LA DAME DE BEAUTÉ : AGNÈS SOREL

 

V. — LA MORT DE LA PÉCHERESSE.

 

 

Ce fut un bel été que celui de l'année 1449. La récolte du blé s'annonçait bonne. Le prix du pain et du vin baissait dans la ville frondeuse. Pour deux tournois, on avait à Paris assez de pain pour vivre une journée ; pour deux deniers, on trouvait une pinte d'un bon vin blanc ou vermeil. On criait, à huit deniers, le quarteron d'œufs, un très grand fromage pour six, la livre de bon beurre à huit. Et il faisait si sec que de la place Maubert à Notre-Dame on pouvait traverser la Seine, hommes et femmes, sur de petites pierres sans se mouiller les pieds. Cela amuse et soutient le moral tandis que le roi quitte Chinon, le 6 août, pour se rendre en Normandie[1].

L'expédition avait été minutieusement préparée. Suivant une vie romancée contemporaine, assez plausible dans certains détails, les dames avaient espéré un instant suivre l'armée, comme la cour le fera plus tard, au temps de Louis XIV : Après disner que le Roy saillist de table, se retira en sa chambre. La royne y vint, accompaignée de plusieurs belles dames et damoiselles qui moult furent joieuses des nouvelles ; et firent moult grant chière et beaucoup de beaulx esbatemens, ainsi comme il estoit de coustume. Et, entre les aultres, une moult belle dame parla et dist au Roy : Sire, j'ai oy dire que vous avez ouy bonnes nouvelles, Dieu mercy ! Menez nous en la guerre ; vous en serez plus vaillant et toute vostre compaignie. Nostre heur vous vauldra tant que vous ne sauriez penser. Et le Roy respondit : Se tout n'estoit gaigné, ce seroit bien fait de vous y mener ; car je scay bien que, par vous et les aultres belles dames qui estes icy, tout se conquerroit. Mais le Jouvencel a tout conquiz et gaigné ; nous n'y aurions jamais honneur. Et la dame lui respondit : Ne vous soussiez de riens. Pensez vous estre ung roy sans affaire ? Nennil ; il n'en fut oncques point. Les grans roys ont les grans affaires. Vous trouverez encores assez où exploicter vostre corps et les vertuz des belles dames, quant vous vouldrez...[2]

Mais c'est un fait qu'Agnès demeura à Loches. Le roi Charles avait laissé près d'elle Guillaume Gouffier[3], son intime et son valet de chambre, avec une avance de 600 livres pour lui aider à supporter les frais de son hôtel[4]. Guillaume de Courcelles, premier valet de chambre, fait un don au père de la petite folle donnée récemment à la dame de Beauté[5].

Le roi chevauchait pour conquérir la Normandie. On apprend qu'il est au Pont-de-l'Arche. On sort de la Sainte-Chapelle la précieuse couronne, le fer de la lance et le clou pour les porter en procession. Les Français sont à Mantes, puis à Vernon. En octobre se déroule à Paris la grande procession des Innocents[6]. Mais le temps a changé ; ils ne doivent pas être heureux là-bas, sur les mauvais chemins, par un automne pluvieux, ceux qui vont à la guerre. Aux pluies sans fin, et prématurément, succède un hiver qui s'annonce cruel par la gelée. Dunois, lieutenant général marche sur Rouen[7]. Les premières escarmouches. Mais les Anglais de la garnison sont gens d'honneur qui refusent de se rendre et de recevoir les hérauts de France. Le roi a quitté le Pont-de-l'Arche. Sous la pluie qui redouble, il s'est logé avec le roi de Sicile dans une abbaye de femmes, à une lieue et demi de Rouen. Il regarde la ville, sous la pluie et la brume, puis regagne le Pont-de-l'Arche avec le reste de l'armée. C'est maintenant l'hiver. Ne nous hâtons pas. Mais quelques jours après les bourgeois de Rouen, qui étaient montés sur deux grosses tours des murailles, ont fait savoir aux gens du roi qu'ils pouvaient entrer par là dans la ville. Le 16, l'armée royale chevauchait de nouveau vers Rouen. Dunois et ceux de sa compagnie s'avancent et placent lei échelles à l'endroit indiqué par les bourgeois. L'assaut. Mais Talbot, le vieux chien de l'Angleterre, grogne et veille ; avec ses trois cents Anglais il défend la muraille. Les bourgeois de Rouen, qui ont voulu favoriser l'assaut des Français, sont cruellement massacrés dans leurs tours. Le sang coule abondamment. Les rois de France et de Sicile, qui ont poussé jusqu'à Darnétal, constatent que le fruit n'est pas encore mûr. Ils retournent au quartier général du Pont-de-l'Arche. Mais le 17 octobre, les bourgeois de Rouen, qui ont du être préparés habilement, semblent terrorisés à l'idée du massacre qui suivra l'attaque générale des Français ; ils trouvent dans leurs terreurs un nouveau courage. Ils osent parler ferme au duc de Somerset, gouverneur du Duché de Normandie. Il n'avait pour tenir ni blé ni bois, ni chair ni vin. Le duc de Somerset compte autour de lui 50 ou 60 Anglais. La garnison anglaise est de 300 hommes en tout. Les bourgeois de Rouen peuvent réunir de 800 à 1000 combattants, armés ou portant des bâtons. La ville entière se joindra à eux. Le duc de Somerset essaye de calmer la multitude qui gronde à l'Hôtel de Ville : mais les gens de Rouen, réunis à la maison commune, ont décidé d'envoyer leur archevêque au Pont de Saint-Ouen, à une lieue du Pont-de-l'Arche. Des chevaliers anglais les accompagneront. Les délégués sortent librement et rapportent au Conseil de Rouen une réponse fort agréable aux habitants de la ville, mais déplaisante aux Anglais qui courent en armes occuper le Palais, les ponts, les portails, le château. Les bourgeois en armes les regardent et chacun s'observe. C'est fort simple. Les bourgeois ont fait savoir au roi Charles qu'ils sont prêts à le mettre dans la ville. Ils l'attendent. Le dimanche 19 octobre, ils s'enhardissent à poursuivre les Anglais dans la rue ; et ceux-ci doivent se réfugier, qui au château, qui au Palais. Les bourgeois sont maîtres des tours et des portes, tandis que Dunois, lieutenant général, vient de monter à cheval à la tête de ses compagnies pour leur prêter secours. Le Mont Sainte-Catherine, gardé par 26 Anglais, la forteresse et la chapelle, qui dominent Rouen, sont déjà aux mains des Français. Le roi Charles y a logé cette nuit.

La bataille de France, toutes bannières déployées, est rangée devant la porte du faubourg Martainville. Les bourgeois de Rouen ont tenu parole et ils viennent spontanément d'apporter les clefs de la cité. Pierre de Brézé y fait le premier son entrée, avec 100 lances et des archers, et il se place devant le château. Dunois s'installe devant le Palais, où sont le duc de Somerset et Talbot. Le lendemain entrait qui voulait à Rouen dont les portes étaient ouvertes. La nouvelle arrive le même jour à Paris. Le roi est à Rouen ! Toutes les cloches sonnent, une immense procession de 50.000 personnes suit le sacrement de Saint-Jean en Grève ; dans la rue Saint-Martin, devant la fontaine Maubuée on représente l'histoire de Paix et de Guerre[8]. Ah ! les godons, comme disait Jeanne d'Arc, on les a eus ![9]

Il s'agissait maintenant de prendre les Anglais dans Rouen. Des tranchées entouraient le Palais. On amène les bombardes et les canons devant la porte. Somerset, qui n'a ni vivres ni la possibilité d'être secouru, demande à parler au roi. Charles demeure toujours au Mont-Sainte-Catherine, dans une chambre bien parée, entourée de ses seigneurs et des pairs. C'est toujours comme cela dans les Etats Majors. Somerset a revêtu sa belle robe de velours bleu, doublée de martres zibelines, et mis son chapeau de velours vermeil, fourré de pareilles martres. Il est tricolore, aux couleurs de la France. Mais le roi n'a même pas voulu entendre sa requête. Et Dunois l'enferme au Palais comme dans une souricière. C'est bientôt la capitulation, qui coïncide avec la fête de la Toussaint que le roi célèbre à Sainte-Catherine, à grande joie, remerciant Dieu de la bonne fortune et des prospérités continuelles qu'il lui envoyait.

Un long cortège se forme. Les archers du roi, revêtus de leurs jaquettes vermeilles blanches et vertes, en prennent la tête : suivent les archers du roi de Sicile, du comte du Maine, les 600 archers montés, les trompettes qui soufflaient si fort, les trompettes vermeilles du roi, messire Guillaume Jouvenel des Ursins qui bedonne en habit royal précédé des sceaux, les grands destriers de l'écurie du roi houssés de velours azur, Saintrailles armé de blanc, monté sur un haut destrier, qui porte la grande épée du roi dont le pommeau est d'or fin et la gaine de velours bleu semé de fleurs de lys. Le roi ! Il est armé de toutes pièces, monte un coursier couvert jusqu'aux pieds de velours azur, et porte sur sa tête un chapeau de castor doublé de velours vermeil sur lequel il y avait une houppe de fils d'or. Il est comme aux jours où il commença de rompre des lances pour l'amour de la jeune Agnès. Le roi de Sicile, râblé et malicieux, chevauche à sa droite tandis qu'à sa gauche se tient le comte du Maine, tous deux armés de blanc. Les tétières de leurs chevaux sont des bijoux où flotte la plume d'autruche. Les pages terminent le défilé.

Des processions sortent des églises et vont à leur rencontre, portant les chasses et les reliques, chantant Te Deum laudamus. Non, de mémoire d'homme, on n'avait vu pareille chevalerie ! Sur le chemin de Notre-Dame un cerf ailé s'agenouille devant le roi. Délicate attention, car c'est lui le cerf volant de la légende, comme le disait déjà une ballade du temps de Jeanne d'Arc. A une fenêtre, Dunois salue Mme la comtesse, sa femme. Elle est auprès de la femme du duc de Somerset, venue pour voir passer le mystère, et du sire de Talbot. Les Anglais, gardés en otages, contemplent le défilé, bien marris en leur cœur, mais déférents. Car cette entrée à Rouen fut presque une fête d'entente.

Le roi met pied à terre, arrivé devant Notre-Dame où il est reçu par l'archevêque et par le clergé. Il entre dans la vaste nef, où sont tant de souvenirs de la conquête anglaise ; il se recueille, faisant oraison pendant un certain temps. Puis chacun regagne son hôtel, tandis que les feux s'allument dans la ville où le vin coule. Le roi trône à l'archevêché, entouré de son conseil, là où parut si longtemps Bedford. Les gens d'Eglise, les bourgeois, le peuple entourent le roi. Ils le supplient de les conserver en sa grâce, d'achever la poursuite de ses antiques ennemis les Anglais. Ils l'aideront de leurs corps et de leur argent. Pierre de Brézé, qui a voulu et conduit l'opération, est fait capitaine de Rouer. Le 13 novembre, on apprend la reddition de Château-Gaillard, place réputée imprenable. C'était donc cela l'occupation anglaise de la Normandie ; ce n'était que cela la citadelle de l'Angleterre !

Le roi Charles quitte Rouen, armé d'une brigandine et portant dessus une jaquette de drap d'or. Il chevauche jusqu'à Caudebec et ordonne à Dunois de faire le siège de la ville d'Harfleur. Lui restera à Montivilliers.

Dunois investit Harfleur, le 8 décembre. Le froid est très vif ; on ne trouve pas de bois pour faire des abris. De fortes gelées, puis cette grande pluie qui succède aux glaces et transit les hommes dans leurs tranchées de terre. Ils n'ont pour se couvrir que de la paille et des genêts. Seize grandes bombardes sont amenées de Montivilliers pour ouvrir le feu sur Harfleur. Des tranchées profondes ceinturent la place. Le roi Charles se rend aux tranchées pour voir battre les murs de la ville. Il s'expose, lui qui craignait tout. On le voit dans les fossés, aux mines, la salade sur la tête et le pavois à la main. Me Jean Bureau, trésorier de France, et son frère Gaspard dirigent l'artillerie et les travaux de mines. La veille de la Noël, la place entrait à composition et le 1er janvier 1450 Dunois recevait les clefs d'Harfleur. Mais un vieux capitaine comme lui, et solide et prudent, a jugé qu'il fallait en finir. Il a envoyé aux gens du Havre ses hérauts pour leur demander d'amener la bannière à croix rouge sur champ blanc. Deux hérauts plantent au Havre la bannière à fleur de lys de France. Un grand cri s'élève. Il n'y a déjà plus d'Anglais dans la ville, la plupart s'étant jetés dans des bateaux. Ils cinglent, sous le gros temps d'hiver, vers Albion.

Le roi avait gagné l'abbaye de Jumièges, de l'ordre de Saint-Benoît, à cinq lieues au-dessous de Rouen, pour se reposer un moment tandis que l'on faisait les préparatifs du siège d'Honfleur[10].

Une surprise, et quelle surprise, devait lui arriver. La belle Agnès, la pauvre, venait de traverser la France avec son gros ventre de femme enceinte. Le roi la fait installer au manoir du Mesnil[11], maison de plaisance des abbés de Jumièges, car elle ne peut rester à l'abbaye, et parmi l'armée. Qu'est-elle venue faire ici, la malheureuse, qui a sans doute souhaité dé suivre souriante la conquête ou la promenade militaire qu'a bien pu lui expliquer Pierre de Brézé ? Elle dit qu'elle a fait cela pour avertir le roi, que certains de ses gens vouloient le trahir et le livrer aux mains de ses anciens ennemis les Anglois. Allons donc, le roi est aujourd'hui le victorieux Charles ! il ne peut tenir compte de l'avertissement et ne s'en fit que rire[12]. Mais Agnès croyait à ces bruits qui l'accablaient de tristesse et d'indignation[13]. Comment dans son état, par un temps pareil, eût-elle autrement entrepris ce voyage ? Le roi souriait, car il comprenait son doux mensonge.

Et tout à coup la dame de Beauté prit le flux du ventre dont elle fut fort malade, comme Jean Chartier le sut par le rapport de Me Denis, docteur en théologie, son confesseur. Mais elle eut belle contrition et repentir de ses péchés. Il lui souvint de Marie Madeleine, qui fut une grande pécheresse selon la chair, et elle invoqua bien dévotement à son aide Dieu et la Vierge Marie. Puis comme bonne catholique, après avoir reçu les sacrements, elle demanda ses Heures pour dire les vers de saint Bernard qu'elle y avait écrits jadis de sa main. Alors elle dicta ses volontés et ses legs qui pouvaient monter à 60.000 écus, tant pour ses aumônes que pour payer ses serviteurs. Enfin elle désigna les exécuteurs de son testament qui étaient noble homme Jacques Cœur, l'argentier, honorable et sage personne Me Robert Poitevin, physicien et prêtre, le savant médecin de la reine, Me Etienne Chevalier, secrétaire et trésorier du roi : Item, elle ordonna que le roy seul et pour le tout fust par dessus les trois dessus dits[14].

Mais Agnès voyait bien que sa maladie empirait. Et comme Guillaume de Tancarville, comte d'Harcourt, Madame de Brézé et Guillaume Gouffier se tenaient à son chevet, avec ses demoiselles, on entendit Madame Agnès dire que c'estoit peu de chose, et orde et fétide, de nostre fragilité. Elle répétait à peu près le mot désabusé que la dauphine d'Ecosse dit à son lit de mort. Puis elle demanda à Me Denis, Augustin, son confesseur, de vouloir bien l'absoudre de peine et de ses péchés par vertu d'une absolution qui était à Loches, comme elle disait[15]. Ce que fit le confesseur s'en rapportant à sa parole.

Alors la dame de Beauté poussa un grand cri, réclamant et invoquant la benoîte Vierge Marie. Et se sépara l'âme de son corps, le lundi 11 février de l'an 1450, sur les six heures après-midi. Ainsi passa Madame Agnès dans la fleur de sa jeunesse[16].

 

 

 



[1] Journal d'un bourgeois de Paris, éd. A. Tuetey, p. 390-391.

[2] Le Jouvencel, éd. C. Favre et L. Lecestre, t. II, p. 136.

[3] Sur ce personnage, G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. V, p. 65.

[4] Bibl. Nat., ms. fr. 23259, fol. 23 (G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 217 n).

[5] 10e Compte de Jean de Xaincoins, cité par Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 217 n.

[6] Journal d'un bourgeois de Paris, p. 392.

[7] J'ai emprunté ce qui suit à Jean Chartier, témoin oculaire (t. II, p. 176-189).

[8] Journal d'un bourgeois de Paris, p. 393.

[9] G. Le Fèvre-Pontalis, Journal des Débats, 18 juillet 1916. Exactement : Nous les aurons ! Le mot a été dit à Patay.

[10] Jean Chartier, II, p. 181.

[11] G. Du Fresne de Beaucourt dit qu'elle y accoucha de sa quatrième fille (Histoire de Charles VII, t. IV, p. 218).

[12] Jean Chartier, II, p. 181.

[13] Jean Chartier, II, p. 184.

[14] Jean Chartier, II, p. 184-185.

[15] Etienne Charavay, Arch. des Missions scientifiques, t. VII, p. 467 et Pièces justificatives.

[16] In flore juventutis vitam finavit a noté Thomas Basin ; mais elle ne dura guerre dit Jacques Du Clercq ; juvenilibus annis. Il suivant l'inscription de Jacques Milet. Voir l'appendice IV sur la thèse contraire de Vallet de Viriville qui s'est appuyé sur un texte de XVIIIe siècle du prieur Marrye (Histoire de l'abbaye de Jumièges, dans les Mélanges de la Collection des Documents inédits, t. I, p. 419-422) pour faire mourir Agnès à quarante ans.