LA DAME DE BEAUTÉ : AGNÈS SOREL

 

I. — LE ROI CHARLES VII.

 

 

Le roi était sur la quarantaine un homme grave, plutôt taciturne et de sainte vie. Il faut ouvrir les petits rideaux, semblables à ceux que dessinent les artistes de ce temps pour encadrer leurs portraits si véridiques et vivants qu'il semble que le modèle se soit mis à la fenêtre pour nous observer. Regardons le roi Charles VII qui nous regarde. Charles, fils de Charles, et descendant de Charlemagne, le triste sire !

Il était né en 1403, le cinquième des fils et l'onzième des enfants que Charles VI, frappé de folie, faisait entre ses crises à la reine Isabeau, une poulinière bavaroise. Mais le fils du dément eut bon sens et entendement. Jamais prince ne se montra plus apathique, secret, ombrageux et dévot. Aucun n'a été plus lentement appliqué, plus régulier dans l'effort, meilleur administrateur, moins gêné par les mouvements d'un cœur naturellement ingrat. Fiancé en 1413 à Marie d'Anjou, âgée de vingt mois de moins que lui, Charles, enfant, avait vécu sous l'aile de sa belle-mère, Yolande d'Aragon. Son esprit avait été formé à la meilleure tradition latine par l'enseignement qu'il reçut de l'histoire et de l'Ecriture Sainte[1].

L'enfance de Charles s'était écoulée en Anjou et en Provence. Il a douze ans quand il apprend le désastre d'Azincourt, voit la noblesse de France décimée, ses cousins prisonniers, et bientôt le pays conquis et organisé par les Anglais. Il porte alors le titre de duc de Touraine, et il est fait, en 1416, à treize ans, capitaine général de Paris. Ses frères aînés sont morts ; c'est lui qui devient l'héritier, le dauphin de France. Mais le maître du royaume, ce n'est ni le vainqueur, Henri V d'Angleterre, ni Isabeau de Bavière, podagre que l'on pousse sur sa chaise roulante. C'est Jean-sans-Peur, l'avare et puissant duc de Bourgogne, qui a fait abattre comme un chien son rival, l'ambitieux et charmant Louis d'Orléans, en 1407. La reine Isabeau s'est détournée de son fils. Elle a pris le parti du plus fort, du Bourguignon si cher aux marchands de Paris, qui remettra l'ordre dans le royaume et fera la paix anglaise à son profit. Un jour, sur le pont de Montereau, les partisans du duc d'Orléans et les Armagnacs, amis du dauphin, ont mis sur sa frêle épaule leurs rudes mains ; ils ont abattu l'assassin de 1407, Jean-sans-Peur. L'héritier est devenu à son tour, et bien involontairement, le complice des meurtriers. Quelle aventure, qui déchire le cœur de nos Français, pacifiques et honnêtes ! Quelle horreur, ce sang versé, dans une dynastie qui n'en versa jamais ! Car nous ne sommes ni en Angleterre, ni en Italie. Nous sommes dans la douce France, royale et familière.

La reine Isabeau a signé la paix qu'elle croit convenable avec les Anglais, celle qu'une grande partie du pays réclame. C'est le traité de Troyes, qui est aussi un contrat de mariage. Henri V est devenu le gendre de la reine Isabeau. Il a épousé la France, fait l'union des deux royaumes, fondé la paix chère au cœur des religieux et de tous ceux qui pensent. L'ami des assassins et des partisans de la guerre à outrance n'est plus digne du trône.

La Bavaroise a ses fins que le pays approuve en grande partie, et peut-être un secret. L'héritier est déshérité et banni en 1421. Mais Henri V, roi de France et d'Angleterre, meurt à son tour laissant un tout jeune enfant et un pays à administrer à son puissant oncle, le duc de Bedford. Les Anglais occupent notre terre, l'organisent comme un protectorat, au mépris des promesses écrites dans le traité. Leurs soldats tiennent les forteresses et se conduisent en France comme en pays conquis. Dix années d'efforts, qu'ils consacrent surtout à se fortifier dans la province limitrophe de leur royaume, la Normandie, dans le Sud-Ouest où ils ont toujours eu des sympathies et des titres. Mais l'union des deux royaumes par le traité écrit demeure une utopie. Il y a en France des Français qui ne se sentent pas liés ; il y a surtout des aventuriers et des partisans toujours prêts à livrer bataille, des Armagnacs qui haïront les Bourguignons, des bonnes gens d'Anjou, de Lorraine et d'ailleurs que vexe la soldatesque anglaise et pour qui les Anglais demeurent des diables à queue, des coués ; et d'autres qui voudraient sans doute la paix, mais pas celle du mauvais traité, à qui les misères de la France ont révélé une chose nouvelle, le pays, dont la figure vivante est celle d'un roi de chez eux.

Pendant dix ans, le soleil s'est levé et couché sur cette douce France, riche de son sol, de son passé, de ses sanctuaires, de sa foi, et de son espérance. Les moissons ont levé ; on a fait les regains, taillé la vigne, engrangé le blé, coulé le vin, mangé du pain, de la viande, du poisson. Des gens sont nés sains, discrets, courtois comme leurs ancêtres. Ils n'entendent rien à la fiction du roi aux deux couronnes ; ils ne sont pas Anglais. Ils ont suivi les offices, payé des taxes, chanté, peiné près de leurs animaux, porté les chausses de cuir et les draps du pays. Ils ne sont pas Anglais. Ils étaient chez eux, des rives de la Loire aux confins du Poitou. Le port de la Rochelle demeurait toujours libre, le pays respirait encore.

Le dauphin Charles, qui s'est fait proclamer roi en 1422, s'est retiré au cœur de ce pays, à Bourges, où un beau fils lui est né, en 1423. Il a accepté le conseil que lui a imposé sa belle-mère Yolande.

Il y a là des Angevins, Pierre de Beauvau, Hardouin de Maillé, Robert le Maçon, des gens solides et de bon sens. Yolande, c'est le courage, l'ambition justifiée par l'intelligence. Et c'est pourquoi, enfant vieilli prématurément, on voit parfois Charles chevaucher, commander selles et coursiers, bassinets et armets, et mettre des plumes à son bonnet. Ce n est pas rien, comme on l'a cru, ce qui restait de cette vieille et fidèle terre de France, aux assises profondes, logique et claire ; Bourges, la cité forte et splendide que domine l'immense cathédrale, la capitale de l'ancienne Gaule ; le Berry, si riche en ressources de toutes sortes avec ses habitants, esprits déliés et secrets ; Tours, l'antique forteresse ; le beau domaine, paré des splendeurs du duc de Berry, Mehun-sur-Yèvre. Parfois ces fortes et délicates demeures ont un air de fête et de courtoisie qui rappelle les jours d'antan. De magnifiques forêts sont traversées par les chasseurs. Des poètes, comme Alain Chartier, maintiennent le beau langage. Le dauphin a toujours un riche domaine, les plus belles rivières du monde, les forêts de chêne, les prés les plus sains, le bétail le plus abondant ; la vigne couronne les coteaux, les fruits les plus succulents murissent dans les vergers. Tout cela c'est un bel héritage, comme le savent les vieux amis de la France, qui en connaissent le charme, ses alliés lointains, Ecossais, Castillans, Italiens. Là on est chez soi, et sur une terre qui ne porte pas à la mélancolie.

Laissons les Anglais à leur vain programme d'occupation du royaume par des hommes d'armes essaimés dans les forteresses. Il n'a rien donné, ou si peu, après les longues marches, accompagnées de razzias, qui ont caractérisé la première conquête. C'est pourquoi, sans doute, ils ont décidé de renouveler les grandes colonnes qu'ils vont lancer de nouveau pour percer ce cœur palpitant de la France, Orléans, la ville des légistes et des bons catholiques, qui porte dans son blason la fleur de lys.

Ce fut l'instant, dit-on, où le roi fut encore repris par la mélancolie et le doute. Il avait toujours eu le goût des petites chambres, l'horreur des villes, le sentiment mitigé de sa responsabilité, qu'il aimait à faire endosser par d'autres, l'amour de ses ministres et des blancs seings. Il ne partageait pas la confiance, ni l'allégresse de ceux qui le servaient. Parfois, les yeux pleins de larmes, il se demandait si ce qu'il avait fait était légitime, s'il ne ferait pas mieux, un jour, de prendre la mer, au port de la Rochelle et d'aller chercher un refuge en Ecosse. C'est du moins ce que nous dit un religieux de ce pays[2], qui a sans doute connu son confesseur Gérard Machet. Le dauphin était fatigué des aventuriers, des concussionnaires, des hommes de sang qui l'entouraient et qui représentaient l'aventure de l'Anjou, du Midi Armagnac, des Gascons hâbleurs, du Poitou réaliste : Quare obdormis, domine, Sire, pour quoy dormez-vous ? répétera plus tard à son maître Jean Jouvenel des Ursins[3]. Charles dormait comme l'eau des rivières ; il avait bien le temps, puisqu'il était le roi, et ne se réveillait que pour dire dévotement ses Heures.

Un jour une fille de Lorraine tomba dans ce sommeil fait de torpeur, plus encore que de mélancolie. Comme elle venait de loin, elle intéressa par sa foi et son aventure. Un jeune fou, Jean d'Alençon, pressé de reconquérir son héritage, un bâtard d'Orléans qui avait à faire son chemin dans le monde, l'adoptèrent d'emblée. Charles se déroba tout d'abord, par feinte ou par prudence : Ce n'est pas moi qui suis le roiEn nom Dieu, gentil prince, c'est vous et non autre... Je suis venue avec commission de par Dieu de donner secours à Dieu et au royaume ; et vous montre le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez lieutenant du Roi des cieux, qui est roi de France[4]. Jeanne sut le toucher par des paroles hardies et confiantes ; elle sut lire dans un cœur anxieux et plein de doutes, devina son secret humain et le réconforta. Elle était pressante et vivante, la fille garçon qui parlait au nom de Dieu et du pays. Mais comme tout était à la prudence et à la lenteur, les gens d'Eglise, qui n ont aucune tendresse pour les voyantes, l'examinèrent à loisir : ils ne trouvèrent en elle que simplicité, chasteté et foi. Jeanne agita tout le monde, en agissant. Le bâtard d'Orléans fit le reste. En un clin d'œil, les bourgeois d'Orléans et les soldats bousculaient l'armée anglaise. Ce fut la belle promenade à travers la France, le sacre de Reims ; Charles, comme ses pères et les rois d'Israël, devint l'oint du Seigneur. La femme avait disparu dans une aventure de guerre, comme elle était venue, sainte aux yeux des uns, invocatrice du démon et sorcière aux yeux des autres. Le front de Charles qui avait reçu la couronne et l'huile s'était plissé de nouveau. On avait manqué Paris par les armes. Il fallait l'obtenir par la paix et les négociations, suivant la pensée de Monseigneur l'archevêque de Reims. Quelques années plus tard la paix d'Arras consacrait le grand dessein des politiques, la réconciliation des deux France, l'armagnaque et la bourguignonne. La division entre Français, qui avait permis la conquête anglaise, était morte (1435).

Comme tout est simple désormais. Mieux encore qu'après le sacre de Reims, Charles est roi. Il a traité avec le puissant duc de Bourgogne, qui n'est plus que son vassal. Cela tous les étrangers le savent, et les Anglais vont bientôt l'éprouver. Charles fait la guerre, où il montre entrain et courage. Il y conduit son fils, lui fait voir le pays. Il commence à faire justice des routiers, ayant moins besoin d'eux. C'est là sans doute le fait le plus surprenant du règne, puisqu'il avait été leur homme, trop longtemps entre leurs mains.

On voit le roi Charles, dans sa maison bien ordonnée, tenant un rang digne de lui. Le domaine est agrandi. Ce n'est plus comme aux tristes heures où il vendait ses joyaux, empruntait à qui voulait lui prêter et faisait remettre des manches à ses pourpoints, quand son général des Finances n'avait rien en caisse. Charles se montre dans sa maison doux, affable, de fraîche mémoire, aimant volontiers raconter, ce qu'il faisait d'une voix basse, mais belle, agréable et subtile. Il apparaît à la fois grave et simple, n'usant que d'un juron par saint Jean. Charles aime tirer à l'arbalète, jouer à la paume, aux échecs et aux dés. Il a toujours près de lui quelques familiers, son médecin, des clercs savants et des lettrés qui l'entretiennent des chroniques du temps passé, citant le latin qu'il aime. L'histoire l'intéresse surtout. Mais il se montre lui-même instruit des écrits canoniques, du vieux et du nouveau Testament, des Actes apostoliques. Le roi a un peintre, un écuyer, qui lui fait monter les trotteurs qu'il affectionne. Son goût pour la solitude, son éloignement pour les villes demeure. Il se trouve si bien à la campagne. Plus que d'un roi, c'est la vie d'un chanoine qu'il mène. Levé de grand matin, il entend tous les jours trois messes, une grand'messe chantée, deux messes basses et dit ses Heures. Chaque jour Charles se confesse. Il mange seul, boit peu, et se montre rigoureusement sobre. Aux jours de fête, il invite à sa table un évêque, un abbé ou un prince du sang. Quand la table est mise, nul si grand soit-il, ne demeure dans la chambre pour respecter l'étiquette. D'ailleurs, Charles n'aurait supporté un visage qu'il n'aurait pas connu. Il est resté prudent, n'aimant pas à cheval passer un pont de bois — l'accident de la Rochelle et l'affaire de Montereau sont toujours dans sa mémoire —. Charles regarde avec défiance le plancher pour savoir s'il porte bien[5].

Dans les réceptions officielles, le roi revêt toujours la longue robe qui dissimule ses membres grêles et mal proportionnés. En dehors des cérémonies, la huque ou la tunique serrée à la taille, des chausses vertes avec des houseaux qui laissent apparaître son buste long, ses jambes courtes et sèches, ses genoux cagneux[6].

Les portraits[7] que nous conservons de lui montrent une forte tête, un visage imberbe, pâle, avec une arcade sourcilière prononcée, recouvrant de petits yeux d'un gris vert, très pénétrants ; le nez est long, la mâchoire assez forte, la bouche petite avec des lèvres épaisses et sensuelles. Pas un cheveu n'apparaît sous le chapeau de feutre à bords relevés. Figure amène, d'une fermeté tempérée, avec quelque chose de triste, d'inquiet, de défiant. Les traits du roi portent les traces des souffrances d'une existence précaire, faite de luttes et d'épreuves ; c'est le passé de Charles qui se lit sur son triste visage. Fermons les petits rideaux sur ce passé.

 

 

 



[1] Antoine Thomas, Jean de Gerson et l'éducation des dauphins de France. Paris, 1930, p. 58.

[2] Le religieux de Dunfermling.

[3] Bibl. Nat., ms. fr. 2701, fol. 7 v°.

[4] Quicherat, Procès de Jeanne d'Arc, t. IV, p. 52. Jean Chartier, éd. Vallet de Viriville, t. I, p. 67.

[5] J'ai utilisé ce que dit Georges Chastellain (éd. de Kervyn de Lettenhove, t. II, p. 1787 et le résumé G. Du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. IV, p. 79 et s.

[6] Thomas Basin. Pièces justificatives.

[7] Le plus complet est celui qui provient de la Sainte-Chapelle de Bourges. Il est depuis 1838 au Musée de Louvre et semble indiscutablement l'œuvre de Jean Fouquet.