L’HISTOIRE de la dispersion des peuples et de leur filiation sera toujours environnée de profondes ténèbres. Et comment en serait-il autrement ? La plupart de ces tribus, détachées de la souche commune, ne connaissaient pas l’usage de l’écriture ; et, d’ailleurs, elles ne comprenaient pas qu’il pût y avoir quelque intérêt à conserver les traditions de leur berceau. Les siècles, en s’accumulant, effacèrent donc jusqu’au souvenir de leur parenté primitive. De là, chez un grand nombre de peuples, la croyance qu’ils étaient nés sur leur propre sol ; de là aussi cette hostilité profonde qui les poussait à se combattre avec tant d’acharnement et qui, durant des siècles, a déplacé et confondu toutes leurs tribus. Au milieu de ce pêle-mêle et de ces déplacements continuels de toutes les nations de l’ancien monde, rechercher les titres perdus du genre humain aurait dû sembler, aux esprits les plus hardis, une œuvre impossible à réaliser. Il n’en a pas été ainsi pourtant. Voici deux siècles, et plus, que les savants, comme l’Ashaverus de la légende, parcourent le monde, étudiant les pierres, les hiéroglyphes, les vieux idiomes oubliés, dans l’espoir de rétablir la généalogie des nations. Espérance vaine ! Le seul fait que la science soit parvenue à constater, c’est le rapport de proche parenté qui existe entre toutes les langues indo-européennes[1]. Ce fait bien reconnu, plus d’un point nous resterait à éclaircir. Quelles sont les causes qui ont déterminé la grande émigration des tribus celtiques vers l’Occident ? Quelle route ont-elles suivie pour y parvenir ? Le nom de Celtes était-il plus étendu que celui de Gaulois ? Par quelle communauté d’origine et de mœurs les Cimmériens tenaient-ils aux habitants de l’Armorique et aux Bretons insulaires ? Nous ne nous permettrons pas, toutefois, de hasarder ici la solution de ces grands problèmes qui en embrassent tant d’autres. Les conclusions à priori, et par voie de simple synthèse, nous paraissent indignes de la gravité de l’histoire. Ce qui nous importe, d’ailleurs, ce sont les origines des peuples qui habitèrent l’Armorique gauloise et les rivages, de l’île de Bretagne. Deux questions exigent, tout d’abord de notre part, une étude sérieuse 1° les Celtes et aient-ils le même peuple que les Gaulois ? 2° cette identité n’étant pas admise, y avait-il, du moins, parenté entre ces deux nations ? I. Commençons par classer tous les témoignages que les anciens nous ont laissés, sur nos ancêtres ; puis, nous nous efforcerons de faire disparaître la confusion qui résulte du mélange de tous ces textes. Notre point de départ sera ce principe de critique, dont personne, sans doute, ne contestera la justesse : Un peuple n’a jamais qu’un seul nom national, et ce nom est celui qu’il porte avec lui dans toutes les colonies qu’il va fonder. Ainsi le nom des émigrés d’un pays est toujours le même que celui des habitants de la métropole. Faisons immédiatement l’application de ce principe[2]. 1° Il y a eu, en Italie et dans l’Asie-Mineure, des colonies venues d’une contrée nommée les Gaules. Or, ces émigrés portaient le nom de Gaulois : Telle était donc la dénomination nationale de ce peuple. 2° Des colonies sorties d’un pays appelé la Celtique allèrent, à une époque très reculée, s’établir en Espagne. Or, ces nouveaux venus s’appelaient les Celtes. Il faut donc en conclure que leur nom national était celui de Celtes. Il résulte de là que les Celtes et les Gaulois ne peuvent être la même nation, à moins que l’on n’admette qu’un même peuple puisse avoir une double qualification nationale ; ce qui est impossible. Ce raisonnement nous parait inattaquable ; il nous reste à démontrer, et c’est là l’important, qu’il se concilie parfaitement avec les assertions des historiens grecs, et latins qui, en plus d’un en droit, établissent une distinction bien tranchée entre les Gaulois et les Celtes. Plutarque écrivant à Apollonius, qu’un malheur domestique venait de frapper, lui rappelle que si, plus que les Grecs, les barbares s’abandonnent aux épanchements de la douleur, il n’en est pas ainsi chez quelques-uns de ces peuples, plus fortement trempés, tels que les Gaulois et les Celtes[3]. Ici, on le voit, la distinction des deux nations est nettement établie. Diogène Laërce et Appien ne sont pas moins précis. L’un nous dit que le druidisme a pris naissance chez les Galates et chez les Celtes[4] ; l’autre rapporte cette tradition qui avait cours de son temps, à savoir, que du Cyclope Polyphème et de Galatée étaient nés trois fils, Celtus, Illyrius et Galas, tiges des Celtes, des Illyriens et des Gaulois[5]. A tous ces témoignages, on peut ajouter ceux de Ptolémée, de Dion Cassius, de Diodore de Sicile et de Strabon. Ptolémée qui, plus que tout autre écrivain, devait chercher à atteindre, dans ses divisions géographiques, à une rigueur presque mathématique, sépare en contrées différentes la Bretagne, la Gaule, la Germanie, la Bastarnie, l’Italie, la Gallia-Togata, l’Apulie, la Sicile, la Tyrrhénie, la Celtique et l’Espagne[6]. Ailleurs, ce savant géographe distingue, d’une manière plus nette encore, la Gaule de la Celtique[7]. Ecoutons maintenant Dion Cassius : Le Rhin, dit-il, prend sa source aux pieds des Alpes celtiques, un peu au-dessus du pays habité par les Rètes ; et de là ses eaux, coulant vers l’Occident, vont séparer la Gaule et les Gaulois, placés à sa gauche, des Celtes établis à sa droite[8]. Un peu plus loin, le même historien raconte que, après la défaite de Varus, Auguste fit sortir de Rome les Gaulois et les Celtes qui s’y trouvaient alors en grand nombre, les uns comme simples voyageurs, les autres en qualité de soldats des cohortes prétoriennes[9]. Nous lisons aussi, dans Diodore de Sicile, un passage qui établit très explicitement cette distinction des deux peuples. Il est une chose, dit-il, que plusieurs ignorent et qu’il est utile pourtant de faire connaître, c’est à savoir que les peuples qui habitent l’intérieur des terres, au-dessus de Marseille, et ceux qui sont établis autour des Alpes et en deçà des Pyrénées, s’appellent Celtes, tandis que l’on nomme Gaulois toutes les autres nations répandues, au-dessous de la région celtique, au midi, sur le littoral de l’océan, dans le voisinage de la forêt Hercynienne et, de là, jusqu’aux limites de la Scythie. Toutefois, les Romains confondent tous ces peuples dans la même dénomination de GAULOIS[10]. Enfin, nous citerons, pour clore cette longue, mais indispensable série de preuves, ces quelques lignes qui terminent le chapitre troisième du livre IV de Strabon : Voilà ce que j’avais à dire des habitants de la Narbonnaise ; on leur donnait jadis le nom de Celtes, nom que les Grecs ne furent amenés, selon moi, à appliquer à tous les Gaulois, que parce que ce peuple était très célèbre, et peut-être aussi à cause du voisinage de Marseille[11]. Ces deux dernières citations établissent, d’une manière péremptoire, ce semble ; la thèse que nous soutenons. Cependant, l’on ne manquera pas de nous objecter les nombreux passages où les historiens grecs et romains appliquent indifféremment l’une ou l’autre de ces deux dénominations : Pausanias, Appien, César, en plusieurs endroits de leurs ouvrages, contredisent, en effet, et de la manière la plus formelle, la distinction que nous nous sommes efforcé de constater. Nous allons au surplus, laisser parler les textes qui semblent les plus contraires à notre opinion. Ecoutons d’abord Pausanias. Les Gaulois, dit-il, ont leurs demeures le long des rivages de la grande mer, aux extrémités de l’Europe. Toutefois, ce n’est que très tard que l’usage s’est introduit de les désigner sous le nom de Gaulois. Primitivement ils se donnaient eux-mêmes le nom de Celtes, et c’est ainsi que les autres nations les désignaient[12]. Ce texte est très précis, sans aucun doute ; mais il y a ici erreur évidente, car, ailleurs, Pausanias nous apprend lui-même que des Galates s’étaient établis en Asie plus de quatre siècles avant notre ère. Appien et César confondent aussi les Celtes et les Gaulois. Les Celtes, dit l’historien grec, sont le même peuple que les Romains appellent aujourd’hui Galates ou Gaulois[13]. — La Gaule, ajoute César, se divise en trois régions, dont l’une est habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains, la troisième n par des nations qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre Gaulois[14]. Rien de plus clair que cette dernière assertion ; et elle a d’autant, plus de poids, nous le reconnaissons, qu’elle émane de l’historien-conquérant de la Gaule ; néanmoins, nous n’hésitons pas à la rejeter, en nous appuyant sur l’autorité de Strabon et de Diodore de Sicile qui regardent l’unité nationale des Celtes et des Gaulois comme le résultat d’une erreur dont ils nous indiquent la source. Nous disons d’autant plus hardiment le résultat d’une erreur, que nous retrouvons des colonies celtiques et des colonies gauloises en diverses contrées. Or ce fait, d’après le principe que nous avons posé plus haut, démontre, sans réplique, que les Celtes et les Gaulois ne formaient pas un même peuple. Contre l’autorité des faits, les assertions des historiens les plus exacts ne sauraient donc prévaloir[15]. II. — Maintenant les Celtes étaient-ils parents des Gaulois ? Les historiens qui ont admis la dualité de ces nations ne nous apprennent rien de bien précis à cet égard. Toutefois, la tradition que nous avons rapportée plus haut touchant les trois fils de Polyphème, Celtus, Illyrius et Galas, cette tradition que l’histoire ne doit pas dédaigner, autorise à admettre la parenté des deux peuplés, parenté qui, d’ailleurs, nous explique, jusqu’à un certain point, l’erreur où sont tombés la plupart des historiens anciens au sujet de l’identité des Celtes et des Gaulois. Cette question n’ayant pour nous qu’un intérêt très secondaire, nous avons dû nous borner à l’indiquer ici. |
[1] Toutes les langues qui se parlent ou qui ont été parlées depuis les dernières limités de l’Océan Atlantique, du côté du nord, jusqu’aux rives du Gange, ont entre elles les plus grands rapports de ressemblance. Les Lapons et les Basques sont les seuls peuples dont les idiomes offrent vraiment un caractère spécial. (Voir dans le nouveau Journal asiatique, t. II., p. 536, un article posthume de M. de Saint-Martin, où l’illustre orientaliste déploie cette science historique et philologique qui l’a placé si haut parmi les savants.)
[2] Depuis que ces lignes sont écrites, nous avons eu occasion de nous convaincre que plusieurs n’admettaient pas, comme nous, la justesse de ce principe. Voici les objections qui nous ont été adressées, objections qui rentrent dans la règle par nous posée : Une nation, avez-vous dit, porte toujours son nom national avec elle, dans les colonies qu’elle va fonder ; mais les Francs, les Burgondes, etc., peuples germains, ont-ils appelé la Gaule Germanie ? Les Britanni, Gaulois d’origine, ont-ils nommé Gaule les parties de l’île d’Albion où ils s’établirent ? — La réponse est facile. Un peuple, outre son nom national, peut porter un nom fédéral. Expliquons-nous : une tribu placée à la tête d’une confédération donne son nom à toute cette confédération ; ainsi les Achéens imposent le leur à toutes les tribus qui entrent dans leur ligue ; les Francs, de même, à toutes les tribus soumises à leurs lois. Or, ces Achéens et ces Francs porteront précisément, dans leurs colonies, le nom particulier qui les distingue. Pour ne parler que des temps modernes, allez dans les établissements des Irlandais, au-delà des mers ; jamais les membres qui les composent ne vous diront qu’ils sont Anglais, dénomination qui leur conviendrait cependant. Ajoutons, fin de fermer toute issue à d’autres objections, qu’en thèse générale, des émigrés n’imposent leur nom national qu’à des contrées peu connues des autres nations au moment de la conquête, ou bien qu’à des pays dont le nom, il est vrai, avait reçu la sanction de l’histoire, mais où ces émigrés ont réussi à fonder un empire qui résiste aux siècles. C’est ainsi que l’Espagne est toujours restée l’Espagne, bien qu’elle ait été occupée par les Goths, par les Arabes, tandis qu’à la longue, Albion et les Gaules ont pendu leur nom.
[3] Plutarque, Consol. ad Apoll., éd. Wechel, 1599.
[4] Diogène Laërte, in Proœm., p. 1. sq.
[5] Appien, de Bell. Illyr.
[6] Ptolémée, In Τείραβιβλώ, L. II, éd. Norimberg. 153.
[7] V. Ptolémée, Géogr., L. III. p. 69.
[8] Dion Cassius, L. XXXIX.
[9] Dion Cassius, L. LVI.
[10] Diodore de Sicile, L. V, c. 32.
[11] Strabon, L. IV. c. 2. p. 288. Ed. Almelov.
[12] L. I, c. 3. p. 10. Edit. Kuhn.
[13] Appien, in Præfat. Ailleurs (Bell. Hisp., p. 421, édit. Tollian.), il dit encore : Κελτοι όσοι Γαλάίαι τε καί Γάλλοι νΰν προσαγορεύνίαι.
[14] César, de Bell. Gall., L. I, c. 1.
[15] M. Fauriel n’admet pas plus que nous l’identité des Celtes et des Gaulois, malgré le texte précis de César. Le conquérant s’est borné, en effet, à répéter l’opinion qui avait cours chez les Romains, opinion que le savant historien de la Gaule méridionale réfutera, sans doute, dans son grand travail annoncé.