LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

HOCHE ET LA LUTTE POUR L'ALSACE

 

CHAPITRE II. — BITCHE ET FORT-LOUIS.

 

 

I. Fort-Louis. Le général Durand et l'ingénieur Chambarlhiac. Indiscipline inouïe de la garnison. Capitulation. — II. Bitche. Sa situation. Tentative des Prussiens. Les trois détachements. Wartensleben, Hirschfeld et Kalkreuth. Le 2e bataillon du Cher. Edouard Huet et le capitaine Augier.

 

I. Fort-Louis, alors nommé Fort le Traître ou Fort Vauban, comprenait le fort d'Alsace qui formait la tête de pont sur la rive gauche du Rhin, la forteresse et la citadelle sur une île du fleuve. Il fut investi le 17 octobre par six bataillons et deux escadrons aux ordres du général Lauer. Le mauvais temps retarda l'établissement des batteries ; mais le 10 novembre vingt canons et seize mortiers et obusiers bombardaient le fort d'Alsace, pendant que huit canons et dix mortiers et obusiers tonnaient contre la place. Les quatre cavaliers du fort furent démontés. La ville, qui n'avait que des maisons de bois, devint la proie des flammes. Les habitants, au nombre de douze cents, durent se réfugier dans les souterrains. Le 13 novembre, le général Durand qui commandait Fort-Louis, pria Lauer de suspendre le feu et de lui laisser vingt-quatre heures de réflexion. Lauer n'accorda que quatre heures, et la capitulation fut signée le même jour. Le 16, la garnison sortait avec tous les honneurs de la guerre, mais elle resta prisonnière.

Les défenseurs ont essayé de justifier leur reddition précipitée. Suivant eux, les artilleurs étaient harassés ; l'incendie avait détruit les approvisionnements de la population qui retombait à la charge de la garnison ; on n'avait plus de pain que pour trente-six heures, et l'on ne pouvait espérer d'être secouru le surlendemain, puisque le bruit du canon s'éloignait constamment vers Strasbourg.

En réalité, Durand n'avait ni talents ni expérience. Brave, probe, républicain, il manquait de lumières et de sang-froid. Quartier-maître d'un régiment de chasseurs à cheval pendant vingt ans, il venait d'être nommé par le représentant Niou général de brigade et il n'entendait rien à la défense d'une place.

Le chef du génie, Chambarlhiac, était depuis longtemps dans la ville et il en connaissait mieux que personne le fort et le faible. Il avait fondé le club ; les habitants l'aimaient ; les soldats le respectaient. Mais il était exact sur la discipline et Niou doutait de son civisme. Chambarlhiac fut destitué de ses fonctions de commandant et ne conserva que celles d'ingénieur. Il se soumit et ne pensa qu'à son devoir. Bientôt son rôle devint difficile. On se méfiait de lui ; on le soupçonnait d'entretenir des intelligences avec l'assiégeant ; tous ses actes passaient pour des trahisons ; sitôt qu'il donnait un conseil, on se hâtait de faire le contraire. Il finit par garder le silence et se contenta d'exécuter passivement ce que Durand lui prescrivait.

A ces dissentiments entre le général et le chef du génie se joignait l'indiscipline inouïe de la garnison. Durand était à peine dans Fort-Louis — quelques jours avant le blocus — qu'un Comité de surveillance, formé d'officiers et de soldats, s'érigeait en maître de la ville et opposait ses résolutions à celles du Conseil de guerre. Les ordres se croisaient de toutes parts. Chacun voulait commander et nul n'obéissait. Il n'y eut jamais, rapporte un témoin, une garnison aussi républicaine, aussi remplie de patriotes prononcés ; mais jamais on ne vit dans une garnison autant de désordre et de brigandage. L'eau-de-vie coulait à flots dans les casernes et sur les remparts. Partout, des hommes ivres, jurant, vociférant. Au lieu de préserver les maisons de l'incendie, on les mettait au pillage. Un voleur est arrêté, mené au Conseil de guerre : Durand le relâche en déclarant qu'il le connaît et le tient pour bon jacobin. Plus de service régulier. Des sentinelles restaient tout le jour à leur poste sans être relevées. Si les Impériaux avaient tenté l'assaut, ils n'auraient pas trouvé de résistance. Les canonniers pointaient mal et tiraient au hasard. Un d'eux, naguère tambour-major, puis chirurgien au 37e régiment, visait le village de Reschwoog ; on lui reproche d'ajuster des Français : J'en veux, répond-il, à la maison de cet aristocrate de cabaretier qui m'a vendu son vin au delà du maximum. Un artilleur qui se nommait Moreau et appartenait à la compagnie Laval, servit sa pièce avec assiduité ; il ne la quittait pas, il couchait près d'elle, et à lui seul il fit plus de mal aux assiégeants que tous ses camarades ensemble ; les Autrichiens le reconnaissaient à la justesse de son tir, et lorsqu'ils entrèrent dans la place, le commandant de l'artillerie voulut le voir et l'embrasser. Les clubistes avaient, crié les premiers qu'on devait parlementer ; dès qu'ils apprirent la capitulation, ils se hâtèrent de raser leurs grandes moustaches et de déchirer leurs drapeaux où ils avaient fait peindre une guillotine[1].

 

II. Pendant que les Autrichiens s'emparaient de Fort-Louis, les Prussiens essayaient d'emporter Bitche par surprise. Leur tentative échoua, mais elle était à la fois si audacieuse et si habile, qu'elle fit grand bruit en Europe. L'attaque des géants, dit un contemporain, n'était probablement pas beaucoup plus périlleuse que cet assaut du château de Bitche, et les carreaux de Zeus ne furent guère plus dangereux que les pierres et les poutres que les défenseurs roulaient du haut des remparts[2].

Le château de Bitche tout entier, avec ses chemins couverts, ses bastions, ses escarpes et contrescarpes, ses vastes souterrains, a été taillé dans le roc, et son revêtement intérieur n'est qu'un placage qui préserve la pierre des dégradations de la gelée et de la pluie. Il a deux cents toises de longueur et vingt toises de largeur, et par conséquent ne peut servir de dépôt à une armée, ni donner asile à des troupes battues, ni contenir une de ces nombreuses garnisons qui harcèlent l'ennemi ou interceptent ses convois. Il comprend, outre des ouvrages détachés et en grande partie contreminés, deux enceintes dont la première domine la seconde de soixante-quinze pieds. Le chemin couvert s'élève à quatre-vingts pieds au-dessus de la vallée, et la pente du glacis, extrêmement difficile à gravir, est sous un angle de quarante-cinq degrés. Le tracé des fortifications s'adapte merveilleusement au terrain. Aussi, dit-on d'ordinaire et comme en proverbe, qu'il est impossible de prendre Bitche : un commandant n'a qu'à mettre des sentinelles et à consommer tranquillement ses vivres. Et pourtant, cet inexpugnable château faillit tomber en deux heures de temps au pouvoir d'un assaillant hardi. Mais une place, si forte qu'elle soit, se défend-elle toute seule et parce que ses murailles passent pour inaccessibles, faut-il dispenser le gouverneur d'une surveillance active et la garnison du service exact et minutieux qu'impose le devoir militaire[3] ?

Bitche était si près du camp prussien d'Eschweiler, qu'un grand nombre d'officiers pensaient à s'en saisir par un coup de main. Brunswick et son chef d'état-major Grawert n'aimaient pas ces expéditions téméraires qui dépendent trop souvent du hasard, et ils ne cessaient de répéter : Bitsch wird nicht gestürmt, pas d'assaut contre Bitche. Mais on savait que la forteresse n'avait d'autre garnison que 6i canonniers et 675 volontaires du 213 bataillon du Cher. On y noua des intelligences. Un garde de l'arsenal, du nom de Lang, promit, pour une grosse somme, d'ouvrir les portes[4]. Un émigré, autrefois ingénieur de la place, Brunet du Telin, proposa de diriger l'attaque. Brunswick consentit à risquer l'entreprise.

Il choisit 1.700 hommes, les plus vigoureux, les plus résolus de son armée et leur donna pour chefs le comte de Wartensleben et le colonel Hirschfeld. Le 16 novembre à sept heures du soir, ils sortent du camp. Ils laissent leurs sacs, leurs gibernes, leurs sabres, et mettent chacun trente cartouches dans la poche de leur habit. Quelques-uns s'arment de leviers de fer ; d'autres se munissent de marteaux et de pinces ; d'autres portent des haches et des coins d'acier ; pour se reconnaître dans l'obscurité, ils nouent autour du bras une banderole de toile blanche. Leur mot de ralliement est Friedrich ; les amis qu'ils ont dans la place, doivent répondre : Wilhelm. A minuit, après divers détours, ils arrivent au pied du château.

La colonne se divise en trois détachements. Le premier, commandé par Wartensleben, monte vers la porte principale du fort ou la Grande-Tète. Le deuxième, mené par Hirschfeld et l'ingénieur Brunet du Telin, se dirige sur la Petite-Tète. Le troisième détachement, sous les ordres du major de Kalkreuth, doit forcer l'entrée de la ville basse.

Kalkreuth avait la tâche la plus aisée. Il hacha les chevaux de frise, brisa les portes, se saisit de trois officiers, entre autres du vieil adjudant-major de la place et de soixante hommes.

Cependant Wartensleben et les siens se présentent à la Grande-Tète, devant les barrières de la queue d'hyronde. Ils enlèvent les sentinelles et, tournant cet ouvrage avancé, ils poussent aussitôt vers le château ; ils escaladent le glacis à l'aide des échelles qu'ils ont apportées ; ils trouvent le pont-levis baissé ; ils pénètrent par le grand pont jusqu'à la porte principale, essaient de l'enfoncer à coups de hache. Mais le bruit éveille les soldats logés dans le bâtiment au-dessus de la porte. Ils sautent de leurs lits, sans perdre le temps à se vêtir : les uns volent à la porte qu'ils barricadent avec tout ce qui leur tombe sous la main et notamment avec des tonneaux de vin et de biscuits ; les autres courent aux fenêtres et font, par les croisées, un feu terrible sur le grand pont. Les assaillants prennent la fuite.

Hirschfeld et Brunet du Telin n'étaient pas plus heureux à l'attaque de la Petite-Tête. Tout alla bien d'abord. Les Prussiens s'avancent silencieusement ; ils égorgèrent deux des sentinelles qui gardent l'entrée du couvert, et les autres, sans même décharger leur fusil, se dérobent et se cachent derrière des meules de foin ou des tas de bois. Ils descendent, par un pas de souris, le chemin couvert, brisent une porte épaisse de six pouces, arrivent à une voûte pratiquée sous le terre-plein, y trouvent aux extrémités deux portes solides et malaisées à rompre, mais à force de coups cassent les pierres de taille où sont scellés les gonds, et les voici dans le fossé du corps de place. Là, un escalier souterrain conduit au château ; ils mettent en pièces la porte qui ferme ce souterrain, et débouchent sur la caponnière voûtée sous le petit pont. Ils font sauter la porte d'entrée et se précipitent vers la dernière qui leur reste à fracturer, celle qui est au bout de la caponnière et qui donne sur la place du fort. Ils exultent de joie ; ils crient victoire ; ils frappent avec ardeur ces madriers de six pouces qui les séparent encore de l'adversaire ; ils vont les enfoncer. Mais leurs clameurs imprudentes et le fracas de leurs outils ont réveillé la garnison. Des volontaires accourent. Ils braquent d'abord sur la porte des canons chargés à mitraille,  puis se tournent contre les agresseurs. Ils ne peuvent leur tirer des coups de fusil, car les Prussiens s'entassent aussitôt sous l'escalier et dans la caponnière du petit pont. Mais, du parapet de la place qui domine le fossé de soixante-dix à quatre-vingts pieds, ils leur jettent des grenades, des obus, des artifices inflammables, des barils de poudre, des pierres, des poêles, des marmites, des bûches. En un instant, la porte voûtée que les ennemis ont franchie pour entrer dans la caponnière, est encombrée de cadavres et de projectiles de tout genre. Cernés, n'osant reculer et traverser le fossé, les Prussiens crièrent grâce. L'ingénieur Brunet du Telin, certain d'être passé par les armes s'il était pris, s'opposait à toute capitulation, mais ils lui dirent qu'il les avait mis dans le guêpier et qu'il y resterait avec eux. Au jour, les volontaires du Cher sortirent du château et firent 251 prisonniers, dont 9 officiers. Brunet du Telin fut incontinent fusillé.

Ainsi aboutit cette tentative qui causa d'amers regrets à Brunswick. 1.280 soldats sur 1.800 et 35 officiers sur 59, revinrent sains et saufs au camp d'Eschweiler. Les autres étaient tués, blessés ou prisonniers. Le régiment de Brunswick perdait le tiers des hommes qu'il avait fournis pour l'expédition. 120 de ces malheureux furent enterrés le lendemain en un endroit qu'on appela depuis le Preussenhübel, ou le tertre des Prussiens.

La légende a, comme toujours, entouré de détails extraordinaires la surprise de Bitche. Les uns assurèrent qu'un nommé Billet qui gardait les bœufs destinés à l'approvisionnement du siège, couchait à côté de ses bêtes dans une étable souterraine près du Grand-Pont, qu'il entendit du bruit, qu'il aperçut les Prussiens par une ouverture grillée et donna l'alarme. Les autres prétendirent qu'un pauvre bourgeois de Bitche avait mis le feu à sa maison pour avertir les sentinelles et faciliter dans les ténèbres le tir du château. D'autres affirmèrent que l'assaut du 17 novembre était une véritable bataille et que la garnison avait repoussé 10.000 Austro-Prussiens[5].

Saint-Cyr a justement remarqué qu'on ne pouvait dire ce qui était le plus surprenant dans cette action mémorable, ou la témérité de l'attaque ou la négligence d'un gouverneur qui, dans une place cernée depuis un mois, et par les plus longues nuits de l'année, laissait les soldats dormir déshabillés dans leurs lits comme en pleine paix, et oubliait le service des rondes et toutes les précautions exigées par les règlements. Les représentants Saint-Just et Le Bas firent arrêter Barba, le commandant du fort[6]. Mais la Convention décréta que le 2e bataillon du Cher avait bien mérité de la patrie, et le chef de ce bataillon, Édouard Huet[7], ainsi que le capitaine Augier[8], furent nommés d'emblée et de primesaut généraux de brigade.

 

 

 



[1] La garnison comprenait : le 1er bataillon du 37e rég. d'infanterie (300 hommes) ; le 1er bat. du 40e (800 h.), le 3° bat. des volontaires de Saône-et-Loire (600 h.) ; le 3e du Gard (600 h.) ; le 12e des Vosges (600 h.) ; le 1er bataillon des premières réquisitions de Strasbourg (300 h., enfants de quinze à dix-huit ans au plus, dit Chambarlhiac) ; 200 hommes du 4e chasseurs à cheval ; 70 artilleurs, en tout 3.270 hommes. Cf. Journal de Chambarlhiac (Saint-Cyr, I, 320-323) ; Gebler, 140-141 ; notes de Legrand (A. G.) ; d'Ecquevilly, I, 231 ; Soult, Mém., 1854, I, 77 (un commandant traitre ou incapable avait remis Fort-Louis aux Autrichiens après un simulacre de siège). Voir sur Chambarlhiac, Wissembourg, 14.

[2] Kurze Uebersicht des Feldzuges im Jahre 1793 zwischen dem Rhein und der Saar (par Massenbach), 1793, p. 38.

[3] Note de Legrand sur le château tel qu'il était pendant les guerres de la Révolution (A. G.).

[4] Cf. sur la trahison de Lang une lettre de Wurmser (Zeissberg, I, 435) et Lecomte, L'Observateur impartial, p. 11.

[5] Cf. sur la surprise de Bitche, outre la relation prussienne, la lettre du lieutenant-colonel Huet (Moniteur, 3 déc. 1793J ; Saint-Cyr, I, 151-152 ; notes de Legrand et mémoire du lieutenant de roi Tombe, (A. G.) ; Massenbach, Mém., I, 208-210 ; Irle, Die Festung Bitsch, 1888, p. 20-25.

[6] Registre des arrêtés du Comité de Salut public (A. N., A. F. II, 46), 8 frimaire : amener Barba à Paris, en vertu de l'ordre de Saint-Just et de Le Bas.

[7] Edouard Huet, né à Bourges, le 17 mars 1751, d'un père conseiller à l'Election, servit dans la garde nationale de sa ville natale (8 juillet 1789-21 août 1792) et fut élu lieutenant-colonel du 2e bataillon du Cher, le 27 août 1792. Le Conseil exécutif provisoire le promut général de brigade, le 29 novembre 1793. Moreaux jugea qu'il remplissait passablement son nouvel emploi, et que s'il était patriote zélé, il avait de médiocres talents. Aussi fut-il réformé le 15 messidor an II. Pourtant, on le nomma, le 23 floréal an IV, chef de bataillon à la 29e demi-brigade, et le 13 ventôse an VI, capitaine de gendarmerie à Bourges. Mais le 10 brumaire an X, il fut décidément réformé.

[8] Jean-Baptiste Augier, né le 25 janvier 1769, à Bourges, et fils d'un professeur à la Faculté de droit, volontaire au 2e bataillon du Cher (25 juillet 1792), capitaine (25 août 1792), aide-de-camp du général Huet (18 frimaire an II), fut promu général de brigade (S pluviôse an II) à la suite d'une lettre du bataillon qui vantait son courage, et lui-même disait que, pendant l'assaut de Bitche, il avait donné les ordres, parce que la garnison soupçonnait de trahison le commandant de la place. Blessé grièvement à l'armée des Ardennes (15 prairial an II), réformé (25 prairial an III), pourvu d'une pension de retraite (9 messidor an IV), remis en activité (8 fructidor an VII) à Bourges, dans la 21e division militaire, sur la demande de la députation du Cher, passé dans la 14e division (17 floréal an VIII), renvoyé dans la 21e (2 vend. an X), envoyé dans la 10e (10 juin 1808), repassé dans la 21e (13 mars 1810) et maintenu (11 avril 1810), il servit à la 1re division de réserve de la Grande armée (3 juin 1812) et revint dans le Cher (18 mai 1813). Membre du Corps législatif (1813), puis de la Chambre des députés (1815), rétabli dans son commandement (31 mars 1816), admis au traitement d'activité (1er avril 1817), envoyé dans le Loiret (30 avril 1817), puis de nouveau dans le Cher (18 mars 1818), Augier mourut à Bourges, le 3 sept. 1819.