LA DAME DE BEAUTÉ : AGNÈS SOREL

 

VI. — LES TOMBEAUX.

 

 

On ouvrit, suivant la coutume, le corps tendre d'Agnès. Son cœur fut mis en terre dans l'abbaye de Jumièges, et son corps fut porté à la collégiale de Notre-Dame de Loches, où elle avait fait plusieurs fondations et donations. Dieu luy face mercy à l'âme, Amen, telle est la conclusion de Jean Chartier, chantre de Saint-Denis et historiographe officiel qui suivait en ces jours la campagne de Normandie.

Quant au roi, nous savons qu'il quitta Jumièges huit jours après ces événements, ayant laissé, sans doute, ses instructions pour élever dans la chapelle de Notre-Dame à Jumièges le magnifique monument que nous ne connaissons plus que par des descriptions et une dalle qui a été conservée[1]. C'était un tombeau de marbre noir, haut de trois pieds, sur lequel on voyait la statue d'Agnès en marbre blanc, en posture de suppliante, à genoux, tenant entre ses mains son cœur qu'elle offrait à la Vierge comme aux heures de son agonie. Sur le biseau de la table de marbre noire courait l'inscription gravée en très beaux caractères :

Cy git Agnès Surelles, noble demoiselle, en son vivant dame de Roqueserrière, de Beauté, d'Issouldun et de Vernon sur Seine, piteuse entre toutes gens, qui de ses biens donnoit largement aux églises et aux pauvres ; qui trespassa le 9e jour de février l'an de grâce 1449. Priez Dieu pour elle.

On y lisait l'inscription :

Hic jacet in tumba mitis simplexque columba...

Le corps de la douce et simple colombe recevait le même dévot et amoureux hommage à Loches. Il fut enterré dans le chœur même de la Collégiale de Notre-Dame[2], que nous nommons aujourd'hui l'église Saint-Ours. La Collégiale était l'antique église du château, desservant sur le rocher le logis du roi d'une part et la citadelle de l'autre. Dans le sanctuaire mystique de la Vierge, Agnès reposait entre la demeure du roi et les gens de la garnison, devant l'un des plus gracieux paysages de France. Dans le petit chœur de la vieille collégiale, on dressa une cuve de marbre noir où courait, sur le biseau, une inscription analogue à celle de Jumièges.

Cy gist noble damoyselle Agnès Seurelle en son vivant Dame de Beaulté, de Roquesserière, d'Issouldun et de Vernon sur Seine, piteuse envers toutes gens et qui largement donnoit de ses biens aux églyses et aux pauvres, laquelle trespassa le IXe jour de février l'an de grâce MCCCCXLIX. Priees Dieu pour l'âme d'elle. Amen.

On voyait sur la dalle, taillée dans un marbre poli comme l'albâtre, Agnès gisante, les mains jointes, dans l'attitude de la prière. Elle était représentée dans l'un de ces beaux costumes de princesse qu'on lui reprocha. Sa robe est longue, largement drapée, mais elle ne justifie aucune critique des traînes qu'Agnès portait. Le surcot, bordé d'hermine, est légèrement décolleté. La figure, jeune et douce, ceinte sur le front d'un bandeau de duchesse, reposait sur un coussin porté par deux angelots. Un petit pinacle couronnait la tête du monument. Aux pieds d'Agnès, là où nous trouvons d'habitude les chiens ou les lions, la fidélité et la force, l'emblème de sa douceur et de sa patronne, deux agneaux.

Tel était, dans son état primitif[3], le monument qui atteste tant de soins et d'amour.

On lisait, scellée au pinacle formant le chevet d'Agnès, sur une petite plaque de marbre noir, en caractères délicats, l'inscription suivante[4] :

Hac jacet in tumba mittis simplexque columba,

Candidior cignis, flamma rubicundior ignis.

Agnes pulcra nimis terre latitatur in imis.

Ut flores veris facies hujus mulieris.

Belalteque domum nemus astans Vinceniarum

Rexit et a specie nomen suscepit utrumque.

Sereriamque roquam Vernonis et utique gentem

Ac Yssoldunum regimen dedit omnibus unum.

Alloquiis mictis compescens scandala litis,

Ecclesiisque dabat et egenos sponte fovebat ;

Illi Seurelle cognomen erat domicelle.

Et non miretur quis si species decoretur

Ipsius est ipsa quoniam depitta ducissa.

Hoc factum sponte certa racione movente

Pro laudum titulis meritorum sive libellis.

Hic corpus reliqua sunt Gemeticis inhumata.

Mille quadringentis quadringenta novem tulit annis.

Illam cum sanctis in tronum vita perhennis,

Nona dies mensis hanc abstulit inde secundi.

Palmis extensis transivit ab ordine mundi.

Dans cette tombe repose une douce et simple colombe,

Plus blanche que les cygnes, plus vermeille que la flamme.

Agnès la belle demeure maintenant au fond de la terre.

Un printemps fleuri était le visage de cette femme.

De son château de Beauté, près du Bois de Vincennes,

Et de l'aspect de sa personne, elle tint doublement son nom ;

La Roquecezière, les gens de Vernon et d'ailleurs,

Ceux d'Issoudun, elle administra sous une même règle.

Douce en ses propos, apaisant querelles et scandales,

Elle donnait aux gens d'Eglise et protégeait naturellement les pauvres.

Le nom de cette demoiselle était Seurelle.

Mais que nul ne s'étonne de la voir sous cet aspect,

Et son image décorée des attributs de duchesse :

Ce fut librement fait, et par raison certaine,

A titre de louanges et en récompense de ses mérites.

Ici est son corps ; son cœur est à Jumièges.

L'an mil quatre cent quarante neuf,

Elle passa dans la vie éternelle prendre place sur un trône parmi les saints.

Enlevée le neuvième jour du second mois,

Les mains tendues vers le ciel elle a quitté ce monde.

Un autre petit bas-relief de bronze représentait encore Agnès agenouillée, faisant oraison devant la Vierge ; derrière elle se tenait sa patronne sainte Agnès avec son mouton. Sous le petit socle, servant de support à la statuette d'Agnès Sorel, on voyait ses armes parlantes, un sureau ; on y lisait ces autres vers latins[5] :

Fulgor apollineus rutilanlis luxque Diane

Quam jubaris radiis clarificare solent

Nunc tegit ops et opem negat atrox Iridis arcus,

Dum Furie prime tela superveniunt.

Nunc elegis dictare decet planctuque sonoro.

Leticiam pellat turtureus gemitus

Libera dum quondam que subveniebat egenis

Ecclesiisque modo cogitur egra mori.

O Mors seva nimis que jam juvenilibus annis

Abstulit a terris membra serena suis.

Manibus ad tumulum cuncti celebretis honores

Effundendo preces quas nisi Parca sinit.

Que titulis decorata fuit decoratur amictu,

In laudis titulum picta ducissa jacet.

Occubuere simul sensus species et honestas

Dum decor Agnetis occubuisse datur,

Solas virtutes meritum famamque relinquens.

Corpus cum specie Mors miseranda rapit.

Premia sunt Mortis luctus querimonia tellus.

Huic ergo celebres fundite queso preces.

La splendeur d'Apollon et la lumière de la rutilante Diane

Que les rayons de l'étoile du matin clarifient d'habitude,

Voilà ce que maintenant recouvre la terre ; et l'arc terrible d'iris

Demeura sans effet contre les traits de la première des Furies.

C'est maintenant l'heure des élégies et des plaintes.

Que le gémissement de la tourterelle écarte la joie !

Celle qui jadis, libéralement, subvenait aux indigents

Et aux églises vient de passer douloureusement.

Ô Mort trop cruelle, en ses jeunes années,

Tu enlevas à la beauté sereine ce qu'elle possédait.

Venez tous à ce tombeau honorer ses mânes

Et répandre les prières que nous laisse seulement la Parque.

Celle que parait tant de titres n'a plus qu'un linceul.

Elle est représentée ici à titre d'honneur, gisante sous l'aspect d'une duchesse :

C'est qu'avec elle moururent esprit, beauté et décence.

Car tout cela finit avec la Belle Agnès,

Qui ne nous a laissé que le souvenir de ses vertus, de ses mérites et de son renom.

La Mort déplorable nous ravit son corps et sa beauté.

Le deuil, les plaintes, un peu de terre, tel est l'apanage de la Mort :

Donnez-lui, je vous prie, vos prières méritoires.

On lisait encore une autre pièce acrostiche paraphrasant les précédentes :

Astra petit mollis Agnes redimitaque flore

Grato celicolis hanc credo vigere decore.

Nulla sub aethereo thalamo permansit imago

Ejus namque Deo placuit sublimis origo.

Simplex alloquiis et libera munera dando

Sacris ecclesiis et egenis subveniendo.

Eripuit pariter animam Mors atque cruorem

Venarum per iter solitum prestare decorem.

Rexit Vernonis Issolduni quoque gentem :

Effleat hinc omnis ipsam populus morientem

Limina Belaltam Vincennarum comitantem,

Laeta per hanc vitam tenuit turrim resonantem

Et Roqua sereria fuit illi subdita jure

Illi propitia sit virginis optio pure

Quam pingi voluit ratio de jure ducissam

Nam titulis decuit ornari talibus ipam.

Anno milleno nono simul et quadrageno

Cum quadracenteno decessil ab orbe sereno

Nona dies februi vitam cum sanguine movit

Prosint spiritui qua saepe precamina vovit.

Et si defunctae nomen cognoscere curas

Metrorum primas tredecim conjuge figuras.

Flamma rubi Moysi, Sinai Mons, janua cœli,

Astrea, lucifera virgo, memento me.

La douce Agnès est dans les deux, couronnée de fleurs.

Mais je crois bien qu'elle revit pour l'agréable ornement de ceux qui habitent là-haut.

Sous le lit du ciel aucune image d'elle ne resta :

Son essence sublime ne peut plaire qu'à Dieu.

Si simple dans ses entretiens, et libérale dans ses dons

Envers les églises, elle était le soutien des pauvres.

La Mort lui ravit et le souffle et le sang

Qui s'écoula par le chemin des veines qui d'habitude la rendait plus belle encore.

Elle a gouverné les gens d'Issoudun et ceux de Vernon :

Que tous répandent des larmes sur celle qui est morte.

Elle posséda Beauté dans les environs de Vincennes,

Heureuse de vivre, la tour qui répète son nom,

Et la Roquecezière dont elle a eu légalement la jouissance.

Suivant le désir de la pure demoiselle,

A bon droit elle a voulu être représentée dans le costume de duchesse ;

Et il convenait de lui décerner un tel honneur.

L'an mil quatre cent

Et quarante neuf, elle a quitté ce monde,

Le neuvième jour de février, perdant la vie avec le sang.

Que profitent à son âme ses prières et ses fondations !

Et si tu veux connaître le nom de la défunte,

Réunis les treize initiales de ces premiers vers.

Flamme pourpre de Moïse, Mont Sinaï, Porte du Ciel,

Céleste, Vierge lumineuse, ne m'oublie pas !

Nous connaissons l'auteur de ces vers étranges dont les mètres eurent leur célébrité : c'était un jeune humaniste et poète déjà connu, Jacques Milet[6], qui étudiait le droit à Orléans. On n'en saurait douter, ils sont aussi un hommage au roi, tenu pour un bon latiniste. Chrétiens et païens tout ensemble, les vers gravés dans la Collégiale de Notre-Dame de Loches sont comme un signe annonciateur de la Renaissance des lettres, du triomphe de la mythologie qui trouvera sa racine dans une terre accueillante entre toutes aux figures de l'Antiquité et de l'Italie. Ils sont ici le premier sourire du Paganisme.

On peut se demander toutefois si l'hommage des deux magnifiques tombeaux de Jumièges et de Loches ne fut pas imprudent. Car Agnès après sa mort fera encore parler d'elle. Cela est si vrai que Jean Chartier, chantre de Saint-Denis, et chroniqueur officiel, que nous avons trouvé suivant la campagne de Normandie, a inséré dans son récit une apologie d'Agnès[7] qui paraît bien inspirée par le roi, et devait répondre à des médisances posthumes. Le religieux nous dit avoir fait une enquête ; mais son récit semble surtout reproduire ce que Charles a voulu que nous sachions d'Agnès. Pendant les cinq ans qu'elle avait demeuré chez la reine, plaidera Jean Chartier, le roi n'avait pas cessé de coucher avec sa femme et d'en avoir des enfants. Certes, dans la maison de la reine, Agnès a connu les joies et les passe-temps du monde, porté de jolies robes, des colliers d'or, des pierreries. Etant jeune et jolie ce fut une commune renommée que le roy la maintenoit et entretenoit en concubinage. Car aujourd'hui le monde est plus enclin à penser et dire mal que bien. Le religieux de Saint-Denis, qu'on est si surpris de voir prendre un tel parti en cette affaire (alors qu'il était bien simple de n'en pas parler), va même jusqu'à dire que c'est contre sa volonté qu'Agnès eut un si grand état : mais tel était assure-t-il, le bon plaisir de la reine, alors que nous savons bien le contraire. Les rapports du roi et d'Agnès on été des plaisirs licites et honnêtes, comme il appartient à un roi. Chacun d'eux a toujours regagné le soir son propre logis. Agnès avait le langage le plus poli et le plus honnête du monde. Le roi la rencontrait quand il allait visiter la reine, parmi les dames et les demoiselles. Il y eut toujours une multitude de gens présents, même quand Agnès allait le voir ; et Jean Chartier ajoutera, un peu naïvement, que jamais ces témoins ne la virent touchée par le roi au-dessous du menton. S'il y a eu copulation charnelle, ce fut en cachette et bien secrètement, alors qu'Agnès était au service de la reine de Sicile, et dans tous les cas avant d'entrer au service de la reine de France.

Comment le roi se serait-il amusé durant les cinq ans qu'Agnès passa à la cour ? Il avait restauré la justice, apaisé la division de l'Eglise universelle, à ce point que la paix, l'union et la concorde étaient partout observées. Et Dieu l'avait récompensé en lui accordant de recouvrer la Normandie occupée par les Anglais. En deux ans, le roi avait fait sur eux autant de conquêtes qu'ils en avaient pu faire pendant l'espace de trente ans.

Voilà ce que Jean Chartier croyait pouvoir affirmer, au témoignage des chevaliers, des écuyers, des conseillers, des physiciens, des médecins qui avaient connu la Belle Agnès. Car il faut oster l'abus du peuple.

C'est que le grand scandale demeurait évident. Même après la mort de la dame de Beauté, son amour était un grand péché aux yeux des braves gens de France.

 

 

 



[1] Roger Martin du Gard, L'abbaye de Jumièges, étude archéologique sur les ruines, Montdidier, 1909, p. 283.

[2] Agnès y avait fondé une psallette (Arch. Com. de Loches. Inventaire général des anciennes chartes... 1773). Je ne sais sur quelle tradition s'est appuyé Joly de Fleury pour dire, dans une note, qu'Agnès était originaire de Loches (Bibl. Nat., Coll. Joly de Fleury, vol. 478, fol. 274). Pièces justificatives.

[3] Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, Gaignières, P* 2, réserve; L. Bossebœuf, Le Tombeau d'Agnès Sorel à Loches, Tours 1900.

[4] Ces inscriptions ont été recueillies par La Thaumassière, Histoire du Berry, p. 93-94, et regravées suivant Ch. de Grandmaison.

[5] Dans la Complainte de Simon Gréban sur la mort de Jacques Milet, il est fait allusion à cette poésie célèbre qui demandait des prières pour la belle Agnès. Rhétorique parle ainsi :

C'est la bouche que je esleuz

Qui, en temps de prospérité,

Fist Fulgor Apolineus

Pour Agnès, dame de Beaulté.

Ce mettre est en solennité

Escript à Loches sur la lame,

Lequel a plusieurs incité

De prier à Dieu pour son âme.

(Arthur Piaget, op. cit., dans la Romania, 1922).

[6] Sur ce personnage, qui mourut à Paris en 1466, nous savons d'ailleurs peu de choses (Gustav Häpke, Kritische beiträge zu Jacques Milets dramatischer Istoire de la destruction de Troye la grant : Marburg, Ausg. und Abhanlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie, 1896). M. Antoine Thomas (Jacques Milet et les humanistes italiens, Studi medievali diretti da F. Novati et R. Renier, Torino, 1904, t. I) a montré qu'il avait été reçu bachelier es arts, en 1447, à Paris. Il naquit donc vers 1428. La rubrique de la Destruction de Troye nous montre qu'il avait commencé cet ouvrage en 1450 à Orléans, où il étudiait le droit, et que l'épilogue était écrit en 1452. M. Arthur Piaget a publié la Complainte de Simon Gréban sur la mort de Jacques Milet, qui se place à Paris en 1466, et retrouvé dans le Jardin de Plaisance un autre poème de Milet que l'on croyait perdu: La Forest de tristesse (Simon Gréban et Jacques Milet, dans la Romania, 1922, p. 230). Mais M. Antoine Thomas a attiré l'attention sur le fait très rare qu'un jeune poète des rives de la Loire et de la Seine était connu jusqu'en Italie et entretint une correspondance poétique avec un groupe d'humanistes de Rome (Fv. Flamini, Leonardo di Piero Dati poeta latino del secolo XV, 1890).

[7] II, p. 181-186.