Si Agnès Sorel n'eût été qu'une jeune et jolie fille rendant gaillard un homme mûr, et lançant des modes nouvelles, sans doute ne mériterait-elle pas l'attention. Mais Thomas Basin a dit à son sujet quelque chose de fort grave, qu'il n'a pu savoir que par le dauphin ou une personne de son entourage : quand on voulait perdre quelqu'un dans l'esprit du roi, il suffisait de dire qu'il avait mal parlé de la belle Agnès[1]. Olivier de la Marche, qui accompagna la duchesse de Bourgogne à Châlons, nous donne une indication plus utile encore : Et certes, c'estoit une des plus belles femmes que je veiz oncques ; et feit, en sa qualité, beaucop de biens au royaulme de France. Elle avançoit, devers le Roy, josnes gens d'armes et gentilz compaignons, et dont depuis le Roy fut bien servi[2]. De ces deux textes, ainsi rapprochés, résulte une vive lumière sur une série d'événements obscurs qui vont des trêves avec l'Angleterre à la conquête de la Normandie. Le roi n'a pas été seulement rajeuni par la présence d'Agnès Sorel. Il a rajeuni les cadres de son gouvernement et s'entoura d'une équipe d'hommes énergiques et nouveaux. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier pour comprendre le réveil du roi Charles VII qui lui valut ce titre qu'on lit toujours avec étonnement sous sa triste effigie : LE TRÈS VICTORIEUX ROY DE FRANCE. Le chef de cette équipe nouvelle, le Dunois si l'on ose dire d'Agnès Sorel, fut Pierre de Brézé[3]. Né vers 1410, d'une ancienne famille de petits seigneurs angevins, Pierre de Brézé fut pour Charles un heureux héritage de la province et de la maison d'Anjou. Pierre de Brézé, jeune écuyer, avait fait dans l'entourage de cette maison une rapide carrière militaire en luttant pied à pied contre l'envahisseur anglais. Il avait pris une part active au renversement de la Trémoille. Sénéchal d'Anjou en 1437, capitaine de la grosse Tour d'Angers, il tient l'une des clefs de la Loire. Il entre au conseil, devient rapidement l'homme du roi à la suite des événements de la Praguerie, où il demeura non seulement fidèle, mais mata les insurgés ; il recevait comme récompense la charge de sénéchal du Poitou en 1440. Pierre de Brézé a la responsabilité et les profits des deux plus solides provinces de la France. A la prise d'Evreux, il joue un rôle des plus brillants. Pierre de Brézé se montre par ailleurs le type du mondain accompli ; chacun l'estime une merveille de vaillance, le plus habile parleur de son temps. Georges Chastellain, son biographe et son panégyriste, dira de lui : Là où espée ne pouvoit donner vertu, sa langue vainquoit et ammolloit les puissans[4]. Pierre de Brézé, aux jours où Agnès Sorel règne sur l'esprit du roi, a l'allure d'un premier ministre. Est-ce lui qui la poussa, comme Dunois poussa Jeanne d'Arc ? On peut le croire. Serviteur de la maison d'Anjou, et par là de celle de Lorraine, dont sortait Agnès, Pierre de Brézé se montra du moins par la suite son associé, et par elle on l'accusa de gouverner le roi. Sa devise est bien troublante : La plus ... du monde[5], quand nous pensons que les chroniqueurs nomment communément Agnès la Plus belle du monde. Pierre de Brézé eût ainsi affecté une discrétion toute courtoise, qui est assez dans l'esprit de ce temps. Ce qui ne peut du moins être contesté c'est le frappant parallélisme entre le règne de la douce favorite et la carrière du puissant ministre[6]. Cette époque correspond exactement aux années du règne de Charles VII les plus brillantes, les plus fécondes en résultats et en décisions rapides, à la période de reconstitution puis de libération du royaume. Un autre homme de l'équipe nouvelle est Jacques Cœur[7], qui s'occupera plus tard de faire payer la pension de la mère d'Agnès Sorel[8]. On sait ce qu'il représente lui, à côté de l'épée et de la langue de Brézé : le grand commerce, l'argent et l'aventure. L'homme de Bourges est de retour de l'Orient où il a ses comptoirs. Depuis 1441, commis, puis argentier, il reçoit du Trésor ou avance les sommes nécessaires pour régler les dépenses de la famille royale et de la cour. Armateur, exploitant des mines, ayant des comptoirs jusqu'en Egypte, cet homme sans lettres est un raffiné, qui fait le commerce de la soie, des fourrures, des vêtements de luxe. Il a élevé à Bourges le magnifique hôtel qui le représente si bien, et qui est un somptueux bazar : Availlans Cœurs riens impossible. Son fils aîné est archevêque de Bourges : le plus riche archevêché de France au prélat le plus riche. Jacques Cœur est le banquier de la cour ; il fournit ses toilettes à la dame de Beauté, comme il fournissait les robes fourrées à la raffinée dauphine, tout en réalisant les énormes bénéfices dénoncés par Jouvenel. Celui qui a sa flotte à lui, nous le retrouverons comme exécuteur du testament d'Agnès. L'autre exécuteur est Etienne Chevalier[9], qui commandera à Jean Fouquet ses Heures et son portrait. Fils et petit-fils d'officiers royaux, son père Jean Chevalier avait été secrétaire de Charles VII en 1423. Très jeune et fastueux, on voit qu'Etienne fut envoyé en 1445 comme ambassadeur en Angleterre, qu'il fut maître des Comptes en 1449 et trésorier de France en 1451. Originaire de Melun, il possède de nombreuses terres et de nombreux châteaux : Eprunes, Plessis-le-Comte, Grigny. Un autre ami d'Agnès est le seigneur de Villequier, normand, que l'on nomme le mignon du roi, c'est-à-dire son favori[10]. Enfin ce Guillaume Gouffier[11], jeune écuyer, de belle taille, valet de chambre, qui a l'honneur de coucher dans le lit du roi. Tels sont les personnages considérables qui gravitent autour d'Agnès et de Charles. Ces gens croient à une puissance nouvelle qu'ils manient, l'argent, l'argent qu'on connaissait encore si peu en France, où longtemps les pièces bourguignonnes circulèrent seules. Contre cette corruption gronde la vieille France, quand parle ou écrit Jouvenel des Ursins. C'est ce monde d'enrichis que le prélat vitupère, ces gros marchands, ces gens d'entreprise qui ont laissé de belles et grandes choses, mais si nouvelles que nul ne les comprenait. Ce n'est pas d'ailleurs sans difficultés qu'ils ont remporté la victoire, qu'ils ont obtenu que le roi chassât de sa maison son propre fils, le dauphin Louis qui voulut, avant son heure, être le maître. Fort mal avec le roi René, jaloux de Pierre de Brézé, indigne envers sa femme Marguerite d'Ecosse qu'il a fait espionner et mourir de chagrin, le dauphin a bien pu chercher, lui aussi, le bénéfice de l'influence d'Agnès, dont il savait le secret, puisqu'on voit qu'il lui a fait présent de pièces de tapisseries prises au château de l'Île-Jourdain sur le comte d'Armagnac[12]. Puis des altercations sont nées entre la maîtresse du père et le fils impatient et brutal, qui joue en ce temps-là au chef des Ecorcheurs. Antoine de Chabannes l'a laissé entendre à l'interpolateur de la Chronique Martiniane[13]. Æneas Sylvius affirme même que le dauphin a pris le parti de la reine en larmes, qu'il a poursuivi Agnès de son épée jusque dans la chambre du roi[14]. Aliénor de Poitiers, très bien informée des intrigues de la cour, a écrit plus tard : J'ai veu le roy de France, père du roy Charles à présent, estre deschassé du roy Charles son père pour aucun débat dont on dit que la belle Agnès estoit cause[15]. C'est que Louis avait compris de bonne heure que pour être le maître, il fallait chasser Agnès et Pierre de Brézé. Il s'était ouvert de ce projet à Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, qui venait de faire campagne avec lui en Suisse. Louis a fait venir Chabannes dans son retrait du château de Chinon, tandis que le roi était à Razilly, Sans doute avec Agnès. Il lui montre du doigt par la fenêtre les Ecossais de la garde qui traversent les douves du château pendant la relève : Voilà ceux qui tiennent le royaume de France en sujétion[16]. Mais Chabannes, le chef de bandes, est un vieux renard qui ne se laisse pas circonvenir. Le soldat répond que c'est une belle chose que la garde écossaise, sauvegarde et sûreté du roi. Quelque temps après, le dauphin retrouvait Chabannes à Razilly. Louis le prenait par le cou : Venez çà ! Il n'y a rien à faire qu'à mettre ces gens-là dehors — Et comment, demande Chabannes — Bien ! la chose est facile : J'ai quinze ou vingt arbalétriers, et trente et un archers, ou peu s'en faut ; et vous, n'avez-vous pas des archers ? Il faut que vous me fassiez finance de cinq ou de six. Chabannes présente des objections. Le roi a tous les gens d'armes à sa disposition, et ils ne sont pas loin de lui. Mais l'impatient dauphin passe sur ces difficultés. Entre qui veut à Razilly. On peut s'y introduire, l'un après l'autre. Nul ne s'apercevra de rien. Il se fait fort de gagner à sa cause des gens de l'hôtel du roi, Nicole Chambers, capitaine des archers, et quand il le voudra. Alors Louis sera le plus fort. Deux petites tourelles ne sont pas des obstacles sérieux : mieux vaut n'en pas parler. Chabannes demeure pensif. La chose lui paraît au contraire présenter de sérieuses difficultés. Même si l'on s'emparait de Razilly, ce serait pour s'y faire prendre. Mais le dauphin ne se rend toujours pas à ces objections. Les trahisons se payent, et il donnera de sa personne. Louis aura des gens sûrs autour de lui. On peut d'ailleurs chercher à s'arranger avec le sénéchal Pierre de Brézé. Certes, il gouverne tout, comme il l'a fait jusqu'à présent. Hé bien, il continuera, mais sous sa propre direction. Le dauphin se croyait sûr de son plan, et Jean de Daillon, seigneur du Lude, un terrible aventurier, semble avoir été le principal instigateur du complot. Un serviteur du sire de Bueil n'avait-il pas traduit de la sorte ce qu'il croyait être l'opinion générale ? Ce gouvernement ne peut durer. Pensez-vous que Monseigneur le dauphin et tous les seigneurs endurent plus longtemps de voir de telles choses ? Tous sont avec Monseigneur. Bientôt on allait avoir un autre gouvernement. Le sénéchal Pierre de Brézé gâte tout, détruit tout, prend l'argent de toutes parts. Il a touché pour les trêves 400.000 écus. Il a obtenu du duc de Savoie, pour l'hommage qu'il lui a fait, le comté de Maulevrier, et d'autre argent largement. Il gouverne le roi par cette Agnès qui se tient auprès de la reine. Charles a envoyé Monseigneur en Allemagne pour en débarrasser le pays. Il le laisse sans argent et lui ôte ses gens à tout bout de champ. Le roi au fond n'aime pas ce sénéchal qui le reprend trop devant le monde. Les conspirateurs tenaient déjà le sénéchal pour défait. Ils se flattaient même de ne pas trouver de résistance auprès de Charles : Je connais le roi mieux qu'homme qui vive, dit l'un d'eux. Quand il veut se défaire de quelqu'un qui le gouverne, il fait alliances, petit à petit, avec l'un et l'autre, un an ou six mois avant de le mettre dehors. Les conspirateurs, trop nombreux, étaient incapables de tenir un secret. Charles VII connaissait bientôt les paroles, les desseins de son fils et de ses amis. Il fit faire une enquête et Guillaume Benoist, serviteur de Bueil, révéla les dires de chacun[17]. La situation du dauphin à la cour devenait difficile, le roi le mande en présence d'Antoine de Chabannes : Louis, dit-il, je sais bien la mauvaise volonté que vous avez contre le grand sénéchal, qui m'a bien et loyalement servi, et l'entreprise que vous avez faite contre lui pour lui faire piteusement finir ses jours. Mais je vous en garderai bien. Louis cherche un faux fuyant. Il déclare n'avoir agi que sur les conseils du comte de Dammartin. Charles les confronte. Chabannes répond qu'il a toujours été un obéissant et loyal serviteur ! Vous avez menti, répond le dauphin. Mais Chabannes demande raison du démenti à un gentilhomme de sa maison. Le roi intervient : Louis, je vous bannis pour quatre mois de mon royaume. Allez-vous en en Dauphiné ! Le dauphin sort la tête nue : Par cette tête qui n'a pas de chaperon, je me vengerai de ceux qui m'ont jeté hors de ma maison ![18] Le 28 décembre 1446 naissait Charles de France à Tours. C'est une grande joie : le roi annonce la nouvelle à ses bonnes villes. Il a un autre fils. L'ingrat, le révolté reste encore quelques mois à la cour, car il ne partit pour son Dauphiné, en des arrêts qu'il transforma en exil, que le 1er janvier 1447. Pierre de Brézé, qui savait parler fermement à Charles, et son associée Agnès avaient gagné momentanément la partie. Un jour on arrêta un aventurier, secrétaire du roi, Guillaume Mariette, porteur de papiers les plus compromettants[19]. Il prétendait les avoir trouvés comme il sortait des Montils pour faire sa promenade à cheval. Il raconta qu'il était alors descendu de sa monture pour ramasser ces mémoriaux qui étaient liés par une cordelette de soulier. Il y avait là un mémoire adressé au duc de Bourgogne révélant que Brézé gouvernait tout par le moyen d'Agnès. Le papier indiquait qu'il y avait grandement à se méfier des dispositions du roi Charles qui ne cherchait qu'à dissimuler, à payer Phi-lippe-le-Bon de belles paroles, son désir de retrouver Lille et Douai. Le mémoire indiquait encore que le duc de Bourgogne avait envoyé des chiens au dauphin, mais que ce n'était là qu'un prétexte pour lui faire connaître le mauvais gouvernement du roi dont le sénéchal était entièrement responsable. Il indiquait le remède : se défaire de Pierre de Brézé, prendre le gouvernement à sa place. Pour cela le duc de Bourgogne était prêt à aider le dauphin de 100.000 écus, et même davantage s'il en était besoin. Philippe ne s'arrangerait jamais avec le roi, mais toujours avec le dauphin, qui lui avait dit qu'il voudrait voir son père dans un hermitage, comme le dieu de Savoie, c'est-à-dire Félix V, et que le royaume lui appartenait mieux qu'à lui. Sur quoi le dauphin se montrait bien d'accord, ajoutant qu'il vaudrait mieux que le roi fût déjà dans cet hermitage, et qu'il prendrait le gouvernement dès qu'il serait de retour en France. Le sénéchal était dépeint comme l'ennemi capital du dauphin, qu'il aurait accusé de se réjouir des difficultés que le roi rencontrait alors à Gênes. Pierre de Brézé aurait rapporté à Charles les propos du dauphin : Que le Roy se gouvernoit si mal qu'on ne pouvoit pis, et qu'il avoit entencion de mettre ordre en son fait : mais qu'il feust devers luy, et qu'il chasseroit Agnès hors et le mettroit hors de toutes ses folies où il est, et que toutes besongnes yroient bien mieulx qu'elles ne vont. Qui aurait glissé ce papier, forgé si à propos, sous les pas du cheval de Mariette ? On crut reconnaître l'écriture du terrible espion, un homme double, vendu à tous, un besogneux d'ailleurs et si mal payé, de Guillaume Mariette lui-même, notaire et secrétaire du roi, qui avait renseigné et trahi tout le monde, le dauphin, le duc de Bourgogne, et aussi Pierre de Brézé. L'homme avait été arrêté au mois d'octobre 1447 par la justice royale, sous l'inculpation de surcharges de commissions administratives et d'abus de blancs seings. Enfermé au château de Loches, transféré à Lyon et mis aux fers, Guillaume Mariette s'évade le 6 février 1448, au moment où la procédure venait d'être commencée. A l'aide des pointes d'un chandelier, cet homme extraordinaire arrive à se déferrer, et se met en franchise dans le cloître de la cathédrale de Lyon. Repris, grâce à l'intervention de Jacques Cœur, de passage à Lyon, il réussit encore une fois à s'échapper, se dirigea vers le Dauphiné où il crut trouver un asile. Mais les officiers de Louis se saisissent de lui à Eyrieu et le transportent dans les prisons de la Côte-Saint-André. Mariette, notaire et secrétaire du roi, avait été maître des requêtes du dauphin. Qu'attendait-il de lui ? Sans doute un autre sort que celui qui lui fut réservé. Car les commissaires du dauphin arrivent au château de la Côte-Saint-André, le 1er mars ; le 2, on leur communique les pièces restées à Lyon et le commencement de l'instruction. On procède immédiatement à l'interrogatoire. Mariette est mis à la torture. On lui enlève ses habits, et l'on trouve au poignet de son pourpoint quatre fers pointus, un tranche-plume, une lettre de l'argentier, un sceau de cuivre. Lié avec des cordes, Mariette est tiré à quatre doigts au-dessus de terre. Il crie ; gémit, mais ne confesse rien. Le 4 et le 5, on l'interroge de nouveau. Le 8, le dauphin apprend qu'il est très mal et sur le point de passer, sans avoir rien avoué ; il lui envoie des conseillers et un médecin. Car le dauphin astucieux a essayé de profiter de cette circonstance pour se rapprocher de son père. Il lui a demandé des ordres ; il reçoit, le 12 mars 1448, à la Côte-Saint-André le lieutenant du sénéchal de Lyon, le procureur du roi, le greffier de la cour. On procède à une récapitulation et à un supplément d'interrogatoire. Le 6 avril, à Saint-Etienne en Dauphiné, Mariette comparaît pour la dernière fois. On lui lit la procédure d'un bout à l'autre. Il proteste de sa sincérité. Peu après Mariette fut conduit au château de Chinon et de là à Paris où il fut enfermé à la Bastille. Par arrêt du Parlement Mariette fut condamné à la peine de mort et transféré à Tours où il fut écartelé pour ses démérites. Pierre de Brézé en avait assez de ces racontars. Bon et brave soldat, il avait pris une part active à l'occupation du Mans. Le ministre tout puissant, l'ami d'Agnès, savait bien qu'il avait des envieux. Il demanda des juges au Parlement ; et malgré les graves et criminelles accusations qui pesaient sur lui, il s'expliqua par de si vives raisons que le roy fut assez content de lui[20]. Le procès provoqué par Pierre de Brézé date du mois d'avril 1448. C'est à cette époque que le religieux, auteur du Journal d'un bourgeois de Paris, regarde passer Agnès Sorel. Ce texte est si savoureux qu'il convient de le remettre sous les yeux du lecteur[21] : Item, la darraine sepmaine d'avril, vint à Paris une damoiselle, laquelle on disoit estre amie publiquement au roy de France, sans foy et sans loy et sans vérité à la bonne royne qu'il avoit espousée, et bien y apparoit qu'elle menoit aussi grant estat comme une contesse ou duchesse, et alloit et venoit bien souvent avecques la bonne royne de France, sans ce qu'elle eust point honte de son péché, dont la royne avoit moult de douleur à son cueur, mais à souffrir luy convenoit pour lors. Et le roy, pour plus mons-trer et magnifester son grant pechié et sa grant honte, et d elle aussi, luy donna le chastel de Beauté, le plus bel chastel et jolis et le mieulx assis en toute l'Isle de France. Et se nom-moit et faisoit nommer la belle Agnès, et pour ce que le peuple de Paris ne lui fist telle reverence comme son grand orgueil demandoit, que elle ne pot celler, elle dist au departir que ce n'estoient que villains, et que se elle eust cuidé que on ne luy eust fait plus grant honneur que on ne lui fist, elle n 'y eust jà entré ni mis le pié, qui eust esté domaige, mais il eust esté petit. Ainsi s'en alla la belle Agnès le dixiesme jour de moys ensuivant à son péché comme devant. Hélas ! Quelle pitié, quant le chef du royaulme donne si malle exemple à son peuple, car s'ilz font ainsi ou pis, il n'en oseroit parler, car on dit en ung proverbe : Selon signeur, mesnie duyte. Le rude religieux cite l'exemple de Sémiramis, une des neuf preuses, qui prit son propre fils comme ami et dut donner depuis à son peuple qui murmurait pareille licence. Il conclut fortement : Quant ung grant signeur ou dame fait publicquement grans pechez, ses chevaliers et son peuple en est plus hardy à pecher. Ce que l'homme de la rue de Paris ne pouvait pas savoir, et ce que nous pouvons penser, c'est que la dame de Beauté vint dans la capitale au moment où Pierre de Brézé entendait se faire rendre justice par les gens du Parlement. Son procès était celui d'Agnès. Pierre de Brézé, habitué à la victoire, l'emporta sur toute la ligne. Au cours de l'hiver qui suivit, il obtiendra des lettres de rémission[22] qui rappelleront sa noblesse, les grands services qu'il avait rendus, et qui infirmeront les propos malsonnants prêtés à Mariette ou tenus par lui le montrant comme un conspirateur qui aurait cherché à éloigner du roi le dauphin. Agnès Sorel, si elle a jamais été inquiète, s'en alla réconfortée avec ceux qui l'accompagnaient, MM. Guillaume Gouffier et Poncet de la Rivière, sous le prétexte de faire un pèlerinage à Sainte-Geneviève[23]. Pierre de Brézé, qui n'avait jamais cessé, même pendant l'instance judiciaire, de signer les pièces, de porter ses titres, est plus fort que jamais. L'homme de la maison d'Anjou, le grand serviteur, le courageux soldat songe à rompre avec l'Angleterre, à entraîner le roi à la conquête de la Normandie. Le roi Charles a plus que jamais besoin de son grand sénéchal. |
[1] Pièces justificatives.
[2] II, p. 55.
[3] Pierre Bemus, Notes sur la famille de Brézé ; Le rôle politique de Pierre de Brézé au cours des dix dernières années du règne de Charles VII (1451-1461), Nogent-le-Rotrou, 1908 ; Louis XI et Pierre de Brézé (1440-1465), Angers, 1912.
[4] Georges Chastellain, III, p. 347.
[5] Voir le livre du Cueur d'amours esprins (Œuvres du Roi René, éd. Quatre-barbe, t. I!I, p. 126).
[6] Jacques Milet, le poète de Charles VII, qui rédigera les épitaphes pour Agnès Sorel, a célébré Pierre de Brézé, aussi courageux qu'Hector, aussi sage que Nestor, et meilleur capitaine que César (Bibl. Nat., ms. lat. 5960, fol. 1).
[7] Mathieu d'Escouchy, II, p. 280-289; Clément, Jacques Cœur et Charles VII ou la France au XVe siècle. Paris, 1853, 2 vol.
[8] Arch. Nat., KK. 328, fol. 339 V ; Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. V, p. 59.
[9] Sur ce personnage, voir Gruyer, Chantilly et les quarante Fouquet.
[10] Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 177-178.
[11] J. Quicherat, Procès de Jeanne d'Arc, t. IV, p. 280.
[12] Vallet de Viriville dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes, t. XI, p. 308, d'après la lettre du 8 juillet 1452 dans la Coll. de dom Housseau, vol. IX, n° 3946.
[13] Chronique Martiniane, éd. Pierre Champion, p. 97.
[14] Voir pièces justificatives. Jean Bouchet, dans les Annales d'Aquitaine, parle seulement d'un soufflet donné par le dauphin à Agnès.
[15] La Curne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne chevalerie, t. II, p. 165.
[16] Bibl. Nat., ms. fr. 15537, publié dans Duclos, et complété par G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 192 et s.
[17] Col. Le Grand, vol. VII, f. 44 ; G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. III, p. 293. La pièce est publiée dans le Jouvencel de Jean de Bueil par Lecestre.
[18] Chronique Martiniane, éd. P. Champion, p. 59-60.
[19] G. Du Fresne de Beaucourt a publié ce procès dans les preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 268.
[20] Mathieu d'Escouchy, éd. G. Du Fresne de Beaucourt, I, p. 137.
[21] Journal d'un bourgeois de Paris, éd. A. Tuetey, p. 387-388.
[22] Duclos, Preuves, p. 74-82.
[23] 10e Compte de Xaincoins, fol. 125 v°, cité par G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 215 n.