LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

TROISIÈME PARTIE — L’ADMINISTRATION ROMAINE : SES AGENTS, SES SERVICES, SES CRÉATIONS EN ASIE

CHAPITRE VIII — TRANSFORMATION DE LA CHRONOLOGIE SOUS L’INFLUENCE ROMAlNE

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Nous abordons maintenant une question délicate et sujette à bien des controverses : la chronologie adoptée dans les différentes parties de la province n’est pas encore clairement connue. Un côté primordial du sujet nous échappe aussi : la part d’indépendance laissée aux villes dans le choix des ères et la détermination de leur calendrier, et la liberté que prirent les Romains d’imposer leurs préférences dans cet ordre de choses. On croit reconnaître à la fois une certaine initiative des indigènes et une direction imprimée par les gouverneurs de la province, que ce fût sous la forme d’un ordre positif, ou d’une invitation courtoise qui devait produire les mêmes effets qu’une injonction. Cette dernière constatation suffit à expliquer qu’une semblable étude prenne place dans la partie de ce travail qui concerne les créations des Romains en Asie.

De très bonne heure entre en usage une ère d’un caractère exclusivement romain : elle a pour point de départ la naissance même de la province et elle apparaît sur les cistophores, monnaies provinciales en effet, frappés à Éphèse, Tralles, Laodicée, peut-être aussi sur ceux de Nysa ; sur les cistophores des rois de Pergame, on n’a au contraire aucune trace certaine des ères antérieures. Quelle est exactement la date initiale ? Il semble bien qu’il convienne de la fixer au 23 septembre 620/134 ; les habitants de l’Asie avaient coutume de faire commencer l’année vers l’équinoxe d’automne. Afin de simplifier la réforme, ils durent adopter ce point de départ pour l’ère elle-même, et par suite, pour la calculer, reculer au-delà peut-être du jour précis de la mort d’Attale[1] ; mais cette solution ouvre le champ à bien des contestations[2]. Les exemples connus ne permettent pas de les trancher. Je voulais signaler surtout cette préoccupation de faire accepter aux Asiatiques comme date mémorable l’époque de leur entrée dans l’Empire. Au surplus, l’intérêt pratique de la question n’est pas grand, car l’ère des cistophores u’a pas eu de durée ; son usage le plus tardif est manifesté par le chiffre ξζ’ indiquant l’année 67, ce qui fait également 67 avant J.-C, en prenant 620 comme point de départ. Et à ce moment déjà prédominait une ère nouvelle qui a refoulé celle-là.

Je veux parler de l’ère de Sylla, appelée également — je ne sais trop pourquoi, — par quelques auteurs, ère provinciale. On se souvient que le dictateur opéra d’assez graves réformes en Asie, qu’il réorganisa le pays ; il n’y a pas à s’étonner, connaissant son orgueil, qu’il ait voulu faire dater de son œuvre l’existence véritable de la province. Il reste encore à en déterminer le point de départ, et la question n’est pas sans importance cette fois, car l’emploi de l’ère de Sylla s’est prolongé fort tard, et la fixation de ce point peut aider à retrouver la date exacte de certains proconsulats[3].

Les réformes de Sylla ont commencé au printemps de 670/84, après sa paix avec Mithridate, et nous ne savons exactement quand elles ont été terminées. On doit pourtant les croire accomplies avant l’équinoxe d’automne, point de départ du millésime. Les Asiatiques auront-ils fait choix, pour terme initial de cette ère nouvelle, du début de l’année où les acta Sullae ont eu lieu, — soit septembre 669/85, — ou de celle qui les a immédiatement suivis, — soit 670/84 ? Franz[4] a le premier proposé la date 670/84. Mais, répond M. Kästner, Grecs et Macédoniens non a perfecta, sed a cœpta re epochas deduxisse mihi videntur. Cassiodore, lui, qui donne la date 84 pour la création des 44 régions, est un Romain qui a au contraire les yeux fixés sur l’achèvement de cette organisation de l’Asie. La première observation peut être juste ; la seconde est superflue, car rien dans le passage de Cassiodore, qui se sert d’un genre de chronologie exclusivement romain, ne peut nous éclairer quant à la question des ères ; et je ne vois pas pourquoi Waddington également[5] a versé ce texte dans le débat. Les Asiatiques ont dû partir du début de l’année où s’est faite l’organisation de Sylla, donc de 669/85.

M. Cichorius y voit une difficulté, à cause d’une inscription d’Apollonie du Rhyndacus[6] : .... Καίσαρα τόν τοΰ Σεβαστοΰ υίόν ό δήμος έν τώ γνρ έτει κτλ. Le nom martelé doit être celui de Donatien, qui fut appelé César en décembre 69. Ici, il faut une petite opération d’arithmétique : γνρ = 153. 69 + 754 = 823. 823 - 153 = 670. Donc, dit M. Cichorius, il faut donner le n° 1 dans l’ère de Sylla à l’année écoulée entre les automnes de 670/1 u. c. M. Kästner répond par une inscription d’Ineh en Phrygie[7] : Αύτοκράτορι [Δομιτιανώ] Καίσαρι Σεβαστώ Γερμανικώ τό δι, Λουκίω Μινουκίω ‘Ρούφω ύπ(άτοις) έτους ροβ μη(νός) Πανήμου κτλ. — Refaisons un calcul analogue. Le mois Panémos représente les trente jours écoulés du 24 mai au 23 juin inclusivement dans le calendrier julien. Domitien et Rufus ont été consuls en 88 apr. J.-C. ; il s’agit donc là de l’année qui commence en automne 87. Donc 87/8 + 754 = 841/2. ροβ = 172. 841/2 - 172 = 669/70 u. c. ou 85/4 av. J.-C. — Or ici nous avons une inscription exactement datée par l’indication des deux consuls et la mention du mois. Que décider alors pour l’inscription d’Apollonie ? Vraisemblablement la restitution Δομιτιανόν est erronée, bien qu’elle parût indiquée. Ou encore faut-il admettre l’hypothèse proposée à la rigueur par M. Cichorius : Apollonie était bien à cette époque une ville d’Asie, mais si voisine de la frontière de la Bithynie, à laquelle elle devait appartenir plus tard, qu’elle adopta peut-être exceptionnellement l’ère de Bithynie, qui commençait une dizaine d’années après celle de Sylla, en 74 av. J.-C. Rien en effet ne nous prouve absolument qu’il s’agisse ici de l’ère de Sylla. Il y a donc deux inconnues, ce que l’on ne peut pas dire du texte d’Ineh[8].

Avec les deux ères que je viens de rappeler, la liste est loin d’être épuisée. Toujours prêts à flatter les Empereurs romains, les Asiatiques ont glorifié la victoire qui avait donné le pouvoir absolu au premier d’entre eux, en adoptant dans certaines villes une ère qui prenait cet événement pour point de départ ; et c’est ainsi qu’après l’ère de Sylla nous rencontrons l’ère d’Actium. Une inscription de Samos[9] porte : έτους ιγ τής Καίσαρος νίκης ; une autre : τής τοΰ Σεβαστοΰ νίκης[10]. Ce César ou cet Auguste ne peut être qu’Octave. On se rappelle qu’il alla prendre plusieurs fois ses quartiers d’hiver à Samos ; peut-être alors, par adulation et en souvenir de cet événement et des bien faits reçus — notamment la liberté — les habitants instituèrent-ils cette ère nouvelle.

A quel moment placer le début de cette ère d’Actium ? La question n’a guère été examinée. M. Ramsay s’est décidé[11] pour le 23 septembre 32, parce que la bataille se livra le 2 septembre 31. Ne pourrait-on résoudre la difficulté à l’aide d’une inscription doublement datée[12], dont l’épigraphiste anglais a récemment tâché de tirer parti pour la détermination de l’ère de Sylla[13] :

[Έτ]ους ξζ’, τοΰ δέ αύτοΰ ρκα’, μη(νός) Δείου.

Une erreur est facile dans les calculs auxquels oblige cet ordre de recherches ; je ne m’étonnerais pas d’en commettre, mais je crois que M. Ramsay établirait difficilement un synchronisme à l’aide de ce texte, en partant de l’automne 32 et du 1er août 85. Il faut remonter à 86, ce que personne n’a songé a faire, même lui. Au contraire, en me basant sur le 23 septembre de l’an 31 et de l’an 85, j’arrive à dater exactement l’inscription de septembre-octobre 37 apr. J.-C. La victoire d’Actium n’a pas été connue en Asie le jour même où elle fut remportée[14] : pour une différence de quelques jours, il serais tout naturel qu’on n’eût pas songe à reculer d’une année presque entière le commencement de l’ère qui prit alors naissance.

Une autre inscription de Samos[15], sans indiquer de chiffre d’année, porte : έτους τής κολωνιας. Samos venait de recevoir le jus coloniae ; on devait être à ce moment dans la première année de la colonie, d’où cette brève mention[16].

Ce n’est encore pas tout : dans la région de Cibyra et de Laodicée du Lycus, au commencement du IIIe siècle, on comptait d’après une autre ère que celle de Sylla. Des monnaies de Laodicée[17] permettent de la calculer approximativement pour cette ville : elle remontait aux années 123 à 130 apr. J.-C, probablement au premier (123/4) ou au deuxième voyage (129-134) d’Hadrien en Asie. Mais d’autre part Cibyra, d’après diverses médailles, usait d’une ère partant de l’automne de 25 ou 24 apr. J.-C.[18] Ce fut probablement l’époque d’une restauration de la ville[19].

Nous voyons encore une cité ou l’on numérotait les années en se basant sur la date de sa fondation ; c’est Sébaste de Phrygie. Le moment de l’émission est ainsi indique sur une de ses monnaies, du temps de Valérien : σοδ[20] ; cette notation signifie 274, et Valérien régna de 233 à 260 : un calcul très simple nous reporte aux environs de l’année 19-20 av. J.-C. ; et précisément alors Auguste était en Asie et fonda la nouvelle Sébaste, celle de la plaine.

La ville d’Alexandria Troas, au début de l’occupation romaine, se servait également d’une ère particulière ; on a d’elle des monnaies autonomes portant des dates qui se répartissent entre 137 et 236[21] ; le point de départ a pu être l’année où Lysimaque changea le nom de la cité d’Antigonie en Alexandria, probablement vers 300 av. J.-C. ; ces monnaies auraient été frappées entre 164 et 65 av. J.-C. De Witte[22] a proposé l’ère des Séleucides[23], soit l’année 312 ; alors la fabrication des drachmes ou tetradrachmes de cette ville, ayant pour limites extrêmes, à notre connaissance, les années 176 et 77 av. J.-C, aurait cessé en même temps que la frappe correspondante des rois de Bithynie. Du moins, dans les deux hypothèses, on descend jusqu’à une date postérieure à l’organisation de l’Asie par Sylla, et à l’établissement de l’ère de 8S ; seulement aucune des deux n’est prouvée.

Enfin certaines monnaies de Dionysopolis de Phrygie laisseraient supposer une ère spéciale à cette petite cité, partant de 152 apr. J.-C. ; mais elle reste douteuse, ou eu tout cas son emploi fut de courte durée[24].

Mais en dehors de ces ères exceptionnelles et d’usage restreint à une localité, est-il possible de reconnaître en quels lieux et pendant combien de temps ont été employées les autres ères d’un caractère plus général : ère de la formation de la province, ère de Sylla, ère d’Actium ? Cela est fort malaisé. Dans la plupart des cas, les inscriptions nous donnent un chiffre, sans offrir de terme de comparaison certain, emprunté à la chronologie romaine, comme par exemple la mention d’un proconsul ou d’un Empereur. Buresch a essayé d’élucider la question pour la Lydie[25] ; à défaut de ces points de repère dont je parle, il n’a pu que se baser sur des raisons philologiques, en examinant de très près la langue des documents ; mais les formes barbares abondent dans ces régions, notamment sur le plateau méonien où, grâce à des survivances d’anciens idiomes du pays, la langue grecque a subi une évolution très spéciale. Il est arrivé cependant à corriger certaines affirmations trop hardies et trop catégoriques de M. Ramsay. Ce dernier[26] croyait observer que l’usage de l’ère de Sylla était resté confiné dans les régions éloignées de la côte, upper country, c’est-à-dire la Phrygie et la Lydie orientale. Il est incontestable en effet qu’elle y était fort répandue. Peut-être, dit l’auteur, Sylla — ou mieux encore son proquesteur Lucullus — fit-il bien plus de changements dans le haut pays que dans les vallées côtières ; et de plus la grande Phrygie perdit bientôt l’habitude de l’ère de 134, car longtemps après cette date elle appartenait encore aux rois de Pont. Tout ceci est vraisemblable, mais ce serait fort exagérer de prétendre que dans ces régions l’ère de Sylla se rencontre à l’exclusion de toute autre. Qu’on se rappelle l’exemple de Sébaste de Phrygie, dans le haut bassin du Méandre.

Buresch est parvenu à d’autres résultats, tout en faisant lui-même la réserve que j’ai exprimée. Dans la Lydie occidentale, vers la région d’Hiérocésarée, entre Thyatira et Sardes, il a conclu à l’ère de Sylla[27]. Plus à l’Est au contraire, et non loin de la Phrygie, à Daldis, un monument[28] est daté à la fois d’après l’ère de Sylla et celle d’Actium ; les deux y étaient donc en usage. Trois autres textes trouvés dans le voisinage[29] semblent bien refléter l’ère d’Actium. La situation serait la même à quelques kilomètres de là, à Julia Gordos : une inscription paraît indiquer l’ère de Sylla[30], et une autre[31] plutôt celle d’Actium, d’après Buresch, dont le n° 25 (p. 43), provenant encore des environs, laisse deviner plutôt aussi l’ère d’Actium. C’est également celle qui semble en usage à Saittae, ville principale du plateau méonien[32]. Dans les vallées côtières, on trouve divers cas d’ère actiaque[33], mais également des datations par l’ère de Sylla[34].

Une chose me frappe, à voir les résultats provisoires du travail de Buresch : dans quelques contrées, les indigènes paraissent avoir également pratiqué les deux ères : ainsi à Iudda, près de Sardes, Hypaepa[35], dans la contrée d’Aezani[36]. Dans la Katakékaumène et la Méonie, dans la Lydie du Nord-Est et sur sa frontière occidentale, on trouve généralement l’ère de Sylla ; dans quelques cas cependant il y a doute[37].

Tout ceci constaté, il ne semble pas que les Romains se soient souciés d’imposer une ère commune à toutes les villes de la province d’Asie ; peut-être, probablement même, tinrent-ils seulement à ne laisser aucune ère ancienne en usage, préférant celles, de genres divers, qui, comme les ères de 13i, 85, 31 ou d’autres, rappelaient un acte d’autorité de leurs magistrats, une journée glorieuse pour Borne, ou un acte de libéralité tel que celui qui favorisait la création ou la restauration d’une cité. Quant aux indigènes, leurs sentiments a cet égard sont peu pénétrables ; il ne faut pas oublier que, dans leurs inscriptions, la mention de l’année par un chiffre est bien loin de représenter le cas ordinaire ; ils aimaient mieux s’en tenir à la date par éponymie, et nous avons tout lieu de croire que celle-ci demeura la véritable chronologie nationale.

Mais il convient aussi d’étudier l’année en elle-même, et non plus comme millésime : les Asiatiques, avant l’arrivée des Romains, avaient adopté, soit le calendrier macédonien, comme à Pergame, soit le calendrier délico-attique, comme à Smyrne et Éphèse[38]. De toutes façons, c’était l’année lunaire, commençant vers l’équinoxe d’automne. L’année solaire et julienne s’y substitua, mais nous ne savons exactement à quelle époque. L’inscription de Vibius Salutaris, ce célèbre texte du commencement du IIe siècle après J.-C., rapproche le deuxième jour d’Anthesterion du 22 février des Romains, ce qui ne concorde pas dans le calendrier solaire. Au contraire, une inscription de Smyrne, élevée par une Aurélia, — donc, probablement, du milieu du IIe siècle au plus tôt — établit la concordance[39].

L’année romaine, ouverte par l’entrée en charge des nouveaux consuls, commençait en janvier ; mais les Asiatiques n’adoptèrent pas ce point de départ : le maintien du premier de l’an vers l’équinoxe d’automne leur fournit l’occasion d’une flatterie, à peu de frais, à l’égard de l’Empereur Auguste. Celui-ci était né le 23 septembre. Sous son règne le proconsul Paullus Fabius Maximus proposa[40] aux cités de son ressort de faire coïncider le début de leur année civile avec l’anniversaire de la naissance de l’Empereur. Le projet fut approuvé par l’assemblée provinciale, et le décret rendu à cette occasion, ainsi que le δελτογράφημα du gouverneur, affiché dans les divers chefs-lieux de districts. On en a retrouvé divers exemplaires mutilés[41] ; l’identité du texte conduit à les compléter l’un par l’autre ; le plus intact est le fragment découvert récemment sur le champ de fouilles de Priène. Il a permis à MM. Mommsen et v. Wilamowitz-Möllendorff de restituer la quasi-totalité du document[42]. Mais cette édition nouvelle laisse encore subsister la traduction donnée auparavant par M. G. Radet de l’ensemble du message — je ne puis employer un mot plus précis — du proconsul Maximus.

Le jour natal du très divin César, voilà ce que nous devons regarder justement comme le principe de tous les biens, à considérer, non l’ordre de la nature, mais celui de l’utilité, car aucune prière n’aurait pu ni rétablir une situation sans espoir et précipitée dans l’infortune, ni donner une seconde nature au monde prêt à subir la destruction, si, pour la prospérité commune de tous. César n’était pas né.C’est donc à bon droit que les hommes feront coïncider le début de leur existence avec l’époque où ils ont cessé de regretter d’avoir reçu la vie ; et puisque, pour tirer des auspices heureux, soit en particulier, lorsqu’il s’agit de personnes seules, soit en public, lorsqu’il s’agit de tous, aucun jour ne vaut celui que l’on regarde comme le plus fortuné ; puisque d’ailleurs, dans presque toutes les cités asiatiques, les entrées en charge des magistrats tombent au même moment de l’année nouvelle, moment qui, sans doute par un décret des dieux, désireux d’honorer notre prince, correspond à son jour de naissance ; soit encore pour ce motif qu’il est difficile de se montrer reconnaissant envers tant de divins mérites, si l’on ne met en œuvre tous les moyens offerts à la piété, soit enfin pour cet autre qu’il faut inviter chacun à témoigner personnellement sa joie, lorsqu’il revêt un honneur public, j’estime que le jour auquel les Grecs donnent dans leur langue le nom de nouvelle nouménie doit être assimilé au jour natal de César.

Les mots que je souligne indiquent la portée de la réforme : dans la plupart des cités asiatiques, l’année commençait déjà au jour qui avait vu naître Auguste ; dans les autres, la différence ne devait être que de peu de jours, attendu que leurs calendriers s’étaient également formés sous l’influence macédonienne. En réalité, pour la plus grande partie de la province, il n’y eut aucun changement, rien qu’une belle déclaration officielle. Ce fut néanmoins un acheminement vers l’établissement d’un calendrier commun à la proconsulaire et comme un trait d’union nouveau entre les peuples divers qui l’habitaient. Le très pieux inventeur des plus grands honneurs qu’on pût rendre à Auguste fut vivement remercié, reçut une couronne, et on décida que ce décret honorifique serait proclamé dans tous les jeux augustaux de chaque ville de la province[43].

Le fragment de Priène nous donne les noms des mois dans le calendrier asiatique ainsi constitué ; ce sont ceux des mois macédoniens, sauf que le premier de tous, Dios, devient le mois Καΐσαρ. Ceci nous explique que dans plusieurs cités on retrouve les mêmes[44], et dans un ordre identique. Mais là encore, Rome elle-même apporta ou inspira des changements complémentaires. Jusqu’au IIe siècle apr. J.-C., Éphèse paraît avoir conservé les désignations de son vieux calendrier ionien[45] ; il y eut seulement, comme dans d’autres villes, certains mois qui prirent le nom d’un Empereur et surtout celui d’Auguste, sous des formes diverses. Ainsi à Aphrodisias on eut un mois de Jules[46], un mois Trajanos Sebastos[47], un mois de César[48], à Éphèse un mois de Tibère, un de César encore, un Hierosebastos[49] ; à Teira de Lydie, un mois Νεοκαισαρεών[50]. Mais de plus, à partir d’une certaine époque, difficile à préciser, on prit l’habitude d’une nomenclature par numéros d’ordre, qui devint assez générale en Orient : μήν έκτος, ένατος, δέκατος, δωδέκατος[51]. Dans une région soumise à une même administration centrale, comme la grande province d’Asie, on devait chercher de bonne heure à introduire une nomenclature des mois à la fois commode et ne blessant aucune susceptibilité locale, et eu usant des chiffres on atteignait facilement ce double but.

Sous les Diadoques, la fête du prince régnant n’avait pas lieu seulement à l’anniversaire de sa naissance, une fois l’an ; elle se répétait au même quantième de chaque mois[52] ; les Asiatiques étaient donc déjà accoutumés à ce genre de déférences ; les Empereurs romains héritèrent du privilège tout naturellement. En dehors du jour de naissance d’Auguste, à qui on rendit l’honneur exceptionnel que nous venons de voir, ceux des Empereurs suivants furent également glorifiés[53]. On prit l’habitude de renvoyer à cet anniversaire l’accomplissement des actes importants[54] ; et sans doute il y eut aussi des fêtes annuelles de même origine[55].

Les Grecs d’Asie gardèrent quelque temps, semble-t-il, l’usage de diviser leurs mois en trois décades[56] ; puis s’établit le comput par la suite des nombres[57]. Mais en outre on constate que certains jours reçurent des noms particuliers : le décret d’Acmonia que j’ai cité plus haut mentionne une ήμέρα εύδαιμοσύνης[58], allusion sans doute à quelque événement qui nous demeure inconnu. Ce n’est pas un jour de chaque semaine, mais un quantième, mensuel puisque aucune autre indication ne précise le jour du mois Panémos qui est visé par le document. A Philadelphie il existait un jour d’Aphrodite[59].

Enfin la qualification de Σεβαστή donnée aux jours est très répandue ; on a beaucoup discuté pour en pénétrer le sens[60]. Dans divers cas il semble résulter du contexte qu’il s’agit du premier jour de l’année[61]. Waddington suppose qu’on nommait ainsi peut-être un jour de la semaine ; le jour d’Aphrodite aurait-il eu le même caractère ? Etait-ce un vendredi analogue au notre ? Ce serait le seul exemple à citer, à ma connaissance, et n’y a-t-il pas lieu de s’en étonner, alors que les mentions du jour Auguste sont fréquentes ? Du reste, M. Kästner constate que le nombre de jours comptés entre deux autres appelés Sébastes n’est pas divisible par un nombre invariable. Mais je ne sais pas, il est vrai, s’il a fait ce calcul pour la même ville et pour une suite d’années un peu limitée. La diversité entre les villes, telle est l’hypothèse, commode assurément, mais si naturelle, à laquelle on est toujours tenté de revenir, dès qu’il s’agit d’institutions non provinciales, mais municipales[62]. Voici ce qu’il me semble le plus raisonnable d’admettre : le quantième n’est-il désigné que par Σεβαστή ? nous sommes en présence du premier jour du mois[63]. Σεβαστή se trouve-t-il joint à un chiffre, β’, Ϛ, etc. ? la qualification est à l’honneur de l’Empereur régnant ; car alors c’est une simple étiquette mobile. Peut-être s’attache-t-elle au jour de sou avènement, ou de sa naissance, ou à autre chose encore ; la connaissance de ce point particulier nous est actuellement impossible ; Buresch n’a pu y arriver, d’autant qu’il opérait sur des inscriptions dont l’ère n’était définie que par conjecture.

J’ai tout au moins exposé les questions de chronologie, avec les difficultés nombreuses qu’elles soulèvent encore ; mais dès aujourd’hui s’y reflète l’image très curieuse de la politique romaine, dont on aperçoit plus d’un petit côté. Elles montrent aussi, dans les cités provinciales, l’ascendant du nom impérial. César a son mois, son jour comme Aphrodite ; l’époque de sa venue au monde inaugure l’année. Ce sont des commencements qui préparent le vrai culte ; nous touchons ici à la religion proprement dite, dont l’étude s’offre maintenant à notre attention et autour de laquelle vient se cristalliser en quelque sorte, de la manière la plus parfaite, tout ce qui constitue l’esprit des populations de l’Asie.

 

 

 



[1] Ce jour n’est pas connu du reste, même approximativement. Borghesi  propose l’été de 134, Clinton le début de 133. — V. WADDINGTON, Fastes, p. 19.

[2] Je ne vois pas comment concilier ces deux affirmations, très voisines l’une de l’autre, de Waddington, si minutieux pourtant d’habitude (Fastes, p. 20) : Nous verrons plus loin — je n’ai pas retrouvé l’endroit — que les dates inscrites sur les cistophores ne permettent pas de songer à un autre point de départ que le 24 septembre 620. Et p. 21 : Je serais tenté de croire que le véritable point de départ n’est pas la mort d’Attale, mais le jour de la victoire remportée sur Aristonicus, laquelle tombe en 624/130.— Cf. BORGHESI, Œuvres, II, p. 435 sq. ; HEAD, Coinage of Ephesus, Lond.,1890 ; GrCBM, Ionia, et les ouvrages généraux sur les cistophores.

[3] La question est discutée dans les travaux suivants : Oskar KÄSTNER, De aeris quae ab imperio Caesaris Octaviani constituto initium duxerint, diss. in., Lpz, (890, p. 38 sq., où on ne s’attendrait pas, vu le titre de l’opuscule, à la rencontrer ; KUBITSCHEK, Die Sullanische Ära im proconsularischen Asia (Arch.-epigr. Mitt. aus Öst.-Ung., XIII (1890), p. 88 sq. ; CICHORIUS, Silzungsber. der Berlin. Akad., 1889, p. 365 sq.

[4] CIG, III, p. 1103-4.

[5] LEB., ad n. 980.

[6] LEB., 1069.

[7] RAMSAY, JHSt, IV (1882), p. 442.

[8] Cf. l’inscription de LEB., 980, qui a amené Waddington à penser qu’en devait rapprocher le commencement de l’ère le plus possible de l’automne de 85. J’ai publié moi-même (Revue des Études anciennes, IV (1902), p. 82) une inscription d’Acmonia, dont les indications chronologiques auraient été décisives sans une fâcheuse mutilation. Du moins la restitution In plus raisonnable à mes yeux conduit encore au millésime 85.

[9] Ern. FABRICIUS, Ath. Mit., IX (1881), p. 259 (d’après Ross).

[10] Cf. ROSS, Inscript. Graec. inedit., fasc. II (1842), p. 75 sq. ; A, n° 8 ; v. aussi n° 7 et 9. — Cf. FABRICIUS, loc. cit.

[11] Historical Geography, p. 441.

[12] BURESCH-RIBBECK, Aus Lydien, p. 51.

[13] Asiana, VI : The Lydo-Phrygian Year (BCH, XXII (1898), p. 239-240).

[14] Les communications étaient lentes alors entre les régions méditerranéennes, mêmes voisines : aucun document ne nous le fait voir en ce qui concerne l’Asie ; mais qu’on en juge par les retards — tant de fois attestés — que la distance mettait aux transmissions de nouvelles entre Rome et l’Égypte V. L’Archiv für Papyrus-forschung, II, 1902, p. 69.

[15] Rhein. Mus., Neue Folge, XXII (1867), p. 325.

[16] Sur l’ère de Samos cf. KÄSTNER, op. cit., p. 34-38. — Cet auteur serait tenté d’admettre l’existence à Samos d’une deuxième ère qui partirait de 734/5, époque ou Auguste eut un voyage le continent asiatique et s’arrêta encore dans cette île. Il donna alors la liberté aux Samiens, d’après DION CASSIUS (LIV, 9), et peut-être en même temps le jus coloniae. Tout ceci est basé sur une correction du texte d’une inscription et paraît bien singulier et bien artificiel.

[17] IMHOOF-BLUMER, Kleinatiatische Münzen, pp. 122 et 272.

[18] IMHOOF-BLUMER, Kleinatiatische Münzen, p. 253, ad n. 15.

[19] TACITE nous dit en effet à la date de 23 apr. J.-C. (Ann., IV, 13) : Factaque auctore eo (Tibère) senatus consulta ut civitati Cibyraticae apud Asiam, Aegiensi apud Achaiam, motu terrae labefactis, subveniretur remissione tributi in triennium.

[20] ECKHEL, III, 82.

[21] ECKHEL, II, 481 ; MIONNET, suppl., V, p. 509, n° 70 à 72 ; HEAD, Hist. num., 469.

[22] Revue numismatique, 1858, p. 49.

[23] Conjecture adoptée par M. Warwick WROTH, GrCBM, Troas, p. XV.

[24] IMHOOF-BLUMER, op. laud., p. 222.

[25] Aus Lydien, p. 21 sq.

[26] Cities and Bishoprics, I, p. 201 sq., et Historical Geography, p. 442.

[27] Ar. FONTRIER, Μουσεΐον, 1886, p. 52 ; BCH, XI (1887), p. 450.

[28] C’est le n° 51 de BURESCH-RIBBECK.

[29] BUBESCH-RIBBECK, n° 27, 28, 30.

[30] BCH, VIII (1881), p. 382-3.

[31] LEB., 680 ; mais ici je ne suis plus de son avis ; la pierre nomme un Τιβέριος Κλαύδιος ; l’année σξ (207) conduit à 122/3 (ère de Sylla) ou à 176/7 (ère d’Actium) ; la date la plus reculée doit être la vraie.

[32] LEB., 1667 ; l’épitaphe en effet donne l’âge des défunts, usage proprement romain qui ne s’est introduit qu’un peu tard en Asie. — V. aussi Μουσεΐον, 1886, p. 77.

[33] Tralles : RAMSAY, Cities, p. 199 ; Philadelphie : Wochensehrift für klass. Philolog., 1891, p. 1242 ; 1892, p. 22 ; peut-être aussi dans la vallée du Caystre : BURESCH, Ath. Mit., XIX (1894), p. 124, note 2.

[34] A Teira, entre Sardes et Éphèse, une inscription est dédiée à M. Aurelius Antoninus en 261. L’ère de Sylla donnerait 170/7 apr. J.-C. ; M. RAMSAY (p. 802) suppose, ce millésime ne convenant pas, une date calculée d’après l’année du triomphe de César en 48 av. J.-C., comme dans certaines régions de Syrie ; l’inscription aurait été alors dédiée à Caracalla en 213. Ce serait doue une ère de plus, mais voilà une hypothèse bien hasardée.

[35] La formule de la dédicace : ύπέρ τής Καίσαρος νίκης (Rev. archéol., 1885, II, p. 114, n° 13) annonce sans doute l’ère d’Actium.

[36] Alfr. KÖRTE, Kleinasiatische Studien (Ath. Mit., XXV (1900), p. 403, n° 4 ; p. 408, n° 16 ; p. 409, n° 18).

[37] BCH, VIII (1884), p. 378. L’inscription LEB., 1671, de Méonie, est curieuse ; elle commence ainsi : έτους ηι’ καί π’, et il semble qu’on ait voulu user tout ensemble de deux computs ; mais lesquels ? Les chiffres 18 et 80 ne permettent pas de songer aux ères de Sylla et d’Actium à la fois. Elles sont au contraire visiblement employées toutes deux dans une même inscription, copiée par BURESCH en Katakékaumène (Aus Lydien, p. 51).

[38] MOMMSEN, Dr. publ. rom., trad. fr., VI2, p. 395-6. Le premier a dû finir par supplanter l’autre partout.

[39] LEB., 25 : πρό πέντε καλανδών Είουνίων μη(νός) Έκατομβεώνος (mai-juin) τετάτη. — Cf. également, à Nysa, concordance du 19 de Gorpiaios (juillet-août) avec la veille des ides d’août (CIG, 2943, l. 4-5).

[40] M. RADET (En Phrygie, p. 556) dit : enjoignit. Mais nous n’en avons pas la preuve ; la façon dont on l’honore pour son heureuse idée ferait croire que, dans la forme au moins, ce ne fut pas un ordre.

[41] CIG, 3957 ; Ath. Mit., XVI (1891), p. 236 ; BCH, XVII (1893), p. 315.

[42] Die Einführung des asianischen Kalenders (Ath. Mit., XXIV (1899), p. 275 sq.).

[43] CIG, 3902b, l. 5 (Euménie).

[44] Mais non dans toutes. Dios même ne disparut pas ; on le retrouve dans une inscription de la Katakékaumène, de la fin du règne de Tibère (BURESCH-RIBBECK, p. 51).

[45] Cf. HICKS, IBM, III, 2, p. 78, et son calendrier conjectural d’Éphèse, p. 79.

[46] LEB., 1633, l. 12 ; CIG, 2827, l. 15.

[47] LEB., 1632, l. 19.

[48] CIG, 2842, l. 14 ; cf. à Pergame (FRÄNKEL, 278) : [μη]νός Καισ[αρίου]. Aujourd’hui on est autorisé à restituer plutôt Καίσ[αρος].

[49] V. USENER, Sull’ ordinamento dell’ anno nella provincia romana d’Asia, analyse de deux calendriers d’Asie d’après un manuscrit (Bullettino dell’ Istituto di corrispondenza archeologica, 1874, p. 73-80).

[50] Μουσεΐον, 1878, p. 29, n° σλ’.

[51] IBM, 483b, l. 18 ; LEB., 1620, l. 5 et 14 ; 1631, l. 9 ; CIG, 2826, l. 39. Les deux premières de ces inscriptions étaient de Commode, et aucune ne parait antérieure. Cf. Acta sincera, RUINART, p. 151, pour les Acta Sancti Pionii (a. 250) : Acta sunt haec....., ut Romani dicunt, IIII Idus Martii, et ut Asiani dicunt, mense sexto, die sabbati, hora decima.

[52] Cf. Hermès, VII (1873), p. 113 sq. Les principaux exemples de commémorations mensuelles du jour de naissance d’un souverain ont été réunis par M. Emil SCHÜRER (Zeitschrift fur neutestamentliche Wissenschaft, 1901, p. 48 sq.) ; add. WISSOWA, Monatliche Geburtstagsfeier (Hermès, XXXVII (1902), p. 157-9).

[53] Ainsi, dès l’avènement d’Antonin le Pieux, les Éphésiens prirent la décision de célébrer une fête populaire à chaque anniversaire de naissance du nouveau prince. Le proconsul donna son approbation ; mais elle ne fut probablement nécessaire qu’en raison des dépenses exceptionnelles qui en devaient résulter pour la caisse municipale : le grammate devait remettre à tout citoyen un présent d’un denier pris dans le trésor de la ville. (MOMMSEN, Jarheshefte des öster. Instit., III (1900), p. 1-8 ; v. p. 1, l. 25 sq.)

[54] A Tralles, sous Marc-Aurèle, un particulier fortuné a donné une somme à la boulé — LEB., 610.

[55] V. les dernières lignes du discours de Paullus Fabius Maximus parlant de la nouménie, qui était en Grèce le premier jour de chaque mois.

[56] Cf. USENER, loc. cit.

[57] V., entre beaucoup d’exemples, l’inscription de Tralles, note ci-dessus.

[58] Revue des Études anciennes, IV (1902), p. 79, l. 5.

[59] Μουσεΐον, 1885, p. 68, n° υξζ’.

[60] BURESCH-RIBBECK, p. 48 ; WADDINGTON, ad LEB., 1676 ; KÄSTNER, op. cit., p. 91, note.

[61] A Iasos (TH. REINACH, Rev. Et. gr., VI (1891), p. 159, l. 25).

[62] Sous Auguste, on a décidé le point de départ de l’année, mais non la qualification des jours ; même celle des mois ne fut nullement établie ne varietur.

[63] A Pergame, sur un registre d’hymnodes (FRÄNKEL, 374) : μηνός Καίσαρος Σεβ(αστή), et Καίσαρος est le premier mois. A Daldis (BURESCH-RIBBECK, p. 48, n° 28) : μηνός Θανδικοΰ Σεβαστή. — La formule τή πρώτη Σεβαστή d’une inscription de Lagina (BCH, XI (1887), p. 29, n° 42, l. 5) peut être un pléonasme ou désigner le premier jour du premier mois. — Cf. par contre : LEB., 1676, et notes (Σεβαστή ς’).