HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE IX. — ANTIOCHOS V EUPATOR (164-162).

 

 

Antiochos Épiphane mourut comme il avait vécu, signalant sa fin par un dernier caprice et une suprême imprudence. Il voulut transmettre à son jeune fils, Antiochos V Eupator, alors âgé d’environ neuf ans [note 1], le trône qu’il avait usurpé au détriment de la branche aînée, représentée par son neveu Démétrios, le fils de Séleucos IV. Il se fiait aux Romains pour retenir à Rome leur otage, et, pour plus de sûreté, il avait, avant de quitter Antioche, associé l’enfant à la dignité royale. Mais, comme si ce n’était pas assez d’une compétition possible et même probable, il introduisit lui-même une compétition pour la régence en nommant au dernier moment, comme régent et tuteur du jeune roi, son favori Philippe, sans songer qu’il allait ainsi exposer la couronne et la personne d’Eupator aux hasards d’une guerre civile entre Philippe et Lysias[1]. Avait-il, sur les informations venues de Judée, jugé Lysias incapable, ou l’ambitieux Philippe avait-il interprété à sa façon les dernières instructions du mourant, c’est une question pour nous insoluble.

Pendant qu’Épiphane était en Orient, Lysias avait essayé d’étouffer l’insurrection juive : puis, après la bataille de Bethzour (165), il l’avait laissée aux prises avec les haines que son succès avait ravivées chez les peuplades et tribus d’alentours. Édomites, Ammonites, Grecs du littoral, Arabes même, furent successivement battus par le Macchabée, qui mit ensuite à feu et à sang le pays de Galaad pour délivrer et ramener en Judée les Israélites molestés par les Bédouins de la contrée, pendant que son frère Simon donnait la chasse aux païens de Galilée. L’offensive se faisait même sentir du côté de la Phénicie. Gorgias repoussa une attaque dirigée contre Iamnia par Joseph et Azarias, lieutenants et émules des Hasmonéens : mais le Macchabée lui-même pénétra dans Azotos, y saccagea les temples et s’en retourna chargé de butin.

Lysias sentit sans doute que de pareils mécomptes ébranlaient l’autorité royale en Cœlé-Syrie, dans un pays où l’on pouvait regretter encore la domination égyptienne : mais il avait des raisons d’être prudent. La nouvelle de la mort d’Antiochos IV, qui dut parvenir en Syrie vers ce moment, ne put qu’enhardir les révoltés. Ceux-ci voulurent enfin expulser de la citadelle de Jérusalem la garnison syrienne qui les y bravait depuis quatre ans. Mais quelques assiégés purent s’échapper, et, accompagnés de renégats juifs, ils allèrent porter leurs doléances à Antioche. Le jeune roi se mit dans une grande colère, car on imputait tant d’incroyables revers à l’incapacité ou à la trahison des chefs de l’armée. Les récriminations durent porter principalement sur le gouverneur Ptolémée Macron, qui avait essayé dune politique d’apaisement et de conciliation. Ce fonctionnaire, qui était passé naguère du service des Ptolémées au service des Séleucides, avait bien pu, disait-on, trahir aussi ses nouveaux maîtres. Ptolémée, las des calomnies dont il était l’objet, s’empoisonna[2]. Donc, le roi, après avoir tenu conseil, fit venir de tous côtés, des autres royaumes et des îles de la mer (Égée), des armées mercenaires, il marcha en personne, avec Lysias, sur la Judée à la tête de 120.000 hommes et 32 éléphants dressés au combat[3].

Cette fois encore, l’armée royale prit par l’Idumée et s’avança jusqu’à Bethzour ou un peu plus loin, à Bethzacharia. Elle s’y heurta à la petite troupe du Macchabée, qui, intrépide au milieu de l’effroi général, assaillit vaillamment l’avant-garde de l’armée en marche. C’est dans un de ces engagements qu’Éléazar, un des frères du Macchabée, se dévoua pour sauver son peuple et acquérir une renommée éternelle. Supposant que le roi se trouvait sur un éléphant remarquable par sa taille et la richesse de son harnachement, il se fraya un chemin à travers les rangs ennemis, se glissa sous le ventre de la bête pour lui porter le coup mortel et périt écrasé par la chute de l’énorme animal[4]. Mais les efforts d’une poignée de braves ne purent arrêter l’armée royale, qui, après avoir occupé Bethzour, vint mettre le siège devant Jérusalem. La famine éclaircit bientôt les rangs des assiégés enfermés dans la forteresse de Sion ; mais les assiégeants ne souffraient guère moins, car on se trouvait précisément dans l’année sabbatique (164/3), durant laquelle la terre restait en friche [note 2]. Les provisions alimentaires existant dans le pays ne suffisaient pas au ravitaillement de l’armée d’invasion. Le siège tournant au blocus aurait sans doute fini par l’extermination des patriotes, si un incident imprévu n était venu à leur secours.

Lysias, qui était retourné à Antioche pour administrer le royaume, apprit que Philippe revenait d’Orient avec l’armée royale et qu’il avait la prétention de s’emparer de la régence, conformément aux dernières volontés du roi défunt. Il courut aussitôt à Jérusalem et décida le jeune Eupator à transiger au plus vite avec les patriotes. Ceux-ci obtinrent non seulement la vie sauve, mais le libre exercice de leur culte. L’auteur du premier livre des Macchabées prétend même que le roi de Syrie avait promis de respecter également les ouvrages de la citadelle ; mais le roi entra sur le mont Sion, et il vit les fortifications de la place ; et il rompit aussitôt le serment qu’il avait juré, et il ordonna de détruire la muraille sur le pourtour, après quoi, il se retira en hâte et retourna à Antioche, emmenant avec lui le grand-prêtre Ménélas, qui depuis dix ans avait tout fait pour exaspérer les fidèles et rendre odieux le protectorat syrien[5].

Lorsque Lysias et Antiochos V arrivèrent à Antioche, ils trouvèrent la capitale déjà occupée par Philippe, qui s’était proclamé sans plus de façon tuteur du roi et régent. Il fallut l’en déloger par la force. Philippe, mal soutenu probablement par des compagnons jaloux de sa fortune, fut pris et mis à mort[6]. Lysias n’enseignait pas la clémence à son pupille. Comment de malheureuses princesses, la mère d’Ariarathe V de Cappadoce, Antiochis, fille d’Antiochos le Grand, et sa fille, furent-elles compromises dans cette affaire et exécutées, on l’ignore. Nous savons seulement que le premier soin du Pieux Ariarathe, succédant à son père en cette même année 163, fut de redemander à Lysias, en évitant de récriminer, de peur d’éprouver un refus, les ossements de sa sœur et de sa mère[7], et il est plus que probable que les infortunées princesses furent victimes de la politique de guerre civile. Il faut dire, pour être juste, que Antiochis était une rouée, qui, au début de son mariage, avait corrigé sa stérilité temporaire par des suppositions d’enfants, et que, ayant le goût de l’intrigue, elle avait bien pu faire quelque fausse manœuvre dans la mêlée des partis[8]. Débarrassé de son rival, Lysias acheva aussitôt de régler les affaires de Judée. Il fit mettre à mort Ménélas, à la grande joie des fidèles ; mais il donna le grand pontificat à un certain Alcimos ou Iacimos, qui n’était même pas de la famille d’Aaron, et qui, ennemi juré des patriotes, fit presque regretter son prédécesseur. Alors, ou quelques années plus tard, le fils d’Onias III, Onias V, qui aurait pu prétendre à cette dignité, se voyant systématiquement évincé, alla demander asile à Ptolémée Philométor et Cléopâtre, qui lui permirent d’élever un temple schismatique à Léontopolis, dans le nome Héliopolitain[9].

Si Lysias crut alors avoir les mains libres, il se trompait étrangement : il oubliait que le Sénat romain se considérait maintenant comme le tuteur-né de tous les rois. L’étalage des forces déployées en Judée avait attiré l’attention des Pères Conscrits, et le jeune Démétrios, en revendiquant devant eux, sur un ton assez fier, ses droits à la couronne de Syrie, leur fit craindre que la dynastie des Séleucides n’eût pas encore suffisamment conscience de son impuissance. Lysias vit donc un jour arriver à Antioche une ambassade romaine, qui venait le dessaisir de l’administration du royaume et régler toutes les affaires d’après les instructions du Sénat. Les commissaires, Cn. Octavius, Sp. Lucretius et L. Aurelius, avaient déjà inspecté la Macédoine, accommodé les différends entre la Galatie et la Cappadoce, et ils devaient ensuite aller à Alexandrie pour imposer leur arbitrage aux deux Ptolémées rivaux, Philométor et Évergète II. Il n’eût tenu qu’à eux d’entrer en Syrie avec une escorte fournie par Ariarathe, mais ils se savaient ou se croyaient assez gardés par la terreur qu’inspirait en Orient le nom de Rome. Le Sénat leur avait donné mission, premièrement de brûler les navires pontés, puis de couper les nerfs aux éléphants et de ruiner de toutes manières la puissance royale[10].

Les commissaires s’acquittèrent ponctuellement de leur tâche. C’était, dit Appien, un spectacle navrant de voir abattre des animaux rares et apprivoisés et incendier les navires[11]. Il est toujours dangereux de braver ainsi le sentiment populaire : le gouvernement le plus servile ne peut répondre des coups de poignard. lin des commissaires, Cn. Octavius, fut assassiné à Laodicée (sur Mer), dans le gymnase, par un certain Leptine. Ce coup d’audace parut tellement inouï qu’il est consigné parmi les prodiges de l’an 162 dans le recueil de Julius Obsequens. Lysias eut beau faire de magnifiques funérailles à Octavias et se hâter d’envoyer une ambassade à Rome pour protester contre tout soupçon de connivence de la part du gouvernement[12] : il sentait que ce malencontreux incident pouvait tout perdre. Rome s’entendait à tirer parti de tous les prétextes, et il lui suffisait, pour déchaîner la guerre civile en Syrie, de relâcher le prétendant qu’elle retenait comme otage depuis près de treize ans.

Démétrios avait déjà réclamé de lui-même sa liberté. Il avait plaidé sa cause devant le Sénat et démontré qu’il était absurde de le garder comme otage alors que la Syrie était au pouvoir d’un usurpateur dont lui Démétrios était le pire ennemi. Chacun, dit Polybe, était au fond de son avis ; mais le Sénat aimait mieux sur le trône de Syrie un enfant comme Eupator qu’un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, de nature ardente et résolue[13]. Son caractère était d’une autre trempe que celui d’Antiochos Épiphane. Au milieu des républicains de Rome, qui domestiquaient les rois, il avait gardé une haute idée de sa qualité de prince royal. On l’avait bien vu à la façon dont il avait accueilli tout récemment Ptolémée Philométor, qui, expulsé d’Alexandrie par son frère Évergète, venait implorer l’assistance des Romains (164). Ayant appris que le roi d’Égypte arrivait en piètre équipage, il était allé immédiatement à sa rencontre sur la voie Appienne pour lui offrir un manteau royal, un diadème et un cheval richement caparaçonné, afin qu’il pût faire son entrée à Rome en appareil digne d’un roi et ne fût pas un objet de mépris. Il avait dû mépriser tout le premier ce monarque sans dignité, quand il le vit refuser son offre, s’acheminer vers Rome accompagné seulement d’un eunuque et de trois domestiques, et se loger dans un galetas, à cause de la cherté des loyers à Rome[14]. On devine ce qu’il pensait de l’abject Prusias II, le Paillasse de l’époque, qui, quelques années auparavant (167), avait reçu des ambassadeurs romains en costume d’affranchi, le bonnet sur sa tête rasée, et était allé ensuite à Rome se prosterner sur le seuil de la Curie[15].

Le Sénat avait donc refusé à Démétrios la liberté qu’il sollicitait. Mais, quand parvint à Rome la nouvelle du meurtre de Cn. Octavius, on s’avisa que Démétrios pourrait être utile, et le jeune prince lui-même pensa que, cette fois, il aurait gain de cause. Il n’était pas assez retors pour comprendre l’avis que lui donna Polybe, lequel vivait alors dans l’intimité de Paul-Émile et des Scipions. Polybe lui conseilla « de ne pas se heurter deux fois à la même borne, mais de placer ses espérances en lui-même et d’oser quelque chose de digne d’un roi ». Il renouvela ses instances auprès du Sénat, mais sans succès. Le Sénat comptait que son prisonnier, assez peu surveillé, comprendrait enfin de lui-même le prix de l’occasion. Il fallut y aider un peu le naïf jeune homme, chez qui l’intelligence n’était décidément pas à la hauteur du caractère. A point nommé arriva de Syrie un certain Diodore, père nourricier (τροφεύς) de Démétrios[16], un intrigant très bien informé, dit Polybe, lequel représenta au prince qu’il serait accueilli à bras ouverts en Syrie et que, s’il réussissait à quitter Rome sans bruit, le Sénat n’oserait pas appuyer un Lysias. Polybe et l’ambassadeur égyptien Ményllos d’Alabanda — deux amis qui n’étaient pas des ennemis des Romains — insistèrent dans le même sens. Ményllos se chargea de louer à Ostie un bateau qui transporterait le fugitif. Le complot, auquel Polybe s’applaudit d’avoir participé, s’élabora en perfection, avec la complicité de bon nombre d’amis, à l’insu de la police romaine. Au jour marqué, le jeune prince organisa pour la forme une partie de chasse au sanglier aux environs de Circéi, et, pendant que ses veneurs l’attendaient là-bas, il s’embarqua nuitamment à Ostie sur le bateau loué à l’avance par Ményllos, un navire carthaginois qui allait porter des cadeaux, en guise d’hommage filial, aux dieux de Tyr.

Les précautions étaient si bien prises, — Polybe, mal portant ou malade à propos, avait même expédié de son lit à Démétrios un billet cacheté pour lui recommander d’être sobre ce jour-là, — tout était, dis-je, si bien combiné que Démétrios était déjà en mer depuis quatre jours quand le bruit de son évasion se répandit à Rome. Le Sénat se réunit, et, considérant que le fugitif était maintenant hors d’atteinte, il décida simplement qu’on enverrait une ambassade en Syrie pour surveiller les événements. Encore eut-on soin de tracer l’itinéraire de cette ambassade de telle façon que, passant par la Grèce et chargée d’y faire d’abord une tournée d’inspection, puis de vérifier les récriminations de Prusias, d’Ariarathe et des Galates contre Eumène, elle n’arrivât pas trop tôt en Syrie. Démétrios avait donc le temps d’agir[17].

Débarqué à Tripolis en Phénicie, Démétrios n’eut qu’à paraître en Syrie pour provoquer un soulèvement contre Lysias et son pupille. La guerre civile par laquelle avait débuté le nouveau règne avait laissé des rancunes au cœur du parti vaincu avec Philippe, et Lysias, aigri par son impopularité même, n’avait pas su user avec modération de la victoire. Parti de Tripolis avec quelques mercenaires, Démétrios fut accueilli comme un sauveur à Antioche. Lysias et Antiochos Eupator furent menés par leurs propres soldats au roi légitime rentré dans le palais de ses pères. Celui-ci ne voulut même pas les voir, et, sans plus de formalités, l’armée les mit à mort[18].

Ainsi finit, au bout d’un peu plus de deux ans (162/1), le règne d’Antiochos Eupator. La discorde semée par l’usurpation d’Antiochos Épiphane avait porté ses fruits : son fils, à peine âgé de onze ans, en fut la première victime. La famille des Séleucides hâtait de ses propres mains l’heure prochaine de sa ruine.

 

 

 



[1] I Macchabées, 6, 14-17. Joseph., XII, 9, 2. Le Sénat avait, d’une façon plus ou moins explicite, reconnu Antiochos V, qui avait à ses yeux le mérite d’être mineur et incapable. Antiochi Epiphanis regnum senatus folio Antiochi Antiocho puero adhibuit qui paulo post vita turpiter privatus est (Gram Licinian., 28, p. 10 Flemisch).

[2] II Macchabées, 10, 12-13.

[3] I Macchabées, 6, 29-30.

[4] I Macchabées, 6, 43-46.

[5] I Macchabées, 6, 62-63. Joseph., XII, 9, 7.

[6] J’en crois sur ce point Josèphe (loc. cit.) plutôt que l’assertion d’après laquelle Philippe se serait enfui en Égypte (II Macchabées, 9, 29).

[7] Polybe, XXXI, 15. = Exc. de legat., p. 340 de Boor.

[8] Diodore, XXXI, 19, 7-8.

[9] Joseph., loc. cit., et XIII, 3. Cf. Hist. des Lagides, II, pp. 40-41. Il parait que, le vrai nom de Ménélas étant Onias (IV), le réfugié était Onias V.

[10] Polybe, XXXI, 12. = Exc. de legat., p. 338 de Boor.

[11] Appien, Syr., 46.

[12] Polybe, XXXI, 19.

[13] Polybe, XXXI, 12.

[14] Diodore, XXXI, 18.

[15] Polybe, XXX, 16. = Exc. de legat., p. 330 de Boor.

[16] Sur les titres de τροφεύς et de σύντροφος, voyez G. Corradi, Ricerche Ellenistiche, III. ΣΥΝΤΡΟΦΟΙ (Riv. di Filol. class., XXXIX [1911], pp. 521-534).

[17] Polybe, XXXI, 19-23. = Exc. de legat., pp. 341-346 de Boor.

[18] I Macchabées, 7, 1-4. Joseph., XII, 10, 1. Eusèbe, I, pp. 253-254 Schœne. Les dates babyloniennes commencent, pour le règne de Démétrios I, à 151 Sel. = 161/0 a. C., (de même I Macchabées, 7, 1, mais avec un comput en avance d’un an = 162/1 a. C.), et se continuent en 152, 154, 157, 159 Sel.