ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

TROISIÈME PARTIE — DE LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE À L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE L’HÉGÉMONIE ROMAINE EN GRÈCE

CHAPITRE I — ATTITUDE DE ROME ENVERS LES GRECS APRES PYDNA

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

Nous avons constaté dans le chapitre précédent que, d’une façon générale, depuis la guerre étolo-syrienne les dispositions des Romains envers la Grèce lui sont devenues très peu favorables. Pendant la lutte contre Persée, le Sénat, à un moment donné, a pu faire preuve de quelques ménagements ; il s’est abstenu ensuite de rien garder pour lui-même ni de la Macédoine ni de l’Illyrie ; mais tout cela, avons-nous dit, ne constitue pas de sa part la preuve d’une sympathie sincère pour le monde hellénique. La politique adoptée par lui après Pydna nous confirme entièrement dans cette idée ; car nous allons le voir sur le champ traiter avec une égale rigueur les peuples qui ont eu des torts envers lui, comme ceux auxquels il n’a rien à reprocher, et poursuivre sans le moindre scrupule rabaissement des uns et des autres.

Le sort des premiers est évidemment pour nous le moins instructif, et il est inutile d’y insister beaucoup. Signalons d’abord, pour mémoire, les châtiments infligés à un certain nombre de villes qui se sont plus ou moins compromises. Par exemple, Melibœa, au pied du mont Ossa, assiégée dès 169 sur l’ordre de Marcius Philippus, avait été délivrée par un lieutenant de Persée ; aussitôt après Pydna, en 168, elle est prise par Cn. Octavius, le commandant de la flotte, et livrée au pillage. Dans le nord de la Thessalie, Eginion, attaquée par Cn. Anicius, n’a pas voulu ajouter foi à la nouvelle de la victoire de Pydna ; elle s’est défendue et a tué aux Romains 200 hommes dans une sortie : Paul-Émile la fait mettre à sac en 167, ainsi qu’Agassa qui, après s’être donnée à Marcius en 169 et avoir spontanément sollicité l’alliance romaine, était ensuite retournée au parti de Persée. Ænia, sur la côte du golfe Thermaïque, subit à son tour le même sort pour avoir gardé les armes plus longtemps que les villes voisines.[1] Enfin ces vengeances se poursuivent jusqu’en Asie, et, toujours en 167, Antissa, dans l’île de Lesbos, est détruite, et ses habitants sont déportés à Méthymna, parce qu’elle a ouvert son port et fourni des vivres à une escadre macédonienne.[2] De telles exécutions ont peut-être quelque chose d’excessif et de mesquin ; mais on en trouve de semblables dans la plupart des guerres, et il n’y a pas lieu de nous arrêter.

Le traitement de l’Etolie et de l’Épire est déjà plus digne d’attention. En Etolie, il existait deux partis, un parti romain et un parti macédonien. Au début de la guerre, le premier était le plus considérable, et, grâce à lui, toute la cavalerie du pays avait été mise à la disposition de Rome. Depuis, les Etoliens ont été assez mal récompensés de leur zèle : dès 171, l’état-major de Licinius a prétendu les rendre responsables de ses fautes, et plusieurs de leurs chefs ont été arrêtés sans motif. Bien mieux, dans l’hiver de 170-169, C. Popilius et Cn. Octavius ont manifesté au moins l’intention de leur réclamer des otages. Quoiqu’ils n’aient pas insisté dans leur demande, une telle démarche, on en conviendra, était assez propre à éveiller les soupçons des patriotes, et nous ne devons pas nous étonner de voir la faction anti-romaine regagner immédiatement du terrain. En effet, dans ce même hiver, Archidamos a essayé de livrer à Persée la forte place de Stratos. Mais le parti opposé était à peu près de la même force. Dès qu’Archidamos a quitté la ville pour se rendre au-devant du roi, ses adversaires ont fait appel aux troupes romaines d’Ambracie, et C. Popilius est accouru avec un millier de soldats ; à cette nouvelle, Dinarque, le chef de la cavalerie étolienne, qui amenait un corps de 700 hommes avec l’intention apparemment de se joindre à Persée, s’est réuni aux Romains ; le roi, n’étant pas en état d’entreprendre un siège, est rentré en Macédoine ; et, comme compensation, Archidamos n’a pu que rattacher à sa cause l’Apérantie, enlevée, une vingtaine d’années auparavant, par les Etoliens à Philippe. En somme, il y a loin de là à une révolte générale de l’Etolie.

Rome, il est vrai, avait le droit de poursuivre les chefs dont l’hostilité à son égard semblait irréductible. Ainsi Archidamos, même à la suite de la bataille de Pydna, était demeuré un des rares compagnons fidèles de Persée ; peu après, il est frappé de la hache : nous n’en sommes pas surpris.[3] Mais là ne se bornent pas les vengeances. Déjà au temps de l’ambassade de Popilius, Lyciscos invitait les Romains à prendre contre leurs adversaires des mesures radicales : c’était bien, disait-il, d’avoir conduit à Rome les chefs du pays ; seulement leurs auxiliaires, leurs partisans restaient en Etolie ; il fallait leur imposer à tous le même sort, ou les obliger à livrer leurs enfants comme otages. A cette date, on n’avait pas osé mettre en pratique de telles théories ; aussitôt après Pydna, les persécutions commencent.

Dès 168, pendant que Paul-Émile visite la Grèce en attendant l’arrivée des commissaires sénatoriaux, Lyciscos et Tisippos empruntent des soldats à A. Bæbius, le commandant des garnisons romaines de la région ; avec leur aide, ils investissent le Sénat de la Ligue étolienne, massacrent 550 des principaux citoyens, en envoient d’autres en exil, et s’attribuent les biens des victimes et des proscrits. En vain l’affaire est-elle portée à Amphipolis devant Paul-Émile et les dix commissaires, en 167 ; on s’inquiète bien plus de rechercher le parti de chacun que de distinguer les coupables des victimes. Les assassins sont mis hors de cause : proscriptions, meurtres, confiscations, tout est absous ; Bæbius seul est condamné pour avoir prêté à ces exécutions le concours de ses soldats.

Ce n’est même pas assez : sur les dénonciations du parti romain, Paul-Émile mande auprès de lui plusieurs Etoliens et leur ordonne de l’accompagner à Rome pour y présenter leur défense.[4] Enfin l’Etolie perd ses communications avec la mer du côté de l’Ouest : on lui enlève l’Amphilochie.

Le sort de l’Épire est plus dur encore. Rappelons-nous d’abord sa conduite pendant la guerre. Sans doute, en 171, ses chefs ne témoignaient pas tous pour Rome la même servilité que le jeune Charops ; pourtant ils étaient résolus à se comporter en alliés fidèles ; et si, en 170, les plus considérables d’entre eux, Céphalos et Antinoos, se sont rangés du côté de Persée, ils l’ont fait pour ainsi dire contre leur volonté, parce que, après les arrestations arbitraires ordonnées en Etolie à l’instigation de Lyciscos, ils se sentaient fort menacés dans leur liberté ou dans leur vie en présence de l’audace toujours croissante de Charops et de sa faction. Les abus de pouvoir commis par les Romains ont donc été en réalité la cause du revirement de l’Épire.

Quoi qu’il en soit, il s’est produit ensuite entre Epirotes et Romains des hostilités bien caractérisées : par exemple, dès 170, Théodote et Philostrate ont failli enlever le consul A. Hostilius au moment où il songeait à se rendre par terre en Thessalie ; puis, dans l’hiver de 170-169, quand Ap. Claudius, lieutenant d’Hostilius, a vainement essayé de prendre Phanoté, Philostrate, avec un corps d’Epirotes, a aidé le général macédonien Clévas à le poursuivre et à le rejeter en Illyrie. Pourtant, ne l’oublions pas, toute l’Épire ne s’est pas déclarée contre Rome, puisque, en 169, Q. Marcius Philippus peut y acheter 20.000 boisseaux de blé et 10.000 boisseaux d’orge, qu’il fait payer par le Sénat. De même, en 168, quand, après sa brillante campagne d’Illyrie, le préteur Anicius passe en Épire, il n’y rencontre pas longtemps de résistance : seuls, les chefs qui se sont trop compromis pour conserver aucun espoir de pardon songent à une défense désespérée. Antinoos et Théodote s’enferment dans Passaron, Céphalos dans Tecmon, et ils exhortent leurs compatriotes à préférer la mort à l’esclavage. Mais la foule refuse de les suivre ; ils se font tuer bravement aux avant-postes ; et, aussitôt après leur mort, l’Épire est pacifiée sans peine.

Voilà ce qu’a été l’insurrection de l’Épire ; le châtiment dépasse de beaucoup la faute. Le Sénat décide d’accorder aux troupes le pillage des cités qui ont fait défection, et il est curieux de constater avec quel mélange de ruse et de méthode les détails de l’opération sont combinés par Paul-Émile en personne.[5] D’abord, Anicius étant campé non loin de là avec son armée, Paul-Émile, pour éviter tout faux mouvement de sa part, l’avertit de n’avoir pas à intervenir. Ensuite il mande dix des principaux habitants de chaque ville, et leur enjoint de réunir à une date déterminée l’or et l’argent des maisons particulières et des temples. Il les renvoie alors avec des détachements destinés en apparence à aller chercher ces sommes, et il prend soin d’échelonner leur départ d’après la distance qu’ils ont à parcourir. Tribuns et centurions ont des instructions précises : le même jour, au matin, ils recueillent l’or et l’argent réservés pour le trésor public ; puis, à la quatrième heure, le signal du pillage est donné. Soixante-dix villes sont ainsi mises à sac ; après les avoir razziées, on abat leurs murs ; et les habitants, au nombre de 150.000, sont vendus comme esclaves.

Auparavant, il était déjà arrivé aux Romains de traiter de la sorte, pour faire un exemple, telle ou telle cité rebelle ; mais c’était la première fois qu’une mesure aussi générale était prise, et cela, avant tout, pour enrichir les soldats. D’où la réflexion de Plutarque : « L’univers eut un frémissement d’horreur à l’issue de cette guerre, en voyant, pour un si faible profit, pour un gain si minime par homme, ruiner et disperser une nation entière ; » mais Tite-Live ne trouve pas le moindre mot de compassion pour les malheurs de l’Épire.

On ne s’en tint même pas là : Paul-Émile une fois parti, Anicius convoque ce qui reste des Epirotes ; il force les principaux d’entre eux à le suivre en Italie pour y répondre de leur conduite devant le Sénat, et il laisse le pays sous la surveillance de Charops, c’est-à-dire, selon le témoignage de Polybe, du tyran le plus féroce et le plus funeste qu’il soit possible d’imaginer.

Encore, vis-à-vis de l’Etolie et de l’Épire, Rome a-t-elle des griefs sérieux à formuler. Mais que penser des torts de l’Acarnanie ou de Rhodes ? L’Acarnanie n’a pas manifesté assez d’enthousiasme pour la cause de Rome au moment où celle-ci engageait la lutte contre Persée ; elle s’est montrée ensuite peu disposée à recevoir des garnisons romaines. C’en est assez pour lui attirer des représailles : elle aussi doit envoyer en Italie un certain nombre de ses chefs, et on lui enlève Leucade. Tite-Live présente cette dernière clause comme un événement sans importance : « à l’égard des Acarnaniens, il n’y eut rien de changé, si ce n’est qu’on retira Leucade de leur confédération ». En réalité, à Leucade se tenaient les assemblées de la nation, et il ne s’agit de rien moins que de lui prendre sa capitale. On comprend bien ce que Rome y gagne : elle achève d’assurer sa domination sur les grandes îles ioniennes ;[6] mais on peut trouver que l’Acarnanie n’avait pas mérité cette mutilation.

La même remarque, à plus forte raison, s’impose au sujet des Rhodiens : ils sont menacés tout à coup des mesures les plus rigoureuses, sans que les causes de cette sévérité apparaissent fort nettement. Essayons d’abord de distinguer, à travers les exagérations voulues de la tradition romaine, quelle a été leur attitude de 171 à 168.

En 171, nous l’avons vu, le parti romain l’emportait chez eux : sous l’influence du prytane Hégésiloque, ils ont d’avance préparé une flotte ; ils ont mérité ainsi les éloges des commissaires Claudius, Postumius et Junius ; et aux ambassadeurs de Persée ils ont déclaré avec fermeté que le roi n’a pas à compter sur eux. Peu après, le préteur C. Lucretius leur demande des vaisseaux, et, avec un sans-gêne inouï, il charge un esclave de porter son message. En vain Dinon et Polyarate font-ils ressortir l’incorrection d’un tel procédé : Agathagète, Rodophon et Astymède proposent d’obéir ; Stratoclès, le prytane du second semestre, soutient leur avis ; et sur le champ six galères sont équipées, dont cinq se rendent à Chalcis et une à Ténédos. Cette dernière a de suite l’occasion de se distinguer : surprenant à Ténédos un ambassadeur adressé par Persée à Antiochus, si elle n’arrive pas à s’emparer de sa personne, elle capture du moins son navire. Là-dessus, il est vrai, dans l’hiver de 171-170, Rhodes permet à Persée de racheter l’équipage fait prisonnier à Ténédos : Philophron et Théétète s’opposaient à toute transaction avec le roi ; Dinon et Polyarate l’emportent sur ce point. Mais, d’une façon générale, le parti romain garde la prédominance ; car, au début de 169, quand on reçoit la nouvelle du sénatus-consulte destiné à protéger la Grèce contre les réquisitions abusives, et que Philophron et Théétète, saisissant cette occasion, proposent d’envoyer une double députation aux Romains, l’une auprès du Sénat, l’autre auprès de Q. Marcius Philippus et de C. Marcius Figulus, les nouveaux commandants de l’armée et de la flotte, il se produit bien quelques protestations, mais leur avis finit par triompher, et les ambassadeurs partent avant l’été.

C’est ici que commencent pour nous les obscurités. En effet d’un côté Polybe, dans la partie de son récit qui nous est parvenue, ne précise pas assez la nature des recommandations secrètes de Philippus à Agépolis, le chef de l’ambassade qui vient le visiter ; et d’un autre côté les annalistes romains, non contents de passer complètement sous silence les intrigues du consul, confondent l’ambassade tout amicale de 169 avec celle de l’année suivante, qui devait avoir au contraire des suites si funestes. De là chez eux des contradictions bien propres à éveiller la défiance : par exemple, tout en ne s’accordant pas sur la réponse que le Sénat aurait faite, en 169, aux prétendues insolences des Rhodiens, ils parlent d’abord de sa colère, puis ils mentionnent les cadeaux offerts aux ambassadeurs. Cependant Tite-Live lui-même n’a pas su s’affranchir de leurs récits : il raconte bien, en 168, d’après Polybe, la démarche des Rhodiens ;[7] mais, dès 169, il en a déjà présenté une autre version d’après les annalistes,[8] et il ne dit pas un mot, lui non plus, des combinaisons mystérieuses de Marcius Philippus. Dans ces conditions, il devient assez malaisé aujourd’hui de reconstituer dans tous ses détails l’histoire des relations de Rhodes avec Rome vers la fin de la guerre contre Persée. Voici pourtant, en gros, comment les choses ont dû se passer.

En 169 les ambassadeurs rhodiens rencontrent partout le meilleur accueil. Devant le Sénat, Agésiloque, Nicagoras et Nicandre réfutent les calomnies répandues contre leur république ; ils demandent la continuation des rapports amicaux des deux pays, et ils obtiennent le droit d’exporter de la Sicile 100.000 médimnes de blé. De même, Q. Marcius Philippus prodigue à Agépolis, Ariston et Pancratès les marques de la plus entière bienveillance ; C. Marcius Figulus les reçoit avec plus de chaleur encore ; et en outre Philippus, prenant à part Agépolis, lui suggère l’idée de provoquer la médiation de sa patrie entre Rome et Persée. La vanité des Grecs a toujours été fort grande ; mais à Rhodes, en cette circonstance, elle paraît avoir dépassé ses limites habituelles. Dès que les ambassadeurs, en rendant compte de leur mission, ont parlé de l’amabilité des deux généraux romains et des sentiments affectueux dont ceux-ci ont fait preuve à l’envi dans leurs réponses, c’en est assez, au moins dans la faction macédonienne, pour exciter, pour exalter les imaginations. Les agitateurs et les brouillons, comme Polybe les appelle, voient dans cet excès de prévenances un signe de crainte et la preuve que les événements ne tournent pas au gré de Rome ; les recommandations secrètes de Philippus à Agépolis achèvent de les confirmer dans cette idée. Dinon et Polyarate envoient donc, pendant l’hiver de 169-168, un de leurs agents, Métrodore, en Macédoine.

Il n’y avait là encore que la démarche privée d’un parti ; imposer mais bientôt la même fièvre gagne la majorité de la population. Déjà Métrodore peut parler à Persée des dispositions belliqueuses des Rhodiens. Puis, quand on met aux voix dans l’assemblée la question de savoir si Rhodes s’entremettra entre les belligérants, l’intervention est décidée : c’est une victoire des amis de la Macédoine sur les citoyens prudents qui aimeraient mieux ne pas hasarder dans une telle aventure le salut de la patrie. On ne s’en tient pas là : on se met à rechercher des alliances, celle de la Crète en particulier, comme si Rhodes allait vraiment appuyer par la force sa proposition d’arbitrage. Enfin lorsqu’arrive, ramenée par Métrodore, une ambassade de Persée et de Gentius destinée à offrir à Rhodes un rôle actif dans la lutte contre Rome, en vain Théétète insiste-t-il sur les graves périls de la situation : Dinon ose prendre hautement la parole en faveur de Persée ; on invite les envoyés de Gentius à la table des prytanes, et on répond officiellement aux deux rois que les Rhodiens vont user de leur autorité pour décider tout le monde à la paix.

En effet des députés partent à la fois vers Persée, vers Paul-Émile et vers le Sénat.[9] Cette dernière ambassade est évidemment celle que nous aurions le plus d’intérêt à connaître ; or nous ne savons bien ni à quelle date précise elle a été reçue, ni quelle a été à son égard l’attitude immédiate du Sénat. En tout cas, si on laisse de côté les variantes qui s’imposent selon qu’elle a obtenu son audience avant ou après Pydna, l’idée essentielle de sa communication reste toujours que Rhodes ne veut pas laisser durer davantage une guerre déjà longue et ruineuse pour son commerce[10] ; et de la réponse du Sénat il ressort avant tout qu’il juge la démarche faite en faveur de Persée, et que désormais il cesse de voir dans les Rhodiens des alliés.[11]

En somme, il serait certes exagéré de prétendre que les Rhodiens, dans ces circonstances, n’ont commis aucune faute ; mais leurs torts ont aussi été amplifiés à plaisir. En effet nous devons d’abord laisser de côté les attaques dirigées contre eux à l’origine : c’était le simple résultat de l’existence de deux factions dans leur république ; les agissements d’une minorité turbulente constituaient toute la matière des dénonciations, et le Sénat ne l’ignorait pas. Depuis le début de la guerre, le parti romain n’a cessé d’être le plus fort jusqu’à la fin de 169. A cette date seulement, un revirement se produit : Dinon et Polyarate arrivent alors à l’emporter, et, sous leur influence, Rhodes se laisse entraîner à des négociations avec Persée. Précisément, c’est l’époque où, sous les ordres d’Anténor, l’escadre macédonienne accomplit dans les Cyclades une brillante croisière, et où, loin de molester une flottille rhodienne qu’elle trouve à Ténédos, elle se montre pleine de prévenances pour ses commandants ; en même temps Persée vient de conclure une alliance en règle avec Gentius, et on le sait en pourparlers avec les Gaulois. Ses affaires semblent donc en excellente voie ; et, pour les Romains au contraire, on conclut de leur amabilité extrême, en 169, qu’ils sont fatigués de la lutte, et qu’ils éprouvent des craintes sur son issue. Tout cela nous explique assez bien les ménagements observés dès lors par les Rhodiens envers Persée, et l’espoir conçu par eux de s’ériger ou arbitres de la paix.

Sans doute, ce n’est pas à dire que Rome n’avait pas le droit de se montrer mécontente de cette attitude ; mais, on le voit, plus d’un fait contribue à atténuer la faute des Rhodiens. Ajoutons qu’il convient peut-être aussi de distinguer chez eux la responsabilité de l’ensemble du peuple et celle des chefs qui l’ont un instant dominé dans l’hiver de 169-168.[12] Enfin, pour ce qui est de l’ambassade même de 168, l’idée première, ne l’oublions pas, en a été suggérée par un consul de Rome ; une démarche analogue a eu lieu dans le même temps auprès de Persée ; et, si hautain qu’on veuille supposer le langage des députés rhodiens,[13] il n’a été, en tout cas, accompagné d’aucun effet.

Les choses ainsi ramenées à leur juste proportion, voyons la suite des événements. Dès que la bataille de Pydna est connue à Rhodes, le parti romain reprend immédiatement le dessus. A ce moment, des commissaires sénatoriaux, C. Popilius Lænas, C. Decimius et C. Hostilius, passent dans le voisinage, se rendant auprès d’Antiochus. Les premiers d’entre les Rhodiens vont les trouver ; ils les supplient de s’arrêter un instant dans leur île, pour se rendre compte par eux-mêmes de l’état des esprits, et de paraître dans l’assemblée. Là Popilius, d’un air farouche et d’une voix menaçante, se met d’abord à rappeler tout ce qui a été dit ou fait contre Rome soit par les partis en leur nom personnel, soit par l’État à titre officiel ; mais, après lui, Decimius, plus modéré dans ses paroles, reconnaît que la plupart des torts mentionnés par Popilius sont moins imputables au peuple lui-même qu’à un petit nombre d’agitateurs. Dès lors on ne s’inquiète pas tant de répondre aux accusations de Popilius que de convenir avec Decimius de la nécessité de punir les coupables. Sur le champ, on vote un décret condamnant à mort tous ceux qui seront convaincus de propos ou de démarches favorables à Persée ; et les poursuites ne se ralentissent pas, même quand, au bout de cinq jours, les ambassadeurs romains partent pour Alexandrie.

Si Rome avait voulu simplement se débarrasser des chefs de la faction macédonienne à Rhodes, cette démarche suffisait ; car, à l’arrivée de Popilius, les uns s’étaient suicidés, les autres s’étaient enfuis précipitamment ; et, pour ces derniers, elle n’avait qu’à les réclamer : elle était bien sûre qu’aucun peuple ne leur donnerait asile.[14] Mais elle nourrissait d’autres desseins : elle voulait faire des Rhodiens un exemple, pour apprendre à tout le monde grec la nécessité d’une obéissance absolue. De là l’extrême dureté de ses procédés envers eux à Rome.

En 167 les Rhodiens, fort inquiets de leur sort, envoient coup sur coup à Rome deux ambassades,[15] l’une sous la conduite de Philocrate, l’autre sous celle de Philophron et d’Astymède, pour y présenter leurs félicitations avec celles des autres nations, et pour justifier leur cité des fautes qu’on lui impute. Les députés se montrent d’abord en habits de fête : le Sénat leur fait répondre par le consul M. Junius qu’ils ont cessé d’être pour lui des amis et des alliés ; il refuse donc de les recevoir, et décide de ne leur offrir ni le logement ni les présents d’usage. Ces paroles les plongent déjà dans une perplexité, dans un découragement profonds ; mais de plus le préteur M. Juventius Thalna, dans l’espoir d’être chargé de l’expédition, prend l’initiative de proposer au peuple une guerre contre Rhodes. A ce nouveau coup, les ambassadeurs se couvrent de vêtements de deuil ; ils vont de maison en maison solliciter les principaux citoyens, et ils demandent avec instance qu’on veuille bien au moins les entendre avant de les condamner.

Quelques jours après, le tribun M. Antonius les introduit projet devant le Sénat : il arrache de la tribune le préteur belliqueux ; et Philophron d’abord, Astymède ensuite peuvent prendre la parole. Le discours d’Astymède, selon le témoignage de Polybe, était bizarre et peu concluant : il exagérait sans scrupules les services des Rhodiens, rabaissait ceux des autres peuples, et tirait son principal argument de l’indulgence témoignée à des villes plus coupables. Beaucoup de sénateurs demeuraient fort hostiles aux Rhodiens, en particulier les anciens consuls, préteurs ou légats en Macédoine ; Caton au contraire, dans cette occasion, plaida la cause de la douceur et de l’indulgence. Tite-Live s’est abstenu de reproduire sa harangue, parce qu’elle était insérée au livre V des Origines ; mais nous en retrouvons heureusement quelques passages dans Aulu-Gelle, qui les cite en réfutant à leur sujet les critiques trop sévères de Tiron, l’affranchi de Cicéron.[16] Plusieurs ont ici pour nous un intérêt particulier ; car ils nous montrent bien à quel point les faits précis manquaient à l’accusation.

Nous avons déjà remarqué précédemment que, si les Rhodiens, au dernier moment, ont pu accueillir avec faveur les ouvertures de Persée, ou le prendre avec les Romains sur un ton beaucoup trop haut, ils n’ont cependant commis envers ceux-ci, à proprement parler, aucun acte d’hostilité. Caton, dans son discours, le reconnaît pleinement : « Oui, dit-il, je le crois, les Rhodiens n’auraient pas voulu que la guerre se terminât pour nous comme elle s’est terminée, ni que le roi Persée fût vaincu. Mais les Rhodiens n’étaient pas seuls à former de tels vœux ; beaucoup de peuples, beaucoup d’États, à mon avis, les formaient également. D’ailleurs, parmi eux, qui nous dit que plus d’un ne partageait pas ces idées dans un tout autre désir que celui de nous voir essuyer un affront ? Ils craignaient que, si nous n’avions plus personne à redouter, si nous étions libres d’agir partout à notre fantaisie, du jour où nous serions seuls à commander ce ne fût pour eux la servitude : l’intérêt de leur liberté a, selon moi, inspiré leurs sentiments. Quoi qu’il en soit, les Rhodiens n’ont jamais officiellement prêté leur secours à Persée. Songez combien, dans nos affaires privées, nous poussons plus loin la défiance : l’un de nous se juge-t-il attaqué dans sa fortune, il lutte avec la dernière énergie pour la défendre ; les Rhodiens, eux, ont tout enduré.[17]

L’orateur insiste avec force sur ce point. « L’adversaire le plus acharné des Rhodiens les accuse d’avoir voulu être nos ennemis. Mais est-il un seul d’entre vous, s’il s’agissait de lui-même, qui croirait mériter un châtiment parce qu’on l’accuserait d’avoir voulu mal agir ? personne, je suppose ; car, pour moi, je ne l’admettrais pas. » Il éclaire sa thèse par des exemples : la loi ne punit pas le citoyen qui a voulu posséder plus de 500 arpents ; on n’accorde pas les honneurs à ceux qui ont voulu bien faire, s’ils n’ont rien fait en réalité. Enfin il termine par un trait mordant qui atteint à la fois Romains et Rhodiens. « Les Rhodiens sont orgueilleux, dit-on ; c’est un reproche que je désire n’entendre adresser ni à mes enfants, ni à moi. Admettons-le. Mais que vous importe ? est-ce là le motif de votre colère, qu’il y ait plus orgueilleux que vous ? » Evidemment un tel langage, chez un sénateur de l’autorité, de la gravité de Caton, suppose dans le réquisitoire dressé contre les Rhodiens bien peu d’arguments solides, et nous pouvons-être assurés qu’il s’y agissait avant tout d’un procès de tendances. Les Rhodiens néanmoins ne laissèrent pas d’essuyer force reproches ; en outre, on s’arrangea à dessein pour ne les traiter nettement ni en ennemis ni en alliés : le Sénat, disait-on, si ce n’était par égard pour quelques Rhodiens, ses amis, et pour les députés en particulier, savait bien, en toute justice, ce qu’il devrait faire de leur ville. Mais enfin, avec cette réponse telle quelle, ils pouvaient se regarder comme délivrés de leur crainte la plus grave, celle d’une déclaration de guerre. Philocrate partit sur le champ en porter la nouvelle à Rhodes, et là telle fut la joie d’avoir échappé à un anéantissement total qu’on vota en l’honneur des Romains une couronne de 20.000 pièces d’or.[18]

Il restait maintenant aux Rhodiens à régulariser leur situation vis-à-vis de Rome. Jusqu’alors, bien que leurs relations avec elle fussent vieilles déjà de cent quarante ans, ils s’étaient constamment appliqués à sauvegarder leur indépendance : ils avaient participé à la plupart des guerres engagées en Orient ; mais ils n’avaient jamais voulu s’embarrasser d’aucun serment, d’aucune convention proprement dite. Cette fois, ils comprennent la nécessité pour eux de renoncer à cette politique ; et, dès l’été de 167, en envoyant à Rome leur couronne, ils chargent une nouvelle ambassade, dirigée par Théétète et Rodophon, de solliciter du Sénat une alliance formelle. De ce côté, de terribles déboires les attendaient.

D’abord le Sénat, vers le temps de l’arrivée de Théétète, décrète l’affranchissement de tous les territoires cariens et lyciens attribués à Rhodes après la guerre contre Antiochus. Puis, de divers côtés, des révoltes éclatent dans les possessions de Rhodes sur la terre ferme : Caune s’unit à Cibyra, et Mylasa à Alabanda. Les Rhodiens en viennent à bout assez vite ; mais les vaincus s’adressent à Rome, et celle-ci, en 166 par exemple, ordonne aux Rhodiens de retirer leurs garnisons de Caune et de Stratonicée, bien que, de ces deux villes, ils eussent acheté l’une à l’Égypte et reçu l’autre des rois de Syrie.

Enfin l’ouverture d’un port franc à Délos ruine leur commerce dans une large mesure, sans compter que, dans leur ville, à Délos même, on ne les laisse pas maîtres de régler à leur gré les péages de leur port ni leurs autres questions d’intérêts.[19] Voilà évidemment autant de marques d’une hostilité systématique à l’égard des Rhodiens.

Quant à leur demande d’alliance, elle reste longtemps sans solution. Dans l’hiver de 167-166, leur ambassade est la seule à ne pas obtenir un accueil favorable : on affecte de la traiter avec dédain, et on ne lui fait pas de déclaration ferme pour l’avenir. En 166, Théétète meurt sans avoir pu, au milieu des lenteurs du Sénat, mènera bonne fin sa négociation. En 165, un nouvel ambassadeur, Aristote, essaie de la reprendre, en faisant valoir la promptitude avec laquelle sa patrie s’est conformée aux ordres relatifs à Caune et à Stratonicée ; le Sénat, dans sa réponse, évite de prononcer le mot d’amitié, et déclare qu’il ne lui convient pas pour le moment d’accorder satisfaction aux Rhodiens. En 164 seulement, il se laisse fléchir ; encore est-ce moins le résultat de l’éloquence d’Astymède et de la pitié excitée par lui en dépeignant les malheurs de Rhodes que du rapport du Tib. Gracchus, attestant que tous les ordres de Rome ont été exécutés, et les fauteurs de la défection condamnés à mort sans exception.

A partir de cette date, les Rhodiens rentrent dans la catégorie des alliés ordinaires, c’est-à-dire, en somme, des vassaux de Rome. Ils doivent solliciter comme une grâce, pour ceux d’entre eux qui ont des possessions en Lycie et en Carie, l’autorisation de les conserver ; et il leur faut aussi, en 163, l’assentiment du Sénat pour garder la ville de Calynda, qui, attaquée par Caune, s’est donnée à eux. Polybe n’a certes pas tort, après cela, de les déclarer quelque peu déchus de leur puissance.

Les exemples précédents nous ont assez montré avec quelle dureté Rome châtie les peuples qui ont commis des fautes plus ou moins graves envers elle.[20] Voyons à présent comment elle entend traiter ceux qui ne lui ont pas donné prise contre eux. Dans ce nombre, on n’hésite guère à ranger en première ligne le royaume de Pergame.

Depuis son arrivée au trône, c’est-à-dire depuis 197, Eumène II n’a pas cessé d’être l’agent le plus zélé des Romains en Orient : contre Antiochus, contre Philippe, contre Persée il a secondé leurs armées, ou, plus souvent encore, il a servi leur diplomatie ; et il a contribué de son mieux à hâter l’explosion de la dernière guerre. Les hostilités une fois engagées, il a tenu à y participer en personne. Dès le début de la campagne de 171, il a confié le gouvernement de ses États à un de ses frères, Philétairos ; lui-même est venu en Grèce avec les deux autres, Attale et Athénée ; et il a mis à la disposition de ses alliés des forces considérables, 6.000 hommes d’infanterie et 1.000 cavaliers. D’ailleurs, malgré la longueur et les difficultés de la lutte, son zèle ne s’est pas ralenti ; car jusqu’à la fin nous le voyons combattre à côté des Romains. En 169, il rejoint le préteur C. Marcius Figulus devant la presqu’île de Pallène avec vingt vaisseaux pontés, et il coopère aux divers sièges de la campagne ; pendant l’hiver de 169-168, une escadre pergaménienne bloque devant Ténédos des transports macédoniens ; en outre Eumène expédie à Attale, resté en Macédoine auprès de Q. Marcius Philippus, trente-cinq bâtiments chargés de cavalerie gauloise ; et, en 168, jusqu’à la bataille de Pydna, cinq de ses quinquérèmes se tiennent à Délos, d’où elles aident C. Popilius à protéger les navires marchands contre les coups de main de la flotte légère d’Anténor.[21]

Il semble donc difficile d’imaginer un ami plus fidèle. Cependant, dès 169, des bruits étranges commencent à circuler sur son compte : Eumène, dans le courant de l’automne, est allé féliciter le consul Philippus de son heureuse entrée en Macédoine, puis il est retourné à Pergame ; on raconte à Rome qu’il a quitté Philippus en assez mauvais termes, et que, indigné de n’avoir pas été autorisé à camper avec les légions, il n’a voulu ni laisser au consul la cavalerie gauloise qui l’accompagnait, ni envoyer aucun vaisseau au préteur commandant la flotte, malgré les réquisitions réitérées de ce dernier. Des commissaires, chargés sur la demande de Paul-Émile d’examiner avec soin l’état des affaires en Macédoine, reproduisent ces rumeurs devant le Sénat. « Eumène et sa flotte, disent-ils, comme si le vent seul les eut amenés, sont arrivés inopinément et repartis de même ; il n’y a pas à compter beaucoup sur les dispositions du roi ; par contre, la fidélité d’Attale est d’une constance à toute épreuve. »

Enfin, et c’est là le plus grave, on parle de négociations nouées entre Eumène et Persée. D’abord Eumène aurait fait sonder indirectement Persée par un de ses confidents, le Crétois Cydas. Celui-ci aurait eu dans ce bt.it des entrevues successivement, devant Amphipolis, avec un de ses compatriotes nommé Chimare, alors au service de Persée, et, devant Démétriade, avec deux Macédoniens, Ménécrate et Antimaque. Puis à ces tentatives indirectes auraient succédé des missions officielles. Persée aurait envoyé par trois fois Hérophon auprès d’Eumène, et entre les deux princes il se serait livré un assaut curieux de ruse et d’avarice. Eumène, sentant la lassitude des belligérants, aurait demandé à Persée 500 talents pour demeurer neutre pendant quatre ans, et 1.500 pour mettre fin à la guerre ; mais Persée n’aurait voulu consentir à des tels sacrifices qu’après en avoir recueilli le bénéfice ; et, chacun d’eux s’entêtant de son côté, il aurait été impossible d’aboutir à un accommodement.

Quoique cette tradition ait pour elle l’autorité de Polybe,[22] il est bien difficile d’y ajouter foi. Que, dans l’hiver de 169-168, il y ait eu des pourparlers entre Persée et Eumène : les deux rois en convenaient eux-mêmes. Seulement, disaient-ils, ils y avaient traité du rachat de leurs prisonniers ; et cette explication n’a rien d’invraisemblable. Nous admettrons fort bien encore que, vers le même temps, Persée ait appelé l’attention d’Eumène, comme celle d’Antiochus, sur le caractère envahissant de la politique romaine, et sur le danger que créerait pour tout le monde grec la ruine de la Macédoine. Mais ce qu’il faudrait établir, c’est qu’Eumène, sensible à ces raisons, s’est détaché, ou au moins a voulu se détacher de ses protecteurs.

Raisonnons d’abord à priori, et, pour un instant, supposons que l’amour de l’or lui ait fait oublier sa vieille haute contre Persée, et jusqu’à la tentative d’assassinat dont il a failli être victime à Delphes. Il ne doit toutefois compromettre ses intérêts. Or si, au temps d’Antiochus, il préférait partager la fortune des Romains, quelle qu’elle fût, plutôt que de rester seul en présence d’un voisin trop puissant, et si, récemment, il a jugé utile pour lui de susciter une lutte nouvelle entre Rome et la Macédoine,[23] va-t-il donc soudain changer de politique, au moment où il est près de voir aboutir les efforts de toute sa vie et où il a le droit d’en espérer les plus beaux avantages ? c’est déjà assez peu croyable.

Mais surtout, en fait, que trouvons-nous de solide dans les griefs élevés contre lui ? On lui reproche d’avoir refusé aux Romains le secours de son armée et de sa flotte ; or, nous l’avons montré, jusqu’au dernier moment il leur fournit des hommes et des vaisseaux. On essaie de distinguer sa conduite de celle d’Attale ; or, outre qu’Attale ne dispose pas à son gré des forces pergaméniennes, après Pydna Eumène et ses frères adressent en commun leurs félicitations au Sénat. Enfin, s’il est besoin d’un dernier argument, Tite-Live, si empressé d’ordinaire à adopter les traditions les plus favorables à sa patrie, est moins affirmatif que Polybe sur la culpabilité d’Eumène tout en reproduisant naturellement la version de ce dernier, il laisse percer des doutes qui ne sont pas dans l’historien grec. Persée, écrit-il, avait envoyé à Eumène un ambassadeur, sous prétexte de racheter ses prisonniers ; cependant il se tramait aussi des négociations plus mystérieuses, et, par là, Eumène pour le moment devenait suspect et odieux aux Romains, sous le poids d’accusations fausses, mais non sans gravité. » Bref il ne paraît rien y avoir de sérieux dans tout cela. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les premiers bruits répandus contre Eumène peuvent bien avoir été imaginés par les officiers de la flotte, après leur campagne stérile de 169 ; et le Sénat ensuite a été content de les recueillir, parce qu’ils servaient ses intentions secrètes.

En effet, aussitôt après sa victoire, il décide de changer complètement sa politique à l’égard de Pergame. Depuis le commencement du siècle, il n’avait pas cessé de soutenir et d’augmenter cet État, dans lequel il trouvait un auxiliaire précieux contre la Syrie et contre la Macédoine. A présent la Syrie, rejetée au-delà du Taurus, n’est plus guère à redouter, et la Macédoine vient d’être réduite à l’impuissance définitive. On n’a donc plus besoin de Pergame ; alors on oublie les services qu’on en a reçus : non seulement Eumène ne tire aucun profit de la ruine de Persée, mais on se met à le traiter comme l’a été Philippe de Macédoine après la défaite d’Antiochus. Philippe aussi avait prêté aux Romains un concours des plus précieux ; caresses et promesses lui avaient été prodiguées à l’heure du danger ; mais ensuite, sa puissance semblant trop considérable, on ne s’est souvenu de lui que pour préparer sa ruine : on a suscité des discordes dans sa famille, on a encouragé ses voisins à l’attaquer, on lui a multiplié les humiliations de toutes sortes. Les mêmes procédés vont être retournés maintenant contre Eumène, et, s’il est possible, avec plus de brutalité encore ; car on commence à y recourir, sans aucune période de transition, dès 167.

Au début de cette année, le frère d’Eumène, Attale, vient à Rome.[24] Plusieurs motifs expliquaient son voyage : outre le désir de présenter directement ses félicitations au Sénat, il avait à solliciter son appui contre les Galates qui avaient envahi le territoire de Pergame ; de plus, il nourrissait aussi l’espoir d’obtenir quelque récompense personnelle pour sa conduite pendant la guerre de Macédoine. A Rome, on n’ignorait pas son ambition : et, en conséquence, on songe à lui faire jouer en face d’Eumène le rôle qu’autrefois, en Macédoine, on a donné à Démétrius en face de Persée.

Attale n’avait jamais rendu aux Romains de service éclatant ; néanmoins on se porte à sa rencontre avec un empressement auquel lui-même ne s’attendait pas. Puis, lorsqu’il est enivré de cette réception dont il ne distingue pas la cause véritable, de grands personnages le prennent à part : ils l’engagent à laisser de côté l’ambassade dont l’a chargé son frère, et à ne songer qu’à lui ; car le Sénat, assurent-ils, a l’intention de lui constituer un royaume indépendant.[25] Attale, ainsi circonvenu, promet d’abord de parler dans ce sens. Mais un certain Stratios, qu’Eumène avait placé auprès de lui pour le conseiller, parvient à lui montrer le piège où on veut le faire tomber. Une fois introduit dans le Sénat, il s’abstient donc de rien dire contre son frère, et se contente de réclamer pour lui les villes de Maronée et d’Ænos. Le Sénat, persuadé qu’il réserve les questions les plus délicates pour une audience privée, fait droit à toutes ses demandes : il lui promet d’envoyer une ambassade chez les Galates ; il s’engage à lui donner Ænos et Maronée ; il le comble d’attentions et de présents. Mais quand, là-dessus, Attale quitte Rome sans avoir rien dit de ce qu’on espérait de lui, c’est chez les sénateurs une déception profonde, et tout de suite il leur faut une vengeance. En attendant mieux, ils reviennent sur leur parole au sujet d’Ænos et de Maronée : Attale n’est pas encore sorti de l’Italie que les deux villes sont déclarées libres.[26]

En somme, la première arme sur laquelle Rome avait compté pour ruiner la maison des Attalides lui échappait ; mais elle en trouvait une autre dans l’invasion des Galates. Ceux-ci avaient subitement attaqué le royaume de Pergame, en 168 ; et le Sénat, nous venons de le voir, avait promis à Attale d’envoyer sur place une commission. A ce moment, son intention était sans doute d’obliger les Galates à se tenir tranquilles ; mais, Attale se refusant à servir ses combinaisons, il en fut tout autrement. L’ambassade annoncée partit bien pour l’Asie, sous la conduite de P. Licinius, le consul de 171 : nous ne savons pas quelles étaient ses instructions ; seulement, comme le remarque Polybe, les événements postérieurs permettent assez bien de le deviner. L’ambassade arrive en Asie dans l’été de 167, et, sans tarder, elle se rend auprès du chef des Galates, Solovettius. Attale veut l’accompagner : on l’en empêche, sous prétexte que sa présence rendrait la discussion trop orageuse ; et Licinius, à son retour, déclare simplement que ses prières n’ont fait que rendre Solovettius plus intraitable. Tite-Live, à ce propos, ne peut retenir son étonnement, en songeant que des princes comme Antiochus et Ptolémée ont cédé aux représentations de Popilius, tandis que d’un petit roi barbare Licinius n’a rien pu obtenir. Nous ne serions pas moins surpris que lui, si nous n’avions des raisons de croire que, dans la circonstance, le Sénat désirait laisser avorter les négociations.

Sans doute jadis il avait convenu aux Romains de représenter les Galates sous les traits les plus noirs. « Leur naturel indomptable rendait inutile, disait-on, la défaite d’Antiochus, si on ne brisait pas leurs forces… La domination du roi de Syrie semblait aux nations de l’Asie plus tolérable que le caractère farouche de ces barbares intraitables, dont les ravages, toujours menaçants pour elles comme un orage, les tenaient dans de continuelles alarmes. Ils dévastaient les champs, mettaient tout au pillage, et permettaient à peine le rachat des prisonniers, réservant les enfants des vaincus pour leurs sacrifices humains. » En ce temps-là, il s’agissait de justifier l’expédition de Manlius Vulso ; mais à présent la thèse change. Les Galates, suscitant des ennuis à Eumène, font à merveille le jeu de Rome : ils deviennent dès lors gens à ménager, et l’on se garde bien de les malmener. En 165, la question n’est toujours pas tranchée ; les Galates ont des députés à Rome, et on leur garantit l’autonomie, s’ils demeurent dans les limites de leurs frontières sans envahir les territoires voisins. Enfin, en 101, c’est Eumène qui est représenté comme leur agresseur : Rome se pose en protectrice de leur indépendance, et elle en profite pour les agrandir sans cesse.

Cette question de la faveur accordée aux Galates nous a obligés à descendre jusqu’en 164. Mais, beaucoup plus tôt, dès l’hiver de 167-166, le Sénat s’est avisé aussi d’un autre moyen pour abaisser Eumène : il lui a infligé à dessein un grave affront public. Le roi voulait venir à Rome. Il n’y avait rien là d’extraordinaire : en 172, pour pousser à la guerre contre Persée, il avait fait une démarche semblable qui lui avait valu les distinctions les plus flatteuses ;[27] et maintenant, au moment même où il partait pour l’Italie, Prusias de Bithynie s’y trouvait et y obtenait un excellent accueil. Seulement son voyage jetait les sénateurs dans un grand embarras : refuser de le recevoir, c’était le traiter en ennemi déclaré, et, on le sentait bien, les raisons manquaient pour justifier une pareille sévérité ; d’autre part, lui donner audience, c’était reconnaître l’inanité des accusations portées contre lui, et on ne le voulait pas davantage. On eut recours alors à une mesure d’apparence générale : sous prétexte qu’on était fatigué de tant de visites princières, on rendit un décret interdisant pour l’avenir aux rois de venir à Rome.

En réalité, c’était là une loi d’exception, visant Eumène en particulier[28] ; et, si le Sénat tenait tant à lui interdire l’entrée de Rome, la cause n’en était pas simplement l’ennui qu’il éprouvait à entrer dans des explications difficiles : il calculait que l’humiliation du roi de Pergame serait vite connue de ses voisins, et qu’elle aurait pour effet de diminuer le zèle de ses alliés, comme d’augmenter l’ardeur de ses ennemis.[29] En conséquence, Eumène à peine débarqué à Brindes, on lui dépêche un questeur muni du nouveau sénatus-consulte, avec ordre, si le roi a des vœux à adresser au Sénat, de lui en demander communication, sinon de l’inviter à quitter l’Italie au plus tôt. On était alors en plein hiver ;[30] il était impossible, on le voit, de rendre l’injure plus sensible. Quant aux résultats de cette visite, ils répondirent parfaitement aux espérances du Sénat : en 164, nous trouvons Eumène en butte aux accusations des Galates, de Prusias et de plusieurs villes asiatiques ; on le dénonce comme rebelle aux ordres de Rome, on parle d’intrigues nouées par lui avec Antiochus, et le Sénat écoute avec complaisance toutes ces plaintes.

Voilà donc Eumène traité en ennemi pour cette seule raison que son royaume reste trop considérable, en un temps où Rome juge inutile de s’astreindre davantage à ménager personne. Les Achéens vont subir un sort analogue, parce qu’ils ont la prétention de ne pas abdiquer spontanément toute liberté.

Leur conduite, d’un bout à l’autre de la guerre contre Persée, a été irréprochable. En 171, à la prière de Q. Marcius Philippus, ils ont envoyé 1.000 hommes à Chalcis, pour garder cette place en attendant l’arrivée des troupes romaines ; et, les hostilités une fois engagées, un second corps, également de 1.000 hommes, est allé rejoindre le consul Licinius en Thessalie : il est même resté en service pendant l’hiver. En 170, Hostilius semble ne leur avoir rien demandé ; mais, en 169, nous les retrouvons en rapports suivis avec Q. Marcius Philippus. Par décret, ils ont décidé de mettre toutes leurs forces à la disposition des Romains : Polybe vient en informer le consul dès son entrée en Macédoine, et il en profite pour lui rappeler que, depuis le début de la lutte, ils n’ont jamais manqué d’obéir aux ordres de Rome. Cette année encore, ils font preuve d’une docilité parfaite : sur l’avis de Marcius, ils s’abstiennent de fournir les secours réclamés par Ap. Claudius Cento en Épire, comme de soutenir l’Égypte dans sa lutte contre la Syrie.

Bien mieux, pour l’amour de Rome, ils se sont réconciliés avec ses alliés. Depuis un certain temps, ils étaient brouillés avec Eumène. Dans l’hiver de 170-169, Attale, de son cantonnement d’Elatée, engage à ce sujet d’abord des négociations privées ; puis, le stratège Archon paraissant bien disposé, au printemps de 169 une ambassade officielle se présente de sa part dans l’assemblée de la Ligue ; et, malgré l’opposition, après un grand discours de Polybe, elle obtient le rétablissement de tous les honneurs accordés jadis au roi de Pergame, à l’exception seulement de ceux qui seraient contraires à la dignité ou aux lois des Achéens : un messager spécial, Télocrite, est chargé de porter le nouveau décret à Attale.

Enfin les Achéens n’ont entretenu avec Persée aucune relation. Sans doute il existait parmi eux des hommes qui, prévoyant les conséquences funestes pour la Grèce d’une lutte où se disputait en réalité la domination du monde, montraient peu d’empressement à y prendre part, et qui volontiers se seraient enfermés dans une neutralité chagrine. Jamais toutefois ils n’ont prononcé en public de discours dans ce sens ; jamais on n’a surpris ni correspondance ni émissaires adressés par eux à Persée ; et, après Pydna, si dans les papiers du roi on a saisi des lettres écrites par les chefs de plusieurs nations, il n’y en avait pas une seule provenant des Achéens : Rome elle-même en convient. Bref, on n’a absolument aucun acte à leur reprocher ; mais on ne s’embarrasse pas pour si peu : on s’en prend îi leurs intentions, cependant.

A vrai dire, dès l’hiver de 170-169, cette tendance s’est déjà fait jour. C. Popilius et Cn. Octavius, chargés de communiquer aux Grecs le sénatus-consulte relatif aux réquisitions, ont laissé entendre, en parcourant le Péloponnèse, qu’à leurs yeux l’abstention ne valait guère mieux que l’hostilité ouverte, et ils ont manifesté au moins l’envie d’accuser, entre autres, Lycortas, Archon et Polybe, non parce qu’ils s’agitaient contre Rome (la chose eût été impossible à prouver), mais sous prétexte que leur tranquillité actuelle ne répondait pas à leurs sentiments intimes, et qu’au fond ils surveillaient les événements et guettaient, pour se déclarer, une occasion favorable. A cette date, les Romains n’ont pas osé donner suite à leur projet ; seulement ils n’y ont pas renoncé. En vain les Achéens, inquiets d’une visite si menaçante,[31] ont-ils depuis multiplié les témoignages de leur bonne volonté ; après Pydna, on renouvelle contre eux les mêmes accusations. On répète, comme en 169, que le parti de Persée ne se bornait pas aux gens qui, par vanité, se sont posés en hôtes et en amis du roi : un bien plus grand nombre, dit-on, ont été secrètement dans ses intérêts ; sous couleur de défendre la liberté, ils n’ont cessé, dans les assemblées, de travailler contre les Romains. Et l’on conclut qu’il n’y a qu’un moyen de maintenir la Grèce dans le devoir : c’est de briser complètement les espérances de l’opposition, de façon à relever et à fortifier l’autorité des partisans avérés de Rome.

Il convient de le reconnaître, ce sont des Grecs qui, pour assurer leur tyrannie sur leurs compatriotes, ont pris l’initiative de ces calomnies, et poussé les Romains dans la voie des rigueurs injustifiées. Mais ceux-ci de leur côté n’étaient que trop disposés à agir de la sorte : la conduite adoptée par eux envers les Achéens le montre assez bien. En 167, à Amphipolis, les chefs du parti romain dans les divers États de la Grèce sont venus apporter leurs délations devant Paul-Émile et les dix commissaires ;[32] Paul-Émile, observe Polybe, ne les approuvait pas, et, pour son compte, il n’ajoutait pas foi à leurs dires. Néanmoins il accepte les listes de suspects dressées par ces hommes : pour tous les cantons autres que l’Achaïe, il expédie, par l’intermédiaire de leurs stratèges respectifs, aux malheureux ainsi désignés l’ordre de se rendre à Rome ; quant aux Achéens, comme il n’a aucune preuve de leur culpabilité, et qu’il les croit capables, ayant encore une certaine force, de ne pas obéir, et même de faire un mauvais parti à Callicrate, leur calomniateur avéré, il charge par exception deux commissaires, et des plus considérables, C. Claudius Pulcher et Cn. Domitius Ahenobarbus, de se rendre en Achaïe pour y protéger le traître, et pour y citer eux-mêmes, par édit, les victimes qu’il lui plairait d’indiquer.[33]

Que se passa-t-il exactement ensuite ? nous n’avons plus à ce sujet que le témoignage de Pausanias, et c’est là une autorité assez faible.[34] D’après lui les commissaires, une fois introduits dans l’assemblée de la Ligue, commencent par annoncer que les citoyens les plus haut placés ont, pendant la guerre, soutenu Persée de leur argent et d’autre façon ; en conséquence, ils demandent aux Achéens de décréter de suite, pour ce crime, la peine de mort, et ils se réservent de donner les noms des coupables après le prononcé de la sentence. Accepter une pareille procédure, c’était se livrer d’avance à l’arbitraire de Callicrate. Aussi les Achéens réclament-ils d’abord la désignation spéciale de chaque prévenu. Là-dessus, à l’instigation de Callicrate, les Romains osent déclarer que tous les anciens stratèges de la Ligue leur sont également suspects. Alors Xénon, un des hommes les plus considérés du pays, se lève indigné, et s’écrie : « Voilà donc l’accusation ; eh bien ! moi aussi, j’ai été stratège ; pourtant je n’ai rien à me reprocher, ni torts envers les Romains, ni manœuvres en faveur de Persée. Aussi suis-je disposé à subir un jugement devant l’assemblée des Achéens, et même devant les Romains. » Xénon parlait ainsi dans la conscience de son droit ; mais sa réponse était imprudente, et les Romains, à qui elle fournit enfin un argument à faire valoir, ne manquent pas de s’en emparer : sur le champ ils décident que tout Achéen dénoncé par Callicrate devra se rendre en Italie pour s’y justifier.

Tel est le récit de Pausanias. Peut-être, si nous possédions ceux de Polybe ou de Tite-Live, y aurait-il lieu d’en modifier quelque détail ;[35] l’ensemble pourtant paraît en être exact. Les Achéens, en cette circonstance, ont été victimes d’une comédie organisée entre Callicrate et les deux commissaires envoyés par Paul-Émile : ils n’avaient commis aucune faute, et cependant plus de mille d’entre eux se trouvent soudain déportés et internés en Etrurie ; toute tentative d’évasion de leur part, soit pendant le trajet, soit, plus tard, dans les villes où ils seront relégués, va être punie de mort ; et le Sénat les retiendra ainsi plus de seize ans sans jugement. « Jamais, remarque Pausanias, la Grèce n’avait encore été traitée de la sorte. Même au temps de la plus grande puissance de la Macédoine, ni Philippe, ni Alexandre n’avaient obligé leurs adversaires à se faire juger en Macédoine : ils leurs permettaient au moins de se défendre devant les Amphictyons.

La Syrie, après Rhodes et après l’Achaïe, peut nous fournir mêlée un dernier exemple des procédés dont les Romains entendent user désormais envers tous les peuples étrangers. Malgré les sollicitations des deux partis, elle ne s’est mêlée en rien à la dernière guerre ;[36] car, à la même époque, elle était engagée pour son compte dans une lutte sérieuse contre l’Égypte. De cette abstention on ne lui fait d’ailleurs pas le moindre reproche ; mais brutalement on lui arrache le fruit de ses victoires, pour la seule raison qu’il ne convient pas à Rome de l’en laisser jouir. Le détail de la campagne ne nous intéresse pas ici directement ; pourtant il nous faut au moins en exposer les grandes lignes,[37] si nous voulons bien saisir les phases successives de l’intervention romaine.

A l’époque où nous sommes, le trône de Syrie est occupé par Antiochus IV Epiphane (175-164), et celui d’Égypte par Ptolémée VI Philométor (181-140) ; les deux royaumes se disputent la possession de la Cœlé-Syrie et de la Phénicie. La querelle n’est pas nouvelle entre eux ; car sans remonter, comme le font les Syriens, jusqu’à Antigone, leur premier roi, qui, lors du démembrement de l’empire d’Alexandre, a possédé les provinces en question, sous le règne d’Antiochus III le Grand, le père du souverain actuel (222-187), elles ont encore donné lieu à deux guerres. L’Égypte les a d’abord conservées sous Ptolémée IV Philopator (222-205) grâce à sa victoire de Raphia, en 217 ; mais, sous Ptolémée V Epiphane (205-181), parvenu au trône à l’âge de cinq ans, elles les a reperdues par sa défaite au mont Panion, en 198. A ce moment, la paix a été scellée entre les deux maisons par le mariage de Ptolémée V avec Cléopâtre, fille d’Antiochus III ; seulement, dès la mort de cette princesse, en 173, l’Égypte, suscitant des chicanes sur la constitution de sa dot, émet la prétention de reprendre la Cœlé-Syrie et la Phénicie ; et, en fait, les hostilités, après avoir menacé un certain temps, éclatent en 170.[38]

Elles peuvent se diviser en trois périodes. La première est très claire : bien que l’Égypte ait cherché la guerre, elle n’a cependant à sa tête aucun homme de valeur. Son roi, Ptolémée Philométor, ne manque pas de qualités, comme le montre la suite des événements ; mais il est dominé alors par ses ministres Eulaios et Lénaios, un eunuque et un ancien esclave syrien, qui ne sont autre chose que des brouillons et des présomptueux.[39] Antiochus ne tarde donc pas à remporter. Victorieux, une clémence habile lui concilie les esprits, et contribue beaucoup à lui livrer Péluse avec la plus grande partie de l’Égypte. Bien mieux, Ptolémée qui, sur les conseils d’Eulaios, veut se sauver à Samothrace, tombe entre ses mains. Cet événement est le signal d’une grave révolution en Égypte : les Alexandrins, continuant la résistance, offrent la couronne au frère et à la sœur de Ptolémée Philométor, Ptolémée Physcon (le futur Ptolémée VII Evergète II) et Cléopâtre.

Ici commence la seconde phase de la guerre (169). Antiochus, à cette nouvelle, change complètement d’attitude : il se pose en défenseur de Philométor, l’établit à Memphis, et, après une vaine tentative contre Alexandrie, il retourne en Syrie avec ses troupes, sauf une forte garnison laissée à Péluse. A ce qu’il semble, il comptait qu’après son départ la guerre civile allait continuer entre les deux Ptolémées, que les dernières forces de l’Égypte s’épuiseraient ainsi, et qu’il serait libre ensuite de lui imposer ses volontés. Son espoir se trouve déçu : Philométor, inquiet de voir Péluse, la clef de l’Égypte du côté de la Syrie, rester entre les mains d’Antiochus, se réconcilie avec son frère et sa sœur, et rentre sans opposition dans Alexandrie. Quand les Ptolémées annoncent à Antiochus la solution toute pacifique de leur différend, le roi, furieux, leur signifie qu’il tournera ses armes contre eux, si, dans un délai déterminé, ils ne lui ont pas abandonné l’île de Chypre et le territoire de Péluse.

Il met d’ailleurs sa menace à exécution : c’est la troisième période de la guerre (168). Sa flotte bat celle de l’Égypte devant Chypre ; lui-même, avec l’armée de terre, rentre dans Memphis, recommence la conquête du pays ; et, vers le temps de la bataille de Pydna, il se trouve de nouveau devant Alexandrie, quand l’intervention de Rome anéantit complètement ses espérances.

Les faits étant ainsi connus dans leur ensemble, il est assez curieux maintenant d’examiner à quel moment et de quelle façon Rome a jugé a propos d’y prendre part. La querelle, il est à peine besoin de le remarquer, ne la touchait en rien. Néanmoins, la Syrie et l’Égypte étant ses alliées, l’une et l’autre, dès l’ouverture des hostilités, lui adressent des ambassades, la Syrie pour dénoncer l’attaque dont elle est l’objet, l’Égypte pour parer à ce coup on demandant à renouveler son pacte d’amitié. Les deux députations sont reçues au commencement de 169 ; et comme, à cette date, le Sénat n’est nullement fâché, au contraire, d’une lutte qui occupe les deux royaumes, aux Égyptiens il distribue de bonnes paroles peu compromettantes, et aux Syriens il répond qu’il va charger le nouveau consul, Q. Marcius Philippus, d’écrire comme il convient à Ptolémée. C’est, nous l’avons vu à propos du sénatus-consulte de Thisbées, sa façon habituelle d’éviter les déclarations précises et de traîner les choses en longueur.

Si le Sénat était assez disposé à se désintéresser de ce conflit, Q. Marcius, lui, paraît s’en être effrayé davantage, et avoir considéré non pas tant l’affaiblissement réciproque des belligérants que le prestige dont jouirait ensuite le vainqueur. Dans cette pensée, il aurait peut-être été jusqu’à interrompre un instant la lutte contre Persée, afin de permettre à Rome d’imposer le statu quo aux deux peuples. En tout cas, il a dû encourager, dans l’été de 169, les Rhodiens à s’entremettre ; et, vers la fin de l’hiver 169-168, quand la guerre en arrive à ce que nous avons appelé sa troisième phase, que les Ptolémées réconciliés réclament le secours des Achéens, et que ceux-ci se montrent très disposés à le leur accorder, il s’entend avec Callicrate pour inviter la Ligue, au lieu de diriger des troupes sur l’Égypte et de contribuer par là à prolonger la lutte, à préparer plutôt un rapprochement entre les adversaires.

A cette époque d’ailleurs, le Sénat, lui aussi, commence à s’inquiéter de la question d’Égypte : il a envoyé de son côté une ambassade, sous la conduite de T. Nemesius, pour travailler à la paix. Ce n’était encore qu’une intervention discrète : Nemesius n’a rien obtenu du tout, et il est reparti sans insister. Mais, au printemps de 168, lorsque les députés de Ptolémée Physcon et de Cléopâtre viennent invoquer l’appui de Rome, et lui exposer que, si elle tarde, Antiochus sera bientôt maître de toute l’Égypte, y compris Alexandrie, le Sénat se décide à des mesures plus énergiques : C. Popilius Lænas, C. Decimius et C. Hostilius sont chargés de se rendre d’abord auprès d’Antiochus, ensuite auprès de Ptolémée, et de leur déclarer que, si les hostilités continuent entre eux, les Romains cesseront de tenir pour ami et allié celui des deux qui en sera cause. Bien entendu il ne s’agit pas là, comme le prétend Tite-Live, d’un élan soudain de sympathie pour la détresse des Alexandrins ; et l’explication de Polybe est assurément la bonne : Rome voit dans l’extension de la puissance d’Antiochus un fait dont les conséquences peuvent l’atteindre personnellement.

Dès lors les événements vont se précipiter. Si Popilius et ses collègues ne se rendent pas de suite en Égypte, c’est que la guerre contre Persée entre précisément dans sa période décisive, et que, dans ces conditions, ils préfèrent attendre un peu avant de présenter leur insolent ultimatum. Ils restent donc à Délos jusqu’à la bataille de Pydna ; mais, le triomphe de Paul-Émile une fois assuré, ils reprennent la mer et ils vont trouver Antiochus devant Alexandrie. Là se place l’épisode, si souvent rappelé par les auteurs anciens, du cercle de Popilius. A l’arrivée de l’ambassadeur romain, Antiochus le saluait et lui tendait la main : Popilius, sans répondre à ce geste amical, se contente de remettre au roi le sénatus-consulte qui lui enjoint d’évacuer l’Égypte. Antiochus, après l’avoir lu, déclare qu’il va assembler son conseil et délibérer avec lui sur une aussi grave résolution : Popilius alors, avec son bâton, trace un cercle autour du roi ; il le somme de se décider avant d’en sortir ; et celui-ci, effrayé d’un ordre aussi impérieux, et connaissant d’ailleurs l’écrasement de la Macédoine, se résout à obéir.

Faisons, si l’on veut, dans cette scène, la part de la rudesse personnelle de Popilius.[40] Il aurait pu mettre plus de formes dans l’exécution de son mandat ; mais il avait bien reçu du Sénat la mission de transmettre à un souverain allié un ordre humiliant, avec menace de guerre au cas où il refuserait de se soumettre. L’opinion publique ne s’y trompa point : pour tout le monde, il demeura clair que Rome venait d’arracher l’Égypte des mains d’Antiochus. Du reste Popilius semblait prendre à tâche de donnera son intervention le caractère le plus blessant. A Antiochus lui-même il fixe un délai très court pour évacuer l’Égypte ; puis il se rend à Chypre, et ne quitte pas l’île avant que toutes les troupes syriennes en soient sorties. A l’égard des Ptolémées, son attitude n’est pas moins hautaine : il leur ordonne de livrer le Rhodien Polyarate, qui comptait trouver asile auprès d’eux,[41] et de remettre en liberté le Lacédémonien Ménalcidas, bien que celui-ci ait indignement abusé des malheurs de l’Égypte pour faire sa fortune personnelle. De tels procédés, dès l’année de Pydna, ne laissaient certes pas d’être assez suggestifs.

On voit, par les divers exemples que nous avons cités, quelles conséquences la ruine de Persée a entraînées pour tout l’Orient hellénistique.[42] Nous avons passé en revue les principaux peuples qui ont eu à souffrir de suite, coupables ou innocents, de la tyrannie des Romains ; il nous reste maintenant à rechercher ceux qui, par contre, ont tiré profit de la dernière guerre. Leur nombre est peu considérable ; et encore, parmi eux, un seul paraît-il avoir été bien traité par le Sénat sans arrière-pensée égoïste : c’est Athènes.

Depuis longtemps les Athéniens entretenaient de bons rapports avec Rome : au moment où se règle la nouvelle situation de la Grèce, ils ont d’abord essayé, nous dit-on, d’user de leur crédit on faveur d’Haliarte. Cette ville avait été détruite en 171 par C. Lucretius ; ils réclamaient sans doute pour ses malheureux citoyens l’autorisation de relever leurs murailles. Mais le Sénat ne l’entendait pas ainsi ; et même, dans l’hiver de 167-166 où il fait à d’autres ambassades un accueil bienveillant, il diffère à dessein sa réponse aux Athéniens. Ceux-ci alors se gardent bien d’indisposer leurs protecteurs en insistant davantage. N’obtenant rien pour les autres, ils changent complètement l’objet de leur ambassade, et soudain ils se mettent à solliciter pour leur propre compte : ils prient le Sénat de leur donner Délos, Lemnos, et en outre le territoire d’Haliarte. Leurs vœux sont exaucés en 166.

Cette décision — celle surtout qui regarde Délos — est assez curieuse à noter, si l’on songe qu’après la guerre contre Antiochus le Sénat, en présence d’une requête analogue, s’était borné à des promesses vagues, et finalement avait préféré étendre sur l’île sainte son influence personnelle. Sans doute, à la rigueur, on pourrait lui prêter maintenant l’intention de faire partager à un peuple grec, et le plus illustre de tous, la responsabilité des mesures prises contre d’autres États. Céder aux Athéniens Délos érigée en port franc, c’était les associer à la ruine du commerce rhodien, sans parler des prescriptions complémentaires, comme l’expulsion totale de la population indigène ; leur abandonner le territoire d’Haliarte, c’était rejeter sur eux l’odieux des obstacles opposés au relèvement d’une des plus vieilles cités de la Béotie. Mais, en fait, il ne s’agit pas ici de propositions plus ou moins astucieuses mises en avant par le Sénat : les Athéniens présentaient d’eux-mêmes leurs demandes, et on ne paraît avoir eu de doutes, parmi les Grecs, sur leur initiative fâcheuse dans ces circonstances. De même, dira-t-on qu’Athènes, au cours et surtout au commencement de la lutte contre Persée, a eu beaucoup à souffrir, et que Rome se croit tenue de lui octroyer quelque dédommagement ? Mais bien d’autres cités n’ont pas été plus ménagées, et cependant il n’est pas question pour elles de compensations.

En somme, dans cette occasion, si Athènes a bénéficié d’un traitement de faveur, elle a fort bien pu ne le devoir (en tenant compte naturellement de ce qu’elle est tombée beaucoup trop bas pour inspirer aux Romains la moindre crainte) qu’à son antique célébrité et à la sympathie que son nom inspirait à l’élite des sénateurs.

Il en va tout autrement pour les trois ou quatre autres peuples, nations admises alors dans l’amitié de Rome. Là il ne s’agit plus de philhellénisme, ni de récompenses proportionnées à une fidélité éprouvée ou à des services exceptionnels rendus contre Persée ; visiblement l’intérêt est la seule règle du Sénat.

Nous avons déjà parlé de sa bienveillance envers les Galates : jadis proclamés les plus farouches et les plus insupportables des barbares, ils sont l’objet à présent de beaucoup d’égards, parce qu’ils constituent pour Eumène une menace perpétuelle.

Prusias ne doit pas à une autre cause la réception dont il est honoré à Rome dans l’hiver de 167-166. Pendant toute la durée des hostilités, il a fort peu aidé les Romains. Au début, nous l’avons dit, son intention évidente était, en attendant les événements, de sauvegarder le plus longtemps possible sa neutralité. En 160 seulement, il est question dans Tite-Live de cinq vaisseaux fournis par lui à C. Marcius Figulus ; et encore, dans le même temps, hasarde-t-il en faveur de Persée une démarche semblable, sauf la différence de ton, à celle des Rhodiens. Néanmoins lui aussi, étant voisin d’Eumène, est capable de servir les projets de Rome. Alors, quand il vient en Italie, on envoie au-devant de lui un questeur jusqu’à Capoue, et celui-ci est attaché à sa personne pendant toute la durée de son séjour ; on lui assure, aux frais de l’État, des logements à lui et à toute sa suite. Introduit devant le Sénat, il réclame un territoire enlevé autrefois à Antiochus ; on lui promet d’examiner l’affaire avec bienveillance. On le comble de cadeaux, ainsi que son fils Nicomède ; on lui fournit, comme aux magistrats, les victimes et les accessoires nécessaires pour les sacrifices qu’il veut offrir à Rome et à Préneste ; on lui donne même, à ce qu’il semble, vingt vaisseaux de guerre provenant de la flotte de Persée ; et le questeur, qui est allé le chercher à Capoue, le reconduit en grande cérémonie jusqu’à Brindes. Voilà, pour un allié fort tiède, des attentions bien extraordinaires !

Mais l’exemple le plus frappant à cet égard est celui du roi de Thrace, Cotys. Lui est un ennemi avéré : jusqu’à la dernière minute il est resté l’allié de Persée ; et, signe manifeste de leur entente, les enfants des deux rois ont été trouvés ensemble, et faits prisonniers du même coup. Cependant, comme Cotys est difficile à atteindre,[43] et que d’ailleurs son concours peut se trouver utile un jour soit contre la Macédoine soit contre Pergame, il lui suffit d’envoyer à Rome une ambassade pour excuser sa conduite. Aussitôt son fils et ses autres otages lui sont rendus sans rançon, on nomme des commissaires sénatoriaux pour les ramener en Thrace, et à chacun de ses députés on offre un présent de 2.000 as.[44] Bien mieux, Cotys, enchanté de la faveur dont il est l’objet, s’avise à peu de temps de là de demander à Rome le territoire d’Abdère[45] ; il n’arrive pas à l’obtenir, grâce aux démarches pressantes d’Abdère et de sa métropole Téos ; mais, tout d’abord, c’est à lui qu’allaient les sympathies des sénateurs mêmes chargés d’être les patrons des Abdéritains.

En résumé, aussitôt après Pydna, si Rome continue à observer des ménagements envers certains pays, le nombre de ces privilégiés est très restreint, et, Athènes exceptée, c’est à des calculs intéressés qu’ils doivent la faveur dont ils jouissent encore. Par contre, presque tous les Grecs pâtissent de la défaite de Persée, et, pour les uns comme pour les autres, il n’y a aucun rapport entre leur traitement actuel et leur conduite passée : la politique romaine tourne à l’absolutisme et à l’arbitraire. Au reste, après tant d’exemples que nous venons de citer, il est aisé de nous représenter, d’une façon générale, ce que devient à ce moment la condition des peuples étrangers.

 

II

Considérons d’abord les rois : pour sauver leur couronne, ils sont obligés de s’abaisser aux flatteries les plus viles. Ainsi, rois en «ont en 168, à peine Popilius est-il rentré de sa mission d’Égypte qu’on voit arriver à Rome les ambassadeurs des princes entre lesquels il s’est interposé avec tant de brutalité. Les Ptolémées déclarent « qu’ils doivent au Sénat et au peuple romain plus qu’à leurs parents, plus même qu’aux dieux immortels ; car ce sont les Romains qui les ont délivrés d’un siège extrêmement pénible, et qui leur ont rendu le royaume de leurs pères dont ils allaient être dépouillés ». Il y a déjà là quelque hyperbole pour célébrer une intervention par où l’Égypte, après tout, n’a échappé à la suzeraineté de la Syrie que pour tomber sous celle de Rome. Mais les députés d’Antiochus se croient obligés à plus d’amabilité encore : ils protestent que « leur roi a jugé préférable à la plus brillante victoire une paix désirée par le Sénat ; il a obéi aux injonctions des ambassadeurs romains comme à un ordre des dieux » ; et, ajoutent-ils, « il aurait contribué de toutes ses forces à la guerre contre Persée, si on avait tant soit peu requis sa coopération ? ».

D’ailleurs les souverains orientaux ne sont pas seuls à s’exprimer de la sorte. Au même moment, Massinissa envoie l’un de ses fils, Masgaba, porter au Sénat ses félicitations : il le charge d’exprimer la confusion où il est de ce que Rome lui a demandé les secours dont elle avait besoin, au lieu de les exiger, et de ce qu’elle lui a remboursé ses fournitures de blé. « Il n’oublie pas, dit-il, qu’il doit au peuple romain la constitution et les agrandissements répétés de son royaume : content de l’usufruit, il sait que le droit de propriété demeure aux donateurs ; les Romains peuvent donc prendre sans le moindre scrupule les productions d’un territoire concédé par eux ». C’est là assurément de l’adulation ; mais, après Pydna, un tel hommage devient une nécessité. L’habile roi des Numides s’en est rendu compte ; et à Rome, notons-le, ses paroles semblent toutes naturelles : « Le discours de Masgaba, remarque Tite-Live, était agréable pour le fond des idées, et plus agréable encore dans sa forme. »

De semblables exemples nous expliquent, s’ils ne la justifient pas, la conduite de Prusias. Après la prise de Persée, il veut faire visite aux généraux romains : il s’habille à la romaine, met une toge et des chaussures italiennes, se rase la tête, se coiffe d’un bonnet d’affranchi, et, en se présentant ainsi affublé, il s’écrie en latin : « Je suis un affranchi de Rome. » Les généraux ne peuvent s’empêcher de rire, et lui conseillent d’aller à Rome. Il s’y rend en effet dans l’hiver de 167-166, et, devant le Sénat, il redouble d’humilité. Il commence par se tenir debout au bas de la porte, face à l’assemblée ; puis, abaissant les mains, il se prosterne devant le seuil et devant les sénateurs, en disant : « Salut, ô mes dieux sauveurs ! » Là-dessus il entre, et, pendant la séance, sa conduite ne se dément pas.

Polybe, à ce souvenir, ne peut contenir son indignation. Il ne trouve pas assez de mots pour accabler Prusias : « Après lui, écrit-il, il devenait impossible de pousser plus loin la lâcheté, le manque de virilité et la flatterie » ; il déclare inconvenant d’insister sur un pareil sujet ; et, contre son habitude, il termine par un mot aussi dur pour le Sénat que pour Prusias : « Le roi se montra digne du dernier mépris, et, pour cette raison même, il reçut une réponse favorable. » Le sentiment de Polybe se comprend sans peine[46] ; mais tel ne paraît pas avoir été celui des Romains ; car le récit des annalistes, où se reflète l’opinion des contemporains, ne contenait aucun blâme à l’adresse de Prusias. Tite-Live, en mentionnant aussi la version de Polybe, ne manque pas de noter la différence des deux traditions ; et, à en juger par la place et par l’importance relative qu’il leur accorde, il a l’air beaucoup plutôt de se ranger à la première. Pour lui comme pour les sénateurs du temps, l’attitude de Prusias répondait simplement à la situation : ce sont alors les relations normales des rois avec Rome.

La situation des petits États est plus lamentable encore : du côté des Romains, ils ne sont pas mieux traités que les rois ; et, en outre, pour leurs affaires intérieures, ils se trouvent livrés à la tyrannie, au moins aussi dure, des partisans de Rome. Ceux-ci, dès 168, commencent à laisser percer leur soif de vengeance. Vers la fin de cette année, Paul-Émile, dans son voyage à travers les principales villes de la Grèce, s’abstient avec soin de toute enquête sur les sentiments manifestés pendant la guerre par les cités ou les particuliers. Les Grecs, eux, n’observent pas la même réserve ; et en Étolie, par exemple, Lyciscos et Tisippos, sans parler de bien d’autres violences, massacrent sur le champ 550 de leurs ennemis. C’était en quelque sorte, un coup d’essai : on voulait voir la façon dont les Romains allaient l’accueillir. En effet la question, sur l’ordre de Paul-Émile, est portée à Amphipolis devant les commissaires sénatoriaux, en 167 ; mais là, loin de punir les Etoliens, on ratifie leurs actes.[47]

Naturellement une telle indulgence est interprétée partout comme un encouragement. Dès lors, d’un bout à l’autre de la Grèce, le parti romain s’abandonne à un orgueil insupportable ; nulle part l’opposition n’ose plus tenter la moindre résistance. Callicrate, Aristodamos, Agésias et Philippos en Achaïe, Mnasippos en Béotie, Chrémias en Acarnanie, Charops et Nicias en Épire, Lyciscos et Tisippos en Etolie deviennent les maîtres absolus de la fortune et de la vie de leurs concitoyens.[48] Tous d’ailleurs ont les mêmes instincts : ils emploient leur crédit auprès des Romains à mener contre leurs adversaires politiques une guerre sans merci. Alors les uns sont frappés de la hache, comme Archidamos en Etolie et Néon en Béotie ; les autres, comme le Rhodien Polyarate, sont poursuivis de ville en ville ; on cherche dans les papiers de Persée tout ce qui peut paraître compromettant ; la neutralité est tenue pour un crime ; à défaut d’actes on incrimine les intentions ; quantité de gens sont obligés de se rendre en Italie sous prétexte de s’y justifier, sans qu’on ait aucun indice de leur culpabilité ;[49] les ambassadeurs en mission n’échappent pas eux-mêmes à ces sommations, et les recherches s’étendent jusqu’à l’Asie. Bref, dans la Grèce entière, il s’établit un régime de délations et de coups de force qui, s’il atteint en 167 son paroxysme de violence, n’en continue pas moins ensuite à faire peser sur le pays une véritable terreur.

Du moment où, de tous côtés, les partisans de Rome détenaient ainsi le pouvoir, et où ils montraient tant d’empressement à persécuter les amis de la Macédoine, les rapports, semble-t-il, auraient dû être très amicaux entre Rome et les villes grecques. En réalité, ils ne diffèrent pas de ceux que nous avons constatés plus haut avec les rois. Bien entendu, aussitôt après Pydna, chacun à l’envi s’empresse de féliciter le vainqueur : au bout de peu de jours, Paul-Émile voit déjà arriver à son camp devant Pella une quantité de députations, la plupart venues de Thessalie, c’est-à-dire du pays le moins éloigné. Plus d’un an après, dans l’hiver de 167-166, les ambassades affluent encore à Rome : chaque État, petit ou grand, tient, comme les souverains, à y être représenté.

On va plus loin. L’habitude se répand parmi les Grecs d’apporter à Rome, pour les déposer dans le temple de Jupiter Capitolin, des couronnes d’or fort coûteuses : en 170, les Alabandiens en offrent une de 50 livres, et les Lampsacéniens une de 80 livres ; la même année, les Thisbéens n’obtiennent la restitution d’une certaine somme d’or confisquée chez eux par C. Lucretius qu’à la condition expresse d’en faire, eux aussi, une couronne ; en 169, les Pamphyliens se présentent devant le Sénat avec une couronne valant 20.000 philippes ; et, en 167, quand les Rhodiens, grâce à l’intervention de Caton, échappent à la déclaration de guerre qu’ils redoutaient, ils s’empressent également de voter une couronne du même prix.

Autre indice analogue : en Asie et en Grèce, on multiplie les temples en l’honneur du génie personnifié de la ville de Rome. Les Smyrniotes en ont donné le premier exemple, dès 195, après la défaite de Philippe, alors que la puissance de la Syrie n’était pas encore ébranlée.[50] Depuis, Antiochus IV Epiphane, le fils du vaincu de Magnésie, a au moins commencé à Antioche un sanctuaire magnifique de Jupiter Capitolin, où non seulement le plafond était doré, mais où les murailles mêmes étaient couvertes de lames d’or ; en 170, les Alabandiens rappellent qu’ils ont élevé un temple à là ville de Rome, et institué des jeux annuels pour cette nouvelle divinité ;[51] Athènes aussi a voué un culte à Rome, et il est vraisemblable d’en rapporter l’origine à la guerre contre Persée, en reconnaissance des avantages qui lui sont alors consentis ;[52] en 163, quand Rhodes est parvenue à se réconcilier avec le Sénat, elle dédie dans son temple d’Athéna une statue de Rome haute de trente coudées ; et, en 158, il est question, à Delphes, d’un sacrifice en l’honneur des Romains.

Rappelons-nous en outre les statues élevées aux généraux par les peuples mêmes qui ont eu à se plaindre de leurs procédés, comme par les Achéens à Q. Marcius Philippus.[53] Des faits de ce genre suffiraient à nous révéler, dans tout le monde hellénique, une sorte de vasselage à peine déguisé à l’égard des Romains ; mais nous pouvons encore mieux nous en rendre compte en comparant entre elles deux ambassades adressées par des villes grecques à Rome, l’une après Cynocéphales et l’autre après Pydna.

En 196 les habitants de Lampsaque songent à se faire garantir par le Sénat le maintien de leur constitution intérieure et de leur indépendance vis-à-vis des peuples voisins. De là la nécessité pour eux d’entreprendre un certain nombre de démarches, et cette perspective certes n’est pas sans les effrayer. En effet accepter la charge d’une pareille ambassade, c’est, dit-on, se dévouer. On a mis en avant les noms de plusieurs citoyens ; ils n’acceptent pas. Quelques-uns même, déjà élus à mains levées, se récusent par serment, en alléguant la longueur de l’expédition et l’excès de fatigues qu’elle entraînerait ; et, quand on trouve enfin un député de bonne volonté, Hégésias, on le loue de ne prendre aucun souci des périls du voyage. N’exagérons rien cependant. Ces ennuis nous sont précisés peu après : il s’agit simplement de l’effroi qu’inspire toujours dans l’antiquité une longue traversée, et de l’obligation qu’un tel déplacement impose de sacrifier ses intérêts personnels au bien de l’État.

De même, l’ambassade une fois partie, nous la voyons s’acquitter d’une série considérable de visites. En Grèce, elle s’arrête d’abord auprès de L. Quinctius Flamininus, qui commande la flotte romaine en qualité de propréteur, et elle réclame son assistance. Puis, en arrivant en Italie, elle rencontre le questeur de la flotte : elle s’efforce de se le concilier également. Ensuite, après être allée solliciter l’intervention des Marseillais, elle recommence naturellement devant le Sénat l’exposé de ses demandes. Enfin, avant de rentrer, elle doit encore venir trouver à Corinthe T. Quinctius Flamininus et les dix commissaires. Voilà bien des soucis pour Hégésias et pour ses collègues ; mais, il importe de le noter, partout ils obtiennent bon accueil. Le préteur Lucius leur promet, pour sa part, tout ce qu’ils réclament de lui ; le questeur écrit à leur intention une lettre qu’ils jugent fort utile, et qu’ils serrent précieusement avec leurs autres papiers. A Rome, si le Sénat, pour un certain nombre de détails, les renvoie à Flamininus et aux commissaires chargés surplace du règlement des affaires de Grèce, il leur donne du moins sur le champ une preuve de sa sympathie en les comprenant, à titre d’alliés, dans le traité passé par lui avec Philippe de Macédoine. Et, à Corinthe aussi, ils sont évidemment reçus avec bienveillance, puisqu’ils emportent des lettres pour les rois du voisinage. Bref, ils ont dû se résoudre à beaucoup de démarches, comme tous les solliciteurs ; mais partout chez les Romains ils ont rencontré des dispositions favorables, et ils n’ont été soumis à aucune humiliation proprement dite.

Considérons maintenant ce qui se passe trente ans plus tard dans un cas analogue. En 170 les Abdéritains, après avoir été indignement maltraités par le préteur Hortensius, avaient obtenu du Sénat la reconnaissance de leur autonomie Leur situation vis-à-vis de Rome paraissait donc excellente ; cependant, à la fin de la guerre contre Persée, Cotys, le roi de Thrace, profitant sans scrupules de  la faveur singulière dont il jouit, s’avise de réclamer pour lui leur territoire. Les Abdéritains doivent songer de nouveau à défendre leur liberté. Pour donner plus de poids à leur plaidoyer, ils en confient le soin à leur métropole, Téos, qui jouit spécialement de l’amitié de Rome.[54] Deux Téiens, Amumon et Mégathumos, prennent donc en mains cette cause ; et, comme ils réussissent clans leurs efforts, Abdère rend en leur honneur, probablement en 166, un décret semblable à celui des gens de Lampsaque pour Hégésias vers 196. Une copie en a été découverte à Téos : les considérants, où sont exposées les raisons de la reconnaissance d’Abdère, ne manquent pas, bien qu’assez courts, d’être fort instructifs pour nous.

On félicite d’abord les deux citoyens de Téos « de l’ingéniosité apportée par eux dans les diverses conférences tenues au sujet du territoire contesté, pour ne laisser échapper aucun des arguments capables de bien remettre les choses au point, et pour proposer sur chaque difficulté un avis à la fois conforme aux désirs des Abdéritains et pratiquement efficace ». Cet éloge ne nous apprend rien de précis ; mais la suite nous permet de les suivre au cours de leur voyage à Rome.

Dans cette ambassade, dit le décret, ils ont supporté pour notre peuple des souffrances morales et physiques» ; il ne s’agit donc pas simplement ici des ennuis d’une longue traversée. Et en effet, à Rome au iie siècle, comme en France au xviie siècle, l’excellence d’une cause ne suffisait pas, semble-t-il, à en garantir le succès ; les Téiens « ont fait visite aux grands de Rome, et ils se sont assuré leur bienveillance en venant tous les jours leur offrir leurs hommages ». Les grands, ce sont évidemment les principaux sénateurs, ceux qu’on supposait capables d’entraîner le vote de leurs collègues. Mais ce n’est pas tout : la ville d’Abdère a dans le Sénat ses patrons particuliers ; or « ils s’intéressent plutôt à la partie adverse, et c’est elle qu’ils sont enclins à soutenir ». Il faut donc « les disposer à secourir Abdère » ; les Téiens s’y emploient de leur mieux ; « ils se les concilient en leur faisant comparer le résultat que leur vote, dans les deux cas, aurait pour Rome, et aussi en se présentant régulièrement à leurs audiences, dans leurs atria ».

On voit tout le chemin parcouru depuis 196. A cette date les Lampsacéniens n’avaient à se préoccuper que de leur réception officielle devant le Sénat, et leur habileté consistait à se découvrir, dans la légende de Troie, une antique parenté avec Rome. A présent les Téiens ne sauraient plus échapper à l’humiliation de la salutatio : tous les matins, ils vont de maisons en maisons attendre le bon plaisir des sénateurs. Les relations des Grecs avec les Romains sont devenues celles de clients à patrons : on ne saurait, je crois, en trouver une marque plus frappante.

 

III

Nos idées étant ainsi fixées sur l’attitude adoptée par Rome are aussitôt après Pydna, il convient maintenant de nous demander si, par la suite, et en particulier jusqu’en 146, elle ne subit pas une nouvelle évolution.

Cette étude, pour être complète, devrait passer en revue tous les peuples helléniques, y compris l’Égypte, la Syrie, Pergame, la Bithynie, le Pont et la Cappadoce ; car désormais la politique romaine embrasse vraiment tout l’Orient. Un tel examen nous entraînerait trop loin de notre plan. Nous avons bien pu, dans les chapitres précédents, parler plus d’une fois d’Antiochus, d’Eumène ou des Ptolémées ; mais c’est qu’ils avaient contribué à provoquer les guerres soutenues par Rome dans la Grèce continentale, ou qu’ils y avaient pris part, ou qu’ils en subissaient immédiatement les conséquences. Désormais, comme ils ne doivent plus jouer aucun rôle dans les derniers soulèvements de la Macédoine et de la Ligue achéenne, nous les laisserons de côté, et nous nous bornerons à la Grèce proprement dite. Nous ferons exception seulement pour les témoignages épigraphiques ; étant donnée l’insuffisance des renseignements fournis par les auteurs (en effet, à partir de 166, Tite-Live nous fait entièrement défaut ; les dix derniers livres de Polybe sont plus mutilés encore que les précédents ; Diodore est en aussi mauvais état ; bref, nous en sommes réduits souvent à des indications fortuites et dispersées), nous ne négligerons aucune inscription importante, fut-elle d’Asie, si elle rentre dans une série dont nous avons d’autres exemples en Grèce, ou si elle se rattache à un ordre d’idées dont l’exposé ici est provoqué par les événements d’Europe.

En Grèce, à l’époque où nous sommes, il ne reste guère, comme État indépendant de quelque importance, que la Ligue achéenne. Une grave question, celle de ses otages, est alors pendante, et l’oblige à poursuivre avec les Romains de laborieuses négociations. En 167, au moment où plus de mille Achéens ont reçu l’ordre de se rendre on Italie, il semblait s’agir pour eux, on se le rappelle, d’une enquête et d’un jugement à subir : c’était la conviction de leurs compatriotes, et ceux-ci, dans cette pensée, patientent sans rien dire pendant plusieurs années. Vers 165 seulement, ne recevant aucune nouvelle, ils se décident à tenter une démarche auprès du Sénat ; mais lui, pour toute réponse, s’étonne ou feint de s’étonner qu’on lui demande de juger des hommes déjà condamnés dans leur pays. Il n’en était rien. Aussi, dès 164, les mêmes députés retournent-ils à Rome pour y déclarer formellement que les accusés n’ont été ni traduits devant l’assemblée fédérale, ni frappés d’aucune sentence, et pour supplier le Sénat de statuer sur leur sort : ils préfèrent, disent-ils, lui laisser ce soin ; mais, s’il en est empêché, il peut s’en remettre aux Achéens, qui s’efforceront de traiter les coupables selon leurs crimes.

Cette requête était assez embarrassante pour les Romains : juger eux-mêmes les prisonniers leur paraissait peu convenable ; mais les renvoyer sans jugement, c’était évidemment rendre une force nouvelle à l’opposition nationale. En conséquence, le Sénat se décide à ruiner d’un coup chez tous les Grecs l’espoir de la réintégration des proscrits : il adresse à Callicrate pour le Péloponnèse, et, pour les autres cantons, aux chefs du parti romain une réponse conçue dans ce sens : « Nous ne croyons utile ni pour nous ni pour vos cités que de tels hommes rentrent dans leur patrie. » Aussitôt le résultat répond à son attente : à la réception du message, c’est en Grèce un désespoir, un abattement général ; par contre les Charops, les Callicrate et leurs amis relèvent la tête avec plus d’insolence que jamais, et, pendant quatre ans, personne n’ose plus parler des internés.

En 160 les Achéens risquent une nouvelle tentative. Parmi leurs exilés de marque, deux seulement vivent encore, Polybe et Stratios ; ceux-là du moins, ils voudraient les sauver. Xénon et Téléclès se rendent donc à Rome. Ils ont l’ordre de recourir exclusivement aux prières, de façon à éviter les discussions irritantes ; mais toutes les précautions demeurent inutiles : le Sénat s’en tient à sa décision primitive.

Il faut descendre jusqu’en 155 pour trouver chez lui des dispositions plus favorables. Cette fois, Xénon et Téléclès étant revenus à la charge, l’affaire est mise en délibération. Trois groupes, dans le Sénat, sont en présence : les uns opinent pour le renvoi pur et simple des prisonniers, les autres y sont opposés, d’autres enfin consentent à décharger les Achéens de toute poursuite, mais veulent les retenir encore un certain temps. De ces groupes le premier est le plus nombreux ; il l’emporte sur chacun des deux autres pris isolément, mais non sur les deux ensemble. Dès lors l’issue du vote devait dépendre de la façon dont le préteur urbain, A. Postumius, président de l’assemblée, poserait la question. S’il avait mis aux voix l’une après l’autre les trois opinions, la libération des Achéens était prononcée par la majorité ; au lieu de cela, il demande simplement qui veut renvoyer, qui veut retenir les proscrits ? Les deux derniers partis s’unissent, et le premier se trouve en minorité : rien n’est changé à la situation des exilés.

Chose plus curieuse, il en est encore de même pendant quatre ou cinq ans. En vain les Achéens, encouragés par l’idée qu’une partie au moins des sénateurs a cessé de leur être hostile, envoient-ils une nouvelle ambassade avant la fin de 1552, puis une autre encore en 153 ; ils se heurtent toujours à un refus. Enfin, en 150 ils obtiennent gain de cause, grâce à l’intervention de Scipion Emilien, l’ami de Polybe, auprès du vieux Caton. Caton ne manque pas l’occasion de leur décocher un mot assez méprisant : « Eh quoi ! dit-il à ses collègues, nous passons une pleine journée, comme si nous n’avions rien à faire, à discuter sur de petits vieux Grecs, pour savoir s’ils seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux d’Achaïe. » Son avis toutefois entraîne la majorité : on vote le renvoi des Achéens,[55] et sans doute aussi celui de tous les autres Grecs déportés en 167.[56] Il y avait près de dix-sept ans qu’ils étaient retenus arbitrairement loin de leur patrie.

Rome, dans cette affaire, s’est donc montrée assez dure. Cependant il n’en faudrait peut-être pas conclure à une hostilité systématique ni surtout irréductible de sa part vis-à-vis de la Grèce ; il est, plus juste, je crois, de distinguer entre les années immédiatement postérieures à Pydna et la période qui est venue ensuite. Vers 164, Rome est certainement encore mal disposée pour les Achéens. C’est le moment où le Sénat fait connaître son intention formelle de garder les proscrits ; et à cette date aussi se place l’ambassade à la fois arrogante et malveillante de C. Sulpicius Gallus.

Ce personnage avait pour mission principale d’aller en Asie sonder les dispositions d’Antiochus et d’Eumène, et de s’assurer que les deux rois ne préparaient pas de concert la guerre contre Rome. Mais auparavant, dans le même voyage, il s’arrête en Grèce, ou il est chargé, d’une façon générale, d’observer l’état des esprits, et, en particulier, de trancher une question de frontières pendante entre Mégalopolis et Sparte. Il s’agit là des territoires situés vers les sources de l’Œnonte et de l’Eurotas, autour de Belmina, et qui, à cause de leur valeur stratégique, font l’objet de disputes perpétuelles entre l’Arcadie et la Laconie. Ainsi, sans remonter au delà du ive siècle, un tribunal constitué par Philippe II de Macédoine les a donnés à Mégalopolis ; Cléomène III les a reconquis pour Sparte ; mais ils sont revenus à Mégalopolis après la bataille de Sellasie ; Sparte les a repris sous Machanidas ou Nabis ; Philopœmen les lui a enlevés de nouveau en 188. A la fréquence de ces querelles, aux grands noms qui s’y trouvent mêlés, on devine l’importance que revêtait aux yeux des Grecs une telle contestation. Sulpicius au contraire la regarda comme une simple chicane sans intérêt, et il en renvoya le jugement à Callicrate. On y vit en Grèce une insulte pour les deux villes qui comptaient sur son arbitrage, et on en fut d’autant plus froissé que Callicrate était plus impopulaire auprès de l’ensemble de la nation.[57]

Il n’est pas sur que, dans cette occasion, Sulpicius ait en réalité voulu blesser les Achéens ;[58] mais son dessein de leur nuire n’est pas douteux dans une autre affaire. Depuis 189, avec l’agrément du Sénat, la ville de Pleuron, en Etolie, était rattachée à leur Ligue ; or, en 164, ses habitants viennent prier Sulpicius de leur rendre leur indépendance. Sulpicius, au mépris de la loi fédérale qui interdit aux membres de la confédération toute négociation privée avec l’étranger, leur permet d’aller à Rome plaider leur cause ; et là on fait droit, sans hésiter, à leur demande. Bien mieux, le Sénat envoie à son ambassadeur de nouvelles instructions, pour lui recommander de séparer de la Ligue le plus de villes qu’il pourra ; et Sulpicius y travaille en effet.[59]

Bref, en 164, Rome est bien décidée à traiter les Achéens sans ménagements, et tous les moyens lui sont bons pour les affaiblir. Mais, cette date passée, les relations des deux peuples s’améliorent d’une façon sensible. En 162, quand Démétrius, candidat au trône de Syrie, s’est enfui de Rome, les commissaires chargés de le surveiller doivent encore jeter un coup d’œil sur les affaires de Grèce. Après quoi, il n’est plus question d’ambassades romaines en Achaïe avant 148 ; et, même à ce moment, bien que les querelles aient repris au sujet du territoire de Belmina, que la Ligue se retrouve une fois de plus en conflit avec Sparte et qu’une guerre nouvelle menace d’éclater entre elles, le Sénat montre très peu d’empressement à intervenir.[60]

L’attitude de Rome n’est pas fort différente vis-à-vis de la Macédoine. Là, le régime imposé par Paul-Émile est loin de satisfaire tout le monde ; il se produit donc des troubles, parfois assez sérieux, comme à Phacos, où un certain Damasippos, vers 164, organise un jour le massacre de tout le Sénat du district. Au début Rome a l’œil sur ces mouvements : par exemple, en 164, Cn. Octavius, avant de se rendre en Syrie, reçoit l’ordre d’étudier l’état de la Macédoine, à la suite précisément des dissensions causées par l’organisation nouvelle du pays. Mais plus tard on se relâche bien de cette sévérité ; et, d’un excès tombant dans un autre, on en vient à une indifférence étrange. Vers 152, Démétrius, devenu roi de Syrie, fait conduire à Rome un certain Andriscos d’Adramyttion qui se prétend fils de Persée ; on n’y attache pas d’importance, et, peu après, on le laisse s’échapper. En 151, spontanément les Macédoniens prient Scipion Emilien de venir chez eux mettre un terme à leurs dissensions ; Scipion préfère se rendre en Espagne, et aucun Romain ne va s’occuper à sa place des affaires de la Macédoine. Il faut, en 149, le soulèvement de tout le pays à la voix d’Andriscos pour que Rome se décide à y envoyer Scipion Nasica ; encore ne croit-elle pas à la gravité de la situation : elle considère la mission de Nasica comme une tournée pacifique, où il pourra sans grande peine calmer les esprits.

La même observation s’applique aux autres États de la Grèce. Aussitôt après Pydna, Rome de tous côtés a soutenu énergiquement ses partisans : elle s’est prêtée avec une complaisance extrême à leurs vengeances, elle a accepté à peu près sans modifications leurs listes de proscriptions, et, en 164, si elle refuse de mettre en jugement les internés, si elle a tant de répugnance à les renvoyer dans leur patrie, c’est encore pour ne pas causer la perte de ses amis de Grèce. Quelques années après, un changement considérable se manifeste dans ses dispositions. Nous en trouvons un indice, entre autres, dans l’accueil très froid fait au jeune Charops.

Celui-ci, depuis la fin de la guerre contre Persée, domine souverainement l’Épire. Fort de la protection des Romains, appuyé par tous ceux des Epirotes qui n’éprouvent aucun scrupule à s’enrichir aux dépens d’autrui, il a commencé par supprimer ses adversaires les plus gênants ; puis, en menaçant les riches d’exil, il leur a extorqué une bonne portion de leurs biens ; sa mère Philotis prend part à ses exactions, comme autrefois, à Sparte, Apéga, la femme du roi Nabis, secondait les violences de son mari ; enfin il s’est avisé de traduire devant l’assemblée du peuple, à Phœnicé, les gens qu’il venait déjà de dépouiller, et, par crainte ou par corruption, il a obtenu contre eux des sentences de mort. Là-dessus, il se rend à Rome pour y faire sanctionner tous ses crimes. Mais alors, instruits de sa conduite, des hommes considérables tels que M. Æmilius Lepidus, grand pontife et prince du Sénat, et Paul-Émile, le vainqueur de Pydna, lui interdisent l’entrée de leur maison. Quant au Sénat, s’il consent à lui donner audience, il ne veut ni lui accorder ce qu’il demande, ni lui répondre rien de précis, et il parle d’envoyer une commission en Épire. Nous ignorons si cette commission partit réellement. En tout cas, l’affront infligé à Charops marquait chez les Romains un retour à des sentiments plus équitables ; et, bien entendu, la nouvelle en eut de suite beaucoup de retentissement.[61]

Cela se passait vers 162. En 157, la plupart des chefs du parti romain, Lyciscos en Etolie, Mnasippos en Béotie, Chrémias en Acarnanie, Charops en Épire, disparaissent coup sur coup ; le Sénat perd en eux des auxiliaires fort utiles à sa politique. Cependant il ne paraît guère se mettre en peine de les remplacer : à ce moment Polybe signale de divers côtés l’apaisement des discordes intestines, la reprise d’un ordre régulier, c’est-à-dire, en d’autres termes, la fin des tyrannies établies en 167. Rome non seulement n’y apporte aucun obstacle, mais elle travaille même parfois au rétablissement de la paix. Ainsi, en 150, elle charge une ambassade, allant en Illyrie sous la conduite de C. Marcius, de régler la situation de l’Épire, ce qui revient à détruire, au moins en partie, l’œuvre de Charops.

D’ailleurs elle ne cherche plus désormais à s’immiscer dans les querelles de la Grèce, ou, lorsqu’elle intervient, elle y apporte un esprit de justice et de bienveillance auquel, depuis Pydna, on n’était plus accoutumé. On le voit, par exemple, dès 159, à propos d’un incident soulevé par Athènes. En lui abandonnant Délos, en 166, le Sénat avait décidé que les habitants de l’île évacueraient le pays en emportant tous leurs biens. Ils étaient donc passés en Achaïe ; ils y avaient été inscrits comme citoyens, et, à ce titre, ils demandaient à être jugés, en cas de revendications vis-à-vis d’Athéniens, d’après les traités existant entre Athènes et l’Achaïe. Mais les Athéniens refusent d’accepter cette procédure ; les Déliens, pour se défendre, n’ont plus d’autre ressource que de recourir à la force, et, avec l’autorisation des Achéens, de saisir des gages sur les possessions athéniennes. L’affaire est alors portée à Rome en 159 ; le Sénat, malgré son amitié pour Athènes, sanctionne les mesures prises par les Achéens conformément à leurs lois.

De même, vers 156, la guerre éclate entre Rhodes et la Crète. Les Rhodiens manquent de chefs capables ; leurs gros navires ne savent pas se défendre contre les petits bateaux des Crétois, et ils éprouvent une série d’échecs. Rome reste d’abord étrangère à la lutte. Sans doute on peut songer qu’une telle rivalité sert ses intérêts ; que les Rhodiens, malgré leur déchéance, constituent toujours des concurrents redoutables pour son commerce maritime, et qu’en conséquence il subsiste chez elle quelque chose de l’animosité qu’elle leur témoignait si vivement dix ans auparavant. Sa neutralité ne serait donc que le voile d’une sourde hostilité. Mais alors elle devrait souhaiter la continuation de cet état de choses, et éviter soigneusement de gêner en rien les succès des Crétois. Or c’est le contraire qui a lieu. En 153, les Rhodiens, après s’être vainement adressés à la Ligue achéenne, se tournent vers Rome ; le Sénat prête une grande attention au discours de leur ambassadeur Astymède, et, sur le champ, il charge une commission d’aller mettre fin à la guerre.

Un dernier exemple est encore plus frappant : je veux parler de cette étrange question d’Oropos, dont l’origine remonte à 156, et qui, d’incident en incident, finit par devenir une cause, au moins indirecte, de la dernière guerre entre Rome et l’Achaïe. Polybe l’avait racontée en détail, et, pour plus de clarté, il avait tenu, en dépit de son système ordinaire de chronologie, à en grouper toute l’histoire ; malheureusement il ne nous est parvenu que la transition destinée à préparer son récit, et nous en sommes réduits au témoignage de Pausanias, qui est emprunté à une source assez médiocre. Voici, d’après ce dernier, comment les faits se seraient succédé.[62]

Depuis la guerre contre Persée, la situation financière des Athéniens était fort critique. En 156, ils imaginent, pour se procurer de l’argent, de se jeter sur la ville d’Oropos, alors placée sous leur dépendance, et de la dévaster. Les Oropiens vont se plaindre au Sénat ; et celui-ci, constatant l’existence d’un dommage injustifié, charge la ville de Sicyone de fixer l’indemnité qu’Athènes devra verser à Oropos. Les Athéniens ne se présentent même pas devant les arbitres ; ils sont condamnés à une amende de 500 talents. La somme était énorme : Athènes à son tour en appelle au Sénat, et confie sa défense à trois orateurs célèbres, Carnéade, Diogène et Critolaos, qui, en 155, obtiennent pour elle la réduction de l’amende à 100 talents. Néanmoins elle ne paie rien. Bien mieux, elle a l’habileté de faire accepter aux Oropiens une convention tout à son profit : elle mettra une garnison dans leur ville, elle recevra d’eux des otages ; mais, si elle donne prise à de nouvelles plaintes, elle perdra du même coup ces deux sortes d’avantages. A quelque temps de là, des soldats athéniens maltraitent des citoyens d’Oropos. Oropos dénonce le traité ; mais Athènes refuse de tenir sa parole, sous prétexte que la faute est imputable à la garnison seule, non au peuple athénien.

Cette fois, les Oropiens s’adressent à la Ligue achéenne. L’assemblée fédérale leur refusant d’abord son secours afin de ne pas se brouiller avec Athènes, ils promettent en secret 10 talents au stratège de l’année, le Lacédémonien Ménalcidas, s’il peut décider les Achéens en leur faveur. Ménalcidas y réussit en achetant lui-même, au prix de 5 talents, l’appui de Callicrate : on vote l’envoi d’un corps de troupes pour protéger Oropos. Mais les Athéniens ne tardent pas à l’apprendre : en toute hâte, ils se jettent de nouveau sur Oropos, dont ils achèvent le pillage ; les Achéens arrivent trop tard pour sauver la malheureuse ville, et, quand les chefs parlent d’une expédition contre Athènes, les soldats, notamment les Lacédémoniens, refusent d’obéir. En somme, Ménalcidas et Callicrate n’avaient rendu aucun service effectif à Oropos. Cependant Ménalcidas a l’audace d’exiger d’elle les 10 talents ; puis, malgré ses engagements, il s’abstient d’en verser la moitié à Callicrate. Dès lors, les choses se compliquent de plus en plus. Callicrate, pour se venger, accuse Ménalcidas, dès sa sortie de charge, de haute trahison, en invoquant contre lui des négociations entamées à Rome dans le but de séparer Sparte de la Ligue ; Ménalcidas ne se tire d’affaire qu’en offrant 3 talents de l’argent oropien à son successeur Diæos ; mais alors l’indignation des Achéens éclate contre ce dernier ; et lui, pour faire diversion, n’hésite pas à envenimer la querelle entre Sparte et la Ligue.

Tel est le récit de Pausanias. A vrai dire, certaines parties en paraissent bien invraisemblables, comme l’histoire de ce pacte extraordinaire consenti par Oropos, alors qu’elle a déjà eu à souffrir de la perfidie des Athéniens ; d’autres en sont certainement fausses. En effet on a retrouvé à Oropos même un décret rendu par cette cité en l’honneur d’un Achéen, Hiéron d’Ægeira, qui l’a soutenu de son mieux dans sa lutte contre Athènes. Or nous y apprenons, par exemple, que les députés d’Oropos, après s’être présentés d’abord devant l’assemblée ordinaire de la Ligue à Corinthe, puis devant une assemblée extraordinaire convoquée pour eux à Argos, ont fini, grâce à la Ligue, par recouvrer leur patrie, et par y rentrer avec leurs enfants et leurs femmes : nous voilà loin de l’inefficacité absolue, affirmée par Pausanias, de l’intervention achéenne. D’un autre côté, dans l’inscription Oropos est représentée comme récemment réduite en servitude par les Athéniens malgré sa situation de ville amie de Rome : elle n’était donc pas, dès 156, sous leur dépendance.

Ainsi, sur plus d’un point nous devons modifier la narration de Pausanias. Nous nous représenterons donc plutôt les choses de la façon suivante. En 156, Athènes, pressée par le besoin, pille la ville libre d’Oropos ; le Sénat reconnaît qu’il y a eu crime, et charge Sicyone de fixer les dommages-intérêts : ils sont évalués à 500 talents. L’année suivante, l’ambassade de Carnéade obtient la réduction de l’amende à 100 talents. Mais Athènes n’est pas plus disposée à payer 100 talents que 500 ; alors sans doute les Oropiens, pour se faire justice eux-mêmes, se jettent sur quelques bourgs de l’Attique, et les ravagent par représailles. Là-dessus les Athéniens recourent de nouveau aux armes, rentrent dans Oropos, en expulsent tous les habitants, et y établissent une clérouchie.[63] Maintenant les Oropiens s’adressent aux Achéens ; pour obtenir gain de cause, ils croient nécessaire d’offrir 10 talents au stratège de la Ligue. En réalité, ce sont surtout des citoyens désintéressés, comme Hiéron d’Ægeira, qui prennent en main leurs intérêts ; grâce au zèle de ces hommes, au bout de peu de temps ils sont ramenés dans leur patrie. Pour eux, l’affaire s’arrête là. Mais, chez les Achéens, les chefs n’arrivent pas à s’entendre sur le partage de l’argent qu’ils ont si mal gagné ; et, dans leur désir de se venger les uns des autres, ils soulèvent des questions brûlantes d’où va sortir la ruine du pays.

Quoi qu’il en soit de cette reconstitution des faits, ce qu’il nous importe de remarquer ici, c’est l’équité et la réserve de Rome pendant toute la durée de la querelle. Il s’agit d’une plainte portée contre Athènes, une de ses plus anciennes et de ses plus fidèles alliées. Jadis, en pareil cas, il lui est arrivé plus d’une fois de fermer obstinément les yeux ; or ici (comme déjà en 159, dans l’affaire de Délos) elle demeure impartiale : dès 156, elle déclare qu’Athènes à tort et doit payer une amende. Celle-ci une fois fixée par Sicyone, Rome prend sur elle de la réduire, parce que le chiffre en est exagéré ; mais désormais on ne la voit plus se mêler en rien à ce scandale. Oropos, après s’être adressée en premier lieu au Sénat, peut se tourner ensuite vers les Achéens ; les Achéous, de leur côté, peuvent contraindre Athènes à abandonner sa conquête ; le Sénat reste indifférent. Et, même quand les exilés achéens sont rentrés en Grèce, qu’ils jouent un rôle dans l’affaire, et qu’avec une maladresse insigne ils réveillent la question des rapports de Sparte et de la Ligue, Rome, nous le verrons bientôt, malgré les sollicitations dont elle est l’objet, hésite encore beaucoup à envoyer des commissaires en Grèce : c’est de sa part plus de discrétion non seulement qu’en 167, mais qu’en 185.

Tels sont, dans l’histoire des relations de Rome avec la Grèce, depuis 164 environ jusque vers 149, les principaux événements dont le souvenir est parvenu jusqu’à nous. A ces faits d’ordre politique nous pouvons, grâce aux inscriptions, en ajouter quelques autres. En effet les Grecs recouraient volontiers au Sénat pour toute espèce de chicanes, même d’un intérêt purement local ; or nous connaissons plusieurs arbitrages rendus dans ces circonstances. Malgré le peu d’importance des litiges en question, ils ne laissent pas d’être assez instructifs ; car non seulement ils nous prouvent l’extension de l’influence romaine, mais de plus ils nous permettent de juger dans quelle mesure Rome aimait à intervenir, et quels principes elle avait coutume d’appliquer dans ces sortes de causes. Nous allons donc nous y arrêter un instant ; et, pour augmenter un peu le nombre de nos exemples, nous nous permettrons de les prendre dans tout le monde grec, et de descendre d’une dizaine d’années plus bas que 146 : la chose ici n’a pas d’inconvénients.

Durant cette période, les documents conservés se rapportent tous à des contestations soulevées entre deux villes au sujet d’une parcelle de territoire.[64] Quelquefois Rome tranche elle-même le différend. Ainsi, entre 150 et 146, deux bourgs de Thessalie, Narthakion et Mélité, se disputent un domaine public et une lande déserte ; un sénatus-consulte les attribue à Narthakion. De même, le sénatus-consulte de Priène, en 136, donne raison à Priène contre Samos. Mais le plus souvent le Sénat laisse à une commission le soin d’examiner sur place les difficultés et de prononcer le jugement.

Il n’y a rien là de contraire à ses habitudes : à diverses reprises, nous l’avons déjà vu s’en remettre ainsi à des magistrats en mission. En 196, quand les habitants de Lampsaque lui demandaient de garantir leur indépendance, il a simplement décidé par lui-même qu’ils seraient compris dans le traité conclu avec Philippe ; pour le reste, il les a renvoyés à Flamininus et aux dix légats. En 170 également, quand, à Thisbées, le parti romain voulait faire prononcer contre ses adversaires l’interdiction de rentrer dans la ville et d’y recouvrer leur situation, le Sénat s’est contenté d’écrire au consul A. Hostilius et de lui donner pleins pouvoirs. En matière de délimitation de territoires, il va plus loin encore : il confie volontiers l’arbitrage à des commissions étrangères. Nous en avons un exemple ancien, dès 190 : à ce moment, sous les auspices du Sénat et du consul M. Acilius, les hiéromnémons de Delphes sont chargés de réviser les frontières du domaine sacré. Par la suite, Rome fait régler de même d’autres discussions : en 143, par Mylasa entre Magnésie et Priène ;[65] en 139, par Magnésie entre Itanos et Hiérapytna ; un peu avant 135, par Milet entre Messène et Sparte.[66]

L’affaire entre Magnésie et Priène est celle où nous voyons le mieux la façon dont on opère en pareil cas. Les députés des deux villes se sont d’abord rendus à Rome, ou ils ont sollicité une audience du Sénat ; ils l’ont obtenue, et, introduits par le préteur M. Æmilius, ils ont exposé contradictoirement leur cause. Là-dessus, un sénatus-consulte a été rendu, dont le préteur adresse la copie aux habitants de Mylasa, et dont une bonne partie, entre autres pièces, nous a été conservée dans le dossier. Le Sénat refuse de rien prononcer directement : il décide que le préteur M. Æmilius investira des fonctions d’arbitre un peuple libre au choix des deux villes, si elles peuvent s’entendre entre elles, ou à son propre choix, si elles n’arrivent pas à s’accorder. Le peuple arbitre verra s’il y a lieu d’attribuer aux uns ou aux autres des indemnités ; mais c’est le préteur qui fixera le jour où les intéressés se présenteront pour les expertises. La procédure étant ainsi réglée, chacun n’a plus qu’à obéir : M. Æmilius écrit à Magnésie et à Priène qu’elles doivent se soumettre à l’arbitrage, et aux gens de Mylasa qu’ils ont à constituer un tribunal.[67] Il est curieux de constater l’empressement des Mylasiens eux-mêmes à suivre ces instructions : c’est le résultat, nous dit-on, de leur bienveillance naturelle, mais aussi de leur désir d’obéir au décret du Sénat et à la lettre du préteur. D’ailleurs le jugement une fois rendu, la ville de Magnésie, qui l’emporte, ne manque pas, de son côté, d’associer le nom du préteur à celui des dieux dans l’expression de sa reconnaissance.

Il n’en va guère différemment en Crète pour Itanos et Hiérapytna. L’arbitrage est déféré aux habitants de Magnésie en vertu d’un décret du Sénat à eux transmis par une lettre de son président, le consul L. Calpurnius Pison ; ce dernier détermine à l’avance comment tout devra se passer ; et Magnésie se conforme au programme ainsi tracé, en invoquant sans doute l’excellence et l’ancienneté de ses relations avec la Crète, mais en premier lieu sa volonté d’être agréable aux Romains.

Nous pouvons, d’après ces deux exemples, nous représenter l’ensemble des affaires de ce genre : Rome, même quand elle confie le jugement à un peuple étranger, garde toujours la haute main sur les diverses opérations de l’arbitrage. Bien mieux, en pareil cas elle prend soin de stipuler d’avance quelle base les arbitres auront à adopter dans leur sentence. Pour Magnésie et Priène, Mylasa devra attribuer le territoire contesté au peuple qui s’en trouvait détenteur au moment ou le pays est entré dans l’alliance de Rome ; les bornes seront placées en conséquence. Pour Itanos et Hiérapytna, le sénatus-consulte porte que Magnésie fixera la possession, l’occupation et la jouissance de la terre et de l’île en litige, conformément à ce qui existait la veille du jour où a éclaté la guerre qui a motivé l’envoi en Crète de Serv. Sulpicius et de son ambassade. Pour Messène et Sparte, la question se ramène à rechercher les titres de propriété des deux villes à l’époque où Mummius était en Achaïe. Bref, en règle générale, Rome néglige à des jugements rendus au temps de l’autonomie de la Grèce ; et, comme si pour tous les peuples une ère nouvelle datait de son intervention, elle affecte de tenir pour le meilleur de leurs titres l’état de leurs possessions lorsqu’ils sont entrés en relations avec elle.

Il y a là une sorte de principe, et nous le trouvons plus tard nettement formulé par César dans son entrevue avec Arioviste. « C’est, dit-il, l’habitude du peuple romain de ne laisser ses alliés et ses amis subir aucune perte sur leur avoir personnel, et même d’augmenter volontiers leur crédit, leur puissance, leur considération. Mais, ce qu’ils ont apporté dans l’alliance du peuple romain, qui donc pourrait souffrir qu’on le leur enlevât ? » Cette théorie, on le voit, a déjà cours dès le milieu du iie siècle, et il faut des circonstances toutes particulières pour qu’il y soit fait une exception. Nous en connaissons une : dans la querelle entre Samos et Priène, Samos invoque le jugement prononcé par Cn. Manlius Vulso et les dix légats après la guerre contre Antiochus ; Priène, par contre, se réfère à un arrêt des Rhodiens rendu avec l’approbation des deux partis. D’après ses principes ordinaires, le Sénat, dans ces conditions, devait confirmer simplement l’arbitrage de Manlius ; il préfère s’en tenir à celui des Rhodiens. Mais la conduite de Manlius en Asie était des plus suspectes ; on savait qu’il n’avait reculé pour s’enrichir devant aucun moyen, et, sans doute sa partialité pour Samos était par trop évidente.

Il n’y a donc aucune conclusion à tirer de ce cas spécial et la preuve, c’est que désormais, dans les procès analogues, la grande habileté pour les Grecs consiste à faire intervenir de près ou de loin la mention de quelque magistrat romain. Ainsi, dans leur différend avec Mélité, les gens de Narthakion mettent en lumière qu’ils ont en gain de cause précédemment, en vertu des lois données par Flamininus et les dix légats à la Thessalie, lois confirmées ensuite par le Sénat ; cela suffit à assurer leur succès : « toutes les décisions conformes aux lois du consul T. Quinctius devront être maintenues, déclare le Sénat ; car il n’est pas facile de rapporter des décisions légalement prises. » Encore les Narthakiens parlaient-ils dans une assemblée romaine ; mais, même devant un jury purement grec, le nom de Rome sert aussi bien d’argument. Ainsi, a propos de l’affaire d’Oropos dont nous avons parlé plus haut, Hiéron d’Ægeira prend soin de rappeler devant les Achéens, d’abord dans l’assemblée de Corinthe, puis dans celle d’Argos, qu’Oropos est amie et alliée des Romains ; or le Sénat, à ce moment, a renoncé tout à fait à s’occuper de la question, et il ne cherche à exercer aucune pression sur les Achéens.

Nous saisissons ici sur le vif un trait qui a son importance : les Grecs redoutent de commettre aucun acte capable de déplaire à leurs puissants protecteurs. Cette crainte est alors fort répandue. Vers le même temps, en 153, quand les Rhodiens et les Crétois sollicitent à la fois le secours de la Ligue achéenne, en vain le peuple penche-t-il nettement pour Rhodes ; Callicrate objecte qu’il ne faut ni entreprendre une guerre ni envoyer de secours sans l’assentiment des Romains, et tout projet d’intervention active est aussitôt abandonné. Mais c’est encore dans un document épigraphique que nous trouvons la manifestation la plus frappante de cet état d’esprit. Elle l’est d’autant plus qu’il s’agit d’un roi, et d’un roi fort ami de Rome.

A une date qu’il nous est impossible de préciser exactement, en tout cas entre 159 et 138, le prêtre de Pessinonte (désigné seulement sous le nom traditionnel d’Attis) s’est plaint à Attale II d’attaques ou de déprédations commises contre son sanctuaire, et il lui a demandé un secours armé. Le roi, qui a eu avec lui une conférence à Apamée, était disposé à faire droit de suite à sa réclamation ; mais, après avoir discuté la question dans son conseil, où figurent, entre autres personnages, Athénée son frère, et Sosandros son frère de lait, il ne songe pas sans effroi à la sourde hostilité des Romains contre son prédécesseur Eumène II, et il décide de ne rien entreprendre sans les consulter. Sa réponse au prêtre mérite d’être citée.

« Le roi Attale au prêtre Attis, salut. — Si tu es en bonne santé, tant mieux : c’est mon désir ; moi, de mon côté, je vais bien. A notre arrivée à Pergame, j’ai réuni non seulement Athénée, Sosandros et Ménogénès, mais encore plusieurs autres de nos intimes, et je leur ai soumis l’affaire dont nous délibérions à Apamée. Quand je leur eus exposé l’avis auquel nous nous étions arrêtés, nous eûmes une discussion extrêmement animée. D’abord tous inclinaient vers notre sentiment ; mais Chloros mit en avant avec beaucoup de force la question de l’intervention des Romains, et il conseilla de ne faire absolument rien sans eux. Au premier moment, il eut peu de monde avec lui ; mais depuis lors, de jour en jour, à la réflexion, il nous touche davantage. Marcher sans les Romains, c’est, semble-t-il, s’exposer à un grand danger ; car, si nous réussissons, nous provoquons leur jalousie, leur froideur, leur défiance pénible, comme il est arrivé à l’égard de mon frère ; et, si nous échouons, notre perte est manifeste. Dans ce dernier cas en effet, ils ne s’inquiéteront pas de nous, mais ils nous verront avec plaisir engagés sans eux dans de grandes difficultés. Si au contraire (et puisse-t-il n’en être rien !) nous éprouvons quelque revers après avoir agi en tout avec leur assentiment, nous en obtiendrons du secours, et nous pourrons reprendre la lutte avec la faveur des dieux. J’ai donc décidé d’envoyer toujours à Rome des députés, pour y exposer de suite les questions en suspens, et, en même temps, de nous préparer avec soin, comme si nous devions nous tirer d’affaire par nous seuls... ! »

La fin de la lettre manque ; mais nous en avons assez pour nous rendre compte des préoccupations d’Attale, et de la terreur où il vit, tel le Prusias de Corneille, qu’on ne vienne à le brouiller avec la République.

 

IV

Résumons maintenant les conclusions qui se dégagent de cet ensemble de remarques. Sans doute, dans la période qui s’étend de 164 à 149, il est, facile de relever des ressemblances avec celle qui suit immédiatement Pydna. A diverses reprises nous avons encore constaté chez les Romains des procédés peu amicaux à l’égard des Grecs, et nous ne pouvons guère douter de l’état de demi-vasselage où ces derniers sont main tenus : l’autorité avec laquelle les Romains règlent les affaires du monde hellénique, comme le souci chez les Grecs de ne pas leur déplaire en sont également l’indice. L’histoire des royaumes hellénistiques, si nous avions le loisir de l’exposer ici, nous conduirait au même résultat. Rome garde toujours une certaine tendance à en revenir à sa politique traditionnelle, c’est-à-dire à surveiller de préférence les États auxquels il reste un peu de force, à entretenir chez eux les divisions, à protéger leurs ennemis pour se ménager des alliés dans leur voisinage, bref à faire passer volontiers dans ses rapports avec l’étranger l’intérêt de la République avant le souci de la justice. Il ne faudrait pourtant rien exagérer : il y a des restrictions à apporter à ce tableau.

Et d’abord Rome, disons-nous, continue à intervenir en Orient plus d’une fois : la chose est incontestable ; mais cette intervention, ce sont les Grecs souvent qui l’ont réclamée. Polybe le remarque à diverses reprises : par leurs discordes ils fournissent spontanément aux Romains le moyen de les affaiblir ; ils ne craignent même pas, pour perdre un ennemi, d’invoquer contre lui des griefs imaginaires ; et on y est à Rome si bien habitué qu’en 156, quand Attale se plaint des agressions de Prusias, le Sénat au début n’y fait pas attention, persuadé qu’Attale, désireux pour son compte d’attaquer Prusias, veut se ménager des prétextes, et qu’il calomnie le roi de Bithynie afin de le prévenir.

Autre observation importante : à côté des exemples de sévérité, il y a des exemples de douceur. Nous avons cité l’ambassade brutale de C. Sulpicius Gallus ; mais il existe aussi parmi les Romains des députés bienveillants, comme Tib. Gracchus.[68] Chargé en Asie de deux missions successives, en 105 et en 162, pendant la première il défend Antiochus IV et Eumène II contre ceux qui dénoncent leur hostilité secrète, il loue les dispositions de la Cappadoce, il affirme que les Rhodiens ont satisfait à toutes les exigences de Rome, et par là il leur rend les bonnes grâces du Sénat ; pendant la seconde il contribue beaucoup à faire reconnaître roi de Syrie Démétrius Ier. De même, en 164, M. Junius vante les mérites d’Ariarathe IV ; en 162, Tit. Torquatus et Cn. Merula s’efforcent d’empêcher les hostilités ouvertes entre les deux Ptolémées ; et, à Rome aussi, sans parler du rôle joué par Caton dans l’affaire des Rhodiens dès 167, puis dans celle des otages achéens en 150, nous avons vu, vers 162, Paul-Émile et le grand pontife Lepidus interdire leur porte au jeune Charops, pour marquer le mépris que ses crimes leur inspirent.

Dira-t-on que ces traits témoignent seulement de la bonté ou de l’honnêteté de quelques citoyens, et qu’ils ne prouvent rien pour l’ensemble des Romains ? Mais le Sénat lui-même, pris en corps, est loin de répondre toujours aux sollicitations dont il est l’objet, de profiter indistinctement des multiples occasions qui s’offrent à lui d’affaiblir les Grecs, ou de soutenir sans cesse et sans réserve ses partisans. Ainsi, après une période d’hostilité contre la république commerçante de Rhodes, dès 163 il lui confirme la possession de Calynda, et, vers 153, il va jusqu’à la soutenir contre les Crétois. En Épire, vers 162, il parle d’envoyer une commission d’enquête pour mettre un terme aux violences de Charops, le chef pourtant du parti romain. Athènes, une de ses plus fidèles alliées, trouve des bornes aussi à sa complaisance : en 150, il refuse d’appuyer sa résistance aux justes revendications des anciens habitants de Délos ; et ensuite, dans l’affaire d’Oropos, il se contente de ramener à 100 talents l’amende qu’elle a encourue. En Macédoine, il montre peu de zèle à se mêler des querelles intérieures du pays ; et, dans l’ensemble de la Grèce, lorsqu’après 157 bon nombre des chefs les plus dévoués à sa cause ont disparu coup sur coup, il ne cherche pas à les remplacer.

Il y a plus : même quand ses desseins secrets sont déjoués par les circonstances, ou que sa volonté est bravée ouvertement, il évite de pousser les choses à l’extrême. Par exemple, à partir de 162, il est décidé à détacher Chypre de l’Égypte, pour la donner à Ptolémée Physcon ; néanmoins il n’aide que fort mollement son protégé : celui-ci, malgré deux guerres, non seulement n’arrive pas à entrer en possession de l’île, mais, s’il garde la Libye et Cyrène, il le doit avant tout à la bonne volonté de son frère. Par contre, Philométor, au lieu d’être abattu, ajoute un instant, en 146, la couronne de Syrie à la sienne ; et, peu après, comme c’est Physcon qui lui succède (en prenant les noms de Ptolémée VII Evergète II), toutes les provinces égyptiennes se trouvent de nouveau réunies sous un seul sceptre. De même, depuis 169 le Sénat n’a guère cessé de tenir Eumène II en suspicion ; le roi cependant meurt en 159, sans avoir rien perdu de ses États. Vers 157, la Cappadoce semble divisée à jamais en deux parties ; or, deux ou trois ans plus tard, Ariarathe V de nouveau en est le seul maître, ce qui ne l’empêche pas de rester en excellents termes avec Rome. La faiblesse du Sénat vis-à-vis de la Syrie est plus remarquable encore : en 164, Octavius, chef d’une ambassade officielle, est assassiné ; sous prétexte de tenir les Syriens dans l’incertitude du châtiment, on laisse le meurtre sans vengeance. Là-dessus, en 162, Démétrius s’enfuit de Rome contre la volonté des Romains et s’empare du trône (Démétrius Ier) ; après quelques hésitations, on se décide à le reconnaître, et, pendant tout son règne, on se borne à des témoignages assez vains de mauvais vouloir. Enfin, en Bithynie, on n’élève pas davantage de protestations contre Nicomède II, bien que, non content de poursuivre la lutte contre Prusias II malgré la défense du Sénat, il ait osé ordonner l’assassinat de son père pour s’emparer de son trône.

Voilà une série de faits où se révèle, chez les Romains, une attitude bien différente de celle que nous constations au temps de la bataille de Pydna. Elle s’accorde assez mal, on en conviendra, avec les marques d’extrême déférence dont les Grecs continuent à accabler les Romains. Dès lors nous pouvons nous demander si, dans, ces hommages, il n’y a pas lieu de faire très large la part du caractère grec. A l’époque où nous sommes parvenus, il était impossible pour tout esprit raisonnable de ne pas sentir qu’il existait entre Rome et les États helléniques une différence de forces écrasante ; on n’avait pas oublié non plus avec quelle rudesse le Sénat, aussitôt après la défaite de Persée, avait fait sentir partout son autorité. Or la flatterie ne coûte pas beaucoup aux Grecs envers ceux qu’ils redoutent ; ils en usent donc et ils en abusent vis-à-vis des Romains. Mais il ne s’ensuit pas forcément qu’ils y étaient tenus, ni que leur condition allait toujours empirant.

Pour nous éclairer sur ce point, il serait curieux de trouver, dans des décrets analogues à ceux de Lampsaque ou d’Abdère, quelque nouveau récit d’ambassade. Je n’en connais malheureusement pas entre 166 et 146 ; mais il s’en rencontre deux une quinzaine d’années plus tard. Au moment du soulèvement d’Aristonicos, vers 132 ou 131, la ville de Cyzique est assiégée (par les Mysiens, à ce qu’il semble) ; elle songe à invoquer le secours des Romains, et un de ses citoyens, nommé Machaon, se rend d’abord auprès du fonctionnaire le plus rapproché, le préteur M. Cosconius, gouverneur de la Macédoine érigée en province depuis 148. Il est bien accueilli par Cosconius, et réussit, nous dit-on, à sauvegarder auprès de lui les intérêts de sa patrie. Néanmoins cette première démarche est insuffisante : il doit passer en Italie et s’adresser au Sénat. A cette occasion, le décret développe un peu plus son éloge : « C’était s’exposer à toutes sortes de dangers ; Machaon, une fois de plus, n’a voulu éviter ni fatigue (kakopaqia), ni péril ; il n’a tenu aucun compte des dommages qui en résulteraient pour lui ; son zèle lui a fait accepter l’ambassade ; et, après avoir exposé la situation de Cyzique, il a reçu une réponse favorable, comme le méritaient les bonnes dispositions de sa ville envers Rome et son propre dévouement à la chose publique. »

Vers le même temps, toujours pendant la période de troubles qui suit la mort du dernier roi de Pergame, Sestos est menacée par les Thraces. Elle aussi s’adresse aux Romains, aux légats chargés de régler la succession d’Attale III et aux généraux envoyés pour combattre Aristonicos : comme Cyzique, elle obtient gain de cause sur tous les points, grâce au mal que se donne pour elle son ambassadeur Ménas. De nouveau nous trouvons le mot kakopaqia. Mais ici, comme le décret est très long et très verbeux, nous pouvons le préciser par un autre passage : « Ménas, y est-il dit, dès son enfance a mis au-dessus de tout l’honneur de servir sa patrie : il n’a épargné ni dépenses ni frais d’aucune sorte ; il n’a décliné ni épreuves (kakopaqia) ni dangers. Il n’a pas pris en considération les pertes que subissent dans leur fortune privée les ambassadeurs d’une cité. » Ainsi encadré, le terme de kakopaqia s’éclaire assez bien : évidemment, il s’applique à des désagréments matériels, aux fatigues et aux ennuis de voyages longs et pénibles. C’est d’ailleurs sa signification courante dans Polybe ; il n’en a pas d’autre dans les décrets de Cyzique et de Sestos. De plus, nous voyons par ce dernier que la kakopaqia n’est pas particulière aux missions remplies auprès des Romains ; car Ménas est loué aussi bien pour les nombreuses ambassades dont, au cours de sa carrière, il s’est acquitté auprès des rois du voisinage.

Ainsi, aux environs de 130, il n’est plus question, pour les ambassadeurs grecs à Rome, de souffrances morales, d’humiliations, de démarches avilissantes comme celles auxquelles les avocats d’Abdère, vers 167, devaient se soumettre tous les jours, confondus dans les atria avec la foule des clients et des affranchis. Sans doute, nous ne savons pas avec exactitude à quelle époque cette modification s’est produite dans les rap ports des deux peuples ; mais, étant donné qu’après 146 l’hégémonie de Rome en Orient n’a fait que se renforcer, et que, déjà avant cette date, nous avons, à plus d’un signe, constaté chez les Romains un retour de bienveillance à l’égard des Grecs, nous pouvons, je crois, nous représenter les ambassades envoyées vers 160 ou 150 d’après celles de Cyzique ou de Sestos beaucoup plutôt que d’après celle d’Abdère.

Bref, après 167, la sévérité de Rome vis-à-vis des Grecs ne va pas du tout en augmentant. Elle est très marquée aux environs immédiats de la bataille de Pydna ; mais, de bonne heure chez un certain nombre de grands personnages, puis un peu plus tard dans la politique même du Sénat, une amélioration sensible se manifeste. Il est difficile, pour un tel changement, d’indiquer une date précise ; car la détente n’a pas dû s’opérer brusquement, ni non plus dans le même temps pour les diverses parties du monde hellénique. Sur ce dernier point en particulier, il est nécessaire de tenir compte des préventions, fondées ou non, de Rome contre certains princes, comme Eumène II et Démétrius Ier, ou de la peine qu’elle éprouve toujours à revenir sur une décision une fois prise, comme dans la question des détenus Achéens. Pourtant, d’une façon générale, on peut admettre que dès 160 environ sa tendance à l’indulgence est déjà bien caractérisée.

Reste à nous demander la cause de cette évolution. Ici, on n’a pas manqué de prétendre qu’elle est indépendante de toute idée de philhellénisme, et que, par conséquent, il n’y a pas à lui en savoir gré. Rome, dit-on, se corrompt de plus en plus : devenue riche, elle répugne désormais à la guerre ; si elle ménage les royaumes hellénistiques de l’Asie, c’est qu’il lui en coûterait trop d’efforts pour leur imposer sa volonté, et son apparente bonté ne sert au fond qu’à masquer sa faiblesse ou son indolence.

Certes, tout n’est pas faux dans cette manière de voir. Cependant, notons-le bien, Rome est loin d’agir de même avec les peuples d’autre race. En Espagne, à partir de 154, elle s’engage dans une série de campagnes qui se prolongeront, à peu après sans interruption, jusqu’à la destruction de Numance, en 133 ; et tel est le caractère spécial d’acharnement de cette guerre qu’on l’appelle la guerre de feu. En Afrique, non seulement, dès 154 aussi, la ruine de Carthage est décidée sans provocation en séance secrète du Sénat, avec cette simple concession à l’opinion publique d’attendre un prétexte plausible ;[69] mais, en 148, à la mort de Massinissa, on s’attache sans plus de scrupules à morceler le royaume de ce fidèle allié : parmi ses fils, les trois mieux doués reçoivent l’un l’administration générale, l’autre la justice, le troisième le commandement de l’armée, et aux autres on distribue des villes et des territoires. Enfin l’exemple des Dalmates est peut-être plus probant encore. En 157, ils accueillent mal les représentations d’une ambassade romaine ; aussitôt on s’empresse de leur déclarer la guerre, et cela pour deux raisons : d’abord, parce que le Sénat, depuis l’expulsion de Démétrius de Pharos, n’a pas eu l’occasion de porter ses armes de ce côté, ensuite parce qu’il ne veut pas laisser les soldats s’efféminer dans une trop longue paix. En présence de tels faits, il devient difficile de douter que la Grèce, à cette époque, n’ait été réellement de la part des Romains l’objet d’une bienveillance exceptionnelle.

Au reste nous trouvons dans Strabon, à propos au moins de la Syrie, une explication de ce genre. Amené, dans son chapitre sur la Cilicie, à parler des pirates de ce pays, il esquisse en quelques mots leur histoire. Leur puissance, dit-il, date de Diodote Tryphon qui, après avoir usurpé le trône de Syrie, leur laissa toute liberté d’action afin d’obtenir leur appui. A ce moment, les Romains ne s’inquiétaient pas beaucoup de ce qui se passait au-delà du mont Taurus ; pourtant, comme le fléau s’aggravait rapidement, dès 143 Scipion Emilien est déjà chargé d’étudier la question ; plusieurs ambassades reçoivent ensuite des missions analogues, et toutes concluent que la cause essentielle du mal est dans la faiblesse des rois de Syrie. Le remède consisterait donc à arracher la Cilicie à ses maîtres débiles, et à se charger sérieusement de la police de la région. Mais en Syrie, après une période de troubles, la dynastie légitime a ressaisi le pouvoir ; et, comme le Sénat l’a reconnue officiellement, il a honte, observe Strabon, de la renverser. Ces ménagements dont il fait preuve envers la Syrie, nous pouvons, je crois, au moins après 160, les lui attribuer vis-à-vis de tout le monde grec.[70]

Bien entendu, nous ne prétendons pas pour cela qu’à un moment quelconque il ait voulu renoncer à son hégémonie sur l’Orient : la multiplicité des affaires qu’on lui soumet et la façon dont il règle les arbitrages nous montrent suffisamment le contraire. Il n’en reste pas moins une différence fort sensible entre l’attitude adoptée par lui vers 167 et celle qu’il observe dix ans après. Au moment de Pydna, il n’était pas de pays, ou peu s’en faut, qui, coupable ou non, n’eût à supporter de sa part les abus de pouvoir les plus criants ; maintenant au contraire, même dans des circonstances délicates, il prend visiblement à tâche d’éviter toute nouvelle guerre avec les Grecs. Jadis, depuis la lutte contre Antiochus et le soulèvement de l’Etolie, il paraissait avoir perdu confiance dans cette race inconstante, et n’être plus disposé à marquer aucune distinction entre elle et les autres peuples ; à présent, il oublie de nouveau en sa faveur les maximes ordinaires de sa politique ; et, tandis qu’il continue à les appliquer rigoureusement aux Espagnols, aux Carthaginois, aux Numides ou aux Dalmates, envers les Grecs il montre une indulgence remarquable : pourvu qu’ils consentent à marcher dans les voies qu’il leur trace, il paraît sincèrement disposé à leur laisser le reste de liberté dont ils jouissent. Bref, ses dispositions actuelles se rapprochent de celles que Flamininus avait fait triompher vers 194 ; et, cette fois encore, nous ne pouvons guère les expliquer que par une raison analogue, la renaissance de cette sympathie toute spéciale qu’on ressentait autrefois pour la Grèce.

 

 

 



[1] Liv., XLV, 27 (Sur le rôle précédemment joué par cette ville, cf. Liv., XLIV, 10 et 32).

[2] Liv., XLV, 31. Les faits incriminés se rapportent probablement à la brillante campagne navale d’Anténor, vers la fin de l’hiver 169-168, bien qu’ils ne soient pas mentionnés par Tite-Live à cette date (XLIV, 2S.29).

[3] Liv., XLV, 31. Cet Andronicus est absolument inconnu d’autre part ; M. Freemann propose de lui substituer Archidamos, et cette conjecture est approuvée par Hertzberg (trad. fr. I, p. 202, n. 1). Elle est au moins fort vraisemblable ; car il n’est plus question ensuite d’Archidamos, et il paraît naturel que son sort ait été lié à celui de Néon.

[4] Justin (XXXIII, 2) parle de sénateurs étoliens déportés en masse avec leurs familles et retenus fort longtemps en Italie : c’est probablement de sa part une confusion avec les 1.000 otages achéens. Il y a bien eu cependant aussi des Etoliens envoyés à Rome (Liv., XLV, 31).

[5] Plutarque nous dit bien que cette expédition répugnait au caractère doux et humain de Paul-Émile (Paul-Émile) ; mais Tite-Live ne fait allusion à rien de semblable.

[6] Elle exerce une sorte de protectorat sur Corcyre, depuis 228 environ ; puis, en 191, elle s’est emparée de Zacynthe, et, en 189, elle a aussi réduit Céphallénie à l’obéissance.

[7] Liv., XLIV, 29 (les Rhodiens décident d’intervenir) ; — XLIV, 35 (démarche auprès de Paul-Émile) ; — XLV, 3 (démarche auprès du Sénat).

[8] Liv., XLIV, 14-15. — Chose fort rare chez lui, à ce souvenir il laisse éclater son indignation personnelle.

[9] Pol., XXIX, 1. — Les ambassadeurs sont, à Rome, Agépolis, Diopès et Cléombrote ; auprès de Paul-Émile et de Persée, Damon, Nicostrate, Agésiloque et Télèphe. Nous n’avons aucun renseignement sur l’ambassade adressée à Persée. Celle qui se rend au camp de Paul-Émile y est fort mal accueillie : l’état-major du consul propose de la renvoyer simplement sans réponse (Liv., XLIV, 35).

[10] C’est le fond de leur discours dans la tradition des annalistes (Liv., XLIV, 14), comme dans le récit de Polybe (XXIX, 7 = Liv., XLV, 3). Seulement, d’après la première version, les Rhodiens parlent de prendre des mesures contre celui des belligérants qui ne voudrait pas cesser les hostilités ; d’après la seconde, ils déclarent se réjouir d’une victoire qui, en terminant la guerre, répond si bien à leurs vœux.

[11] D’après Claudius Quadrigarius, le Sénat, pour toute réponse, aurait lu aux députés rhodiens un décret rendant la liberté à la Carie et à la Lycie ; le chef de l’ambassade serait alors tombé évanoui (Liv., XLIV, 15). Cette scène de mélodrame, peu vraisemblable en elle-même, est d’ailleurs contredite expressément par Polybe (XXX, 5), qui place en 167 le sénatus-consulte affranchissant la Carie et la Lycie (cf. Tite-Live lui-même : XLV, 25). — D’après d’autres annalistes, dont Tite-Live ne cite pas le nom, on aurait déclaré aux Rhodiens que depuis longtemps Rome était au courant de leur entente secrète avec Persée ; qu’on en tenait maintenant la preuve certaine, et qu’on ne tarderait pas à traiter chacun selon son mérite (Liv., ibid.). — D’après Polybe enfin, on aurait fait remarquer aux Rhodiens que leur démarche, se produisant à ce moment, témoignait non de leur amour de la paix, mais de leur désir de sauver Persée : et on aurait évité de leur faire les présents d’usage (Pol., XXIX, 7 ; Liv., XLV, 3).

[12] Polybe lui-même formule cette réserve, au moment où il raconte l’ambassade de 168 (XXIX, 1). Et, un peu plus loin, dans ses considérations générales sur la conduite des principaux chefs grecs durant la guerre, il compte Dinon et Polycrate parmi les hommes qui étaient nettement favorables à Persée, mais qui n’ont pas pu décider leur pays à les suivre (XXX, 7).

[13] On trouve une allusion à l’arrogance de l’ambassade rhodienne dans le discours que Tite-Live prête à Astymède, en 161, pour défendre sa patrie (Liv., XLV, 23) ; mais ce discours, seulement indiqué dans Polybe (XXX, 4), est une composition de Tite-Live. — Les historiens modernes semblent dis posés a admettre sur ce point la tradition romaine, en remarquant que l’ambassade a dû être prise, en 168, dans le parti macédonien. Ce fait même n’est pas sûr ; car le chef de la députation envoyée à Rome, Agépolis (Pol., XXIX, 4), a déjà été ambassadeur en 169, alors que le parti romain dominait encore ; c’est lui qui a été si bien gagné par Q. Marcius Philippus.

[14] C’est ainsi que Polyarate, par exemple, malgré tous ses efforts, ne peut échapper à la vengeance de Rome. Il s’était réfugié en Égypte : Popilius le réclame à Ptolémée VI, qui le fait partir pour Rhodes. En route, il demande asile successivement à Phasélis, à Caune, à Cibyra : aucune de ces villes ne consent à le garder. Finalement, on le ramène à Rhodes, et de là il est envoyé à Rome (Pol., XXX, 9).

[15] Sur ces ambassades, cf. Liv., XLV, 20 à 26 ; c’est le récit le plus détaillé ; mais il manque un feuillet, dans le manuscrit, entre les chapitres 21 et 22. Pol., XXX, 4, et Diod., XXXI, 5. Pour l’ordre où ces événements se sont succédé, la relation de Polybe semble la plus exacte.

[16] Liv., XLV, 25. — Aulu-Gelle nous indique le motif de cette intervention de Caton : il était persuadé que la plupart des ennemis de Rhodes songeaient surtout à piller et à s’approprier ses richesses (VII, 3). C’est la même raison qui l’a déjà poussé à ne pas réduire la Macédoine en province. — Salluste explique d’une manière assez voisine le salut de Rhodes dans ces circonstances, mais en exagérant d’ailleurs le désintéressement et la mansuétude des Romains (Catil., 51).

[17] Caton (Jordan), Orig., liv. V : Oratio pro Rhodiensibus, 2.

[18] Polybe (XXX. 5} indique, comme valeur de cette couronne, 10.000 pièces d’or ; Tite-Live (XLV, 25), dit 20.000.

[19] Sur les conséquences pour Rhodes de ce nouvel état de choses, cf. plus loin.

[20] Encore ne connaissons-nous pas tous les faits de ce genre. Par exemple, Polybe (XXX, 1) signale à Cos, sous la direction d’Hippocrite et de Diomédon, l’existence d’un parti analogue à celui que Dinon et Polyarate représentaient à Rhodes. Nous pouvons tenir pour certain, même en l’absence de tout texte ancien, qu’il n’a pas échappé davantage à la vengeance de Rome. — De même Rome, nous dit-on, était irritée contre la Crète (Zonaras, IX, 24) : on devine ce qui a dû en résulter.

[21] Popilius ne quitte Délos, et ne renvoie les bâtiments alliés qu’après Pydna (Liv., XLV, 10 : il est question à tort, dans ce dernier texte, de vaisseaux athéniens).

[22] D’ailleurs, il convient de le remarquer, tout en admettant la version romaine sur les prétendus torts d’Eumène, Polybe, à un moment donné, se laisse aller à déclarer que le roi a rendu les plus grands services aux Romains, et qu’il leur a été d’un précieux secours dans la guerre contre Persée comme dans la guerre contre Antiochus (XXIX, 1 c).

[23] C’est lui en effet qui fournit aux Romains presque tous les griefs mis en avant par eux contre Persée.

[24] Sur cette visite, cf. Pol., XXX, 1 à 4 ; — Liv., XLV, 19-20.

[25] Cela rappelle tout à fait les entretiens mystérieux de Flamininus avec Démétrius.

[26] Pol., XXX, 3. — Tite-Live, bien qu’il reproduise à peu près le récit de Polybe, laisse de côté cette mesquine vengeance du Sénat.

[27] A ce moment, on le jugeait digne de tous les éloges (cf. Liv., XLII, 5).

[28] On sait assez que, par la suite, elle fut violée plus d’une fois. Sans doute, à partir de 166, les rois, pour les affaires importantes, vont se faire le plus souvent représenter à Rome par des princes de leur famille. La règle cependant n’est pas sans exception. Par exemple, sans dépasser la date de 146, des rois momentanément détrônés sont reçus par le Sénat, comme Ptolémée VI Philométor en 161 (Val.-Max., V, 1, 1) et Ariarathe V en 157 (Pol., XXXII, 20). Ptolémée le Jeune (Physcon), bien que nommé roi de Cyrène, vient aussi à Rome à deux reprises, en 162 (Pol., XXXI, 18) et en 154 (Pol., XXXIII, 5).

[29] Cette explication est donnée par Polybe lui-même (XXX, 11).

[30] L’ensemble des faits est raconté par Polybe au livre XXX, chap. 17. Mais ailleurs il insiste en particulier sur ce détail (XXIX, 1).

[31] Cf., dans Polybe (XXVIII, 6), le récit de la réunion tenue alors par les principaux chefs achéens.

[32] D’une façon générale, sur la conduite du parti romain a ce moment, cf. p. 488 et sqq. — En Achaïe, il est représenté surtout par ce Callicrate, dont nous avons déjà constaté l’odieuse fourberie, dès 180 (cf. p. 233 et sqq.).

[33] Cf. Pol., XXX, 10 et Liv., XLV, 31. — Tite-Live se borne à peu près à traduire Polybe. Cependant il évite d’ajouter, comme lui, que Paul-Émile utilise les calomnies de Callicrate, tout en les méprisant et en n’y croyant pas. Une fois de plus, nous le surprenons à omettre les détails peu honorables pour sa patrie.

[34] Ainsi, sans sortir du même chapitre (VII, 10), Pausanias donne comme unique cause de la guerre contre Persée le désir qu’ont eu les Romains de venger leur allié Abrupolis, malmené par Persée : cela n’est pas pour nous inspirer une haute idée de sa pénétration. Quant au détail même des faits (autant que nous pouvons le contrôler), il ne signale la venue en Achaïe que d’un seul commissaire, et encore parce que Callicrate aurait su l’y décider. Pausanias, on le voit, ne s’est servi ni de Polybe ni de Tite-Live, et on peut douter qu’il ait fait un choix judicieux en leur préférant des sources différentes. — Autres erreurs de Pausanias : (à propos des discussions entre Sparte et Mégalopolis) ; (à propos de l’affaire d’Oropos).

[35] Par exemple, il est possible qu’après le discours de Xénon les chefs achéens aient déclaré d’un commun accord qu’ils acceptaient les termes de sa déclaration ; car incidemment Polybe les approuve, d’une façon générale, de s’être soumis au jugement d’un tribunal et d’en avoir couru tous les risques (XXX, 7).

[36] Les promesses magnifiques faites par Antiochus au Sénat et à ses commissaires, en 172 (Liv., XL1I, 29 ; cf. p. 400) ne semblent avoir été suivies d’aucun effet. D’autre part, au début de 168, Antiochus était bien trop occupé du côté de l’Égypte pour prêter l’oreille aux représentations, fort sages pourtant, de Persée (Liv., XLIV, 24).

[37] Le récit de cette guerre était morcelé dans Polybe, et malheureusement nous ne possédons qu’une partie des chapitres où il en était question (XXVII, 17 ; XXVIII, 1 et 15, fin ; XXIX, 1 et 7 a, fin). On peut le compléter par Tite-Live (XLII, 29 ; XLIV, 19 ; XLV, 10-13), et par Diodore (XXX, 2 et 14-19 ; XXXI, 1-2).

[38] D’après Diodore (XXX, 2), la guerre aurait commencé dès 171. Mais, à cette date, Tite-Live en parle seulement comme d’une éventualité à redouter (XLII, 29) ; et en effet Polybe ne place qu’en 170 l’ambassade d’Antiochus à Rome pour dénoncer les préparatifs, cette fois tout à fait menaçants, de l’Égypte (XXVII, 17).

[39] Leur déclaration de guerre à la Syrie, sans préparatifs sérieux, suffirait déjà à nous inspirer une idée assez médiocre de leur valeur. Mais de plus, dans le même moment, ils donnent mission à leurs ambassadeurs de mettre fin à la guerre entre Persée et Rome ! Ce dernier trait achève de nous montrer combien ils ont peu conscience de la situation politique de leur temps. — Sur ces hommes, cf. Diod., XXX, 15, 16, 17 (par exemple, chap. 15).

[40] Cf. d’ailleurs sa conduite pendant son consulat, en 112 : il a profité de sa situation pour gêner les poursuites dirigées contre son frère (p. 255), et, à l’exemple de celui-ci, il a continué à opprimer injustement les Ligures (Liv., XLII, 28).

[41] Ce Ménalcidas jouera plus tard un triste rôle dans l’affaire d’Oropos, et il se trouvera être un des auteurs de la ruine de la Grèce en 146.

[42] Polybe ne peut s’empêcher de le remarquer incidemment à propos de l’affaire des Rhodiens (XXX, 6).

[43] La commodité avec laquelle l’armée des Scipions était passée en Asie, en 190, et les difficultés rencontrées au contraire par Manlius Vulso, à son retour, en 188, montraient assez aux Romains l’importance qu’il y avait pour eux à se ménager l’amitié de la Thrace.

[44] Pol., XXX, 12 ; Liv., XLV, 42. — Les deux auteurs vantent à cette occasion la bonté et la magnanimité de Rome.

[45] B. C. H., IV, 1880 : décret d’Abdère en l’honneur des ambassadeurs de Téos

[46] Il ne faudrait cependant pas oublier à quel point l’usage de la flatterie envers les puissants était répandu en Grèce, et quels honneurs ont été accordés sans compter aux successeurs d’Alexandre. Prusias a peut-être été le premier à saluer les sénateurs du nom de dieux sauveurs ; mais, par la suite, il est devenu tout à fait banal chez les Grecs d’appeler les Romains les bienfaiteurs, les sauveurs du pays. Ex. : Mus. Mal., III, p. 570, n° 3 (rapport des arbitres de Magnésie dans un procès entre Itanos et Hiérapytna, en 139). — B. C. H., XXIII, 1899, p. 17 (procès entre les artistes dionysiaques de l’Isthme et ceux d’Athènes, en 112) = Ditt., n° 930, I. 45 : les artistes de l’Isthme se plaignent de ne pouvoir plus offrir leurs sacrifices. — Ibid., p. 53 (décret des Amphictyons en l’honneur du peuple et des artistes d’Athènes, à la suite de l’affaire précédente), dernière ligne : les Amphictyons rendent leur décret. — C. I. Græc. Sept., I, 264 (dédicace d’une statue élevée par les gens d’Oropos à Sylla), etc.

[47] Sur cette affaire, cf. début de la 3e partie.

[48] Tous ces noms sont cités par Polybe (XXX, 10) ; on peut y ajouter, pour l’Achaïe, Andronidas (Pol., XXX, 20).

[49] Des ordres de ce genre sont donnés à des Etoliens, à plus de 1.000 Achéens, et, d’une façon générale, dans tous les cantons de la Grèce (Pol., XXX, 10). Le même système fut appliqué aussi à la Macédoine et à l’Épire. Mais, à ce qu’il semble, pour ces deux pays les Romains n’en avaient pas d’abord l’intention ; ce sont les délations des Grecs qui leur en ont donné l’idée. En tout cas, il n’avait été question de rien de semblable dans la première assemblée des Macédoniens tenue a Amphipolis (Liv., XLV, 29).

[50] Tac, Ann., IV, 56 (argument mis en avant par les Smyrniotes, quand onze villes d’Asie, en 26 après Jésus-Christ, se disputent l’honneur d’élever un temple à Tibère).

[51] Ces jeux devaient s’appeler les ‘Rwmaia, comme ceux qu’au ier siècle nous trouvons mentionnés assez souvent dans les inscriptions.

[52] C’est la date admise par M. Hertzberg (I, p. 208). A vrai dire, nous manquons sur ce point de témoignages positifs. A l’époque impériale, il existe à la fois, à Athènes, un culte de Rome associée à l’empereur (dédicace du temple de Rome et d’Auguste sur l’Acropole, siège du théâtre et un culte de Rome associée à Athènes même et aux Charités. Ce dernier remontait à la République ; car, dans le catalogue des dîmes offertes à Apollon Pythien par toutes sortes de fonctionnaires civils ou religieux d’Athènes, nous trouvons à plusieurs reprises la mention d’un prêtre de Rome. Mais je ne connais pas de texte plus ancien où figure le temple ou le prêtre de Rome à Athènes.

[53] Cn. Octavius avait aussi sa statue à Olympie ; mais son exemple est moins significatif.

[54] Nous avons cité plus haut (p. 1’74 et sq.) la lettre des Romains confirmant aux Têiens, en 193, tous leurs privi1ges, y compris le droit d’asile.

[55] De plus de 1.000 qu’ils étaient au départ, ils se trouvaient alors réduits à 300 à peine (Paus., VII, 10, 12).

[56] C’est du moins ce qui paraît résulter d’une ligne de Polybe, dans le sommaire qu’il donne de son histoire en tête du livre III. Du récit détaillé de cet événement (au livre XXXV), nous n’avons plus que quelques lignes insérées par Plutarque dans sa vie de Caton (chap. 9).

[57] Ces faits sont empruntés à Pausanias (VII, 11, 1-2). A vrai dire, dans tout le passage, il est question d’un différend entre Sparte et Argos. Mais, comme nous ne le connaissons nullement d’autre part malgré la célébrité que Pausanias lui reconnaît, qu’au contraire les détails cités par le périgète se rapportent bien à ce que nous savons de la querelle entre Sparte et Mégalopolis, et que de plus il s’agit précisément de la mission de Sulpicius en 164, il est fort vraisemblable d’admettre, avec la plupart des historiens modernes, qu’il y a eu ici confusion de la part de Pausanias, et, par conséquent, de compléter par son témoignage les lacunes du récit de Polybe.

[58] Dans une inscription d’Olympie relative à de nouvelles disputes sur le même sujet, il est fait allusion à l’intervention des Romains en 164. Ils avaient, nous dit-on, manifesté le désir qu’on respectât les jugements antérieurs : ce sont les arbitres qui parlent. Callicrate d’ailleurs attribua à Mégalopolis le territoire contesté ; car, dans l’inscription d’Olympie, nous voyons que les Spartiates ont essayé de le reprendre par la force, et que, pour ce motif, une amende leur a été infligée par la Ligue achéenne.

[59] La suite de l’ambassade de Sulpicius nous laisse la même impression. D’Achaïe il se rend en Asie. Dès son arrivée, il publie dans les villes les plus importantes des édits invitant quiconque veut attaquer Eumène à venir le trouver à Sardes, à une date déterminée ; il s’y rend en effet, et là, pendant dix jours, du haut de son tribunal, au gymnase, il écoute complaisamment les plaintes, accueillant toute espèce d’outrages ou de propos injurieux pour le roi, et traînant en longueur affaires et accusations (Pol., XXXI, 10). Dira-t-on qu’en agissant ainsi il dépassait son mandat ? Mais d’abord il ne paraît nullement avoir été désavoué : ensuite, dans cette même année 104, la Syrie est traitée avec plus de désinvolture encore. Une commission du Sénat, présidée par Cn. Octavius, doit exercer sur tout l’Orient une véritable régence ; et, pour ce qui est de la Syrie en particulier, elle a l’ordre exprès de brûler les vaisseaux pontés, de couper les jarrets aux éléphants, en un mot de ruiner de toutes manières la puissance du royaume. Pol., XXXI, 12).

[60] Nous aurons à revenir plus loin sur ces faits ; car ils forment les préliminaires de la dernière lutte entre Rome et la Grèce.

[61] Nous ne connaissons pas la date précise de ces faits, parce que Polybe ne les rapporte qu’incidemment, à propos de la mort de Charops. Ils doivent se placer entre 164 et 161 (date de la mort de Paul-Émile).

[62] Voir l’ambassade de Carnéade, Diogène et Critolaos.

[63] L’envoi de cette clérouchie, malgré son peu de durée, paraît démontré par l’existence de la monnaie publiée par Kohler : au droit, tête de femme diadémée : au revers, trident autour duquel s’enroule un dauphin, et la légende WRWPIWN).

[64] Un peu plus tard, on en trouve d’une nature différente. Par exemple, en 117, Rome fait examiner par les Amphictyons de Delphes une série de vols relatifs au domaine et à la fortune d’Apollon ; en 112, le Sénat doit trancher une querelle compliquée entre les artistes dionysiaques d’Athènes et ceux de l’Isthme et de Némée.

[65] La date de ce document n’est pas fixée par l’éditeur. M. Kern, d’après l’aspect de l’écriture et d’après les données du texte même, le place un certain nombre d’années après 190 : mais ce n’est là qu’une approximation assez vague. Comme l’inscription fait plusieurs fois mention du préteur M. Æmilius M. f., il peut y avoir dans le nom de ce personnage, si nous parvenons à l’identifier, un renseignement plus précis. Notons d’abord qu’au iie siècle on ne rencontre aucun M. Æmilius préteur dans les livres conservés de Tite-Live, c’est-à-dire jusqu’en 167. Wehrmann, qui a cherché à reconstituer la liste des préteurs pour les années suivantes (Fasti prœtorii ab anno U. C. DLXXXVIII ad an. DCCX), n’indique pas non plus de M. Æmilius avant M. Æmilius Lepidus, préteur en Sicile vers 80. Cette date diffère trop de celle que semblent fournir les caractères paléographiques. Mais, en 143, je trouve dans Frontin la mention d’un Lepidus, préteur, omis par Wehrmann. A ce moment, dit Frontin, le préteur pérégrin Marcius Rex s’occupait, sur l’ordre du Sénat, de refaire deux des aqueducs de Rome, ceux de l’aqua Appia et de l’Anio, et d’y amener en outre une autre source, qu’on devait appeler de son nom l’aqua Marcia. Il voulait alimenter le Capitole avec le nouvel aqueduc ; mais alors les décemvirs découvrent par hasard, dans les livres sibyllins, que c’est l’eau de l’Anio qu’il faut employer à cet usage, et un rapport est fait sur ce sujet devant le Sénat par Lepidus, collègue de Marcius. (De aquæ ductibus urbis Romæ, 7). Lepidus est donc préteur urbain en 143. Or ne peut-il pas s’agir là de M. Æmilius Lepidus Porcina, fils du grand-pontife M. Æmilius Lepidus, et qui sera consul en 137 ? Je serais d’autant plus porté à l’admettre qu’il est question, dans Frontin, d’un préteur urbain, et que le M. Æmilius de notre inscription exerce bien aussi cette préture, puisque c’est lui, comme président du Sénat, qui de Rome transmet aux intéressés le sénatus-consulte les concernant.

[66] Il y a probablement lieu de faire rentrer dans la même catégorie le jugement auquel nous avons déjà fait allusion, rendu après 164 entre les Achéens et les Lacédémoniens au sujet du territoire de Belmina. Mais, dans l’état où la pierre nous est parvenue, nous ne savons avec certitude ni quel est le peuple arbitre, ni de qui il tient son mandat.

[67] L. 3 (dans le décret de Magnésie ordonnant de graver toutes les pièces du procès).

[68] J’ajoute ici au résumé des faits précédemment exposés quelques traits empruntés à l’histoire des royaumes hellénistiques, parce qu’ils me paraissent continuer et préciser d’une façon intéressante l’impression que nous donnent les événements de la Grèce proprement dite. On trouvera aisément, en s’aidant, par exemple, du IIIe volume de M. Niese, les textes auxquels je fais allusion.

[69] Cf. encore les commentaires que soulève en Grèce la guerre une fois commencée (Pol., XXXVII, 1 a et 1 b), et, d’une façon générale, les réflexions de Paul Orose (Hist., IV, 23 fin).

[70] C’est ainsi encore qu’en 154 il accueille sans hésiter les plaintes des Marseillais contre les Ligures : il fait une rapide campagne contre ces derniers, attribue une portion de leur territoire à Marseille, et les oblige, pour l’avenir, à fournir à cette ville un certain nombre d’otages (Pol., XXXIII, 4 et 7-8).