

[17] Non plus que les assertions de quelques historiens qui, tout en prenant au pied de la lettre les paroles de César, ont fini par conclure (après avoir oublié en route leurs prémisses) que la constitution de la Gaule, à l’époque de la conquête, était une démocratie pure. (V. § III.)

[18] In Gallia non solum in omnibus civitatibus, atque in omnibus pagis partibusque, sed pene etiam in singulis domibus factiones sunt : ... idque ejus rei causa antiquitus institutum videtur, ne quis ex plebe contra potentiorem auxilii egeret : suos enim quisque opprimi et circumveniri non patitur, neque, aliter si faciat, ullam inter suos habeat auctoritatem... (Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 11.)

[19] Ce mot de vassal n’est point ici, comme on le pourrait croire, un anachronisme. Nous trouvons, en effet, dans des monuments les plus anciens de la langue bretonne, le mot gwas, et son diminutif gwesyn, employés dans le sens de vassal, serviteur, homme dévoué. (Voyez Davies, Dictionarium britannico-latinum, Londres, 1632.) Gwasanaeth, dans les lois d’Hoël-dda, signifie, servitium, ministerium. (Voyez Davies). Cluvier a remarqué l’analogie qui existe entre ce mot gwesyn des Bretons et les Γαισάται de Polybe : Polybius (L. II) tradit Gallos sua lingua conductitios milites appellasse Gæsatas. Britanni, qui vulgo Walli vocantur, hodie fam ulus conductitios vocant guessin. Camden observe aussi, après Servius, que les anciens Gaulois donnaient ce nom à des guerriers : Veleres Galli Gessos belle strenuos dicebant. Le mot gasindus, que Vossius traduit par famulus, se rapproche beaucoup des deux mots gwas et gwesyn des Bretons. (V. le Diction. breton de dom Le Pelletier, col. 385. Paris 1752, in-fol.)

[20] Plebs dicitur in qua gentes civium patriciæ non insunt. Aulu-Gelle, X. 20. Plebs est cæteri cives sine senatoribus. Leg. 238 de verb. signif.

[21] Le mot dignité que j’emploie ici est de Moser (Osnabrüchische Geschichte Vorrede). Ces mots dignités, hommes libres, répondent à ceux de caput et de cives jure optimo chez les Romains, à l’époque où les patriciens se distinguaient des plébéiens, plutôt par l’ancienneté de leur origine que par l’importance de leurs privilèges. (V. M. de Savigny, Hist. du droit rom. au moyen-âge, T. I, p. 134.)

Grimm (Rechts-Alterthümer, p. 281) s’exprimé ainsi : Les hommes libres forment la partie principale de la nation. Les nobles ont les mêmes privilèges que les hommes libres, seulement avec plus d’extension. Cela est vrai aussi de la Bretagne.

[22] Ambact, de Am, autour ; Pact, lier. — Meyer (Instit. judic., T. I, p. 34, not. 1) m’apprend que ce mot existe aussi en hollandais : Am-bach ; métier, servage, vasselage.

[23] Voyez Polybe, L. 11, c. 17. Paris, F. Didot, 1839. — On dirait que César n’a fait que le traduire : ... Ut quisque est genere copiisque amplissimus, ita plurimos circumase Ambactos, etc.

[24] Polybe, L. II, c. 17. Paris, F. Didot, 1839. — Pausanias in Phoc. — Cæsar, Bell. Gall., Liv. III, c. 22 ; L. VI, c. 15. —  Tacite, Germanie, XIII.

[25] Posidonius, décrivant un grand banquet gaulois, nous montre les suivants d’armes, les écuyers des patrons, assis derrière leur maître et traités comme eux. (V. plus bas.)

[26] M. Amédée Thierry ne partage pas cette opinion. A l’en croire, l’institution des dévouements, ibérienne d’origine, était, inconnue au reste de la Gaule. (V. Hist. des Gaulois, T. II, p. 13.) Voyons donc sur quel fondement l’auteur appuie cette assertion. Les soldures, qu’Athénée appelle silodunes, étaient des Ibères, car, dans la langue basque, saldun-a signifie un chevalier, un gentilhomme ; donc, l’usage de se dévouer à un chef devait être inconnu des nations gauloises. — L’argument, je l’avoue, ne me semble pas péremptoire. En admettant même que les Sotiates ne fussent pas des Gaulois (ce qui ne me parait nullement prouvé), serait-on autorisé à soutenir que l’institution des dévouements était inconnue au reste de la Gaule ? Qu’étaient-ce donc, sinon des dévoués, que ces clients de Litavicus, qui, suivant l’usage, ne veulent pas abandonner leur patron dans la circonstance la plus désespérée (Cæsar, Bell. Gall., L. VII, c. 40) ? que ces ambactes qui se font brûler sur le bûcher de leur chef (L. VI, c. 1.) ? que ces fidèles de la Trimarcisia des Galates, lesquels, pendant la bataille, ne songent qu’à défendre leur maître (Pausanias in Phocicis.) ? La coutume de s’attacher à un chef dont on partageait la fortune et qui devait pourvoir à tous vos besoins, était générale chez les peuplades gauloises comme dans la Germanie. Il y avait même des nations qui, comme les Bretons au moyen-âge et les Suisses encore de nos jours, fournissaient des corps entiers de troupes à tous ceux qui voulaient payer leurs services. Quand les Boïens et les Insubres résolurent de faire la guerre aux Romains, sous le consulat de Marcus Lepidus, dit Polybe (L. II, c. 9), ils envoyèrent demander des secours aux Gaulois qui habitaient le long des Alpes et du Rhône et qu’on appelait Gaisates (Γάισαται), parce qu’ils servaient pour une solde (ή γάρ λέξις αϋτη τοΰτο σημαίνει κυρίως). Or, ces Gaisates (en gallois Gwesyn, Servulus, Vassalus) n’étaient-ce pas de véritables Soldures ? Ce mot, nous le retrouvons en Bretagne, au moyen-âge, et sous la même signification : Pateat notitiæ fidelium quod tempore Fredorii Vicecomitis atque Rodaldi filii ejus, fuit cum illis miles soldearius nomine Tangui... (V. Dom Morice, Hist. de Bret., Preuves, T. 1, c. 477.) Dans une donation faite au monastère de Saint-Florent par un seigneur breton, vers la fin du XIe siècle, je lis aussi : Mundi termina appropinquante, ego Ebroinus, miles stipendiarius... (Dom Morice, T. I, Preuves, c. 438).

Enfin quelques vers du poème d’Ermoldus Nigellus, sur la guerre de Louis-le-Débonnaire, en Bretagne, me prouvent que Morvan, comte de Léon, et chef suprême du pays, avait aussi de ces soldures à sa solde pendant la guerre qu’il fit aux Francs.

... Ubi nunc promissa per annum

Dextera ? nunc Francos nullus adire valet.

(Carm. Lud. Pii., vers. 399.)

On se rappelle que l’Éduen Dumnorix avait toujours autour de lui une nombreuse cavalerie : Magnum numerum equitatus suo sumptu semper alere et circum se habere. (Cæsar, L. I, c. 18, de Bell. Gall.) — Magno semper electorum juvenum circumdari, dit Tacite (V. Supra). — Dans son beau travail sur les Institutions mérovingiennes, notre compatriote M. Le Huërou, après avoir montré que l’union du chef et du guerrier germains était toujours personnelle, quelquefois temporaire, jamais héréditaire, ajoute ces mots : C’est la différence essentielle qui la sépare des clans celtiques et des gentes de l’ancienne Italie, où le patronage et la clientèle, le commandement et l’obéissance se transmettaient du père aux enfants. Le savant historien, si sobre d’ordinaire d’assertions hasardées, se montre infidèle, ici à sa réserve habituelle. Il confond le clan et la clientèle avec le comitatus. Or, l’on a pu se convaincre, par ce qui précède, que c’étaient là des choses fort distinctes. D’ailleurs, en admettant même, pour un instant, qu’il y eût identité entre les deux institutions, il ne faudrait pas se hâter de proclamer que le patronage et la clientèle se transmettaient du père aux enfants par droit héréditaire, car Denys d’Halicarnasse dit formellement que si ces liens se perpétuaient de génération en génération, c’était par une continuation volontaire. Cette assertion, il est vrai, n’est guère vraisemblable ; mais enfin, il n’est pas permis de s’appuyer sur un fait contesté. Quant à l’hérédité du clan celtique, on verra ailleurs ce qu’il en faut penser.

[27] Meyer, Instit. judic., T. I, p. 34.

[28] César, qui avait eu peu d’occasions d’étudier les mœurs des Germains, les trouva différentes de celles des Gaulois sur quelques points du moins : Germani, ab hac consuetudine differunt. (De Bell. Gall., L. VI, c. 21.) Strabon, mieux informé, nous apprend que ces deux peuples avaient une origine commune, soit qu’on les considérât du côté du caractère, de la manière de vivre ou DE SE GOUVERNER, soit qu’on examinât le pays qu’ils occupaient. (Strabon, L. IV, c. 4, p. 196.)

[29] Niebuhr, T. II, p. 25.

[30] De Cluere.

[31] Patres senatores idea appellati sunt, quia agrorum partes attribuebant tenuioribtis, perinde ac liberis propriis. (Festus, complété à l’aide de fragm. Niebuhr, p. 32, T. II.)

[32] Aulu-Gelle, V, 13, XXI, 1. — Voy. Denys d’Hal., II, 9, 10, p. 83-85.

[33] Dans la très ancienne coutume de Bretagne, il y a plusieurs cas où l’homme est tenu de venir en aide à son seigneur : 1° quand le seigneur marie sa fille ; 2° quand il est pris dans une guerre entreprise pour le profit commun ; 3° quand son fils est fait chevalier ; 4° quand il est arrêté pour dettes ; 5° quand il fait bâtir une forteresse qui doit servir de refuge aux vassaux en temps de guerre. (V. La très ancienne coutume. — Nantes, 1710,  — Ch. 219, p. 204.)

[34] Autre analogie avec les coutumes du moyen-âge. — Voyez sur ce droit la préface de Reiz sur Nieuport. — L’illustre Blackstone s’est souvenu des clients romains en traitant des devoirs des vassaux au moyen-âge. (Ancient tenures, Blackstone, T. II, p. 64, éd. de 1778.)

[35] Chez les Grecs, il y avait de semblables rapports de protection en faveur du Métèque, qui était obligé de se choisir un tuteur (προστάτης) parmi les citoyens.

[36] L’admiration de certains jurisconsultes français pour le Droit romain dépasse par fois toutes les bornes. Nous entendions, il y a quelques années, un savant professeur défendre, avec une énergie digne d’une meilleure cause, le principe de l’esclavage chez les Romains. D’autres ne poussent pas jusque-là le fanatisme ; mais, dans leur enthousiasme exclusif, ils effacent d’un trait de plume l’un des éléments essentiels de nos sociétés modernes, l’élément barbare. C’est ainsi qu’un jeune et brillant écrivain, dans une histoire du Droit français, ne tient aucun compte des coutumes germaniques ; c’est ainsi que M. Berriat-Saint-Prix anéantit complètement la distinction des pays de Droit écrit et des pays de Droit coutumier, parce que, dans toutes ces contrées, dit-il, les Universités et les Praticiens avaient dû faire triompher les principes du Droit romain. (Voir l’Hist. du Droit romain, p. 218-231, M. Berriat-S.-Prix.) L’auteur soutient cette thèse, qu’il faut retrancher des pays dits coutumiers toutes les localités dont les coutumes reconnaissent le Droit romain comme Droit commun, ou l’adoptent pour base, ou renvoient à ses dispositions. Il ne resterait donc plus que les coutumes de Paris, de Bretagne et de Normandie. Mais là encore le Droit romain était le Droit commun, ajoute l’historien, car il n’y avait pas d’autre Droit subsidiaire. Seulement la violation du Droit romain ne donnait pas ouverture à cassation.

A tout cela il n’y a qu’un mot à répondre. L’Edictum Pistense qui établit historiquement la distinction des pays de Droit écrit et de Droit coutumier, porte la date de l’an 864. Or, personne n’ignore à quelle époque les universités et les jurisconsultes propagèrent la connaissance du Droit romain. Quant aux principes de la cassation, M. Berriat-S.-Prix sait bien mieux que nous que l’origine en est toute moderne.

[37] Ce système de protectorat a existé chez tous les peuples, mais, comme le fait très judicieusement observer M. Naudet (Mémoires de l’Académie des Inscript., T. VIII, p. 425 et suiv.), la Germanie et la Gaule offrent seules l’exemple de ces hommes qui, dan mouvement libre, se dévouaient à des hommes choisis par eux et combattaient pour eux, non pour l’état.

[38] Cæsar, Bell. Gall., L. I, c. 4.

[39] Cæsar, de Bell. Gall., L. VII, c. 4.

[40] Cæsar, de Bell. Gall., L. VII, c. 40.

[41] Plutarque (in Solon) nous apprend qu’à Athènes les débiteurs labouraient la terre au profit de leurs créanciers, ou engageaient leurs corps pour garantie de leurs dettes. — Ils pouvaient même être vendus comme esclaves à des étrangers. (V. plus bas les textes de Varron et des lois d’Hoël-Dda.)

[42] Denys d’Halicarnasse prétend qu’après l’expulsion des Tarquins, les nouveaux consuls remirent en vigueur les lois de Servius, qui interdisaient de mettre les personnes en gage.

[43] Leges Hoël-Dda, L. V, c. 3. p. 456, alin. 45 : Si vir ingenuus qui terram liberam possidet, se ipsum pro servo dat nobili (Mabuchelwr, id est, filio altissimi viri), et maneat cum illo ad quoddam tempus, et eo tempore cum servus fuerit istius nobilis (seu Mabuchelwr), etc. ...Isti vero abire à nobili licebit, quando velit ; tantummodo solvere tenebitur nobili quodcumque debitum erit illi, juxta leges Hoëli. L’homme libre ainsi réduit à une servitude temporaire, s’appelait en gallois Carrllawedrawg ; mot que Wotton traduit ainsi : Vir cui licet ire ubicumque velit. C’est la définition que nos anciennes chartes donnent de l’homme libre. Nous lisons dans Varron : Omnes agri coluntur ab hominibus servis aut liberis aut utrisque. Liberis aut cum ipsi colunt, aut plerique pauperculi cum sua progenie : aut mercenariis, et conductitiis liberorum operis, res majores, ut vindemias et fænisicia administrant ii, quos obæratos nostri vocitarunt... (Varron, de R. Rust., L. I, c. 17.) Ailleurs Varron nous donne l’étymologie du mot obœratus : Liber qui suas operas in servitute pro pecunia quam debeat, dat, dum solveret, nexus vocatur ut ab ære obæratus. (Varron, de Lingua latina, édit. 1563 ; apud Heredes Lugduni, p. 91.)

[44] César (L. V, c. 14.) nous dit que les institutions de la Gaule différaient peu de celles de la Bretagne.

[45] ... Convocatis suis clientibus facile incendit. Cognito ejus consilio ad arma concurritur. Prohibetur ab Gobannitione, patruo suo, reliquisque principibus, qui hanc temptandam fortunam non existimabant; expellitur (Vercingetorix) ex oppido Gergovia; non destitit tamen atque in agris habet dilectum egentium ac perditorum. (Cæsar, Bell. Gall., L. VII, c. 4.)

[46] Il est très probable que leur nombre était fort peu considérable dans la Gaule, comme dans la Bretagne (V. plus loin : État des personnes chez les Bretons). Je ne connais qu’un seul passage de la guerre des Gaules où il soit fait mention d’esclavage et d’affranchissement : Erat unus intus Nervius nomine Vertico, loco natus honesto, qui a prima obsidione ad Ciceronem perfugerat suamque ei fidem præstiterat. Hic servo spe libertatis magnisque persuadet præmiis, ut litteras ad Cæsarem deferat. Has ille in jaculo illigatas effert et Gallus inter Gallos sine ulla suspicione versatus, etc. (Cæsar, Bell. Gall., L. V, c. 45.)

[47] M. Amédée Thierry fait dériver ce nom du mot aed, mouton. Pour quelle raison ? — L’historien a-t-il lu quelque part que les Æduens se consacrassent spécialement à élever des moulons ? Je lui ferai observer que l’histoire nous représente ce peuple comme l’un des plus riches et des plus civilisés de la Gaule. D’après cela, n’est-il pas à croire que cette peuplade s’occupait beaucoup plus d’agriculture que la plupart de ses voisins ?

[48] Pline, L. XXXIV, c. 8 et c. 17.

[49] Pline, L. VIII, c. 48, et L. XVIII, c. 18.

[50] Pline, L. XVIII, c. 2, et L. XIV, c. 21.

[51] Pline, L. XVIII, c. 6 et 8.

[52] Pline, L. XVIII, c. 7.

[53] Cæsar, Bell. Gall., L. III, c. 13.

[54] Plutarque et Suétone, in Cæsar. Strabon, L. IV.

[55] Posidonius, L. XXIII, ap. Athénée, L. IV, c. 13.

[56] Posidonius, ap. Athénée, L. IV, c. 13.

[57] Ibid., loc. cit., et Diodore de Sicile, L. V, c. 28.

[58] Strabon, Liv. IV, c. 4. C’est probablement à cet asservissement des femmes à des travaux quine sont pas de leur sexe, qu’Aristote fait allusion, lorsqu’il dit (Polit., L. II, c. 9) que les Celtes n’étaient pas soumis aux femmes. — Dans la Basse-Bretagne, spi le littoral spécialement, et dans quelques-unes des petites îles dont il est parsemé, les femmes se livrent encore aux travaux les plus durs. La culture des terres leur est même tout à fait confiée. Les maris vont à la pêche. — Les femmes étaient, chez les Bretons comme à Rome, sous la puissance absolue du mari. (Voir le ch. sur les lois bretonnes.)

[59] Viri quantas pecunias ab uxoribus dotis nomine acceperunt, tantas ex suis bonis, estimatione facta, cum dotibus communicant. Hujus omnis pecuniæ conjunctim ratio habetur, fructusque servantur. Uter eorum vita superarit, ad eum pars utriusque cum fructibus superiorum temporum pervenit. (Cæsar, de Bell. Gall., L. VI, c.19.)

[60] Cæsar, Bell. Gall., L. V, c. 12.

[61] Strabon, L. IV, c. 4.

[62] Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 30, et L. V. c. 21. Voir dans Ermoldus Nigellus la description de la demeure de Morvan (ci-après).

[63] Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 13.

[64] On a frappé de ridicule, et nan sans raison assurément, les systèmes des celtomanes. Leur méthode, qui consistait à opérer entièrement par l’étymologie, et non par la comparaison ; à chercher, dans le dialecte de leur village, le mot original qui contenait en lui le germe du terme qu’ils examinaient ; cette méthode, dis-je, était souverainement mauvaise, je suis loin de le contester ; mais pourquoi gratifier les philologues celtiques du monopole de toutes ces absurdités ? Tous leurs confrères, à la même époque, ne procédaient-ils pas de la même manière ? Qui ne sait les prétentions de Webb sur le chinois (Lond. 1078) ? Celles de dom Pedro de Astarloa sur le basque (Apologie de la langue basque, Madrid, 1803) ? Le très savant Goropius Becanus lui-même n’a-t-il pas présenté sa langue maternelle, le flamand, comme le langage du Paradis terrestre (Orig. Antuerpianæ, Antw., 1509, p. 534. et sqq.) ?

Enfin, aujourd’hui encore, quelques descendants de ces visionnaires (dans un but tout différent de celui qu’avaient leurs devanciers) n’outils pas laissé percer la prétention de faire du sanskrit la source de tous les idiomes de la même famille ? Si les éludes sanskrites ne sont pas tombées, malgré les écarts de certains hommes, aussi bas que les recherches des celtomanes du siècle dernier, il faut en remercier quelques savants philologues qui, comme M. Eugène Burnouf, ont su résister à l’entraînement des systèmes.

[65] C’est ce qui avait lieu dans les Gaules, dont le centre fédératif était la cité des Carnutes.

[66] Quirites. — Dom Le Pelletier, dans son Dictionnaire breton, fruit de 25 années de travail, émet sur le mot quirites une conjecture que je livre, sans l’adopter, à la critique des philologues. Nous savons, d’après Varron, dit-il, que QUIRITES tire son origine ab eis qui cum Tatio rege in societatem venerunt ; or, chez les Bretons, les habitants des villes, ceux qui jouissent du droit de cité, sont désignés par le nom collectif de kaeris ou keris (bourgeoisie). (Dom Le Pelletier, Dict. bret., c. 463, au mot kaer).

[67] De capite civis, nisi per maximum comitatum, ne ferunto.

[68] Denys d’Hal., II, 14. p. 87. C. VI, 66, p. 392. A. — Voy. Niebuhr, Hist. rom., et supra p. p.

[69] La cité des Helvètes, dit César (de Bell. Gall., L. I, c. 12), était divisée en quatre pagi. Plus loin, il nous apprend que le Cantium était gouverné par quatre petits chefs. (L. V, c. 22.) Cette division en quatre cantons existait aussi chez les Galates de l’Asie (v. plus bas) et chez toutes les nations bretonnes. — On la retrouve chez les peuplades de la Grèce et de l’Italie. Chaque cité renfermait, à ce qu’il semble, douze oppida. Il en était ainsi, du moins, chez les Helvètes et chez les Suessons (Cæsar, L. I, c. 5, et L. II, c. 4). Les Étrusques, divisés en douze tribus, ayant chacune pour chef un Lucumo, comptaient aussi douze villes principales. Nous verrons plus loin que chez les Gallois chaque cwmmwd (pagus) était partagé en douze maenawr ou oppida. (Leges Wall., Hoël-dda, L. II, c. 19, § 10.)

[70] Strabon (L. IV, c. 4) dit expressément que les Gaulois nommaient chaque année un gouverneur et un général d’armée. Il ressort, en effet, de divers passages de César, que, comme à Sparte, la suprême magistrature, chez les Gaulois, était remplie d’ordinaire par deux princes. Les Éduens semblent seuls avoir fait exception. Cum singuli magistratus antiquitus creari, atque regiam potestatem obtinere... consuessent, lisons-nous dans les Commentaires. (Bell. Gall., L. VII, c. 32.) Resterait à savoir si les paroles de César ne signifient pas que chacune de ces deux charges devait être occupée par un seul individu. Il est à croire, en effet, que le Vergobret n’était que le gouverneur dont parle Strabon. L’emploi de général devait être plus vivement disputé par une noblesse guerrière. Ex nobilitate reges, ex virtute duces.

[71] Brenin est le mot que les anciennes lois galloises et irlandaises emploient pour désigner le chef d’une armée ou d’un pays. Le brennus des Latins n’était qu’une traduction de ce mot. Il s’est conservé fort longtemps en composition dans la plupart des provinces de France. Ainsi nous le retrouvons dans le Cartulaire de Saint-Père de Chartres, dans le mot brennaticum, qui vient de bren, dit M. Guérard. (T. II, p. 845 du Cart. précité.) Le savant éditeur aurait pu ajouter que le droit de faire nourrir ses chiens par les colons appartenait spécialement au Bren ou Brenin chez les Bretons. (V. Leg. Wall., L. II, c. 12, §. 9.)

[72] Reges ex nobilitate, dures ex virtute sumunt. (Tacite, Germ., VII.) Tacite s’est trompé en distinguant les deux fonctions, dit M. Guizot (Essai sur l’hist. de France, p. 286). Ce n’est pas à ce degré de civilisation qu’elles peuvent être séparées. — Ce qui est certain, c’est que cette distinction existait chez les Gaulois et chez les Bretons. (V. plus bas.)

[73] Vercingetorix, cujus pater principatum Galliæ totius obtinuerat, quod regnum appetebat, ab civitate erat interfectus... rex a suis appellatur, etc. (Cæsar, de Bell. Gall., VII, 4.)

[74] Summa imperii bellique administrandi communi consilio permissa est Cassivellauno... Huic superiore tempore, cum reliquis civitatibus continentia bella intercesserant. Sed nostro adventu permoti Britanni, hunc toti bello imperioque præfecerant. (De Bell. Gall., L. V, c. 11.)

[75] Adcantuanus qui summam imperii tenebat. (Ibid., L. III, c. 22.)

[76] ... His præerat Viridorix, ac summam imperii tenebat earum omnium civitatum quæ defecerant. Ibid., L. III, c. 17.

[77] Chez les peuples de la Péninsule armoricaine et chez les Bretons insulaires existait aussi  cette double royauté. Outre les Rois ou Brenins ordinaires, on y élisait, dans certaines circonstances, des chefs suprêmes du pays, ou Wortigern (de môr ou vôr ; magnus, et tigern, tiern, teyrn, rex, princeps). Au cinquième siècle, les insulaires déférèrent à l’un de ces généralissimes l’autorité souveraine, afin de résister aux invasions saxonnes. Morvan et Guyomarc’h, en Armorique, remplirent aussi ces fonctions, au neuvième siècle, lorsque les Francs envahirent la Bretagne. Quelquefois, les Bretons de l’île venaient chercher un chef suprême sur le continent. Ainsi l’Eduen Divitiac avait régné sur la Bretagne, dit César (De Bell. Gall., L. II, c. 4).

[78] Un grand nombre de passages des Commentaires établissent ce fait : Aliud eos (Suessones) fuisse regem nostra etiam memoria Divitiacum, totius Galliæ potentissimum... nunc esse regem Galbam (L. II, c. 4). Ailleurs, il est dit qu’un certain nombre de Gaulois désiraient secouer le joug, parce que, avant l’arrivée des Romains, il était plus facile aux hommes puissants d’arriver à la souveraineté, qu’ils se disputaient comme une sorte d’apanage :

Quod in Gallia a potentioribus atque his qui ad conducendos homines facultates habebant, vulgo regna occupabantur ; qui minus facile eam rem in imperio nostro consequi poterant. (Bell. Gall., L. II, c. 1.) Bien que la royauté fût élective et temporaire, les fils de ceux qui avaient régné sur une nation avaient cependant plus de droits que d’autres à. succéder au trône, occupé par leur père. Les Trinobantes élurent pour roi, dit César, le jeune Mandubrat, dont le père avait régné sur ce peuple. (L. V. c. 20.)

[79] Strabon, L. IV, c.4. V. infra.

[80] Convictolitanum, qui per sacerdotes, more civitatis, intromissis magistratibus, esset creatus, potestatem obtinere jussit.  (Cæsar, L. VII, c. 30.)

[81] Ambiorix s’exprime ainsi au L. V, c. 27 de la Guerre des Gaules : ... neque id, quod fecerit de oppugnatione castrorum... sua voluntate fecisse, sed coactu civitatis : suaque ejusmodi esse imperia, ut non minus haberet in se juris multitudo, quam ipse in multitudinem. — Nec regibus infinita potestas, dit Tacite. (Germ., c. 7.) — V. Iliade, II, v. 53, et v. 91-98. — Des écrivains postérieurs, confirmant les témoignages du poète, nous apprennent que, même lorsque la paix régnait au sein des états, les princes les plus puissants n’entreprenaient rien, sans avoir pris, l’avis d’un conseil composé clés premiers citoyens dont ils étaient ensuite obligés de communiquer les décisions à la nation assemblée, (Aristot., de Mor., III, 5. — Dionys. d’Halic., Ant. rom., II. — Plut., in Lycurg. — Arist., De rep., II, 10.)

Dans un curieux travail sur l’origine et la nature du pouvoir, un écrivain de talent, admirateur passionné du despotisme des monarchies orientales, fulmine ainsi l’anathème contre les Grecs des temps monarchiques : Inachus, Cecrops, Cadmus furent à la fois rois et législateurs chez les Hellènes... Mais ici se présente une circonstance singulière, à laquelle, ce semble, on n’a fait jusqu’à ce jour que bien peu d’attention ; mais dont les conséquences, qu’on peut dire infinies, n’ont cessé d’agiter les sociétés anciennes... Les législateurs qui, du sein de la civilisation, apportèrent la royauté à ces hordes accoutumées à une farouche indépendance, ne purent la leur faire recevoir de tous points telle qu’elle était dans cet antique Orient, c’est-à-dire, absolue, comme le pouvoir paternel dont elle était naturellement émanée... Pour assouplir ces esprits rebelles, il fallut en quelque sorte transigée avec eux et une part leur fut accordée dans le pouvoir. Ainsi ces peuples barbares ne reçurent de ces émigrés le pouvoir monarchique que pour le corrompre à leur tour, en l’accommodant à la licence de leurs mœurs... Pour la première fois, on vit les peuples, c’est-à-dire, ceux qui partout ailleurs obéissaient et ne savaient qu’obéir, appelés à examiner les actes de celui à qui il appartenait de les commander !.... C’est donc au milieu des forêts,.... c’est au milieu des tribus, sauvages les plus abruties qu’est née la souveraineté du peuple ; c’est là, comme le disait Montesquieu (qui avait tort d’en faire honneur aux Germains), c’est là que le beau système des trois pouvoirs a été trouvé.... Nos pères ne semblaient pas comprendre que c’est de l’altération du gouvernement monarchique, auquel ces peuples sauvages et dégradés n’avaient voulu se soumettre qu’en lui ôtant une partie de ses conditions d’existence, que sont sortis ces gouvernements républicains, où éclatèrent,  pour la première fois, tant de perturbations monstrueuses, etc.

Si M. de S.-Victor avait étudié les origines des institutions des peuples gaulois et francs, comme il a,étudié celles, des peuples de l’Orient, il n’eût pas méconnu, lui aussi, un fait qu’il n’est pas possible de contester, c’est à savoir que le gouvernement de la France, sous les deux premières races, était (comme celui des Grecs primitifs, des Étrusques des Bretons, etc.) plutôt une aristocratie qu’une monarchie, et que c’est en s’alliant au tiers état et aux légistes, contre une féodalité prétendue usurpatrice, que les rois de France, ambitieux du pouvoir absolu, créèrent, en quelque sorte, la démocratie qui règne aujourd’hui. — Toute la suite de notre travail sera la démonstration de cette vérité.

(Voir plus loin les efforts que fait de M. Amédée Thierry, pour prouver, à un point de vue tout autre que celui de M. de S.-Victor, que la constitution de la Gaule était une démocratie pure et non une aristocratie.)

[82] Voir la table d’Héraclée, éd. Mazochi, Neap., 1754. La loi de la Gaule cisalpine, dans Hugo, L. C. B., 2, n° 20 ; et, sur l’explication de cette loi, l’Abhandlung über das altromische schuldrecht. mem. acad., Berlin, 1833. Savigny.

[83] Voir les passages de Gruter. Inscript. Index. p. 14. Otto. diss. de consulibus qui extra Romam, c.1. Je m’étonne que le savant et illustre auteur de l’Histoire du Droit romain au moyen-âge n’ait pas été frappé de la similitude qui existe entre l’organisation des cités cisalpines et celles des petits états de la Gaule transalpine.

[84] On trouve dans une foule d’inscriptions, Duumvir J. D. (duumvir jure dicundo). C’était là sans doute le Vergobret ; le gouverneur dont parle Strabon.

[85] L. d’Her., col. 1, lin. 50, 51. Neve quis magistratus pro quo imperio potestasve erit. Ce qui s’accorde avec un passage d’Apulée : Quem confestim pro ædililatis imperio acerrime inerepans. (Apulée, Métamorphoses, L. I, c. 18.)

[86] On sait que les colonies antiques conservaient fidèlement, dans leur nouvelle patrie, toutes les coutumes de la métropole. Ce que nous savons par Strabon des divisions et des subdivisions du territoire des Gaulois asiatiques en petits états, de leur police, etc., nous instruit’ des usages en vigueur dans les Gaules. C’est ainsi que nos lois portées et rédigées dans la Palestine, sous le titre d’assises de Jérusalem, nous servent aujourd’hui, plus que tout autre document, à connaître le régime féodal et les mœurs auxquelles la France obéissait alors.

[87] Chef de la quatrième partie de la province, c’est-à-dire, du pagus.

[88] Στρατοφύλακα, littéralement, gardien de l’armée.

[89] Ύποσρατοφύλακάς, c’est-à-dire, sous-gardiens de l’armée.

[90] Strabon, L. XII, c. 4. — Niebuhr fait observer fort judicieusement que les nombres ne sont jamais arbitraires dans les institutions politiques de l’antiquité. Ainsi, dit-il, les trois cents Sénateurs de Rome rappellent la somme des jours des dix mois de l’année cyclique, tandis que chez les Grecs, les trois cent soixante genos ou familles politiques, répondent aux jours de l’année solaire.

[91] V. M. Fauriel, Chants populaires de la Grèce, appendice à la première partie. — Ce qui achève ce tableau du monde ancien, c’est que les Souliotes exerçaient leur domination sur un grand nombre de villages dont les habitants étaient leurs Périèces.

[92] In Gallia non solum in omnibus civitatibus atque in omnibus pagis partibusque, sed pæne etiam in singulis domibus factiones sunt, earumque factionum principes sunt qui summam auctoritatem eorum judicio habere existimantur, quorum ad arbitrium judiciumque summa omnium rerum consiliorumque redeat. (Cæsar, Bell. Gall., L. VI, c. 11.)

Le sens de ces dernières lignes n’a été saisi par aucun des traducteurs de César. M. Baudement, auquel nous devons une dernière traduction des Commentaires, que M. Nisard a insérée dans sa collection, est tombé ici dans une erreur d’interprétation qui lui est commune avec ses devanciers. Voici comment, il traduit le passage souligné : Ces factions ont pour chefs ceux qu’on estime et qu’on juge les plus puissants ; c’est à leur volonté et à leur jugement que sont soumises la plupart des affaires et des résolutions. (*)

Or, qu’on analyse la phrase si élégante et si correcte du grand historien, et l’on n’admettra que la construction suivante : (Hi) principes earum factionum sunt ; qui existimantur habere summam auctoritatem judicio eorum, ad arbitrium judiciumque quorum summa omnium rerum conciliorumque redeat. Ce qui se concilie parfaitement, d’ailleurs, avec tout ce que César rapporte sur la constitution politique des Gaules.

(*) M. Artaud traduit comme M. Baudement. — V. le César, éd. Panckouke.

[93] Itaque ejus rei causa antiquitus institutum videtur, ne quis ex plebe contra potentio rem auxili egeret: suos enim quisque opprimi et circumueniri non patitur, neque, aliter si faciat, ullam inter suos habet auctoritatem. Hæc eadem ratio est in summa totius Galliae... Cæsar, L. VI, c. 11, id.

[94] Quelle hérédité ? Celle du trône ? — Mais la royauté était élective chez les Gaulois. Quant à l’hérédité du chef de clan, des penceneld, je me demande dans quel écrivain de l’antiquité on pourrait en découvrir le plus faible vestige.

Je reviendrai sur ce sujet en traitant des institutions des deux Bretagnes.

[95] Hist. des Gaulois, par A. Thierry. T. II, p. 112, 2e édition.

[96] Cæsar, de Bell. Gall., VII. 4.

[97] M. de Savigny (T. II, ch. 2. §. 19 de son Histoire du Droit romain) s’exprime ainsi : Quand la Gaule transalpine passa sous la domination romaine, elle se composait de districts indépendants, qui tous étaient soumis à un régime aristocratique fortement constitué.

[98] Strabon, L. IV, c. 4, p. 197. — La Porte du Theil, dans sa traduction de Strabon, fait observer que ces dernières lignes du géographe sont en contradiction avec ce que César rapporte de la servitude de la plebs chez les Gaulois. Je crois avoir complètement éclairci ce point.

[99] L’opinion que la féodalité est née des désordres qui eurent lieu à la fin de la deuxième race, est un préjugé auquel les travaux de la plupart des anciens jurisconsultes ont donné une sorte de sanction. Rien n’a plus retardé le progrès des études historiques que cette manie de rapporter l’origine des institutions à une date fixe, ou de les faire dériver les unes des autres comme les langues. La féodalité, longtemps avant la chute des Carlovingiens, existait chez les Bretons, chez les Anglo-Saxons, etc. — Les bases du gouvernement de Charlemagne étaient elles-mêmes toutes féodales. Ce qu’on a appelé féodalité au Xe siècle et postérieurement, ne fut que le développement complet des coutumes antérieures d’après lesquelles les Gaulois s’étaient gouvernés de temps immémorial. Comme la propriété était constituée dans la Gaule (tandis que la communauté des terres était encore en vigueur parmi les Germains), nul doute que le service de guerre ne fût imposé aux petits propriétaires et aux clients gaulois placés sous le patronage des grands.

Maintenant, pourquoi le centre de la France et la Lombardie furent-ils le véritable berceau de la féodalité du moyen-âge ? Cette question a donné lieu à une foule de conjectures plus ou moins ingénieuses. Voici mon opinion, que ne je produis ici que comme hypothèse, bien entendu. Le centre de la Gaule et la Lombardie sont en effet les contrées féodales par excellence. Or, si la féodalité tire son origine des institutions romaines, comme plusieurs l’ont soutenu, des coutumes de la Germanie, comme d’autres le prétendent, pourquoi cette féodalité ne prit-elle pas, sur le sol de la Germanie et dans les sept provinces gallo-romaines, l’accroissement auquel elle atteignit si rapidement dans la région centrale de la France et chez les Lombards ? C’est que nulle part (comme il est facile de s’en convaincre en étudiant César) n’existait un système de vasselage aussi fortement hiérarchisé que dans la Gaule druidique. La Lombardie, patrie des Gaulois cisalpins, pouvait aussi avoir conservé des débris de leurs antiques coutumes. Peut-être ces coutumes se mêlèrent-elles avec celles des conquérants germains ; et de là le caractère plus spécialement féodal des institutions de ce peuple.

Encore une fois, tout ceci, je le donne comme hypothèse pure. (V. plus loin le Chapitre du Système féodal chez les anciens Bretons et l’Essai sur l’Histoire et les Institutions de la Bretagne armoricaine, p. 11, 12, et p. 311, 312.)