Si nous avons prouvé dans le chapitre qui précède, l’identité d’origine des Gaulois et des Bretons il s’ensuit tout naturellement que la langue parlée par ces derniers était un des dialectes en usage dans les Gaules : Sermo haud mulium diversus[1]. Mais ce dialecte a-t-il péri, comme le gaulois, à la suite de la double conquête des Gaules par les Romains et par les peuples de race germanique ? Ou bien, faut-il admettre, avec les antiquaires et les philologues, que l’idiome en vigueur encore aujourd’hui dans la Basse-Bretagne est un débris de l’ancien idiome des Gaulois armoricains et des Gallo-Bretons de l’île ? C’est cette question que nous allons essayer non pas de résoudre, car elle l’a été déjà[2], mais de rendre évidente aux yeux même de ces critiques sceptiques qui, ennemis nés de tout travail dépassant le cercle de leurs recherches, contestent aux philologues la vérité des résultats les plus clairs et les plus certains. Pour démontrer que la langue des anciens Bretons s’est perpétuée jusqu’à nos jours, nous allons recourir à deux genres de preuves : 1° preuves historiques, 2° preuves philologiques. § 1. Preuves historiques. Tout le monde sait que, dans trois départements de l’ancien duché de Bretagne se parle une langue complètement inintelligible pour les habitants de la Haute-Bretagne. Or, il est facile de prouver l’antiquité de cet idiome, en remontant du quinzième siècle, époque où l’imprimerie multiplia les livres bretons, jusqu’à l’émigration des insulaires dans l’Armorique, c’est-à-dire, au cinquième et au sixième siècles. Dans cette partie de la Gaule, qui, de nos jours, porte le nom de Bretagne, disait le biographe de saint Vincent-Ferrier, au quinzième siècle, il existe ces peuples que les Français appellent Bretons-Bretonnants et qui se servent d’une langue qu’eux seuls entendent ; et quoique beaucoup sachent le français, un grand nombre pourtant ne font usage que de leur idiome et n’en comprennent aucun autre[3]. Des documents irréfragables, écrits au quatorzième siècle[4], et, antérieurement, au douzième[5], au onzième, au dixième, au neuvième[6], et enfin au septième, au sixième[7] et au cinquième siècles[8], font foi de cette persistance de la langue nationale. Ainsi donc durant dix siècles, c’est-à-dire, du cinquième au quinzième siècle, une langue spéciale — dont deux dialectes presque identiques, le cornique et l’armoricain, offrent les caractères les plus antiques — ne cessa d’être parlée, avec le gallois, dialecte plus mélangé, dans les parties de l’île et du continent où les descendants des anciens Bretons avaient réussi à maintenir leur indépendance nationale. § II. Preuves philologiques. Passons maintenant aux preuves philologiques. Personne n’ignore que, vers le milieu du cinquième siècle, une partie des Bretons insulaires, expulsés par l’épée des conquérants de race germanique, vinrent chercher un refuge chez leurs frères de l’Armorique, tandis que le reste des vaincus se réfugiaient dans les montagnes de la Cambrie et du Cornwall[9]. Or, dans les deux pays, dans l’île et sur le continent, les Bretons continuèrent, comme on l’a dit plus haut, à faire usage de leur idiome. Mais cet idiome, parlé dans des contrées différentes, n’a-t-il pas subi l’influence des langues avec lesquelles il s’est trouvé en contact, et ne s’est-il pas altéré d’une manière essentielle ? Nous avons traité fort au long cette question dans un autre ouvrage[10]. Rapprochant les trois dialectes principaux du breton, le gallois, le cornique, l’armoricain, nous les avons comparés entre eux sur les points fondamentaux qui servent à constituer le génie d’une langue. Or, de cette comparaison il est résulté, pour tous les philologues, la preuve évidente : 1° que ces trois dialectes offraient des règles identiques et appartenaient, par conséquent, à la langue primitive, telle du moins qu’on la parlait au moment de la division ; 2° Que le cornique était, en mourant, ce que Girard de Cambrie l’avait trouvé de son temps, c’est-à-dire, identique à l’armoricain ; 3° Que ce dernier dialecte s’est conservé, grâce à l’isolement où ont vécu les Bretons, dans un état de pureté qui nous autorisé à adopter le sentiment de Girard, rapporté ci-dessus : Magis tamen antiquo linguæ britannicæ idiomati, ut arbitor, appropriata. On le voit donc, les témoignages historiques, comme les recherches philologiques, s’accordent pour démontrer que la langue actuelle de l’Armorique reproduit l’ancien idiome de nos ancêtres, et qu’elle est un dialecte de la langue des Gaulois dont la parenté avec les Bretons a été clairement établie dans la section précédente. Deux questions importantes nous restent maintenant à examiner : la langue gauloise a-t-elle contribué, par le contact, à l’altération du latin dans les Gaules, altération qui a donné naissance de la langue française ? En second lieu, est-il possible de constater cette altération ? I. M. Abel Rémusat, dans son remarquable travail sur les idiomes tartares, a posé en principe que les langues ne s’altèrent réellement que par mélange[11]. L’état de civilisation d’un peuple influe, dit-il, sur la richesse du vocabulaire, sur la multiplicité des synonymes, sur le nombre et la nature plus ou moins ingénieuse des combinaisons grammaticales, sur la variété des tours, des formes de phraséologie, en un mot, surtout ce qui constitue le génie de la langue. Les choses restant dans cet état, c’est-à-dire, les hommes restant stationnaires au même degré de culture, morale, et continuant d’être sans communication avec les autres peuples de l’univers, la largue s’altérera sans doute, car tout ce qui est humain s’altère ; mais les modifications qu’éprouvera cette langue, toujours supposée exempte d’influence étrangère quelconque, seront rares, lentes, presque insensibles..... Que si le peuple, jusque-là séparé du reste du monde, vient tout à coup à communiquer avec une nation d’une autre race, et dont il faut supposer la langue entièrement différente, alors pourront avoir lieu ces changements qui dénaturent les idiomes, qui les attaquent même souvent, dans ce qu’ils ont d’essentiel. Si la communication dont nous parlons se bornait à des rapports commerciaux ou politiques, si quelques individus, en petit nombre, voyageaient dans ces contrées lointaines, ou si des étrangers venaient au contraire se fixer au milieu de la nation, ou même si celle-ci n’avait qu’à soutenir une de ces guerres de frontières qui ne changent rien à la destinée des peuples, il est à croire qu’aucun changement essentiel n’en résulterait, et que tout au plus l’introduction de quelques mots isolés seraient l’effet de ces événements sans conséquence.... Mais si un certain nombre de circonstances réunies, je veux dire, les causes politiques, littéraires et religieuses, venaient à agir ensemble sur un idiome primitif ; s’il était soumis à cette triple conquête, je ne doute pas qu’alors il ne fût considérablement modifié, qu’il n’en devint même presque entièrement méconnaissable dans la plus grande partie des mots qui le forment. Mais je ne saurais croire que le fond pût en être totalement détruit, à moins qu’il ne restât pas un seul individu de la nation subjuguée, que la race n’en fût complètement anéantie, qu’un peuple enfin n’eût pris la place d’un autre peuple. La raison, en effet, se refuse à croire qu’une langue puisse périr seule, qu’une nation puisse adopter celle d’une autre nation, sans qu’il reste aucune trace de la sienne. Tant qu’il subsiste un homme de l’ancienne langue, il exerce sa portion d’influence, il contribue, pour sa part, à la formation d’un nouvel idiome. Nous avons cédé au plaisir de transcrire ici ce remarquable fragment. Fort des principes si nettement formulés par le savant orientaliste, principes conformes à toutes les données de l’histoire, nous pouvons admettre, à priori, que le gaulois a dû contribuer, pour sa part, à la formation de la langue française, concurremment avec le latin, le francisque et le goth. Fn prenant pour base de notre travail cette double règle de critique : 1° une langue ne s’altère que par mélange, 2° le résultat de l’altération est toujours analogue aux causes qui l’ont produite, nous n’ignorons pas que nous avons le malheur de nous trouver en dissentiment avec plusieurs savants. M. Ampère, par exemple, dans un ouvrage récent sur les origines de la langue française, a soutenu cette thèse, qu’unie cause générale, la vieillesse, avait dû amener les mêmes changements dans tous les idiomes de la famille indo-européenne. Avant donc de passer à la seconde question que nous nous sommes posée en commençant ce chapitre, nous devons exposer les motifs qui nous ont fait adopter une opinion contraire à celle de M. Ampère et d’un grand nombre de philologues de ce temps. Il ne s’agit pas ici, tout le monde doit le comprendre, d’une simple question d’érudition. Il y a tout un système philosophique dans l’une ou l’autre des deux opinions qui se trouvent en présence. C’est donc pour nous un motif de plus de traiter cette matière avec toute la gravité qu’elle comporte. Que M. Ampère et les linguistes de l’école à laquelle il appartient, nous permettent de leur adresser une question préliminaire. Le bengali, idiome dérivé du sanskrit, l’arabe, le grec moderne, le slave, etc., etc., ont subi de la même manière, disent-ils, la transformation dont nous parlions plus haut. A merveille ! Mais, pour que chacun des exemples sur lesquels ils appuient leur système eût quelque valeur aux yeux de la critique, n’était-il pas indispensable, préalablement, d’établir d’une manière historique qu’aucune des nations, dont ils ont étudié l’idiome, ou n’a jamais, été conquise, ou n’a pu, en raison de son isolement, faire aucun- emprunt aux langues voisines ? Personne n’ignore que l’usage des verbes auxiliaires ne s’est introduit, dans certaines langues, qu’à une époque relativement moderne. Faut-il en conclure, avec M. Ampère et autres érudits, que toutes les langues, à une époque donnée, devaient subir, comme fatalement, cette révolution ? Nous avons interrogé l’histoire sur ce point ; or, voici les enseignements qu’elle noirs a donnés : que nos adversaires veuillent bien les méditer. Les Hébreux, durant des siècles, ne se mêlèrent point aux nations qui les entouraient. Or, il est certain que, durant ce temps, leur langue n’éprouva aucune altération. Mais quand ils eurent pris pour femmes des filles d’Azot, de Moab et d’Ammon, dit Esdras[12], il arriva que la moitié de leurs enfants ne parla pas la langue d’Israël. Partout les mêmes causes ont dû produire les mêmes effets ; partout les altérations qu’ont éprouvées les divers idiomes ont dû être conformes au caractère de la langue qui a influé sur eux. Si l’on veut s’en convaincre, qu’on jette les yeux sur un des dialectes nés de l’hébreu, sur un de ceux qui dérivent du grec ou du latin. Pour appuyer la thèse qu’il soutient, M. Ampère nous cite le bengali, l’arabe, le grec moderne, etc. etc. etc. ; mais, encore une fois, peut-on nous garantir l’inaltérable pureté des sources auxquelles on a si abondamment puisé ? Assurément, personne ne contestera que la civilisation, la langue et les systèmes philosophiques des Indiens ne remontent à une haute antiquité ; mais n’est-il pas également certain, dit M. de Saint-Martin, que l’ancien monde comprenait d’autres v contrées qui, dans des temps très reculés, furent aussi de vastes foyers, de lumière et de civilisation ? Croit-on, par exemple, que les grandes métropoles élevées, dès le berceau du genre humain, sur les bords du Nil et de l’Euphrate, n’aient pas réagi d’une manière très active sur plusieurs nations et sur les Indiens eux-mêmes ? Les premiers feuillets de l’histoire, nous montrent les nations situées entre la Méditerranée et l’Indus étendant leur domination dans toutes les directions... Le climat séducteur de l’Inde n’exerçait-il pas alors sur ses habitants la même influence enivrante qu’il exerce aujourd’hui ? Enfantait-il de plus vaillants guerriers au sein d’une nation qui paraît n’avoir jamais soumis ses voisins ? Ces Indiens avaient-ils, en surmontant d’innombrables difficultés, porté leurs armes, leur langue, leurs institutions dans des régions éloignées, inconnues, inférieures aux belles contrées baignées par l’Indus et par le Gange ? Par quelle supposition expliquer les ressemblances incontestables qui unissent les langues de la Grèce, de l’Italie et de l’Inde, si l’on ne peut en rendre raison par des colonies conquérantes ?[13] Lorsqu’on aura donné une solution raisonnable à ces questions du grand critique, peut-être la théorie de M. Ampère cessera-t-elle de nous paraître inadmissible ; jusque là, nous combattrons son système. Quant à l’arabe et au grec moderne, il est facile de démontrer que ces langues ont subi trop souvent le contact d’idiomes étrangers, pour qu’il soit permis d’attribuer à la seule action du temps les changements qu’on y a remarqués. L’histoire nous montre d’abord, les Arabes maîtres, sous le sceptre des Ommiades, de la Perse, de l’Égypte, de l’Inde, de l’Espagne et de toutes les îles de la Méditerranée. Ce peuple, dont l’ardeur pour la science égalait l’enthousiasme chevaleresque, fut, pendant quelques siècles, comme le dépositaire de toutes les connaissances humaines. Ne pouvant trouver au milieu de la vie agitée des batailles, le temps qu’il aurait voulu consacrer à des études nationales, il s’empara, en conquérant, de toutes les œuvres que le génie avait enfantées chez les nations subjuguées. Grecs, Persans, Hindous, Chinois, contribuèrent à le civiliser[14]. Vainqueurs d’un empereur de Constantinople, les Arabes exigeaient que les Grecs leur envoyassent des savants et des manuscrits[15]. Grâce à la protection des Abassides, un grand nombre d’ouvrages furent traduits en arabe par des médecins chrétiens. De moines nestoriens, dès les premiers siècles de notre ère, avaient parcouru l’Inde, la Chine, la Perse, la Tartarie[16]. Il ne nous appartient pas de déterminer ce que les Arabes empruntèrent à chacun des peuples avec lesquels ils se trouvèrent en contact ; mais nous ne craindrons pas d’affirmer que les analogies qu’on a remarquées entre, certaines formes grammaticales qui existent dans la langue arabe et celles qu’on rencontre dans d’autres idiomes, sont le résultat du mélange de ces divers idiomes. Quant à la Grèce, comment s’étonner de retrouver, dans ses dialectes modernes, des formes inconnues des anciens ? Quoi ! durant plusieurs siècles ; la Morée, l’Attique elle-même, ont été découpées en petites seigneuries féodales où flottèrent tour à tour les gonfanons des chevaliers de France et les bannières Catalanes[17] ; et vous n’admettez pas que la langue des conquérants ait pu exercer sur celle des vaincus l’influence que vous attribuez à l’action du temps ! Il faut bien le proclamer, car, nous le répétons, il ne s’agit pas ici d’une vaine lutte d’érudition, la thèse que nous combattons ne saurait soutenir l’examen de la critique historique. Reconnaissons donc, avec M. Abel Rémusat, avec M. de Saint-Martin, avec tous les critiques qui s’appuient sur des faits, non sur des hypothèses, reconnaissons la vérité du principe formulé ci-dessus : les langues ne s’altèrent que par mélange, et le résultat de cette altération est toujours analogue aux causes qui l’ont produite. Nous ajouterons que la prononciation d’une nation reste la même tant que ce peuple habite la même contrée. Elle ne change, en effet, que par suite d’émigration ou de mélange avec des races étrangères ; et alors cette prononciation devient rude de douce qu’elle était ou douce de rude, selon que le peuple auquel on s’est mêlé a une manière de prononcer, labiale ou gutturale ; plus ou moins fortement articulée. Quelques mots encore au sujet d’une autre assertion de M. Ampère. Il prétend que l’un des caractères distinctifs des langues primitives, c’est d’être plus riches en formes grammaticales que les langues dérivées. Or, ce principe est démenti : 1° Par la langue chinoise ; et, en effet, le kouwen possède beaucoup moins de formes que le kouan-houa qui en est dérivé ; 2° Par la langue rabbinique, qui compte beaucoup plus de formes grammaticales que l’hébreu qui en est la source ; 3° Par le cornique et par l’armoricain, dialectes plus anciens que le gallois et qui sont moins riches que lui en formes grammaticales[18] ; 4° Par les langues néo-latines qui offrent, pour le moins, autant de formes grammaticales que le latin, dont elles sont dérivées. II. Nous aurons après cette digression, à la seconde question que nous avons à discuter. Est-il possible de constater la part qu’a eue le gaulois dans l’altération du latin ? Nous aurons résolu ce problème d’une manière affirmative, si nous parvenons à démontrer que des caractères essentiels à la langue française et qui ne se rencontrent ni dans le goth, ni dans le francisque se retrouvent dans le breton, dialecte de la langue gauloise, comme nous l’avons prouvé plus haut. 1er caractère.Les substantifs bretons sont indéclinables, c’est-à-dire qu’ils ne marquent le rapport qui les unit aux mots avec lesquels ils sont en construction par aucune variation dans leur désinence. Or, rien de semblable ni dans le latin, ni dans le grec, ni dans le goth, ni dans le francisque[19]. 2e caractère.On indique en breton les rapports des substantifs entre eux par diverses prépositions placées devant le mot qui est à l’état construit. Ces caractères ne se retrouvent dans aucune des langues qui ont concouru à la formation de la langue française. 3e caractère.Dans leurs diverses formes de conjugaisons, les Bretons se servent d’auxiliaires. Il n’en est pas ainsi dans le goth, dialecte plus ancien que l’anglo-saxon et que le francisque. Quant à ces deux derniers dialectes, ils possèdent, il est vrai, des verbes auxiliaires ; mais il ne faut pas oublier que Ain a été en contact avec les Bretons de file, l’autre avec les Gaulois du continent[20]. 4e caractère.Il existe dans le breton de l’île, comme dans les dialectes de l’Armorique, des adjectifs devenus adverbes par addition d’un mot placé à leur suite. Ainsi, chez les Gallois, chez les Cornouaillais, ce mot man ou ment placé à la fin d’un autre adjectif forment un véritable adverbe ; humbl, humbl-maint ou ment, humblement[21]. 5e caractère.Les négations doubles et composées existent chez les Bretons (ne ket, en français, ne pas). — Il n’en est pas ainsi dans le goth, qui nie par une simple négation[22], ni dans les anciens monuments saxons. La négation ne se trouve redoublée que dans des ouvrages plus récents. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux peuples ne font usage de la négation composée. Dans le francisque, au contraire, les négations doublées et composées existent comme chez les Bretons et chez les Français[23]. On a vu, un peu plus haut, que les Bretons s’étaient fractionnés au cinquième siècle. Or, comme nous retrouvons tous les caractères que nous venons d’énumérer, et dans les dialectes de l’île et dans ceux du continent, nous concluons qu’ils ont dû appartenir nécessairement au génie primitif de l’idiome parlé par nos ancêtres Gaulois et Bretons, et que c’est de cet idiome qu’ils ont passé dans la langue romane qui, comme on a pu s’en convaincre, ne les a empruntés ni au goth, ni au francisque. Il est vrai que plusieurs philologues ont revendiqué ces caractères pour la langue latine, et cela parce qu’ils les rencontraient dans les meilleurs écrivains du siècle d’Auguste[24]. Mais, la conséquence que l’on a tirée de ce fait est-elle rigoureuse ? Nous ne le pensons pas. Et, en effet, ces formes dénotent par leur rareté même, un origine étrangère. N’est-il pas plus probable, que ce sont des importations gauloises ? Ce qui est certain, c’est que, dès le temps de J. César, Cicéron se plaignait de lui-même de la décadence du goût national, dont le cachet disparaissait même du Latium. Chaque jour, écrivait-il à Pétus, d’autres mœurs viennent s’infuser dans les nôtres ; Rome est remplie d’étrangers portant les braies gauloises et qui habitent de l’autre côté des monts[25]. Bientôt s’effacera la trace de l’antique urbanité romaine. Si, au sein même de l'Italie, les Gaulois exerçaient une telle influence sur la littérature romaine, comment admettre que le latin, transplanté dans les Gaules, n'ait pas été profondément altéré par son contact continuel avec l'idiome national ? On ne manquera pas de nous faire observer, il est vrai, que cinq siècles à peine après la conquête de cette contrée par César, elle était devenue presque complètement latine ; que l'empire romain dominait alors le monde connu, non seulement par ses armes, mais encore par sa langue et par ses institutions. Nous examinerons ailleurs la valeur de ces assertions absolues. Nous répondrons seulement ici que, si, en effet, les classes élevées de la nation gauloise adoptèrent promptement les mœurs des conquérants et se façonnèrent à leur exemple, les classes inférieures, que leurs habitudes laborieuses et leur misère même rendent le plus souvent insensibles aux passions qui amènent de tels changements, ne durent pas se précipiter avec la même ardeur dans l’imitation des coutumes étrangères. D’ailleurs, la prise de Rome par les Barbares vint arrêter les progrès que les rhéteurs habiles et l’établissement des académies dans les villes principales de la Gaule, avaient fait faire à la langue latine. Saint Irénée dans la préface de son premier livre contre les hérétiques, s’excuse des fautes qu’il commet en disant, qu’il vit au milieu des Gaulois, et qu’il a été obligé d’apprendre leur idiome[26]. Un peu plus tard, le génie de langue nationale, débordant de toutes parts, gagna même les classes instruites. Grégoire de Tours rapporte, dans son livre sur la Gloire des Confesseurs, qu’il lui arrivait souvent de confondre les noms masculins avec les féminins, de mettre à l’accusatif des termes qu’il fallait écrire à l’ablatif, en un mot, de violer les règles les mieux établies de la grammaire. Au septième siècle, le latin n’était plus compris du vulgaire ; l’idiome roman l’avait remplacé. De tout ce qui précède, il résulte donc que la langue gauloise ne fut pas détruite par la conquête[27] et que, avec le latin, le goth et le francisque, elle a dû contribuer, pour sa part et dans une mesure plus considérable qu’on ne l’a cru jusqu’à présent, à la formation de la langue française. Après avoir indiqué quelle fut, sous le rapport grammatical, l’influence du gaulois sur la langue qui remplaça le latin dans les Gaules, il nous resterait à rechercher quelle a été, sous le rapport des mots, la part que le gaulois a pu avoir dans la formation du vocabulaire français. Ces recherches, quoique l’hypothétique y tienne d’ordinaire une place trop large, n’en sont pas moins très curieuses à certains égards. Toutefois pour ne pas fatiguer le lecteur de ces sèches nomenclatures, nous les renvoyons à notre appendice. |
[1] Tacite, Agricola, XI.
[2] Voyez Essai sur l’histoire, la langue et les institutions de la Bretagne armoricaine, p. 123-187. Paris. Lenormant.
[3] Vie de S. Vincent-Ferrier, Ap. Boll. 5, April. T. I, p.495, alinéa 14.
[4] Rectores nonnulli sunt, ut intelleximus, idioma yulgare Britannicum civitatis Trecorensis ignorantes, qui nonnullas ecclesias parochiales contra juris dispositionem et provinciale statutum obtinent. His præcipimus ut ecclesias resignent in manu ordinarii, etc. Datum die Mercurii post festum B. Luc. ann. Dom. M CCCC XXX. (Voyez D. Lob., T. II, Preuves, c. 1609.)
On appelait Bretagne-Gallo les parties du duché où la langue française s’était introduite. (V. Froissard, L. I, c. 181, éd. Buchon.)
[5] Britanni linguam suam una cum religione, invitis victoribus omnibus, invitis paganis, inconcusse retinuerunt. (Girald. Camb. Itin. Cambrien.)
Notandum quia in Nordwallia (Venedotia) lingua britannica delicatior, etornatior, et laudabitior est, quanto alienigenis terra illa impermixtior esse perhibetur. Cornubienses vero et Armoricani Britonum lingua utuntur fere persimili, Cambris tamen propter originem et contiam in multis adhuc et fere cunctis intelligibili. Quæ quanto delicata minus et incomposita, magis tamen antiquo linguæ britannicæ idiomati, ut arbitror, appropriata. (Descript. Camb. Girald. Camb.)
[6] ... Emeritos et laboribus functos in quadam parte Galliæ ad occidentem super littus Oceani collocavit, ubi hodie posteri eorum manentes immane quantum coaluere, moribus linguaque nonnihil à Britonibus degenere. (Will. Malmesbury, éd. Savile, p. 7-8.)
[7] Nous donnerons, à la fin de cet ouvrage, un vocabulaire des mots bretons en usage au neuvième, au dixième et au onzième siècles, mots extraits du Cartulaire de Redon, et que nous placerons en regard de termes gallois et corniques offrant la même signification.
Au neuvième siècle, les pères du concile de Soissons (866) adressent au pape Nicolas une lettre pleine de reproches contre la conduite du roi des Bretons envers les évêques gui ne parlent point sa langue :
De Episcopis ab eisdem temere et irreverenter non solum absque vestri pontificatus notitia, verum etiam absque ullius synodici conventus examine atque consensu ejectis... frequens ad sanctam Romanam Ecclesiam processit mentio, cum adhuc ipsi exules demorentur, licet quosdam idem dux Britanniæ, infra præsentis anni spatium, vestræ auctoritatis institutis præmonitus, quos solummodo suæ gentis et linguæ esse noverat, absque synodi præsentia, sine ulla reconciliationis vel restitutionis ordine, verbo suo solummodo restituerit, et quomodo qualiterque placuerit, sedes amissas recipere non ecclesiastica determinatione, sed barbaricà deliberatione permisit. (Sirm. Conc. Gall., T. III, p. 297.)
[8] ... Ad prædicandum populo ejusdem linguæ in occidente consistenti, mare transfretavit, properans finibus territorii dolensis, dit le biographe de saint Magloire, qui vivait au milieu du sixième siècle. Enfin un acte du troisième synode de Landaff, tenu en 560, témoigne du même fait : Diabolica admonitione occidit Guidnerth fratrem suum Merchion causa contentionis regni ; et perpetrato homicidio, fratricida excommunicatus est a synodo... Finitis tribus anis, requisivit veniam apud beatum Oudoceum ; et data ei venia, misit eum in peregrinationem usque ad episcopum Dolensem, in Cornu-Galliam, propter veterrimam amicitiam et cognitionem quam sancti Patres habuerunt antecessores sui inter se, S. Teliaus et S. Samson, archiepiscopus primus Dolensis civitatis, et propter aliam caucam, eo quod ipse Guidnerth, et Britones, et archiepiscopus illius terræ essent uniut linguæ et unius nationis, quamvis dividerentur spatio terrarum ; et tanto melius poterant renuntiare scelus suum et indulgentiam requirere, cognito suo sermone. (Labbe. Coll. Conc. T. V, c. 830, ann. 560.)
[9] Voyez plus loin : le récit de la conquête de l’île de Bretagne par les Saxons.
[10] Essai sur l’histoire, la langue et les institutions de la Bretagne armoricaine. — Paris, 1840, — Lenormand. — p. 123-187.
[11] La doctrine que les langues, alors même qu’elles n’ont été soumises à aucune influence étrangère, se transforment en raison du long espace de temps qui s’est écoulé depuis quelles sont parlées, est la plus répandue aujourd’hui.
[12] 23. Sed in diebus illis vidi Judaos ducentes uxores Azotidas, Ammonitidas et Moabitidas ;
24. Et filii eorum ex media parte loquebantur azoticè ; et nesciebant loqui judaicè, et loquebantur juxta linguam populi et populi. (Esdras, L. II, c. 13.)
[13] Nouveau journal asiatique, T. II, article posthume. V. Supra.
[14] De Guignes, Hist. des Huns, T. II, p. 494. Elmacin, Hist. Sarac., in-4°, p. 84-85.
[15] De Guignes, T. I, p. I, p. 316.
[16] Voyez Jourdain, Recherches sur les traductions d’Aristote, p. 87.
[17] Voyez dans la Chronique de Morée, par M. Buchon, le poème grec anonyme relatif à l’établissement des Français dans cette contrée.
[18] M. Ampère, pour nous avoir lu trop rapidement, a emprunté à notre Essai un exemple qui prouve précisément le contraire de ce qu’il veut démontrer.
[19] Les Anglo-Saxons marquent les rapports des mots entre eux par une variation dans la désinence. (Voy. Hick, Th. ling. septentr., p. 10 et sq.) Il en est de même chez les Goths (Ibid., p. 14 et sq.) et chez les Francs (Ibid. Gramm franco-theotisca, p.14).
[20] Le saxon forme le présent des verbes (voix active) à l’aide d’un auxiliaire et d’un participe passé (Voyez Hick, p. 40) ; mais on ne retrouve pas cette forme dans le goth, dialecte le plus ancien. (Ibid., p. 46.)
Il n’y a que cinq temps en anglo-saxon, le présent, le futur, et trois prétérits (Ibid., p. 39-42). Il en est de même chez les Goths (Ibid., p. 47)
Chez les Francs, les formes verbales sont plus nombreuses ; leurs verbes ont huit temps : un présent, deux prétérits imparfaits, deux prétérits parfaits, et deux futurs (Ibid., gram. franco-théostica, p. 62).
Quelques remarques sur la formation des verbes passifs, dans les anciens dialectes germaniques ne seront pas déplacées ici.
Les Goths forment les verbes passifs de trois façons :
1° Au moyen du verbe auxiliaire et du participe passé ;
2° A l’aide du suffixe pur ou paragogique ajouté à chaque personne du verbe actif dans les deux nombres ; ainsi haitais, passif haitaizan ;
3° En changeant les terminaisons de l’infinitif gan ou an en nan (ibid. p. 49).
Les Anglo-Saxons forment la voix passive au moyen du verbe substantif, et du participe passé (ibid., p. 48). Les Francs, au moyen de l’auxiliaire et du participe passé.
[21] M. Ampère à mal saisi ce que je disais sur les adverbes français en ment, dans mon Essai ; je n’ai pas prétendu que ces adverbes fussent formés d’un adjectif et du mot breton meur ; j’ai dit que les adverbes, dans le dialecte armoricain, se formaient au moyen du mot meur, précédant l’adjectif, ou du mot ment, placé à la suite de cet adjectif. Les adverbes en ment n’existent ni en saxon, ni en goth, ni en francisque.
[22] Hick., p. 58
[23] Ibid., p. 38.
[24] Voyez Cours de littérature, de M. Villemain, T. I, p. 88 et sq.
[25] Cicéron, ad Pet., Liv. IX, Epist. 15.
[26] La preuve de la persistance de la langue gauloise, au troisième siècle, se trouve dans un décret de l’an 230 (Digeste, L. XXXII, t. I, § 1). Fideicomissa quocumque sermone relinqui possunt non solum latina..., vel gallicana, vel alterius cujuscumque gentis. Vid quoque Sidoine Apollinaire, L. III, Epist. 3.
[27] Et cependant quoi de plus commun, dans les Annalistes, que ces expressions : l’idiome de tel peuple fut détruit par les conquérants ; cette tribu adopta la langue de ses vainqueurs ? — J’ose dire qu’une telle révolution est impossible. Il faudrait, pour l’accomplir, plus de siècles que l’histoire ne nous en fournit. (Abel Rémusat, Introduction à ses études sur les langues tartares).