HISTOIRE DES SÉLEUCIDES (323-64 avant J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER. — LE RÈGNE DE SÉLEUCOS Ier NICATOR (312-281).

 

 

Bien que Séleucos [note 1] n’ait pris officiellement le titre de roi que six ans plus tard (305), il se sentait déjà hors de pair. Il n’avait plus qu’à consolider une situation désormais acquise, mais pourtant menacée par un retour offensif que faisait prévoir à bref délai l’irritation d’Antigone, bravé au cœur de son empire. Nicanor, ancien satrape de Cappadoce et alors stratège de Médie et des provinces supérieures, le représentant d’Antigone dans la Haute-Asie, s’empressa d’avertir le maître. Sans attendre ses instructions, il réunit une armée de près de 20.000 hommes et courut à Babylone pour en déloger Séleucos. Celui-ci, qui n’avait pas plus de 3.000 fantassins et 400 cavaliers à sa disposition, alla se poster en embuscade sur la rive gauche du Tigre. Nicanor, surpris au moment où il comptait traverser le fleuve sans encombre, fut battu et mis en fuite. Son armée passa à peu près tout entière du côté de Séleucos, qui, poussant hardiment sa fortune, s’empara sans coup férir de la Susiane, de la Médie et de quelques régions limitrophes. La domination exécrée d’Antigone s’écroulait d’elle-même. Séleucos écrivit à Ptolémée et à ses autres amis un compte rendu de ses succès, s’entourant déjà d’un appareil royal et d’un éclat en rapport avec son hégémonie[1]. Il pouvait écrire en toute confiance à son ami Ptolémée. Le Lagide, qui tenait sa part et n’en souhaitait point d’autre, dut être charmé de voir se consommer le démembrement de l’empire : il ne se doutait pas encore que Séleucos régnerait un jour à sa place en Syrie.

 

§ I. — LA LUTTE CONTRE ANTIGONE (311-301).

Cependant, Antigone n’avait pas dit son dernier mot, et Séleucos n’apprit pas sans inquiétude les nouvelles d’Occident. La guerre avait recommencé en Syrie. Démétrios avait pris sa revanche sur le vainqueur de Gaza, qui s’apprêtait à l’expulser de la Syrie du nord. Un lieutenant de Ptolémée, Cillès, s’était laissé surprendre à Myonte : il avait été fait prisonnier et ses soldats étaient passés à l’ennemi. Quand Antigone eut rejoint son fils, Ptolémée abandonna la partie, heureux que les Arabes Nabatéens fissent momentanément oublier à Antigone le chemin de l’Égypte. C’est sur Séleucos que l’orage allait éclater. Mis au courant des événements survenus à Babylone par un message de Nicanor, Antigone expédia aussitôt son fils avec une vingtaine de mille hommes pour rétablir l’ordre en Extrême-Orient. Il pensait qu’il suffirait de reprendre Babylone pour abattre Séleucos. Comme il avait besoin de ne pas s’affaiblir devant la poussée des Arabes et un retour possible de Ptolémée, il imposa à Démétrios un délai très court pour l’opération dont il le chargeait. Démétrios devait concerter ses mouvements avec ceux de Nicanor, de façon que Séleucos fût pris entre les deux armées. Mais, quand il arriva sur l’Euphrate, Nicanor était déjà battu et Séleucos occupé à prendre possession de la Haute-Asie[2].

Il est probable que Séleucos n’avait pas prévu cette brusque attaque : en tout cas, il avait laissé à Babylone un homme sûr, Patroclès, qui n’hésita pas à prendre le meilleur parti. Ne pouvant défendre la ville, le gouverneur laissa quelques troupes dans les deux citadelles et se retira avec le reste derrière les canaux qui sillonnaient la région resserrée entre l’Euphrate et le Tigre, après avoir ordonné aux partisans de Séleucos de se disperser dans les pays limitrophes et envoyé des courriers à son maître. Démétrios entra dans la ville, prit d’assaut et pilla une des deux citadelles, laissa Archélaos avec cinq mille fantassins et mille cavaliers pour continuer le siège de l’autre, puis revint à marches forcées en Syrie (311). Comme il avait ravagé le pays sur son passage, son équipée ne fit, dit Plutarque, qu’affermir l’autorité de Séleucos ; il s’était conduit comme un ennemi dans une contrée qui ne lui appartiendrait plus. Séleucos rentra derrière lui à Babylone, après avoir battu une seconde fois et tué Nicanor[3].

Cependant, Ptolémée déconfit et s’attendant à l’invasion de l’Égypte dut croire Séleucos perdu. Lysimaque et Cassandre étaient aussi inquiets de, leur côté, si bien que les coalisés firent la paix avec Antigone, abandonnant à sa destinée leur allié de l’Extrême-Orient, ou, en tout cas, gardant à son endroit un silence prudent. Ptolémée renonça à la Syrie, qu’il ne possédait plus ; Lysimaque conservait la Thrace ; Cassandre serait désormais stratège d’Europe à la place de Polyperchon ; et tous les signataires reconnaissaient pour roi le jeune Alexandre IV, fils de Rhoxane, le roi dont Antigone était le vicaire en Asie et Cassandre en Europe. Si despote qu’il ait été par tempérament, Antigone est, de tous les Diadoques, celui qui paraît avoir le plus sincèrement souhaité et procuré l’autonomie des cités grecques. A la paix de 311, il eut soin de stipuler — sans se faire illusion sur la valeur de cette clause — que les Hellènes seraient autonomes[4], et il annonça solennellement cette bonne nouvelle aux cités. On a retrouvé récemment une partie de cette lettre circulaire, gravée sur le marbre à Scepsis. Le récit des négociations occupe la première partie ; puis vient le serment que doivent prêter les Hellènes eux-mêmes, invités à se garantir réciproquement leur liberté et leur autonomie.

Il faut dire qu’Antigone espérait par là gêner ses compétiteurs plus que lui-même. La liberté des villes grecques lui serait à tout propos un excellent prétexte pour intervenir dans les querelles qu’elle ne manquerait pas de susciter. Pour son compte, grand fondateur et rénovateur de cités, il faisait assez bon marché — comme avant lui Alexandre — de la liberté individuelle des colons qu’il transplantait à son gré, dans des localités choisies comme points stratégiques où ils lui servaient pour ainsi dire de garnisaires. Il fonda ainsi une Antigonia en Troade, une autre en Bithynie, en groupant les habitants de bourgades disséminées, une Antigonia encore près de l’endroit où fut bâtie plus tard Antioche : Smyrne, détruite quatre siècles auparavant par les Lydiens, fut relevée de ses ruines. Il transporta à Téos la population de Lébédos [note 2], peut-être à la suite d’un tremblement de terre survenu en 304/3, qui, dans l’hypothèse, aurait ruiné Lébédos. Ses rivaux faisaient de même : on sait combien de cités nouvelles ou rajeunies ont eu pour œkistes les Diadoques, et que nul n’en fonda autant que Séleucos[5].

Les affaires d’administration intérieure occupèrent sans doute l’activité dévorante d’Antigone au cours des cieux ou trois années suivantes, durant lesquelles il semble avoir définitivement renoncé à. poursuivre le châtiment de Séleucos et à. reconquérir la Haute-Asie. Il se peut qu’il l’ait essayé et se soit arrêté au premier insuccès ; mais il est plus probable que, édifié par la dernière expédition de Démétrios et se rendant enfin compte des difficultés d’une tâche qu’il ne pourrait entreprendre sans risquer d’être attaqué sur ses derrières par les anciens alliés de Séleucos, il se résigna à abandonner pour le moment toute prétention sur les provinces orientales. C’est ainsi que Séleucos, roi pour les Barbares, satrape de Babylone et stratège de la Haute-Asie pour les Hellènes, jouit de huit années de tranquillité et les mit à profit pour reculer et fixer les limites de ses possessions. Avant de réunir en faisceau le peu que nous apprennent sur les événements d’Orient quelques phrases d’auteurs grecs et des traditions confuses enchevêtrées dans les écrits bouddhiques, il nous faut jeter un coup d’œil rapide sur les crises qui se succèdent en Occident et qui, mieux que les traités et les alliances, assurent le repos de Séleucos. C’est le temps où Cassandre, à peine l’armistice de 311 signé, assassine Alexandre et Rhoxane (311) ; où Polyperchon couronne, puis met à mort Héraclès fils de Barsine, le dernier rejeton survivant d’Alexandre (310-309) ; où Ptolémée agite la Grèce, prend et reperd la Cilicie, extermine les derniers dynastes de Cypre (310), s’empare de la Lycie, menace les côtes de Carie, organise à son profit la fédération des Cyclades ; où Athènes sert d’enjeu à une sorte de tournoi perpétuel entre Cassandre et Démétrios. La bataille navale de Salamine en Cypre (306), où Ptolémée fut défait par Démétrios et perdit du coup l’île dont il avait fait récemment la conquête, marque le moment où la dissolution de l’empire d’Alexandre, déjà accomplie en fait, est proclamée et légalisée [note 3]. A l’exemple d’Antigone et de Démétrios, Ptolémée, Lysimaque, Cassandre prennent le titre de rois, et nul doute que Séleucos en ait fait autant[6]. Mais Antigone n’entendait pas supporter d’égaux autour de lui : le temps était proche où allait se reformer, contre l’insatiable vieillard humilié par l’échec du Poliorcète au siège de Rhodes (305/4), une coalition à laquelle Séleucos serait invité à se joindre.

Durant ces années de répit et de sécurité pour l’heureux satrape-roi de Babylone, l’histoire le perd de vue. On ne devine son labeur que par les résultats acquis. Appien[7] énumère au hasard les parties de l’immense empire séleucide, de la Phrygie à l’Indus, sans distinguer d’étapes successives dans la marche de l’agglomération. Il se contente d’ajouter que ces acquisitions furent faites les unes avant, les autres après la mort d’Antigone. Comme les territoires en deçà de l’Euphrate furent annexés après la mort d’Antigone, il entend sans doute que les autres le furent avant la bataille d’Ipsos (301). Justin dit simplement que Séleucos, après avoir débuté par la prise [de possession] de Babylone, soumit les Bactriens avec des forces accrues par la victoire, et de là s’en prit à l’Inde, où, à l’instigation de Sandracottos, les satrapes institués par Alexandre avaient été massacrés[8].

A la mort d’Alexandre, l’Inde resta assez tranquille, dans le statu quo, c’est-à-dire partagée entre la satrapie de Pithon fils d’Agénor (au N.-O.) et les royaumes tributaires de Taxile (entre l’Indus et l’Hydaspe) et de Poros (le reste du bassin de l’indus). Au N.-E., confinant au royaume de Poros [Paurava], s’étendait sur les pentes de l’Imams le petit royaume de Sophytès, traité en ami et allié par Alexandre. Entre l’Indus et le Gange s’était formé un État assez puissant, le royaume des Prasiens. Le roi des Prasiens, Nanda, avait envoyé une ambassade à Alexandre sur l’Hyphase, peut-être pour lui offrir son amitié, car Nanda n’était pas de pur sang royal et avait de la peine à se maintenir sur le trône. A la mort de Nanda, il y eut des compétitions à main armée qui paraissent avoir amené dans le pays des aventuriers grecs ou macédoniens. Des documents hindous parlent de Yavanas au service de Nanda et de Tchandragoupta [Sandracottos]. Le trône resta à Tchandragoupta, fondateur de la dynastie des Mauryas, qui, après s’être servi probablement des étrangers pour s’emparer du sceptre et avoir appris l’art de la guerre à leur école, les refoula au-delà de l’Indus. Plutarque assure que Sandracottos, à la tête d’une armée de 600.000 hommes, avait soumis l’Inde entière[9] Il est probable, en tout cas, que, profitant de l’abandon et de l’anarchie où étaient tombées les provinces orientales de l’empire durant les dix ou douze ans qui suivirent la mort d’Alexandre, il avait incorporé à son royaume les possessions laissées par Alexandre à Taxile et à Poros, et qu’il régnait en effet du Gange à l’Indus. Il avait fait de sa capitale Palibothra (Patalipoutra) sur le Gange une ville immense pourvue d’une enceinte fortifiée.

Il dut s’emparer aisément du bassin de l’Indus. Les compétitions qui ébranlaient partout le fragile édifice improvisé par Alexandre y avaient tout désorganisé. Un conflit s’était élevé entre Eudamos, — homonyme du frère de Pithon de Médie, — commandant des troupes d’occupation, qui avait pris le parti d’Eumène, et le satrape Pithon fils d’Agénor, qui tenait pour Antigone. Eudamos avait assassiné Poros, sans doute comme suspect d’être partisan d’Antigone (318)[10]. Puis, l’un et l’autre avaient quitté la province, pour aller rejoindre l’un Eumène, l’autre Antigone (317). Vaincu avec Eumène, Eudamos avait été mis à mort par Antigone (316) ; mais Pithon, nommé satrape de Babylone en remplacement de Séleucos, qui venait de s’enfuir, ne retourna pas non plus dans l’Inde : il fut tué à la bataille de Gaza. Tchandragoupta put s’y installer sans rencontrer de résistance et même s’avancer plus loin vers l’Ouest. Quand Séleucos eut les mains libres et qu’il eut fait reconnaître son autorité dans les régions orientales, il jugea qu’il était de son intérêt et de son devoir de faire sentir sa force à ce belliqueux I voisin, dont 18, renommée grossissait les exploits.

Du conflit ainsi engagé nous ne connaissons à peu près que l’issue. Tout le reste est matière à conjectures. Du fait que les géographes grecs connaissaient la distance de l’Indus à Palibothra (Patalipoutra) et de Palibothra aux bouches du Gange, et que Pline la dit avoir été mesurée ou parcourue (peragrata) par Séleucos Nicator, les uns (Droysen et autres) pensent que Séleucos alla imposer la paix à son adversaire jusque dans Palibothra. D’autres admettent qu’il franchit l’Indus, mais qu’il n’alla guère plus loin (Gutschmid). Il se pourrait même qu’il n’y ait pas eu de guerre, et qu’un arrangement ait prévenu les hostilités. Il est probable que, si Séleucos avait poussé jusqu’au Gange, le souvenir d’un si glorieux exploit n’eût pas été oublié, et que les conditions de la paix eussent été plus avantageuses pour lui. D’autre part, il n’est pas croyable qu’il ait cédé sans combat des provinces où Alexandre avait déjà fondé des colonies. Supposons donc qu’après quelques heurts qui laissèrent l’honneur sauf de part et d’autre, les belligérants préférèrent s’entendre à l’amiable. Sandracottos, qui, dans sa jeunesse, avait vu Alexandre, paraît-il, et qui conservait pour le héros une sorte de culte, était à sa manière un philhellène. Il avait peut-être intérêt à entretenir des relations amicales avec les Grecs, étant lui-même exposé à des révoltes intérieures dans ses nouvelles conquêtes du côté du Gange.

Quoi qu’il en soit, d’après Strabon, Séleucos céda à Sandracottos toute la rive droite de l’Indus, la Gédrosie (Beloutchistan), l’Arachosie (Afghanistan S.) et le pays des Paropamisades[11], c’est-à-dire la partie orientale de la vaste région, connue plus tard sous le nom d’Ariane, qui va de la Bactriane (Afghanistan N.) à la mer Érythrée ou golfe Persique. Peut-être gardait-il sur ces provinces un droit nominal de suzeraineté, comme celui qu’il exerçait, théoriquement aussi, sur le royaume de Sophytès ; si bien qu’officiellement, chez les Grecs, Sandracottos pouvait passer pour satrape de Séleucos. En échange, ou en signe de vassalité, Sandracottos fit don à Séleucos de 500 éléphants, et la paix fut cimentée par une alliance ou des alliances de famille. Sur ce point, nous n’avons d’autres renseignements que quelques mots de Strabon et d’Appien. Strabon dit que Séleucos comprit dans le traité l’épigamie (έπιγαμία - jus connubii). Cela ne signifie pas nécessairement, ni même proprement, que cette convention ait été réalisée alors par un mariage. Appien n’est pas plus précis. Séleucos, dit-il, ayant franchi l’Indus, combattit Androcottos, roi des Indiens du voisinage, jusqu’au jour où il contracta avec lui amitié et alliance matrimoniale[12]. On ne connaît pas à Séleucos d’autres femmes que Apama et Stratonice, ni d’autre fille que Phila, l’épouse d’Antigone Gonatas. On ne voit donc pas comment il aurait pu devenir ou le gendre ou le beau-père du roi hindou. Ce fut peut-être, au contraire, un fait remarquable et une preuve de sincère amitié, dans un pays où le régime des castes était si sévère, qu’une convention autorisant les mariages mixtes entre Hellènes et Hindous.

Si les hostilités et pourparlers consécutifs ont eu lieu, comme il y a des raisons de le penser, entre les années 306 et 302, Séleucos devait avoir hâte de terminer le différend, même au prix de concessions pénibles, pour avoir les mains libres dans les affaires d’Occident, dont il ne pouvait plus se désintéresser. Il était de plus en plus évident qu’Antigone ne renonçait pas à reconstituer à son profit l’empire d’Alexandre. Cassandre et Lysimaque, directement menacés par lui, s’étaient alliés entre eux, puis avaient invité Ptolémée et Séleucos à se joindre à eux[13]. Ptolémée ne pouvait se consoler de la perte de la Syrie, et il voyait avec colère Antigone se bâtir une capitale sur l’Oronte. Séleucos comprit que, si Antigone sortait vainqueur de la lutte, Démétrios aurait bien vite retrouvé le chemin de Babylone. Cette coalition fut formée par correspondance secrète, comme un véritable complot : les alliés, s’encourageant mutuellement par lettres, fixent le temps et le lieu du rendez-vous et mettent en commun leurs forces pour commencer la guerre[14].

Ce plan si bien concerté n’empêcha pas les mécomptes. Antigone s’était hâté de rappeler son fils, qui bataillait en Grèce contre Cassandre. Lysimaque, qui amenait d’Europe ses troupes et celles de Cassandre, fut arrêté en Phrygie par Antigone. Ptolémée envahit la Syrie et mit le siège devant Sidon ; mais il se retira au plus vite, supposant, sur de faux bruits, que ses alliés étaient déjà battus dans le nord de l’Asie Mineure. Il resta depuis lors en Égypte. Enfin, Séleucos, passant par la Cappadoce, fit sa jonction sur l’Halys avec Lysimaque. Les deux rois rencontrèrent l’adversaire quelque part au centre de la Phrygie. Ptolémée était toujours absent : la sanglante bataille d’Ipsos (301) se livra sans lui[15]. C’est dans cette bataille que Séleucos mit en ligne, pour la première fois peut-être, les éléphants reçus de Sandracottos et vit avec orgueil son fils Antiochos tenir tête au redoutable Poliorcète. La journée fut décisive. Antigone, achevant à passé quatre-vingts ans par la mort des braves sa carrière agitée, resta sur le champ de bataille, et Démétrios courut sans s’arrêter jusqu’à Éphèse, avec les rares débris de son armée[16].

 

§ II. — RIVALITÉS ET HOSTILITÉS EN OCCIDENT.

Les vainqueurs se partagèrent ensuite la proie. Ils dépecèrent, dit Plutarque, comme ils eussent fait d’un vaste corps, l’empire d’Antigone et de Démétrios[17]. Lysimaque reçut l’Asie Mineure au N. du Taurus et probablement la Phrygie, la majeure partie des côtes sur la mer Égée et le Pont-Euxin ; Cassandre, tous droits sur la Grèce, — à charge de les faire valoir contre Démétrios, — et, pour son frère Plistarchos, la Cilicie. Séleucos ajouta à l’Asie centrale depuis la Phrygie jusqu’au fleuve Indus[18] la Syrie, du golfe d’Issus à la frontière d’Égypte. Ptolémée put alors s’apercevoir qu’il avait eu tort d’être absent un jour de victoire. La Cœlé-Syrie ou Syrie méridionale [note 4], qu’il avait longtemps possédée, qu’il convoitait et dont il avait fait expressément le prix de son alliance, fut revendiquée par Séleucos. Celui-ci pouvait dicter ses conditions, car il était le plus fort, et le gain de la bataille lui était incontestablement dû. Pour la Haute-Syrie, dite depuis lors Syrie Séleucide, Ptolémée n’avait pas d’objections à faire ; mais il avait laissé en Cœlé-Syrie des garnisons égyptiennes, et les ports du littoral, Tyr et Sidon, étaient encore au pouvoir de Démétrios. Cassandre et Lysimaque consentirent d’autant plus volontiers à céder toute la Syrie à Séleucos qu’ils laissaient à leur allié le soin de la prendre, au risque d’engager une guerre avec Ptolémée.

Séleucos était trop prudent pour brusquer la solution. Il commença par affirmer sa ferme résolution de garder ce qu’il possédait de la Syrie en y fondant sa capitale, Antioche, ainsi dénommée en l’honneur de son père, et Séleucie de Piérie (300 a. C.). La naissance d’une cité qui a tenu une grande place dans l’histoire est de ces événements rares qui restent dans la mémoire des peuples et s’y embellissent de récits merveilleux. Des auteurs de basse époque nous représentent Séleucos victorieux cherchant l’emplacement de la ville dont il ferait sa résidence, et dont la Fortune, née dans le triomphe, protégerait sa race. Il gravit le mont Casios pour consulter le Zeus du lieu, en lui offrant un sacrifice. A peine avait-il posé au dieu la question qu’un aigle s’empare d’un morceau des chairs de la victime et le laisse tomber à l’endroit où Séleucos bâtit Séleucie de Piérie. L’endroit était propice pour un port, mais non pour une grande ville : aussi le roi continue ses consultations, près de Zeus Kéraunios, sur le mont Silpios, et à Antigonia, ville récemment créée par Antigone, dont il aurait pu changer le nom en celui d’Antioche. Mais les dieux ne voulaient pas qu’Antigonia devint Antioche. L’aigle intervient encore et emporte un lambeau de la victime sur le mont Silpios. Mais Séleucos est l’homme qui raisonne sa foi et prend le temps de réfléchir. Ce n’est pas sur le Silpios, mais dans la, plaine qui s’étend au pied, sur la rive gauche du fleuve Oronte, à 120 stades (19 kil.) de la côte, qu’il bâtit sa capitale. L’inauguration eut lieu, dit-on, le 22 mai 300, au lever du soleil, par la célébration de rites cruels, qui comportaient l’immolation d’une vierge, nommée Aimathé, par la main du grand-prêtre Amphion[19]. Antioche fut assise un peu en aval de l’endroit où Antigone avait l’ondé en 307 Antigonia. La nouvelle cité, peuplée à la hâte par transplantation des habitants d’alentour et grossie d’un fort contingent de Gréco-Macédoniens, fut ornée de temples et de statues, parmi lesquelles on vante la Fortune de bronze, œuvre d’Eutychide élève de Lysippe. Non moins célèbre était la statue d’Apollon par Bryaxis, érigée dans le temple de Daphné. On appelait ainsi un bois sacré où la nymphe poursuivie par Apollon s’était changée en laurier. Ce faubourg d’Antioche, lieu de pèlerinage et de plaisance, ombreux et rafraîchi par des sources jaillissantes, eut un renom comparable à celui de la vallée de Tempé, tel que, le plus souvent, Antioche sur l’Oronte est appelée Antioche Épidaphné. La capitale syrienne fut agrandie successivement par le fondateur lui-même, par Séleucos II et Antiochos IV, de sorte qu’elle finit par constituer une tétrapole[20], un agrégat de quatre quartiers, entourés chacun de murailles et, quoique compris dans une enceinte commune, formant comme autant de cités distinctes, ayant chacune son œkiste. Les Séleucides avaient intérêt à maintenir ces barrières intérieures, qui pourraient prévenir ou diviser et amortir les mouvements tumultueux des dots populaires, si souvent et si dangereusement soulevés contre la dynastie. On attribue aussi à Séleucos Nicator la fondation des villes syriennes dénommées par lui Laodicée (sur Mer) en l’honneur de sa mère, et Apamée (sur l’Oronte) en l’honneur de sa femme[21].

Le temps n’était plus où Séleucos, dans un domaine séparé de la mer Égée par les États d’Antigone, faisait figure de monarque oriental. Il entrait maintenant en contact direct avec le monde hellénique, et il entendait même, comme nous le verrons plus loin, se créer une seconde capitale helléno-macédonienne en Orient. Mais plus il affirmait ainsi sa prise de possession en Syrie, plus redoublaient les inquiétudes et les instances du roi d’Égypte. Séleucos répondit aux doléances de Ptolémée que il voulait bien, en considération de l’amitié existante, s’abstenir pour le moment d’étendre ses acquisitions, mais qu’il verrait plus tard quelle conduite il convenait de tenir à l’égard d’amis qui voulaient avoir plus que leur dû[22]. Ptolémée montra qu’il comprenait ce langage, en se hâlant de faire alliance avec Lysimaque, qui se déliait toujours de ses voisins et, maintenant qu’il possédait la plus grande partie du littoral de l’Asie Mineure, redoutait particulièrement la puissance de Séleucos, maître des provinces du centre. Les alliances de famille paraissant la plus sûre garantie de ces sortes de marchandages, le vieux Lysimaque lui-même, qui avait passé la soixantaine, se sépara à l’amiable de sa troisième femme Amastris pour épouser Arsinoé, mie fille de Ptolémée et de Bérénice, alors âgée d’environ seize ans (299). Quelques années plus tard, le fils de Lysimaque, Agathocle, épousa Lysandra, fille de Ptolémée et d’Eurydice, veuve d’un fils de Cassandre[23] [note 5]. Séleucos, veuf d’Apama, trouva l’exemple bon à suivre. Il ouvrit des pourparlers avec le Poliorcète et lui demanda la main de sa fille Stratonice, avec l’espoir fondé d’intimider Ptolémée et de pouvoir considérer la Syrie comme la dot de sa femme. Ce mariage politique, guère moins disproportionné pour rage respectif des époux que celui de Lysimaque, se célébra à Rhossos en Syrie. Démétrios, toujours maître de la mer et habile aux surprises, y amena sa fille après avoir fait une incursion en Cilicie et vidé à fond le Trésor de guerre jadis ramené de Suse à Cyinda (299).

Pendant que Séleucos fêtait sa jeune épouse à Antioche, Démétrios courait les aventures avec sa flotte autour de la mer Égée, harcelant tantôt Lysimaque, contre lequel il prétendait protéger la liberté des villes d’Ionie, et tantôt Cassandre, auquel il entendait disputer l’hégémonie en Grèce après avoir expulsé de Cilicie son frère Plistarchos. Il allait bientôt s’engager dans une guerre contre les Athéniens, ses protégés d’autrefois, guerre qui pouvait être longue et amener d’autres complications[24]. Entre temps, il bataillait contre le Lagide pour agrandir ses possessions de Phénicie. On entend dire qu’il prit et détruisit Samarie. Il devenait par là quelque peu dangereux, même pour son gendre et allié Séleucos. Ce qui préoccupait avant tout Séleucos, c’était la Cœlé-Syrie, cette éternelle pomme de discorde entre Lagides et Séleucides. On se demande par suite de quels calculs Séleucos crut bon de ménager un rapprochement entre Démétrios et Ptolémée[25]  [note 6]. Parmi tant de conjectures émises, voici celle qui parait la plus plausible. Séleucos, ne voulant pas trancher par les armes le litige pendant entre lui et le Lagide, et prévoyant que celui-ci chercherait à s’emparer du littoral phénicien dès que Démétrios serait occupé ailleurs, jugea prudent de maintenir l’état de choses actuel en réconciliant les possesseurs de fait. Plus tard, si Démétrios parvenait à s’établir soit en Grèce, soit en Asie Mineure, lui Séleucos se ferait céder par son beau-père la côte de Phénicie et serait alors en mesure de réclamer, en négociant ou combattant, ses droits sur la Cœlé-Syrie. Toujours est-il que, dans une transaction singulière provoquée par Séleucos, Démétrios, qui pratiquait couramment la polygamie sous l’œil résigné de la vieille Phila, sa première et dévouée compagne, se fiança avec Ptolémaïs, fille de Ptolémée[26]. Celle-ci remplacerait sa troisième épouse, Déidamia, qui venait précisément de mourir. Comme gage de sincérité, Démétrios donna en otage à Ptolémée le frère de Déidamia, le jeune Pyrrhos, que Ptolémée s’attacha bientôt par une alliance matrimoniale.

Évidemment, Ptolémée avait raisonné comme Séleucos ; il pouvait espérer de son futur gendre la même condescendance que Séleucos attendait de son beau-père. Tous deux comptaient tirer parti de cet accord pour mettre la main sur la Syrie méridionale ; mais Ptolémée avait l’avantage d’en détenir déjà la plus grosse part. Séleucos soupçonna bientôt qu’il avait chance d’être dupé. Il voulut réparer son erreur en offrant à Démétrios de lui acheter Tyr et Sidon : il essuya un refus, pareil à celui que Démétrios lui avait opposé précédemment pour la Cilicie. Décidément, Démétrios, qui cherchait à s’établir en Europe sans renoncer à l’Asie, n’était ni un allié sûr, ni un ami complaisant. Peut-être valait-il mieux s’entendre avec Ptolémée, qui ne pouvait plus espérer posséder indéfiniment la Cœlé-Syrie malgré Séleucos, ni compter obtenir le reste de Démétrios. Il est probable que les deux voisins se concertèrent pour dépouiller Démétrios ; que Séleucos s’adjugea ce qu’il avait vainement demandé à Démétrios, c’est-à-dire la Cilicie et la Phénicie, et que Ptolémée consentit enfin à lui céder la Cœlé-Syrie, en gardant la Palestine juive, pour avoir toute liberté de s’emparer de Cypre. Il est impossible de mettre d’accord, dans leur chronologie absente ou flottante, les textes où Polybe assure que les ancêtres de Ptolémée Philopator possédaient la Cœlé-Syrie et Cypre ; où Pausanias dit qu’après la mort d’Antigone, Ptolémée Soter reprit la Syrie et Cypre ; où S. Jérôme adjuge au Lagide Cypre et la Phénicie[27], tandis que, en 219, les diplomates syriens revendiquent la Cœlé-Syrie comme ayant appartenu à Séleucos ; que Libanius place la limite de l’empire de Séleucos aux frontières de l’Égypte ; que Sulpice Sévère donne comme le premier maître de la Syrie après Alexandre le roi Séleucus, auquel les Juifs payaient à l’époque un tribut annuel de 300 talents d’argent[28] En ce qui concerne les Juifs, qu’ils fussent vassaux de l’un ou de l’antre des deux rois, leurs émigrants trouvèrent chez l’un comme chez l’autre un accueil également empressé. C’est probablement sans violence que Séleucos opéra la répartition d’un nombre considérable de Juifs dans les villes neuves qu’il fondait de toutes parts, notamment à Séleucie sur le Tigre, créée peut-être tout exprès pour achever la ruine de l’orgueilleuse et xénophobe Babylone [note 7].

D’après une tradition plus ou moins légendaire conservée par Appien, les prêtres de Babylone, les mages ou astrologues dépositaires de la science chaldéenne avaient pressenti et essayé de détourner la menace de déchéance que représentait pour leur cité la fondation d’une ville rivale à courte distance (env. 65 kil. au N.), sur un canal qui unissait le Tigre à l’Euphrate. Séleucos, se souvenant qu’ils avaient jadis averti Alexandre du danger qu’il courait à entrer dans Babylone, — où en effet la mort l’attendait, — eut recours à leurs lumières. Il leur demanda de fixer avec précision l’heure favorable pour la pose de la première pierre, et il attendait patiemment sous sa tente le signal qu’ils devaient lui donner, lorsqu’une inspiration soudaine fit que l’armée, croyant entendre la voix des hérauts, se rua à l’ouvrage et accomplit sa Vielle. Comme Séleucos était inquiet et interrogeait de nouveau les mages au sujet de la ville, ceux-ci, après lui avoir demandé grâce, lui dirent : ô Roi, il n’est au pouvoir de personne de changer la destinée préfixée, bonne ou mauvaise, soit d’un homme, soit d’une cité. Il y a une destinée pour les cités comme pour les individus, et il a plu aux dieux d’attacher la plus longue durée à celle qui a commencé à l’heure présentement adoptée. Ce moment fatidique, nous l’avions laissé passer, parce que nous craignions qu’il fût à l’avenir comme un rempart dressé contre nous. Rassuré par ce franc aveu et adouci par d’adroites flatteries, le roi accorda aux mages leur pardon[29].

Les prédictions qui se vérifient sont d’ordinaire faites après coup. Au temps d’Appien, plus de quatre siècles s’étaient écoulés durant lesquels Séleucie sur le Tigre était devenue une ville immense, la plus peuplée et ]a plus prospère des villes asiatiques, enrichie par le commerce, vaste entrepôt des marchandises échangées entre l’Orient et l’Occident, comparable de tout point, sauf pour l’activité intellectuelle, à Alexandrie, et en même temps seconde capitale de l’empire séleucide[30]. Pendant, ce temps, Babylone, délaissée, même par une bonne partie de ses habitants qui, de gré ou de force, allèrent peupler Séleucie, s’affaissait dans un irrémédiable déclin. Mais sa vieille gloire survécut à sa décadence matérielle et ne fut même jamais plus rayonnante qu’à partir du jour où, n’ayant plus guère que ses prêtres et ses temples, elle devint l’asile paisible, le foyer d’études de la science chaldéenne. L’astrologie, échappée de ses observatoires, était en train de conquérir le monde, pénétrant dans les systèmes philosophiques, s’insinuant dans les religions, et portant en tous lieux le renom de la Chaldée et de ses mathématiciens. Même les philosophes et savants nés à Séleucie, comme le stoïcien Diogène de Séleucie ou ce Séleucos qui fut, après Aristarque de Samos, un précurseur de Copernic, n’avaient de crédit dans le monde que comme Babyloniens, disciples des écoles de Borsippa et d’Orchoé (Ourouk)[31].

Tranquille enfin. Séleucos s’occupa de réorganiser son vaste empire. Les dix ou douze satrapies existant sous Alexandre furent subdivisées en soixante-douze satrapies[32], districts administrés par des intendants qui, sans doute nommés directement par le roi, serviraient à contrôler les actes de leur chef, satrape ou stratège, et à surveiller ses velléités d’indépendance à l’égard du pouvoir central. C’est ainsi que la Syrie comptait huit départements, quatre pour la Séleucide et quatre pour la Cœlé-Syrie. Le système fut-il immédiatement ou progressivement étendu à tout le royaume ; n’y eut-il pas même des commandants militaires, à qui aurait été réservé le titre de stratèges et dont l’autorité s’étendait sur plusieurs satrapies dans l’intérêt de la défense du territoire, on ne saurait le dire [note 8].

Ce pie l’on croit savoir, c’est que, vers 294/3, Séleucos céda à son fils Antiochos, alors âgé d’une trentaine d’années, non seulement sa jeune femme Stratonice, mais l’administration de la moitié orientale de son empire, à partir de l’Euphrate. Il n’y a pas d’épisode plus connu, dans le genre romanesque, que l’amour d’Antiochos pour sa belle-mère Stratonice, passion muette et exaltée jusqu’aux idées de suicide, que devine le médecin Érasistrate et qui décide Séleucos à guérir le corps et l’âme de son fils par le seul remède efficace[33]. Ce fut un acte de complaisance choquant pour nos mœurs[34], — mais non pour celles de l’Orient mazdéen, — et une sage mesure politique. Il était impossible de gouverner de la male façon les peuples de la Haute-Asie et les provinces déjà plus ou moins hellénisées. Antiochos avait sur son père l’avantage d’être à demi iranien par sa mère Apama et, peut-être pour cette raison, moins impopulaire dans l’Iran. Il semble Lien que, déjà avant la bataille d’Ipsos, Antiochos résidait au chef-lieu du Khorassan (Margiane), à Nysæa ou Nysa (auj. Hérat ?). On a trouvé dans ces régions, et plus loin, en Bactriane, outre des monnaies de Séleucos, des pièces portant les noms associés de Séleucos et d’Antiochos [note 9]. Mais on sait combien est sujette à caution la chronologie monétaire, et il suffit d’indiquer comme vraisemblable alors ce qui fut réel ensuite, la vice-royauté d’Antiochos, associé au trône. Les documents cunéiformes portent les noms des deux rois Siluku et Antiuksu à partir de l’an 21 de l’ère Séleucide (289/8 a. Chr.)[35]. Séleucie sur le Tigre dut être considérée comme la capitale des provinces d’Orient, où les pionniers de la civilisation hellénique explorent le pays, au profit de la science autant que des rois. C’est le moment où Démodamas de Milet, stratège de deux rois, franchit l’Iaxarte (Syr-Darya) et élève par delà un autel i l’Apollon des Branchides ; où l’amiral Patroclès parcourt la mer Caspienne, mêlant à ses découvertes une erreur qui ne fut rectifiée que quatre siècles plus tard par le géographe Ptolémée, — à savoir, que la mer Caspienne communiquait avec l’Océan Indien ; — où Séleucos envoie à plusieurs reprises à Palibothra son ambassadeur Mégasthène, autour d’Ίηδικά dont les érudits ne cessent de déplorer la perte[36]. Alors s’établit entre Hellènes et Orientaux un contact fécond, qui éveille et propage jusque chez les races jaunes le sens artistique et le goût des spéculations philosophiques.

Ainsi déchargé du fardeau confié à des mains sûres, Séleucos se réservait de régner en paix sur ses Syriens et Cappadociens. Il jouit en effet de quelques années paisibles, surveillant sans s’y mêler les caprices et les remous de la fortune du Poliorcète, qu’on eût dit né pour le tourment de ses contemporains[37]. La biographie de ce royal aventurier est un véritable roman de cape et d’épée, auquel ne manquent même pas les épisodes amoureux. Vaincu à Ipsos, à avait gardé la domination sur l’Archipel. Pendant la folle guerre qu’il fit aux Athéniens de 296 à 294, pour les punir de l’avoir abandonné dans l’adversité avec autant d’empressement qu’ils l’avaient adulé victorieux, il avait perdu tout ce qu’il possédait encore en Asie. Lysimaque avait pris pour lui les villes du littoral, notamment Éphèse, dénommée maintenant Arsinoé [note 10] ; Séleucos avait mis la main sur la Cilicie et la Phénicie ; Ptolémée avait conquis Cypre et était prêt à la défendre. Démétrios s’en consolait aisément ; il allait devenir roi de Macédoine. Les fils de Cassandre, mort en 297, avaient hérité de tous les vices de leur père. Philippe IV ne fit que passer sur le trône : il mourut de phtisie, comme son père, au bout de quatre mois de règne (297). Il eut pour successeur son frère Antipater, qui assassina leur mère Thessalonice par jalousie pour son frère Alexandre. Celui-ci appela à l’aide Démétrios ; puis, réfugié en Épire, il acheta le secours de Pyrrhos en lui faisant abandon des provinces occidentales de la Macédoine et revint avec son allié pour détrôner Antipater, lequel s’enfuit en Thrace auprès de son beau-père Lysimaque. Grâce aux bons offices de Lysimaque, les deux frères consentirent à régner en commun. Ils avaient oublié l’appel imprudent fait à Démétrios par Alexandre. Démétrios arrivait à marches forcées du fond du Péloponnèse et n’entendait pas s’être dérangé pour assister à une réconciliation. Il eut bien vite pris son parti : sous prétexte de prévenir les complots de son astucieux protégé, il le fit assassiner dans un banquet et se proclama roi de Macédoine (294). Antipater s’enfuit de nouveau chez Lysimaque, et Démétrios ne songea plus qu’à agrandir son nouveau royaume, avec le vague espoir de recommencer les prouesses d’Alexandre le Grand. Après avoir étouffé une conspiration à Athènes, intimidé et rançonné les Béotiens, il profita des embarras de Lysimaque aux prises avec les Gètes et un instant captif des Barbares pour lui arracher quelques territoires et l’obliger à abandonner la cause de son gendre Antipater (292) ; puis il engagea la lutte contre Pyrrhos, qui avait, du reste, commencé les hostilités en portant secours aux Béotiens révoltés et en envahissant la Thessalie.

On eût cru que ces deux coureurs d’aventures, Démétrios et Pyrrhos, allaient engager un duel à mort, d’autant plus que Démétrios, polygame par vocation, venait d’épouser la femme de son rival, Lanassa, tille du fameux Agathocle de Syracuse. Trop fière pour supporter les concubines de son mari, Lanassa, réfugiée à Corcyre, avait offert elle-même sa main au Poliorcète. Mais Démétrios, après avoir repoussé une invasion de l’Épirote en Macédoine, au moment de prendre l’offensive, se ravisa. Le conflit se termina par un coup imprévu. Les deux rivaux, également épris de conquêtes lointaines, firent la paix sur le pied du statu quo et s’apprêtèrent à s’élancer l’un sur l’Occident, l’autre sur l’Orient.

En Orient, Démétrios allait se heurter à une coalition. Ni Lysimaque, ni Séleucos, ni Ptolémée n’étaient d’humeur à se laisser déposséder : ils savaient à quoi Démétrios destinait la formidable armée et l’immense flotte qu’il était en train de réunir, épuisant et pressurant sans pitié la Macédoine et l’Hellade. Les coalisés gagnèrent Pyrrhos lui-même, qui se chargea de faire diversion en temps opportun. Pendant que Démétrios surveillait ses préparatifs, il fut tout à coup attaqué à l’est par Lysimaque, à l’ouest par Pyrrhos, et menacé au S. par la flotte de Ptolémée. Le plus grand danger était pour lui celui qu’il ne soupçonnait pas, sa propre impopularité, la désaffection des Macédoniens. Au moment de livrer bataille à Pyrrhos, il fut abandonné par ses soldats, qui acclamèrent Pyrrhos roi de Macédoine (287). Lysimaque arriva à temps pour partager avec le roi d’Épire les dépouilles du fugitif et avancer sa frontière jusqu’au delà du Nestos. L’année suivante, Pyrrhos fut expulsé de la Macédoine et de la Thessalie, et Lysimaque prit pour lui le trône que réclamait son gendre. Il trouva même dès lors qu’Antipater, prétendant évincé, mais toujours prétendant, n’était plus qu’un hôte encombrant ; et, se souvenant que c’était aussi un parricide, il vengea la morale outragée en le mettant à mort. Pour ne plus entendre les récriminations de sa fille Eurydice, il la mit en prison.

Cette série de surprises allait cependant avoir un dénouement, imprévu comme le reste. Démétrios, roi en disponibilité et veuf de Phila, qui n’avait pas voulu survivre à la honte d’une telle chute, reparut avec son fils Antigone Gonatas et une armée de dix mille hommes sous les murs d’Athènes, qui venait de chasser ses garnisaires. La ville fut sauvée par l’intervention de Pyrrhos, pli jugea à propos de régler seul à seul avec Démétrios le sort du reste de l’Hellade. Démétrios resta en possession de la Grèce continentale, qu’il confia à son fils Antigone pour aller de nouveau tenter la fortune en Asie. Il avait et convenir avec Pyrrhos, qui témoignait à Ptolémée une affection filiale, de ne rien tenter contre les possessions égyptiennes, ni contre les Insulaires de l’Archipel, clients de Ptolémée. Aussi personne ne lui disputa le passage de la mer Égée. Il comptait probablement provoquer dans les villes du littoral, an détriment. de Lysimaque, qui les avait traitées en despote, un revirement pareil à celui qui venait de lui enlever la Macédoine.

Tout alla bien d’abord. A Milet, il fut accueilli avec empressement. Il commença par épouser sa fiancée d’autrefois, Ptolémaïs, qui y était comme reléguée avec sa mère Eurydice, loin d’Alexandrie. Éphèse suivit l’exemple de Milet. La Lydie, y compris Sardes, et la Carie se soumirent, moitié de gré, moitié de force (287). Mais le fils de Lysimaque, Agathocle, accourut avec une armée. Démétrios, au lieu de se replier sur sa flotte, voulut s’ouvrir un champ plus vaste du côté de la Haute-Asie et se lança à travers la Phrygie ; puis, serré de près par son ennemi, il se rabattit brusquement sur le Taurus et se trouva bientôt enfermé en Cilicie avec les restes de ses bandes, décimées par les privations et les maladies. De Tarse, il écrivit à Séleucos une lettre pleine de lamentations sur son infortune et faisant appel à la compassion de son allié. Séleucos fut, en effet, pris de pitié ; mais les conseils de Patroclès le firent revenir sur son premier mouvement : il voulut allier la prudence à la générosité. Il alla au devant du condottiere, mais avec une escorte qui ressemblait à une armée. Démétrios, mis en défiance, ne l’attendit pas à Tarse : il se cantonna dans la montagne et, tout en renouvelant ses instances, se mil, pour vivre, à rançonner le pays. Enhardi par les hésitations de Séleucos et quelques coups de main heureux que Plutarque détaille longuement, il occupa Issos et lâcha ses bandes pillardes dans la Cyrrhestique. Séleucos comprit qu’il fallait en finir une bonne fois avec cette bête fauve. Démétrios, malade, abandonné de ses mercenaires, à qui Séleucos promit meilleure paye, et cerné au pied de l’Amanos, se livra enfin à son adversaire, en qui il espérait encore attendrir l’ex-époux de Stratonice. L’entourage de Séleucos prévint l’entrevue d’où le captif attendait son salut : Démétrios fut conduit directement dans la Chersonèse de Syrie et interné dans une résidence voisine d’Apamée sur l’Oronte (286). Il y fut traité en roi, pourvu d’un luxueux train de maison et libre de recevoir ses amis, mais il n’en devait plus sortir. Séleucos repoussa les suggestions de Lysimaque, qui lui offrait de l’argent s’il voulait mettre à mort son prisonnier ; mais il résista de même à toutes les sollicitations d’Antigone Gonatas, des villes helléniques d’Asie, de Pyrrhos et de Ptolémée lui-même, qui intercédaient pour Démétrios. Il avait trop conscience du service qu’il rendait à l’humanité autant qu’à lui-même. Ce qui exalta le nom de Séleucos chez tous les hommes, dit Pausanias, ce fut, entre autres choses, la capture de Démétrios[38]. Il promit cependant à Démétrios, sincèrement ou non, de le relâcher dès qu’Antiochos et Stratonice seraient revenus d’Orient, afin qu’il leur dut sa délivrance[39]. Mais le jeune couple ne vint pas, et Démétrios, qui s’était d’abord distrait en chassant dans son parc, demanda au vin des consolations plus dangereuses. Il mourut dans lit troisième année de sa captivité et la cinquante-quatrième de son âge, à peu près au moment où disparaissait, à 84 ans, le fondateur de la dynastie des Lagides (283).

La génération des Diadoques touche à sa fin. Ptolémée avait, comme Séleucos, associé au trône son fils préféré, Ptolémée Philadelphe (285), mais au détriment de son fils allié, Ptolémée dit Kéraunos, qui partageait la disgrâce de sa mère Eurydice. C’était une semence de discordes dont Séleucos allait ressentit le contrecoup. Kéraunos quitta Alexandrie et alla porter ses récriminations chez Lysimaque, où il retrouvait deux de ses sœurs : Arsinoé, femme de Lysimaque, et Lysandra, qui avait été un instant reine de Macédoine avec sou premier mari, Alexandre fils de Cassandre, et avait épousé ensuite Agathocle ; — celle-ci fille comme lui d’Eurydice. Ce spadassin vulgaire se trouva dans son élément à la cour de Thrace, habituée aux mœurs grossières et aux caprices violents du vieux despote, qui se flattait de ressembler à Hercule et faisait fi des gens cultivés. Agathocle, son fils aîné et héritier présomptif, gênait les projets d’Arsinoé, qui voulait l’écarter du trône au profit de ses enfants à elle. Peut-être aussi avait-il dédaigné les propositions incestueuses d’Arsinoé, qui aurait ainsi joué, et jusqu’au bout, le rôle de Phèdre auprès d’Hippolyte et de Thésée. Elle avait essayé d’abord d’empoisonner Agathocle : elle réussit mieux à le noircir aux yeux de son père. Agathocle fut jeté en prison et mis à mort par Lysimaque, qui se crut un justicier (283)[40] [note 11]. N’avait-il pas tout récemment fait pareille justice — et par surcroît une bonne affaire — en mettant à mort les fils de sa femme Amastris, assassins de leur mère, et en s’emparant de leur héritage, la principauté d’Héraclée sur le Pont, dont il fit un douaire pour Arsinoé ? Du reste, Lysimaque était de ceux pour qui la raison d’État répond à tout. Il avait mis à mort son gendre Antipater et condamné sa fille Eurydice à une réclusion perpétuelle pour ne pas leur restituer le trône de Macédoine qu’il avait fini par arracher à Pyrrhos : c’est par trahison et tentative d’assassinat sur la personne du jeune Ariston, roi des Pæoniens, qu’il avait annexé la Pæonie : le meurtre de son fils n’était que le couronnement d’une série de forfaits.

Celle fois cependant, la mesure était comble. Hellènes et Macédoniens manifestèrent leur répulsion pour le vieux tyran, bourreau de sa famille et redoutable surtout pour son entourage. Il avait, paraît-il, fait jeter et laissé mourir dans un cul de basse-fosse un haut fonctionnaire, l’hyparque Télesphoros, coupable d’avoir plaisanté sur l’infirmité émétique d’Arsinoé. Il est probable que ses généraux en Asie Mineure engagèrent des pourparlers avec Séleucos et préparèrent leur défection. Philétæros, gouverneur de Pergame, un client d’Agathocle, promit de livrer la place et le Trésor dont il avait la garde au roi de Syrie, et la cour de Séleucos à Babylone devint le refuge des mécontents. La veuve et les enfants d’Agathocle ainsi qu’Alexandre, un frère du prince assassiné, y trouvèrent un asile (283). Séleucos était entraîné dans une voie qui devait le conduire à une rupture ouverte avec Lysimaque. Celui-ci, du reste, prenait ses précautions en recherchant l’alliance de l’Égypte et négociant le mariage de sa fille Arsinoé avec le jeune Philadelphe. Il était enfin détrompé sur le compte du malheureux Agathocle, et Ptolémée Kéraunos, qui avait, dit-on, perpétré de sa main le meurtre d’Agathocle, alla, lui aussi, avec la mine d’un innocent persécuté, se mettre sous la protection de Séleucos, qui l’accueillit sans doute comme prétendant éventuel au trône d’Égypte[41].

La guerre éclata enfin à la mort de Ptolémée Sotie. Aussitôt, les défections se multiplièrent en Asie Mineure. Philétæros ouvrit les portes de Pergame aux troupes de Séleucos : Sardes et probablement d’autres villes encore en firent autant. Polyol] parle d’une prise d’assaut de Cotyæon en Phrygie par Alexandre, le fils de Lysimaque, devenu un lieutenant de Séleucos[42]. Une phrase où Justin dit que dans cette guerre, Lysimaque périt le dernier, après avoir perdu auparavant en diverses circonstances quinze enfants, donnerait à penser que ces princes royaux étaient des gouverneurs de villes révoltées[43] Enfin, Séleucos en personne écrasa d’un seul coup son adversaire à la bataille de Coroupédion, livrée probablement en Lydie et non loin de Sardes (print. 281). Lysimaque périt dans la mêlée, et son armée passa du côté des vainqueurs [note 12]. La citadelle de Sardes, qui tenait encore, fut évacuée, et le trésor livré à Séleucos. La reine Arsinoé s’enfuit à la hale d’Éphèse, sous un déguisement, pour ne pas tomber aux mains de sa sœur Lysandra, qui, assoiffée de vengeance, voulait priver de sépulture le cadavre de Lysimaque. Toute l’Asie en deçà du Taurus se trouva détachée du royaume de Thrace et à la discrétion de Séleucos.

Nous connaissons mal, par quelques renseignements isolés, les dispositions prises par Séleucos au lendemain de la victoire. Les villes grecques s’attendaient évidemment à recevoir de lui, qu’elles avaient aidé, confirmation de leur autonomie, tant de fois proclamée par les potentats en quête de clientèle, relativement respectée par Antigone et brutalement violée par Lysimaque : mais il ne parait pas qu’il la leur ait accordée. Il rendit aux Athéniens leurs clérouchies de Lemnos, mais il malmena les envoyés d’Héraclée du Pont, une vaillante cité qui, après avoir chassé Héraclide, l’intendant d’Arsinoé, et repoussé une invasion des Bithyniens, venait maintenant lui proposer son alliance. Ce qu’il voulait, ce n’était pas une alliance, mais la soumission. Il en résulta que les Héracléotes s’entendirent d’un côté avec Chalcédoine et Byzance, de l’autre, avec le dynaste de Pont, Mithridate Klistès, — celui-ci peut-être avec Ariarathe de Cappadoce, — et qu’un lieutenant de Séleucos, Diodore, fut complètement défait en Cappadoce[44]. Tout le nord de l’Asie Mineure fut désormais impénétrable aux Séleucides ; la raideur inattendue avec laquelle Séleucos avait traité les cités et dynastes de la région leur inspira une invincible défiance envers lui et ses successeurs.

L’important, pour le moment, était de prendre possession des États de Lysimaque en Europe. On aime à croire que Séleucos voulait donner la Thrace aux enfants d’Agathocle et finir ses jours comme roi de Macédoine. Désireux, dit Memnon, de revoir sa patrie, d’où il était parti pour faire campagne avec Alexandre, et ayant dessein d’y passer le reste de sa vie, vieux comme il était, il confia l’Asie à Antiochos. Le débat, qui s’est ému récemment entre érudits sur la question de savoir si Séleucos a été réellement roi de Macédoine, élu suivant les l’ormes légales et reconnu tel durant sept mois, est, au fond, dépourvu d’intérêt, si l’on concède aux tenants de l’affirmative que le royaume de Macédoine a pu être administré durant ce temps au nom de Séleucos, mais de Séleucos encore absent et investi seulement en droit par la mort de Lysimaque. Un texte cunéiforme de Borsippa, en date de 269 a. C., dans lequel Antiochos Ier appelle son père roi Macédonien, roi de Babylone[45], ne fait tout au plus que constater un droit théorique, comme tant de titres conservés par nus potentats contemporains. Nous pouvons nous en tenir au récit traditionnel [note 13].

Séleucos franchit donc l’Hellespont avec son armée, emmenant avec lui Ptolémée Kéraunos. Il avait oublié dans ses calculs l’ambition de son acolyte, qui jugeait l’occasion bonne de se tailler un royaume à n’importe quel prix et trouvait les possessions d’Europe à sa convenance. Il se souvenait trop que Séleucos lui avait promis de le mettre sur le trône d’Égypte à la mort de Ptolémée Soter (283) et qu’il n’avait pas tenu sa parole. Pendant que Séleucos faisait halte sur la route de Lysimachia, il fut poignardé par Kéraunos. Le meurtrier courut à toute bride à Lysimachia, s’y fit proclamer roi, et revint ensuite se faire acclamer par les propres soldats de Séleucos[46]. Ces armées de mercenaires soutenaient toutes les causes sans s’intéresser à aucune et gagnaient à tous les changements. Une si soudaine complaisance pour un assassin qui n’avait pas d’autres exploits à son actif donne à penser que Séleucos était alors impopulaire jusque dans son armée et que Ptolémée s’était assuré d’avance la complicité des soldats. Il y avait dans le nombre des vaincus de Coroupédion, qui sans doute acclamèrent en lui le vengeur de Lysimaque (déc. 281 a. C. ?).

Telle fut la fin de Séleucos, qui disparut ainsi, le dernier des compagnons d’Alexandre, sept mois après la mort de Lysimaque, à lège d’environ 75 ans. Son corps, racheté par Philékeros de Pergame, fut rapporté en Syrie et déposé à Séleucie sur l’Oronte, dans un temple funéraire, un Νικατόρειον. Pausanias est d’avis que, de tous les rois de cette génération, Séleucos fut le plus juste et le plus pieux envers la divinité. Associons-nous à cet hommage, que nous n’aurons guère l’occasion de renouveler en l’honneur de qui que ce soit dans la postérité de l’ancêtre des Séleucides.

On ne manqua pas de découvrir après coup que des oracles avaient averti le vieillard de ne pas se hâter d’aller en Europe, et, en tous cas, d’éviter Argos[47]. Or, il se trouva précisément que Séleucos rencontra sur son chemin, tout près de Lysimachia, une Argos dont il ne se défiait pas, c’est-à-dire un dolmen ou autel ainsi appelé parce qu’il avait été élevé, disait-on, soit par les Argonautes, soit par les Atrides venus d’Argos et allant à Troie. Il s’y était attardé, et, pendant qu’il se renseignait, Ptolémée l’avait frappé par derrière. Le fatalisme nourri par la foi simplifie la recherche des causes : il fallait que les prophéties s’accomplissent !

Ptolémée Kéraunos jouit du fruit de son crime. Il l’avait commis au bon moment, alors que Pyrrhos, le roi d’Épire, ayant pris des engagements formels avec les Tarentins, ne pouvait sans forfaiture tourner ses armes du côté de la Macédoine, et que Antiochos I avait besoin de toutes ses forces pour contenir les villes d’Asie Mineure. Kéraunos, après avoir battu sur mer le prétendant Antigone Gonatas, prit possession de la Macédoine et fit sa paix avec son frère Ptolémée Philadelphe, qui fut charmé de le savoir pourvu et sans prétentions désormais sur le royaume d’Égypte. Quand il se fut débarrassé, par d’horribles forfaits, des enfants de Lysimaque, il put se croire assuré de régner en paix sur la Macédoine et la Thrace, à la veille du jour où il allait succomber sous les coups des Gaulois.

 

 

 



[1] Diodore, XIX, 92. D’après Plutarque (Démétrios, 18), Séleucos était déjà roi pour les Barbares : il aurait pu ajouter, comme Ptolémée en Égypte.

[2] Diodore, XIX, 94-100.

[3] Diodore, XIX, 100. Plutarque, Démétrios, 1. Appien, Syr., 55.

[4] Diodore, XIX, 193. Voyez U. Kœhler, Das asiatische Reich des Antigonos (SB. d. Berlin Akad., 1895, pp. 828-843), et, sur l’inscription de Scepsis, R. Munro, in Journ. of Hellen. Studies, XIX (1899), pp. 330-310. Kœhler (SB., 1901, pp. 1057-1068). P. Haussoullier, Etudes sur l’histoire de Milet, Paris, 1902, pp. 16-18. Dittenberger, OGIS., 5.

[5] Je ne puis que signaler en passant le sujet, indéfinitivement extensible et toujours ouvert, qui est traité dans une foule de monographies concernant la fondation des villes ou la colonisation grecque en général après Alexandre.

[6] Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 2.

[7] Appien, Syr., 55.

[8] Justin, XV, 4, 11-13.

[9] Plutarque, Alex., 62.

[10] Diodore, XIX, 14, 8.

[11] Les monts Paropamisades s’appellent aujourd’hui Hindou-Kousch.

[12] Strabon, XV, p. 724. Appien, Syr., 55.

[13] Diodore, XX, 106.

[14] Justin, XV, 2, 16.

[15] Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 79-82.

[16] Pausanias (I, 16, 1) dit que Séleucos battit l’armée d’Antigone, καί αύτόν άπέκτεινεν Άντίγονον. Expression à prendre au figuré ; car on sait qu’on trouva le corps d’Antigone criblé de traits (Plutarque, Démétrios, 29. Diodore, XXI, 1, 4).

[17] Plutarque, Démétrios, 30.

[18] Appien, Syr., 55.

[19] Jo. Malalas (= Pausanias. Damasc., 4, in FGH., IV, pp. 468-469).

[20] Strabon, XVI, p. 750 : ne pas confondre avec la tétrapole syrienne (p. 749).

[21] Laodicée du Liban passe également pour avoir été fondée par Séleucos Nicator. Je ne nie charge pas de dételer les origines de plus de vingt Antioche, d’une dizaine de Laodicée et d’autant d’Apamée. L’homonymie est la plaie de l’histoire et aussi de la géographie anciennes.

[22] Diodore, XXI, 1, 5. Cf. Polybe, V, 67. Appien, Syr., 55. Alors commence le litige perpétuel concernant la Cœlé-Syrie. On discutait encore entre diplomates, sous Antiochos III, la portée des conventions de 301, le droit étant douteux et le fait primant toujours le droit.

[23] Alexandre, fils de Cassandre et de Thessalonice, mort en 295/4 a. C.

[24] Sur les difficultés relatives aux guerres de Démétrios pour et contre les Athéniens, et les hypothèses concernant le τετραετής πόλεμος (Plutarque, Vit. X Orat., ψήφ. β'), voyez Histoire des Lagides, II, p. 79-83. On est à peu près d’accord pour considérer le décret en l’honneur de Démocharès comme se rapportant à la guerre faite par Démétrios pour Athènes contre Cassandre, de 301 à 304, ou de 305 à 302, et non à celle dont il est question maintenant, comme l’avait cru Droysen.

[25] Plutarque, Démétrios, 32. Prise de Samarie en Ol. 121, 1 = 296/5 a. C. (Eusèbe, p. 118 Sch.).

[26] Le Poliorcète avait épousé à Athènes, en 307, Eurydice, veuve d’Ophélas de Cyrène, puis Déidamia, fille d’Æacide. Pyrrhos épouse Antigone, fille de Bérénice et belle-fille de Ptolémée Soter, la première de ses cinq femmes.

[27] Polybe, V, 34, 6. Pausanias, I, 6, 8. Hieronym., In Dan., 11, 5.

[28] Polybe, V, 67. Libanius, Antioch., I, p. 299 Reiske. Sulpice Sévère, Chron., II, 17. J. Beloch (Gr. Gesch., III, 2, p. 252) ne trouve pas la moindre trace de domination séleucide au S. de Damas avant le règne d’Antiochos le Grand.

[29] Appien, Syr., 58.

[30] On parle de 600.000 habitants (Pline, VI, § 122), et du caractère hellénique conservé par cette population mêlée, même sous la domination des Parthes (neque in barbarum corrupta, sed conditoris Seleuci retinens, Tacite, Ann., VI, 42).

[31] Voyez A. Bouché-Leclercq, L’Astrologie grecque, Paris, 1899.

[32] Appien, Syr., 62 : ceci au temps de Séleucos Nicator.

[33] Plutarque, Démétrios, 38. Appien, Syr., 59-60. Lucien, Dea Syr., 17-18. Scène peinte, entre autres, par Ingres. Suit, dans Lucien, l’inepte roman des amours de Stratonice et de Combabos (19-26), et ailleurs (De imag., 5), la caricature de Stratonice chauve, payant les poètes pour vanter les cheveux qu’elle avait perdus.

[34] Voyez la déclamation : Demens qui cessit filio uxorem (Sénèque, Controverses, VI, 7), et la maladroite apologie de Julien (Misopogon, p. 34S).

[35] J. N. Strassmaier, Zur Chronologie der Seleuciden (in Zeitschr. f. Assyriol., VIII [1893], pp. 106-113) : en Sel. 23, 27 et 28.

[36] Voyez les fragments de Mégasthène dans FHG., II, pp. 397-439. On prête à Séleucos Nicator le projet de creuser un canal entre le Bosphore Cimmérien, ou plutôt mer d’Azov (Palus Mæotis), et la mer Caspienne (Pline, VI, § 31), celle-ci étant censée communiquer avec l’Océan indien (Pline, II, § 167. Strabon, II, p. 74). Cf. K. J. Neumann, Die Fahrt des Patrokles auf dem Kaspischen Meere (Hermès, XIX [1884], pp. 165-185). P. Camena d’Almeida, De Caspio mari apud veteres, Caen, 1893.

[37] Sur les faits et gestes de Démétrios Poliorcète après 301, voyez Histoire des Lagides, I, pp. 83-93. La source principale et presque unique est toujours la biographie de Démétrios par Plutarque. Cf. J. Kærst, Art. Demetrios, in Pauly-Wissowa’s R-E., IV (1901), col. 2169-2792.

[38] Pausanias, VI, 16, 2.

[39] Plutarque, Démétrios, 51.

[40] Ainsi se concilieraient les témoignages de Justin (XVII, 1, 4), d’après lequel Agathocle fut empoisonné ministra Arsinœ noverca, et de Memnon, 8 (FHG., III, p, 532), d’après lequel, le poison vomi, Agathocle fut tué dans sa prison par Ptolémée Kéraunos. G. Corradi, Sulla uccisione di Agatocle (Bollett. di Filol. class., XVII [1911], pp. 254-260), rejette la version de Memnon.

[41] Voyez Histoire des Lagides, I, pp. 144-147. Cf. A. Wiedemann, Zur Chronologie der Arsinœ Philadelphos (Rhein. Mus., XXXVIII [1883], pp. 384-393).

[42] Polyen, IV, 9, 4 (Sardes) ; VI, 12 (Cotyæon).

[43] Justin, XVII, 2, 1.

[44] Memnon d’Héraclée, 9-41 (FGH., III, pp. 532-533). Trog., Prol. 47.

[45] Keilinschr. Bibl., III, 2, p. 13-1.

[46] Voyez les textes assez concordants — sauf quelques variantes — de Strabon, XIII, p. 623. Justin., XVII, 2, 5. Appien, Syr., 62-63. Pausanias, I, 16, 2. Lucien (Dea Syr., 18) n’a pas pris la peine de se renseigner : il prétend qu’après avoir cédé la place à son fils, Séleucos se retira à Séleucie sur l’Euphrate (? !) et y mourut. Érudition de conférencier.

[47] Appien, Syr., 63.