HISTOIRE DES PEUPLES BRETONS

 

CHAPITRE II. — Les Bretons appartiennent-ils à la race gauloise ? Examen critique des textes anciens et des traditions nationales à ce sujet.

 

 

La parenté des Celtes et des Gaulois admise, une troisième question se présente : les Bretons appartiennent-ils à la même race que les Gaulois ? On peut l’induire de tous les témoignages que nous ont laissés les anciens, et d’une foule de rapprochements que nous aurons occasion de signaler dans le cours de ce travail. Fidèle à notre méthode, nous allons placer sous les yeux des lecteurs les textes qui appuient cette communauté d’origine.

La partie intérieure de la Bretagne, dit César, est habitée, si l’on en croit la tradition, par des peuples indigènes, et le littoral par des tribus auxquelles l’appât de la guerre et du butin fit quitter la Belgique. Ces émigrés ont presque  tous conservé les noms des cités auxquelles ils appartenaient, lorsqu’ils vinrent, les armes à la main, s’établir dans la contrée dont ils cultivent aujourd’hui le sol.

La population y est très considérable, les habitations très nombreuses et presque semblables à celles des Gaulois.... De tous les peuples bretons, les plus civilisés, sans contredit, sont ceux qui habitent le pays de Kent, région toute maritime et dont les mœurs diffèrent peu de celles des Gaulois[1].

Placée en face de la Gaule, la Bretagne devait, en effet, recevoir ses premières colonies des contrées maritimes que les Gaulois, dans leur langue, appelaient Armorique. Tacite confirme, sur ce point, l’assertion de César :

Ceux des habitants de la Bretagne, qui sont les plus rapprochés des Gaulois, leur ressemblent, soit par l’influence permanente d’un type originel, soit que, l’île s’avançant de tous côtés vers le continent, la nature seule ait marqué les Bretons de ces caractères. Cependant tout porte à croire que les Gaulois sont venus s’établir sur une côte si voisine de la leur. En effet, on y voit régner le même culte, né des mêmes superstitions ; le langage diffère peu ; même audace à braver le danger, même découragement lorsqu’il s’agit de lutter contre des désastres éprouvés ; les Bretons néanmoins sont plus belliqueux, car ils n’ont pas été amollis par une longue paix[2].

Ptolémée nous apprend aussi qu’il y avait des Atrébates, des Parisiens et des Belges parmi les émigrés gaulois fixés dans la Bretagne[3]. Pline[4] et Denys Le Périégète[5] placent des Britanni sur les côtes actuelles de la Flandre et de la Picardie. Or, n’est-il pas permis de conjecturer que ce fut cette tribu de Britanni qui, plus puissante que les autres peuplades venues de la Gaule, imposa à l’île le nom de la cité dont elle était sortie[6] ? Il serait difficile de trouver une hypothèse qui concordât mieux tout à la fois avec les témoignages des historiens et avec les traditions des deux Bretagnes. Le vénérable Bède, qui a recueilli avec tant de conscience les antiques traditions bretonnes, rapporte, en effet, que, de son temps, ces traditions faisaient venir du tractus armorique les populations qui avaient occupé les parties occidentales de l’île[7].

Les Triades ne contiennent rien qui contredise cette assertion.

Des trois colonies qui peuplèrent la Bretagne, y lisons-nous, la première, conduite par Hu-le-Puissant, arrivait, à travers la mer brumeuse, du pays de Defrobany, situé sur les rives du Bosphore[8]. Les Brythons et les Logriens les suivirent de près. Les Logriens sortaient du pays de Gwas-Gwin ; les Brythons, de cette partie de la Gaule comprise entre la Seine et la Loire.

Qu’il nous soit permis de discuter ici ces divers témoignages.

César ne distingue en Bretagne que deux populations : 1° les tribus établies dans l’île à une époque inconnue, et qui, selon l’usage, se croyaient nées sur le sol même qu’elles habitaient ; 2° des Belges ou des Gaulois qui s’étaient, depuis peu de temps, fixés sur le ‘littoral de la Bretagne.

De quels pays venaient ces prétendus indigènes de l’île ? Un coup d’œil sur la carte l’indiquerait, alors même que nous n’aurions, pour nous éclairer sur ce point, ni les conjectures de Tacite, ni les passages positifs de Pline, de Ptolémée et de Bède. Mais là n’est pas la difficulté. Jusqu’ici les historiens fiançais qui ont traité des origines de la nation bretonne, ont traduit le mot Gwas-gwin par celui de Gascogne, et ils en ont conclu que les Logriens étaient des Aquitains. Nous croyons qu’il y a là une erreur grave, et voici sur quoi nous fondons notre opinion :

Nous lisons dans les Triades : qu’une expédition conduite par Caswallawn, fils de Bely, roi de Bretagne, passa dans le pays des Galls de Lyddaw, qui descendaient de la race des Kymris, pour faire la guerre à César ; et que pas un de ceux qui avaient suivi le chef des Bretons ne revint dans sa patrie[9].

Il est bien évident qu’il est fait allusion ici, aux, guerriers qui, sous la conduite du Cassivellatinus des Commentaires, furent envoyés au secours des Vénètes par les Bretons insulaires. Or, une autre Triade[10] nous apprend que c’est dans le pays de Gwas-Gwin que ce même Caswallawn aborda avec son armée. N’en doit-on pas inférer que le mot de Gwas-Gwin désigne le pays de Lyddaw, nom que les Gallois donnent encore aujourd’hui à l’Armorique, et qu’on traduisit par Lætavia, au moyen-âge[11] ? Ce qui ajoute beaucoup à la valeur de cette conjecture, c’est que le nom du pays de Vannes, que les insulaires prononcent Gwynet ou Guenet, et qui est aussi celui du North-Wales, se retrouve dans la deuxième partie du mot Gwas-Gwin. Tout cela est hypothétique sans doute ; et nous nous sommes trop souvent élevé contre les absurdités de l’étymologie[12], pour bâtir une opinion sur de pareils fondements. Mais n’est-il pas permis d’appeler l’hypothèse à soir aide, à défaut de documents contemporains et lorsqu’elle peut s’appuyer sur une base historique ? Voici, au surplus, quelques faits qui semblent prouver que l’une des colonies établies dans l’île de Bretagne était originaire du pays de Guenet, et que c’est bien à cette contrée que les Triades appliquent le nom de Gwas-Gwin.

César, comme on sait, ne mentionne qu’une seule expédition des insulaires sur le continent et, de plus, il nous dit formellement que cette expédition’ se’ lit, chez les Vénètes de la Péninsule armoricaine, pendant la seconde année de la guerre des Gaules[13]. Suivant ce grand capitaine, la conduite des cités armoricaines, à l’égard des tribuns équestres que Crassus v avaient envoyés dans le but de hâter la rentrée des tributs, l’aurait seule décidé à marcher contre Dariorig. Mais Strabon, qui n’avait nul intérêt à déguiser la vérité, nous apprend que cette prétendue violation du droit des gens n’était qu’un vain prétexte pour l’habile conquérant. Les Vénètes, maîtres de tout le commerce de la Bretagne, avaient fait de grands préparatifs pour empêcher César d’effectuer la descente qu’il méditait contre les insulaires. Les Romains ne pouvaient donc songer à traverser le détroit, avant d’avoir détruit la marine de Dariorig[14]. La vengeance, atroce qu’ils exercèrent contre les Vénètes indique suffisamment combien ce peuple s’était rendu redoutable. Nul doute qu’avant la conquête des Gaules, il n’eût fondé de nombreux établissements dans l’île. Le nom de Vénédotie ou pays de Guenet[15] donné, dès la plus haute antiquité, à la partie septentrionale de la Cambrie, la presque complète identité du dialecte de cette contrée et de celui qui était en vigueur dans la Vénédotie continentale, tout concourt à démontrer ce fait. La notice des Gaules nous en fournit une nouvelle preuve. Vannes, la capitale des Vénètes, y est en effet désignée sous le nom de Canctium[16]. (3) Or, jetez les yeux sur l’une des cartes que renferme la Britannia de Camden, vous y verrez des Cangii établis à l’extrémité de la Vénédotie insulaire. N’est-il pas tout simple, d’après cela, qu’au premier appel de leurs frères, les insulaires soient accourus dans le pays de Lyddaw, pour défendre l’indépendance commune ?

Nous avons vu, dans les Triades, que les Bretons qui accompagnèrent Caswallawn chez les Galls de Lyddaw ne revinrent jamais dans leur patrie. Or, nous lisons dans les Commentaires, qu’il n’échappa que fort peu de vaisseaux ennemis après la défaite des Vénètes par D. Brutus[17]. Concluons donc que ce fut dans le pays de Guenet, chez les Ventes menacés par les Romains, et non dans la Gascogne, que Caswallawn aborda avec ses vaisseaux.

De tout ce qui précède il résulte :

1° Que les textes de César et de Tacite, comme les traditions galloises, s’accordent pour prouver que de nombreuses colonies de Gaulois armoricains s’étaient établies dans l’île de Bretagne, lorsque les Romains firent la conquête des Gaules ;

2° Que parmi les tribus éparses le long dès rivages de l’Armorique se trouvaient des Britanni, qui, plus puissants que les autres peuples émigrés, donnèrent sans doute à l’île le nom de la cité d’où ils étaient sortis ;

3° Que les Vénètes, maîtres de tout le commerce des Gaules, allèrent, à une époque qu’il est impossible de fixer, peupler la partie de l’île de Bretagne qui porte encore leur nom ; ce qui concorde avec l’assertion des Triades, à savoir que la seconde tribu qui peupla l’île de Bretagne sortait du pays de Gwas-Gwin ;

4° Que l’expédition de Caswallawn n’aborda pas dans l’Aquitaine soumise aux Romains, mais chez les Galls de Lyddaw, c’est-à-dire, dans la Vénédotie armoricaine (Gwas-Gwin), où l’histoire nous apprend que ces insulaires combattirent, en effet, pour la cause de leurs frères qui était celle de toute l’Armorique.

 

 

 



[1] Britanniæ pars interior ab eis incolitur quos natos in insula ipsi memoria proditum dicunt, maritima ab eis, qui prædæ ac belli inferendi causa ex Belgio transierunt ; qui omnes fere eis nominibus civitatum appellantur, quibus orti ex civitatibus eo peruenerunt, et bello illato ibi permanserunt atque agros colere cœperunt. Hominum est infinita multitudo creberrimaque ædificia fere Gallicis consimilia... Ex his omnibus longe sunt humanissimi qui Cantium incolunt, quæ regio est maritima omnis, neque multum a Gallica differunt consuetudine. (César, L. V. c. 12 et 14.)

Ces mots ex Belgis transierant ont été mal compris par beaucoup d’historiens. Ils n’ont pas songé que la division qui César nous donne de la Gaule au L. I, c. 1, de ses Commentaires, est purement géographique. Et, en effet, on en trouve la preuve dans ce passage du L. III, c. 20, de la guerre des Gaules : (Aquitania) qum pars est, ut ante dictum est, et regionum latitudine et multitudine hominum, ex tertia parte Gallien est estimanda.

Dans un autre passage, qu’il est bon de rapprocher de celui qu’on vient de lire, César s’exprime ainsi : Plerosque Belges esse ortos a Germanis Rhenumque antiquitùs transductos, propter loci fertilitatem ibi consedisse, Gallosque, qui ea loca incolerent, expuliss (L. II, c. 4). Mais il restait encore, du temps même de César, seize peuples d’origine gauloise dans cette partie de la Gaule. Ces nations tiraient leur nom de Belges de la tribu qui dominait dans leur confédération, car l’identité des Belges proprement dits et des Gaulois est nettement établie en plusieurs endroits des Commentaires, et ressort évidemment de ce fait, que les Tectosages, reconnus pour Gaulois par tous les historiens, sont appelés Belges par Cicéron (pro Fonteio) et par Ausone (Clar. urb. Narb.).

[2] Proximi Gallis et similes sunt, seu durante originis vi, seu procurrentibus in diversa terris positio cæli corporibus habitum dedit. In universum tamen æstimanti Gallos vicinam insulam occupasse credibile est. Eorum sacra deprehendas ac superstitionum persuasiones ; sermo haud multum diversus, in deposcendis periculis eadem audacia et, ubi advenere, in detrectandis eadem formido. Plus tamen ferociæ Britanni præferunt, ut quos nondum longa pax emollierit. (Tacite, Agricola, XI.)

[3] Ptolémée, Géogr., L. II, c. 3.

[4] Britanni, Ambiani, Bellovaci. (Pline, Hist. nat., IV, 31.)

[5] Diog. Perieg., Vers. 280 et sqq.

[6] Vid. supra Loc. cit., Cæsar, L. V, c. 12 et 18.

[7] Bède, Hist. Ecclés., L. I, c. 1.

[8] Triad. Myv. Arch. of Wales, T. II.

[9] V. les Triades. Hist. Myv., VIII.

[10] 3e Triade. Myv. archeol. of Wales., VIII.

[11] On lit dans la vie de saint Gildas (Boll., 29 Janv., t. II, p. 960) ... Cum Dei jussu pervenisset in Armoricam, quondam Gallus regionem, tunc autem a Britannis, à quibus possidebatur, Lætavia dicebatur... Et page 61, ibid. N. C. Lyddaw Britannis dicitur, id est, littoralis.

[12] Essai sur la Bretagne, p. 8-9.

[13] Cæsar, L. III, c. 9.

[14] Strabon, L. IV, c. 3.

[15] Guin, Guen, Guenet, Veneti. Les Vénètes Armoricains donnent encore à leur pays le nom de Guened (chez les insulaires Guineth, suivant Camden dans sa Britannia, ch. Ordevices. Voy. aussi dom Le Pelletier, dict. bret., p. 395 et Greg de Rostrenen, p. 948).

[16] Notice des Gaules, éd. Duchesne. Voyez aussi Itin. Ant. Pii, p. 187 : Civitas Cianctam, id est, Venctum.

[17] Cæsar, de Bell. Gall., L. III, c. 15.