Pendant longtemps, les antiquités grecques et romaines ont seules attiré l’attention des savants. Pourquoi mépriser ainsi celles, plus intéressantes peut-être, que renferme notre pays ? Tous les livres, tous les manuscrits commentés par l’érudition ; tous les monuments de l’Asie visités par l’élite des savants français, ont-ils donc fourni de si précieux renseignements sur nos origines, que nous puissions dédaigner les rares débris que les siècles ont laissés sur notre sol ? Où est donc le système qui, jusqu’ici, ait paru rallier toutes les opinions ? Les théories ne manquent pas ; bien loin de là ; mais elles pèchent toutes par la base, c’est-à-dire, par l’absence de termes de comparaison. Si l’on veut enfin avoir sur la Gaule des notions exactes et complètes, il serait à propos de ne rien négliger de ce qui nous reste de son passé. Or, nous ne craignons pas d’affirmer due c’est dans l’Armorique, terre toute gauloise encore de mœurs, de coutumes, de langage, qu’il faut chercher l’ancienne organisation des Gaules. Là, malgré les siècles et les révolutions, se retrouvent les monuments des différentes époques gauloises ; là se parle une langue antique, altérée sans doute dans ses formes usuelles, mais pure dans ses racines ; là enfin existent des traditions complètement effacées ailleurs. Qui sait si les savants n’auraient
pas trouvé sur notre sol ce qu’ils ont vainement cherché ailleurs, et si l’étude
de nos dialectes et de nos coutumes n’auraient pas révélé aux Burnouf aux
Fauriel, aux Pardessus, tout un côté ignoré de notre histoire ? Sans doute, la science de l’homme ne parviendra jamais à dissiper complètement les ténèbres que Dieu a placées autour du berceau des nations ; mais les recherches récentes de la philologie et les travaux de quelques jurisconsultes sur les législations anciennes, n’ont-ils pas déjà jeté sur le passé des lumières inattendues ? L’exploration des vieux monuments de l’Armorique et du pays de Galles produirait, nous en sommes convaincu, des résultats non moins importants. Pourquoi donc une œuvre aussi belle n’a-t-elle pas tenté l’un de ces jeunes savants qui, passionnés comme des poètes, s’efforcent de reconstruire et les vieilles langues et les vieilles législations des peuples disparus ? Cette œuvre, nous le reconnaissons, n’est pas moins difficile à réaliser que glorieuse à entreprendre. Pour les hommes dont nous venons clé parler, c’est une raison d’oser ; pour nous, c’est une raison de nous abstenir. Voilà ce que j’écrivais en 1840, dans un livre soumis au jugement de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Depuis, encouragé par le bienveillant suffrage de la savante compagnie, je me suis senti le courage d’entreprendre la tâche devant laquelle reculait ma faiblesse. Le nouvel ouvrage que j’offre aujourd’hui au public renferme l’Histoire des origines et des institutions des peuples de la Gaule et de l’île de Bretagne, depuis les temps les plus, reculés jusqu’à la chute de l’empire romain. Je ne me suis dissimulé, l’en entreprenant cette œuvre si vaste, ni les obstacles que je devais rencontrer sur ma route, ni les périls auxquels je m’exposais en traitant, après tant de savants hommes, l’histoire de nos origines et de nos institutions nationales. Mais, soutenu par cet amour de la patrie, qui, dans les cœurs bretons, s’exalte de tous les souvenirs du passé, j’ai osé remonter le cours de notre histoire jusqu’à ses sources les plus reculées. Ce n’est pas tout. Frappé des similitudes qui existent entre les institutions, comme entre les idiomes des peuples, de race indo-européenne, j’ai voulu jeter un coup d’œil sur les antiquités de la Grèce, de l’Italie, de l’Espagne, de la Germanie, etc. Ce travail achevé, toutes mes recherches se sont concentrées sur deux questions fondamentales : les origines du colonat et celles de la féodalité. C’est à la solution de ces deux problèmes que j’ai consacré la plus grande partie de mon livre. Quel que soit le mérite des jurisconsultes qui ont traité ces matières avant moi, je crois les avoir envisagées à un point de vue nouveau, et d’une manière plus complète que mes devanciers. La Gaule avait été, en quelque sorte, délaissée par les historiens. J’espère que ce livre démontrera l’utilité d’études plus approfondies de ce côté. L’histoire politique telle qu’elle est retracée dans cet ouvrage, est tirée tout entière des sources. Je me suis borné à mettre en lumière les faits qui ont eu sur les peuples une influence générale et décisive, et dont les effets ont réagi sur le développement du droit. Quant aux faits moins importants et surtout quant aux détails, j’ai renvoyés les lecteurs aux grandes histoires générales de France et d’Angleterre. J’aurais pu agrandir à volonté le cadre de ce travail ; mais loin de là, je me suis efforcé, au contraire, de le resserrer. Il faut laisser aux disciples de Vico, de Hegel et de Herder les vastes synthèses et les horizons sans limites. Pour qui n’a point leur génie, il est une méthode plus sûre : c’est celle que recommandait Aristote et qui consiste non pas à jeter un regard profond sur l’universalité des choses ; mais à étudier, suivant les expressions de Bacon, une tribu, une famille, pour découvrir la nature de la grande cité de l’univers et sa souveraine économie. Profondément convaincu de ces vérités, que le spectacle des exagérations et des erreurs contemporaines rend plus éclatantes encore j’ai, je le répète, resserré le plan de ce livre autant qu’il dépendait de moi. Toutefois, j’ai du forcément étudier, dans leur ensemble les usages des Gaulois et des Bretons insulaires, peuples sortis du même berceau et dont les institutions se complètent les unes par les autres. Il n’était pas moins indispensable de faire ressortir les analogies qui existent entre ces institutions et celles des tribus germaniques. En effet la connaissance spéciale et exclusive des lois d’un peuple ne suffit pas pour agrandir le cercle des travaux du jurisconsulte. Les notions que peut lui procurer l’analyse la plus consciencieuse d’une législation seront toujours incomplètes, s’il n’y joint quelques notions fondamentales sur les coutumes des nations voisines. Une certaine universalité, telle du moins qu’on on peut l’espérer des forces d’un seul homme, doit nécessairement venir éclairer des études qui, isolées, n’aboutiraient qu’à de médiocres résultats. C’est ce qui explique les excursions rapides que j’ai cru devoir faire en Italie, dans la Grèce, dans la Germanie, et même dans l’Asie-Mineure. Mon but, en recourant au droit des anciens peuples, était de lui emprunter ses lumières, afin d’éclaircir certains points de notre histoire primitive que ni l’archéologie, ni la linguistique n’ont encore pu mettre au grand jour. D’autres viendront après moi, je l’espère, qui, plus savants doués d’une plus grande faculté d’analyse, achèveront une œuvre dont il ne m’aura été donné que d’ébaucher quelques parties. Je ne dirai qu’un mot du style de mon ouvrage j’ai fait tous mes efforts pour échapper à la contagion de la phraséologie moderne ; phraséologie mystico-nuageuse venue des pays d’outre-Rhin, à la suite de cette prétendue science qu’on a baptisée du nom pompeux de PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE, voire même d’HISTOIRE DE L’HISTOIRE, et qui n’est trop souvent, comme l’a fort bien dit Lingard que la philosophie du roman. J’ignore quel sera le destin de ce livre : habent sua fata libelli ; mais j’osé espérer que mes juges les plus sévères y reconnaîtront l’œuvre d’un écrivain de conscience et d’un citoyen tout dévoué à la gloire de son pays. PARIS, 15 mars 1843. |