HISTOIRE DES PEUPLES BRETONS

 

CHAPITRE IV. — Le Druidisme à l’époque de la conquête et, plus tard, sous les empereurs.

 

 

À l’étude des origines de la nation et de la langue des Gaulois, doit maintenant succéder celle de leur religion, des monuments qui lui servirent de symbole et enfin des diverses institutions qui régirent cette contée.

Les historiens de l'antiquité ne nous ont légué que des notions fort incomplètes sur le système religieux des Gaulois. Les Romains, maîtres de la Gaule pendant plusieurs siècles, auraient pu nous transmettre des renseignements précis sur ces points ; mais, outre que ces conquérants faisaient profession de mépriser tout ce qui n'était pas Romain, il entrait dans leur politique d'établir une sorte de confusion entre les dieux des nations soumises et leurs propres divinités. Aussi, recherchant dans les religions étrangères tous les attributs communs entre les dieux qu’on y adorait et ceux qu’on honorait à Rome, les confondaient-ils, autant qu’ils le pouvaient, dans un même culte.

César, auquel nous devons la plus grande partie des notions que nous possédons sur la Gaule, n’a pas procédé autrement. La connaissance des mœurs et du caractère des Gaulois lui était nécessaire pour les vaincre : ses recherches n’allaient pas au-delà[1].

Lucain qui, en sa qualité de poète, attachait plus de prix aux abstractions religieuses et philosophiques, nous a laissé quelques détails intéressants sur les croyances druidiques[2]. Toutefois, comme il n’en parle qu’en passant, et que, d’ailleurs, il est presque impossible qu’un étranger puisse comprendre les institutions d’un peuple chez lequel il n’a point habité, dont il n’a pas parlé la langue et consulté les traditions, il s’ensuit que nous ne devons faire usage qu’avec précaution des renseignements que nous rencontrons çà et là dans ses ouvrages et dans ceux des autres écrivains de l’antiquité.

Quant aux documents nationaux, personne n’ignore que les traditions religieuses, chez les Gaulois, n’étaient jamais confiées à l’écriture et que ces peuples n’ont laissé d’autres vestiges de leur long établissement dans la Gaule que quelques pierres dressées çà et là, un petit nombre de traditions à demi-fabuleuses et quelques dialectes, débris de l’antique idiome national. Quoi qu’il en soit, nous devons comparer ces témoignages, interroger ces traditions et ces monuments. De cette étude surgiront peut-être quelques notions moins confuses sur la, religion de nos ancêtres.

La croyance qui servait en quelque sorte de base au druidisme, c’était que les âmes ne périssent pas, et qu’après la mort, elles passent d’un monde dans un autre. Cette opinion a entraîné Diodore de Sicile et Valère Maxime à croire que le dogme de la métempsycose régnait chez les Gaulois. Mais les passages que nous avons cités de César et de Lucain semblent démentir cette assertion. Au milieu de ces contradictions, nous avons dû consulter les traditions bardiques du pays de Galles, traditions altérées sans doute en quelques points mais qui peuvent fournir à la critiqué historique les plus précieux renseignements. Or, voici ce que nous racontent les Triades[3] :

Il y a pour l’âme trois cercles (ou sphères) d’existence : 1° le cercle (ou la sphère) de l’infini ou de l’immatérialité, où la divinité seule existe et peut seule habiter ;

2° Le cercle (ou la sphère) d’état nécessaire (d’inchoation, d’ébauche, d’épreuve), qui est la place de l’être qui tire son existence de ce qui est matériel ou inanimé, et l’homme l’a traversé ;

3° Le cercle (ou la sphère) de la félicité, qui est la place de l’être qui tiré son existence de ce qui est animé, et l’homme pénètre de là dans le ciel[4].

Ces quelques lignés expliquent, semble, de la manière la plus claire, les assertions de César et de Lucain[5]. Il en ressort que les Gaulois croyaient seulement que l’homme qui n’avait pas mérité d’être admis dans la sphère des bienheureux, était replacé sur la terre dans celle d’inchoation,ou d’épreuve sous une autre forme humaine : Animas ab aliis post mortem transire ad alios.

Les Triades ajoutent que trois causes faisaient revenir l’homme dans la sphère d’épreuves ou d’inchoation :

1° La négligence à s’instruire,

2° Le peu d’attachement au bien,

3° L’adhérence au mal[6].

Nous livrons ces curieux fragments à l’examen de la critique. On vient de voir quelles étaient les doctrines fondamentales de la religion druidique. Un point nous reste à examiner. Est-il vrai que le culte des Gaulois n’ait été primitivement qu’un grossier fétichisme ? Les disciples de Condorcet, et de Benjamin-Constant[7] ont soutenu cette thèse dans ces derniers temps. A les entendre, nos pères auraient commencé par adorer les objets de la nature, les pierres, les arbres, les montagnes. Ces arbres, ces montagnes auraient eu leurs génies, comme les pays et les peuplades eurent aussi les leurs ; de là Pennin, déification des Alpes ; de là le génie des Arvennes, etc., etc. Plus tard, grâce à cette progression toujours ascendante qui, de l’état de brute, a conduit l’homme au point où nous le voyons, les Gaulois se seraient mis à choisir les choses les plus élevées de la nature, le ciel, le soleil, le tonnerre, pour leur adresser leurs hommages. Puis, les savants, les philosophes auraient créé leur Ogmios, Hercule Gaulois entraînant à sa suite des hommes attachés par l’oreille à des chaînes qui sortaient de sa bouche. Ainsi, suivant ces écrivains, deux religions distinctes dans les Gaules : le druidisme pour les savants ; et, pour le vulgaire, une sorte de fétichisme plus ou moins épuré. Nous n’avons pas à discuter ici la question de savoir si, comme on le répète sans cesse, tout procède en effet de la matière à l’esprit ; mais nous pouvons affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’on ne trouve, ni dans les historiens anciens, ni dans les traditions gauloises, aucun indice de cette prétendue distinction. Celle qui existait entre les idées religieuses des classes élevées et les croyances du peuple d’ans la Gaule n’était pas fondamentale les dogmes étaient les mêmes ; la manière dont le culte était rendu à la divinité différait seule.

Deux mots maintenant sur la hiérarchie des Druides et sur la puissance qu’ils exerçaient dans la société. Le sacerdoce druidique comprenait trois ordres : les Bardes, les Ovates et les Druides proprement dits. Les Bardes avaient mission de chanter sur la Rotte les traditions nationales et les exploits des chefs. Il ne leur était pas permis de perpétuer ces chants par l’écriture. Les Ovates étaient chargés des sacrifices[8]. Aux Druides appartenait le premier rang. Interprètes de la volonté divine, juges suprêmes de la nation, ils exerçaient sur elle une immense influence religieuse et sociale. Ils connaissaient de presque toutes les contestations civiles et privées[9]. Si quelque crime était commis, s’il s’élevait un débat sur un héritage ou sur des limites, c’étaient eux qui statuaient. A eux appartenait aussi la dispensation des récompenses et des peines ; que si un homme public ou un simple particulier ne déférait pas à leur décision, ils lui interdisaient les sacrifices, punition terrible, car ceux qui l’encouraient étaient mis au rang des criminels, tout accès en justice leur était fermé, et l’on fuyait leur abord comme s’ils eussent été frappés d’un mal contagieux[10] : l’excommunié du moyen-âge n’excitait pas plus d’horreur.

Les Druides avaient un chef unique dont l’autorité était sans borne. Ce pontife souverain était remplacé à sa mort par le Druide le plus éminent en dignité. Lorsque plusieurs de ces ministres faisaient valoir des droits égaux, l’élection avait lieu par le suffrage du plus grand nombre et il n’était pas rare, dans ces circonstances, de voir les divers partis soutenir leur candidat à main armée.

Les Druides étaient exempts dû service militaire et de toutes les charges imposées aux autres classes[11]. Aussi, séduits par de si grands privilèges, une foule de Gaulois accouraient-ils se ranger sous leur discipline[12]. Le temps du noviciat, qui durait souvent vingt années, s’écoulait dans la solitude, au fond des cavernes et des immenses forêts qui couvraient alors une partie de la Gaule. Là des solitaires se livraient, loin de tous les regards, aux rigueurs de la vie ascétique. Les légendaires et les hagiographes des deux Bretagnes nous apprennent que ce fut de ces solitudes que sortit une grande partie des saints personnages qui peuplèrent, au quatrième et au cinquième siècles, les monastères de la Grande-Bretagne et de l’Armorique.

L’on a comparé les Druides aux brahmanes des Indiens, aux lévites des Hébreux, aux mages de la Perse. Il existait nécessairement quelques analogies entre ces divers sacerdoces ; mais, sortis de la masse du peuple par voie d’initiation scientifique, les prêtres gaulois différaient, sur ce point fondamental, de toutes les castes héréditaires de l’Asie. Là était le secret de leur puissance, puissance si énorme, qu’un orateur chrétien n’a pas craint de dire que les rois de la Gaule, au milieu des pompes de la grandeur, n’étaient que les ministres et les serviteurs de leurs prêtres[13].

De ce que ces Prêtres Gaulois ne formaient pas, comme ceux des diverses religions de l’Asie, une caste séparée du reste de la nation, il ne faut pas conclure cependant, comme l’ont fait plusieurs historiens, que les Druides aient jamais été les chefs d’une sorte de parti populaire opposé à l’aristocratie militaire de la Gaule. Ce sont là des préoccupations modernes auxquelles on doit s’efforcer d’échapper.

Outre que le druidisme se recrutait, en partie, parmi les classes élevées de la nation, n’oublions pas que ce qu’il y avait de plus populaire dans les Gaules, à l’époque de la conquête romaine, c’était un état social dans lequel tous les membres d’une tribu étaient réputés parents du chef. Que les Druides aient voulu, plus d’une fois, accroître leur pouvoir aux dépens des privilèges de la noblesse gauloise, comme le firent les évêques chrétiens à certaines époques du moyen-âge, cela est assurément très croyable ; mais n’est-ce pas transporter clans le passa nos préjugés d’aujourd’hui que de créer, chez les Gaulois, une rivalité permanente entre l’aristocratie d’une part, et les prêtres et le peuple de l’autre ?

Quoi qu’il en soit, un fait ne saurait être contesté : c’est que, en dépit de la révolution aristocratique qui aurait, dit-on, anéanti le pouvoir suprême des Druides[14], ces prêtres n’en formaient pas moins, à l’époque où César fit la conquête des Gaules, la classe la plus influente de la nation. Cette influence ils l’exerçaient non seulement par les hautes fonctions dont ils étaient revêtus, mais encore par l’entremise de vierges fatidiques qui leur étaient affiliées. L’île de Séna, à l’extrémité dé la presqu’île armoricaine, et un autre îlot situé sur la Loire, renfermaient des collèges célébrés au loin[15]. C’est là que, au milieu des tempêtes, s’accomplissaient ces terribles mystères, assimilés par les Grecs aux orgies de Samothrace[16] et dont la description se trouve dans tous les livres d’histoire[17].

 La conquête des Gaules par les Romains devait naturellement porter atteinte à la puissance des Druides. Privés de tous les emplois qu’ils occupaient dans l’ordre civil et religieux, ils se virent bientôt abandonnés par un grand nombre de leurs disciples. La fondation d’une foule de colonies militaires dans les Gaules[18], les privilèges accordés à plusieurs villes sous les empereurs, et surtout l’établissement des académies, durent nécessairement porter un coup funeste aux vieilles institutions nationales.

Lorsque la religion des conquérants fut devenue le seul canal Îles emplois et des honneurs, le polythéisme romain ne tarda pas à recruter de nombreux prosélytes parmi les classes élevées de la société gauloise. Les ambitieux, selon l’usage, s’y précipitèrent à l’envi. Plusieurs aussi s’y laissèrent entraîner par cet amour de la nouveauté propre, dans tous les temps, à la race gauloise. Ce fut dans les grandes villes du midi, que cette révolution s’opéra avec le plus de rapidité. Les citoyens dégénérés qui en formaient la population devaient embrasser avec empressement, une religion dont la morale facile les débarrassait du joug austère du druidisme. L’habileté politique des conquérants mit tout en œuvre, d’ailleurs, pour accélérer cette, transformation. A l’exemple des Grecs qui avaient voulu retrouver des Bacchus et des Hercules chez les Phéniciens, chez les Perses et jusque chez les Indiens, ils s’attachèrent, comme nous l’avons déjà dit, à confondre les divinités gauloises avec celles des Romains, dans l’espoir d’arriver à réunir les deux cultes en un seul. L’inscription et les bas-reliefs découverts à Notre-Dame-de-Paris ne laissent pas de doute à cet égard.

Soit crainte, soit ambition, quelques Druides se prêtèrent aux vues politiques des vainqueurs[19] ; mais le plus grand nombre protesta contre ces conversions sacrilèges. Si les habitants des villes, toujours en contact avec les conquérants, adoptèrent sans répugnance leurs pratiques religieuses et leurs coutumes, les bourgades, ou les Romains n’avaient pas fondé d’établissements, se montrèrent, au contraire, réfractaires à toute innovation. Là s’était, en quelque sorte, réfugiée la nationalité gauloise, et cette nationalité, comme nous le montrerons .ailleurs, resta debout beaucoup plus longtemps qu’on ne l’a cru, malgré tous les empiétements de la conquête.

Auguste s’était borné à défendre, aux Gaulois revêtus du titre de citoyens romains, l’exercice de leur religion[20]. Il parait que Tibère se montra plus sévère, car un écrivain contemporain rapporte que ce prince extermina les Druides et les magiciens de la Gaule[21]. Toutefois, malgré les assertions formelles de Pline et, celles non moins précises de Suétone, qui accorde à Claude la gloire d’avoir, plus tard, aboli complètement les mystères de cette religion sanguinaire[22], l’histoire nous prouve que le druidisme ne s’éteignit que plusieurs siècles après. Proscrits et dépouillés, les prêtres gaulois se réfugièrent au milieu des forêts, ou dans les îlots dont sont parsemées les côtes des deux Bretagnes. Le Galgal découvert il y a peu d’années à Gâvr’Innis, en face de Locmariaker, était peut-être l’un des sanctuaires où se célébraient les mystères du culte défendu. Deux anneaux creusés dans une pierre qui forme l’une des parois du souterrain, semblent indiquer le lieu où l’on plaçait la victime[23]. Peuple d’un génie grave et mélancolique, les habitants des côtes sauvages de l’Océan armoricain devaient préférer la sombre poésie du druidisme aux riantes fictions de la mythologie latine. Le culte des conquérants n’y put prendre racine. Et en effet, malgré les recherches archéologiques des savants anglais et français, on n’a point découvert jusqu’ici, hors de l’enceinte des colonies romaines ou des camps occupés par les conquérants, dans les deux Bretagnes, un seul monument qui indique que la religion de la plus grande partie des populations ait été, du premier siècle de notre ère jusqu’aux dernières années du troisième, différente de la religion primitive. Cependant, l’état de conservation de la plupart de ces monuments, dans les lieux où l’on en rencontre encore de nos jours, ne permet pas de supposer ici des traces effacées. Si des édifices consacrés au culte des vainqueurs avaient existé hors du territoire colonisé par eux, nul doute qu’on n’en eût retrouvé aujourd’hui les débris. Quant aux autels votifs qui ont été découvert dans l’enceinte des villes ou près des lieux jadis fortifiés par les Romains, l’emploi de la langue latine, dans la dédicace de ces monuments, indique clairement quelle est leur origine. Toutefois, là encore se présente cette confusion systématique dont nous parlions plus haut. Dans les inscriptions gravées sur les pierres de des autels, il est fait mention, en effet, de divinités, dont les noms sont incontestablement gaulois ou bretons ; ainsi Kernunnos, Ar Duenna, Dolochenus, etc. Il est très vraisemblable, d’après cela, que le culte de ces divinités honorées, sous l’empire, dans quelques cantons de la Bretagne et des Gaules, avaient subi de nombreuses transformations ; mais nous ignorons complètement et le rang qu’elles occupaient dans l’ordre religieux, et la nature du culte et des honneurs qu’on leur rendait. Nous ne savons pas davantage si la plupart de ces noms barbares n’étaient pas les surnoms d’autres divinités plus connues, telles que Bolatucadro ou Hésus, que les antiquaires font correspondre au dieu Mars[24].

.Quels que fussent tous ces dieux, un fait n’est point douteux, c’est que, longtemps après l’établissement du Christianisme dans les Gaules, une partie de l’île de Bretagne et de la Domnonée continentale était encore plongée dans les ténèbres de l’idolâtrie. L’histoire nous apprend, il est vrai, que S. Gatien, métropolitaine de Tours, avait fondé, dès la fin du troisième siècle, les évêchés de Rennes et de Nantes ; mais, soit que le manque d’ouvriers évangéliques eût mis obstacle au zèle des deux évêques de la Haute Bretagne, soit que la langue des prêtres gallo-romains fût inconnue aux populations de la pointe occidentale des Gaules ; il est certain que la conversion d’une partie de cette contrée ne date guère que de l’arrivée des Bretons insulaires dans la Péninsule[25]. La vie de S. Melaine, écrite au sixième siècle par l’un de ses contemporains, en fait foi[26]. Un habitant du pays de Vannes, rapporte le naïf hagiographe, avait perdu son fils. Il vint trouver le saint évêque Melaine, et, tout en larmes, il lui dit : Serviteur de Dieu, je crois qu’il est en ton pouvoir de me rendre mon enfant qui est mort. A ces mots, le bienheureux Melaine se tournant vers la foule qui avait suivi ce malheureux père : O Vénètes, leur dit-il, que vous importent les miracles qui s’opèrent au nom et par la puissance de notre Seigneur Jésus-Christ, à vous qui, jusqu’ici, avez refusé de croire en lui et de suivre ses préceptes ?Et, en effet, les Vénètes étaient alors presque tous des gentils. Toutefois, entendant ces paroles, ils répondirent : Nous, te le promettons  homme de Dieu : si tu ressuscites cet enfant, nous croirons tous au Dieu que tu nous prêches. Saint Melaine fit le miracle ; et de tous ceux qui étaient venus là, ajoute le biographe, c’est à peine, s’il y eut un seul homme qui refusa de recevoir le saint baptême.

Dans la partie de la Grande-Bretagne occupée par les anciens possesseurs du pays, le Christianisme ne parvint aussi que très tard à détruire les pratiques de l’ancienne religion nationale[27]. L’élément druidique ne disparut même pas complètement après la victoire de la foi nouvelle, l’Église, pour ne pas froisser ces âmes énergiques et tenaces, respecta des usages anciens, tout ce qui n’était pas en opposition avec les dogmes établis par le Christ et laissa subsister une certaine racine antique qui était bonne[28]. Les évêques de la Gaule, ces druides chrétiens[29], héritèrent de toute la puissance de leurs prédécesseurs. Origène[30] attribuait à la foi des prêtres Bretons en l’unité d’un Dieu tout-puissant, les rapides progrès du Christianisme dans l’île de Bretagne ; d’autres écris vains catholiques ont considéré le vigoureux développement de cette religion dans les Gaules, comme le résultât d’une affinité toute particulière. Lés croyances druidiques, disent-ils, avaient laissé parmi les Gaulois des idées profondes de hiérarchie religieuse ; et c’est pourquoi l’Église gallicane n’eut point d’enfance et se trouva en naissant, pour ainsi dire, la première des Églises nationales et le plus ferme appui de l’unité romaine.

Il nous resterait maintenant à jeter un coup d’œil rapide sur les monuments- qui couvrent les rivages des deux Bretagnes, monuments attribués à la religion des Celtes par un grand nombre de savants. Mais ces grands sanctuaires de pierres étaient-ils spécialement affectés au culte druidique ? Il n’est plus permis de le supposer aujourd’hui. Des temples, des autels parfaitement semblables existent, en effet, dans toutes les parties du globe. Les plages de l’île de Marte offrent aux regards des dolmens et des menhirs[31] ; le voyageur en rencontre dans le nord de l’Europe, au sommet des montagnes du Nouveau-Monde, dans toutes les contrées de l’Inde. Les archéologues systématiques n’en défendront pas,avec moins d’ardeur sans doute, leurs rêves celtiques ou phéniciens ; mais l’historien, après avoir compulsé les relations des voyageurs modernes, ne saurait attacher la moindre importance à tous ces systèmes si savamment élaborés. Nul doute qu’à une époque très reculée les mêmes symboles religieux n’aient existé chez tous les peuples de la terre. On. les retrouve encore aujourd’hui en usage chez les Indiens. En parcourant les montagnes du Pundua, dans le Bengale, le capitaine Walters découvrit, il y a quelques années, un grand nombre de ces monuments dont les indigènes lui apprirent la destination :

.... Dans le village de Supar-Punji, je vis deux ou trois cents monuments, grands et petits, tous formés d’une pierre plate massive, supportée par des pierres mises de champ de manière à former une sorte de pièce couverte. Ces pierres, dont le diamètre varie de 6 à 8 pieds, sont disposées les unes contre les autres sur le penchant de la colline, ce qui produit à l’œil un singulier effet. Les villageois viennent s’y asseoir dans les grandes circonstances, chacun sur son siège, selon le rang qu’il occupe dans la république. Toutefois, en réalité, ces monuments sont des tombes. Les cadavres des Casias sont brûlés dans un lieu destiné à cet usage et placé un peu plus haut sur la montagne ; et les cendres, recueillies dans des pots de terre, sont déposées sous la pierre. J’aperçus plusieurs de ces pots en regardant à travers les interstices des tombeaux. Pendant que j’étais ainsi occupé, un enfant mort fut apporté par sa mère et par les femmes de sa parente, qui poussaient d’affreux hurlements ; elles le placèrent dans un espèce de berceau de bois préparé dans le lieu même où l’on brûle les corps, et, lorsqu’on eut mis le feu dessous, elles se retirèrent.... Accompagné de mes deux domestiques, je finis par trouver un chemin pour me rendre au fond de la vallée, et alors montant le versant de la montagne opposée, j’atteignis le plateau que j’ai décrit... De la crête de la montagne, la vue est fort belle, mais celle des tables de pierre suspendues sur le vallon et l’aspect du village de Supar-Punji sont plus admirables encore.

Les portes de pierre qu’on trouve dans ce lieu, sont des monuments élevés à la mémoire des défunts rayas, et quelques-unes d’entre elles sont des œuvres surprenantes, car elles se rapprochent, par leur structure, des pierres de Stone-Henge, et pourraient lutter avec elles de grandeur. Plusieurs de ces portes avaient 12 pieds de haut. On en rencontre près de tous les villages, sur la montagne. Je remarquai quelques dalles de granit élevées d’au moins 20 pieds au-dessus du sol. On les détache des rochers au moyen du feu, et quatre à cinq cents hommes sont employés à les transporter et à les mettre en place, à la mort des chefs fameux. Le peuple témoigne un grand respect pour ces monuments qui immortalisent à la fois et ceux auxquels on les consacre et les familles qui les font élever[32].

Ces quelques lignes, plus instructives pour les lecteurs qu’une foule de très savantes dissertations, nous dispensent de plus longues recherches sur les monuments prétendus celtiques. Une pareille étude ne pourrait nous fournir aucun renseignement sur l’antique religion nationale.

 

 

 



[1] Néanmoins, il dit dans les Commentaires sur la guerre des Gaules : In primis hoc volunt persuadere (Druidæ), non interire animas, sud ab aliis post mortem transire ad alios. Bell. Gall., liv. VI, c. 14.

[2] ..... Regit idem spiritus artus

Orbe alio : longe (canitis si cognita) vitæ

Mors media est.

(Lucain, l. I, V.)

Vitam alteram ad mares. Mela, l. III, c. 2. Vid. Strabon, l. IV, c. 4.

[3] Les idées que renferment ce passage sont tellement en dehors de toute croyance chrétienne, qu’il est impossible de ne pas les croire bien antérieures au Christianisme.

[4] Tri cyle’h hanfod (existence) y sydd : 1° cyle’h y ceu gant (l’infini, le vide). Lle nid oes namyn duw, na hyw na marw ac nid oes namyn duw a eil ei dreiglo ; 2° cyle’h y abred (état de nécessité, d’épreuve, de souffrance). Lle pob ansaw-hanfod o’r marw, a dyn a’e treiglwys ; 3° cyle’h gwynfed (félicité, béatitude). Lle pob ansaw-hanfod o’r byw, a dy a’i treigla yn y net.

[5] Voir plus haut.

[6] Les trois premiers principes de la sagesse, disent les Triades, sont d’obéir aux lois de Dieu, de concourir au bonheur de l’homme et de s’armer de courage contre les événements de la vie (Davies, Celt. research, p. 171). Diogène Laërce (in Prœm., p. 5) avait traduit cette maxime, en parlant des Druides : Σίβειν Θεους, καί μηδέν δράν, καί άνδρείαν άσκειν.

[7] Voyez son ouvrage fort peu historique sur les Religions. MM. Quinet, Pierre Leroux et autres ont encore progressé depuis.

[8] On verra plus loin que les Druides concouraient à l’élection des magistrats de la cité.

[9] Cæsar, de Bell. Gall., l. VI, c. 13.

[10] Cæsar, de Bell. Gall., l. VI, c. 13.

[11] Cæsar, loc. cit.

[12] Cæsar, ibid., c. 14.

[13] Dion Chrysostome, orat. 49.

[14] Voyez Histoire des Gaulois, par M. Amédée Thierry, t. II, p. 80 et sqq.

[15] P. Mela, l. III, c. 5, Strabon, l. IV, c. 4, p. 198.

[16] Strabon, loc. cit.

[17] V. Amédée Thierry, loc. cit.

[18] Vid, infra, c. 6 et 7.

[19] Archeology of Wales, t. I.

[20] Suet., in Claud., c. 29.

[21] Pline, Hist. nat., l. III, c. 30.

[22] Druidarum religionem... penitus abolevit. (Suet., in Claudio)

[23] Mérimée, à l’exactitude duquel on s’obstine à ne vouloir pas rendre justice, sans doute parce qu’il est l’auteur de délicieuses nouvelles, a donné, dans ses notes d’un voyage dans l’Ouest, une description très fidèle du Galgal de Gâvr-Innis. Seulement, comme l’intérieur du monument n’était pas complètement déblayé lorsqu’il le visita, il n’a point vu la pierre dans laquelle sont creusés les deux anneaux, ni une autre pierre où l’on aperçoit une hache très nettement dessinée. (Mérimée, Voyage dans l’Ouest).

[24] La plupart des antiquaires supposent, et sans le prouver, dit dom Félibien, que le Hervis des Celtes est le dieu Mars romain. Les autorités de Lucain et de Lactance qu’ils citent là-dessus ne le disent pas : le gaudens feris altaribus, du premier, et la phrase Hesum arque Teuthaten humano cruore placant, du second, ne désignent point Mars... Léibnitz, après avoir cité le passage de Lucain, ajoute dogmatiquement que c’est l’Ara des Grecs et l’Erich des Germains..... Ekhard dit formellement que ce n’est pas le dieu Hésus qu’on a représenté dans cette figure, mais un prêtre de Hésus, un druide sans barbe.... Tout bien considéré, il vaut mieux l’en croire que de disputer sur une chose dont on ne peut rien dire de certain. (Dom Félibien, Hist. de Paris, T. I, p. 135.)

[25] Dom Liron écrivit un livre pour faire justice de cette assertion de Dom Lobineau, laquelle était, disait-on, une insulte à la piété et au zèle des premiers Pasteurs de la métropole de Tours. Le savant bénédictin n’avait pas présent à la mémoire la vie si curieuse de saint Melaine.

[26] Credo, vir Dei quod etiam a morte per te possit resurgere filius meus. Conversus autem B. Mélanius ad populum qui convenerat dixit : O Venetenses, quid prodest vobis quod hæc et cæteras virtutes videatis fieri in nomine Domini nostri Jesu-Christi, cum tantopere recusetis fidem et credulitatem ejusdem Domini nostri recipere. Erant enim tunc temporis Venetenses pene omnes gentiles. At illi respondentes dixerunt : Ne dubites, vir Dei, quia si istum puerum ressuscitaveris a mortuis, omnes credemus Dominum quem prædicas, etc. (Vit. Melan., apud Boll., 6 Jan., T. I, c. 4, n. 23.)

La vie de S. Paul Aurélien, évêque de Léon, rapporte aussi que ce prélat eut à combattre l’idolâtrie dans son diocèse. (Vit. S. Paul, Rec. des Hist. de Fr., T. III, p. 433.)

[27] Vie de S. Samson (V. Ann. Béned., T. I. p. 185.)

[28] De Maistre, du Pape, discours préliminaire, 24-26.

[29] Ibid.

[30] Origène, Comment. in Ezech.

[31] Voir le mém. de M. de La Marmora sur la Gigantija de Gozo. T. II, des Nouv. Ann. de l’Inst. Archéol. L’on a recherché à Malte de nouveaux vestiges du même genre, et les recherches n’ont pas été infructueuses. La situation de ces monuments, dit M. Lenormand, a quelque chose de remarquable. On les trouve au-dessus d’une crique qui sert encore de refuge à des bâtiments. Entre la crique et les premiers monuments, on remarque quelques pierres debout, qui, de loin, devaient attirer l’attention des navigateurs.

M. Mérimée a été frappé de la similitude des dolmens phéniciens de Malte, avec ceux qu’il avait dessinés dans la Bretagne ; leur forme est seulement plus régulière.

[32] Jorney a cross the Pundua Hills, near Selhet, in Bengal by Cap. Walters, esq. (Asiatic. Researches, T. XVII, p. 499. 1832. — Calcutta.)