La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE TROISIÈME — LA SOCIÉTÉ ROMAINE DU TEMPS DES ANTONINS

CHAPITRE DEUXIÈME — LES FEMMES

 

 

— I —

Le tableau de la société distinguée de Rome au IIe siècle serait incomplet, si nous ne disions rien des femmes. Elles y tiennent une grande place, et, comme leur influence s’est surtout fait sentir dans les choses religieuses, on ne peut négliger de s’occuper d’elles quand on étudie l’histoire de la religion romaine sous l’empire.

D’ordinaire, on rte fait de leur condition et de leur conduite à ce moment des idées peu exactes. La première erreur, la plus grande peut-être, assurément la plus répandue, consiste à se représenter la Situation des femmes dans la société romaine comme beaucoup plus fâcheuse qu’elle ne l’était réellement. On suppose volontiers qu’on les y traitait à peu prés comme des esclaves, et l’on croit qu’il n’a pas fallu moins d’une révolution sociale et religieuse pour les émanciper. C’est l’opinion de ceux qui jugent uniquement Rome d’après ses lois. Il est sûr que la loi romaine est très dure pour les femmes. Nos aïeux, dit Tite-Live, ont défendu que la femme s’occupât même d’une affaire privée sans avoir quelqu’un qui l’assiste ; ils ont voulu qu’elle fût toujours sous la main de son père, de ses frères, de son mari[1]. Quand on songe à cette servitude légale, qui n’a pas de fin[2], on est tenté de s’apitoyer sur son sort ; mais on se rassure vite, si, au lieu de s’en tenir à des textes de lois, on étudie le monde et la vie. Là, au contraire, le rôle de la femme est considérable. On l’entoure d’honneurs et d’égards ; elle est respectée de son mari, vénérée des esclaves, des clients, des enfants, maîtresse dans la maison. La loi et l’usage se trouvent donc, ici en désaccord, et dans ce conflit c’est la loi qui en définitive a été vaincue. Les jurisconsultes eux-mêmes le constatent : Ils avouent que cette esclave, qui légalement ne peut disposer de rien et qu’on retient dans une tutelle éternelle, se trouve dire en réalité l’associée, la compagne, presque l’égale du mari. Elle siége, je dirais volontiers elle trône avec lui près du foyer domestique, dans l’atrium. L’atrium n’était point, comme le gynécée, un appartement reculé, un étage supérieur de la maison, retraite cachée et inaccessible. C’était le centre même de l’habitation romaine, la salle commune où se réunissait la famille, où étaient repus les amis et les étrangers. C’est là, prés du foyer, que s’élevait l’autel des dieux lares, et autour de ce sanctuaire était réuni tout ce que la famille avait de précieux ou de sacré, le lit nuptial, les images des ancêtres, les toiles et les fuseaux de la mère de famille, le coffre où étaient serrés les registres domestiques et l’argent de la maison. C’est sous la garde de la femme qu’étaient planés tous ces trésors. Elle offrait, comme le chef de famille lui-même, les sacrifices aux dieux lares ; elle présidait aux travaux intérieurs des esclaves ; elle dirigeait l’éducation des enfants qui, jusque dans l’adolescence, restaient longtemps encore soumis à sa surveillance et à son autorité. Enfin, elle partageait avec le mari l’administration du patrimoine et le gouvernement de la maison. Dès le moment où la nouvelle épouse avait mis le pied dans l’atrium de son mari, elle était associée à tous ses droits. C’est ce qu’exprimait une antique formule : au moment de franchir le seuil de sa nouvelle demeure, la marne adressait à l’époux ces paroles sacramentelles : Ubi tu Gaius, ibi ego Gaia, là où toi tu es le maître, moi je vais être la maîtresse. La femme devenait maîtresse, en effet, de tout ce dont le mari était maître, et Caton l’ancien ne faisait qu’exagérer une observation judicieuse lorsqu’il s’écriait plaisamment : Partout les hommes gouvernent les femmes, et nous, qui gouvernons tous les hommes, ce sont nos femmes qui nous gouvernent[3]. C’est donc une chimère de prétendre remonter dans l’histoire de Rome jusqu’au temps où les femmes étaient entièrement esclaves dans la maison ; jamais elles n’ont été aussi asservies qu’on te suppose. Si les vieux poètes parlent avec grand respect de la majesté du père de famille[4], ils célèbrent aussi la sainteté du nom de la matrone[5]. On peut même prétendre que la manière dont les anciens expliquent cette infériorité légale dans laquelle on roulait les retenir ne leur est pas trop défavorable. Le Romain prévoyait que dans cette lutte d’influence qu’il allait livrer avec sa femme, il serait vaincu, il se sentait d’avance le plus faible, et il n’avait fait ces lois rigoureuses que pour se donner des armes contre elle ; mais les historiens nous disent qu’elle n’avait pas de peine à regagner dans la maison tout ce qu’au dehors la législation lui faisait perdre[6].

Bientôt même cette victoire intérieure et domestique ne lui suffit pas. Périclès disait aux Athéniennes qu’elles n’avaient qu’une gloire à espérer, c’est qu’on ne parlât jamais d’elles ni en bien ni en mal. Une Romaine ne s’en serait pas contentée en récompense de leur dévouement pour la république, les femmes obtinrent à Rome le droit d’être louées publiquement après leur mort, continu les hommes. Aux obsèques d’une grande dame, le cortége s’arrêtait au forum, et le plus proche parent de la défunte, montant à la tribune, faisait l’éloge de sa naissance et de sa vertu. Elles étaient en possession de ce droit dès l’époque de Camille[7] ; avec le temps, elles en conquirent beaucoup d’autres. A mesure qu’on avance dans l’histoire de Honte, on voit leur importance s’accroître. Il leur était arrivé déjà, pendant la république, de n’être pas sans influence sur les délibérations du peuple et da sénat, mais elles n’y intervenaient encore que d’une façon détournée. Sous l’empire, elles ne prennent plus la peine de cacher la part qu’elles ont dans la direction des affaires. Auguste, si jaloux de son pouvoir, cotisent presque à la partager avec Livie ; il la consulte dans les situations graves, il l’associe aux honneurs qu’on lui rend ; il lui fait accorder, ainsi qu’à sa sœur Octavie, l’inviolabilité tribunitienne[8]. Claude est entièrement gouverné par ses femmes, et rien ne se fait plis dans l’empire sans leur aveu. Le jour où le chef breton Caractacus fut conduit enchaîné dans les rues de Rome pour orner le triomphe impérial, Agrippine était placée sur un trône, non loin de celui de son mari, entourée comme lui des soldats et de leurs aigles, et le vaincu dut lui rendre les mêmes hommages qu’à l’empereur. C’était assurément un spectacle nouveau, dit Tacite, et fort opposé à l’esprit de nos ancêtres, de voir une femme siéger devant les enseignes romaines ![9] Il ajoute qu’il ne suffisait pas à Agrippine d’être l’épouse du prince et qu’elle voulait qu’on la regardât comme associée à son empire. Cette prétention cessa bientôt de surprendre, tant elle devint commune. Avec les Antonins, on commence à donner aux impératrices le nom de mères des camps et des légions ; on y joignit plus tard celui de mères du sénat et du peuple ; et ces titres n’étaient pas de pures flatteries : il leur est arrivé souvent, avec les Sévères, de disposer de l’empire et de le gouverner à leur gré, sous le nom de leurs maris ou de leurs fils.

L’exemple donné par la cotir fut naturellement imité partout. Nous voyons souvent à cette époque les femmes de la haute société de Rome se mêler ouvertement aux intrigues politiques. Elles y apportent ces qualités- de finesse et de ténacité qui tour sont ordinaires. Si elles nit peuvent pas demander pour elles-mêmes les charges de l’État, elles ont leurs protégés on faveur desquels elles sollicitant. Sénèque dut en partie sa questure aux démarches actives de sa tante : c’était une femme simple et qui vivait dans la retraite ; mais l’affection qu’elle avait pour son noyau la tira de sa solitude et la rendit audacieuse. Elle a fait des brigues pour moi[10], nous dit-il. Aussi était-ce une manière de faire son chemin que de chercher à plaire aux dames. Tacite parle d’un consulaire dont le talent consistait à s’attirer leur faveur et qui leur devait sa fortune[11]. Hors de Rome, elles étaient bien plus puissantes encore. Rien ne les empêchait de se donner tonte l’importance qu’elles souhaitaient avoir, quand elles n’étaient plus sous les yeux de l’empereur et des gens qu’elles pouvaient craindre. On délibéra un jour dans le sénat pour savoir si l’on devait permettre aux magistrats chargés de gouverner les provinces d’emmener leurs femmes avec eux. Un sénateur rigoureux, Cæcina Severus, se plaignit amèrement de tous les abus dent elles étaient cause, et déclara en propres termes que, depuis qu’on avait relâché les liens dont les ancêtres avaient cru devoir les enchaîner, elles régnaient dans les familles, dans les tribunaux, dans les armées. La violence de Cæcina eut peu d’approbateurs, et, quoiqu’il fût de règle au sénat de louer sans fin le passé, on fut d’accord qu’on bien des choses on avait eut raison d’adoucir la rigueur des anciennes lois, et on laissa les proconsuls libres de partir avec leur famille, s’ils le jugeaient bon. Tout le monde était pourtant obligé de reconnaître que les reproches qu’on leur faisait n’étaient pas entièrement Injustes. Il n’y avait guère de procès de concussion où la femme du gouverneur ne fût impliquée. Tous les intrigants de la province s’adressaient à elle ; elle s’entremettait dans les affaires et les décidait[12]. Elle s’occupait de tout, même de la discipline militaire et de la direction des armées. On en vit qui, à cheval près de leur mari, assistaient à des exercices, présidaient à des revues, haranguaient les troupes[13]. Du moment que l’épouse de l’empereur se faisait appeler la mère des camps, celles des légats impériaux semblaient autorisées à rechercher la faveur des légions. Elles y réussissaient souvent, et l’on vit plus d’une fois, ce qui semblerait fort extraordinaire de nos jours, des soldats et des officiers se réunir pour élever une statue à la femme de leur général[14].

Nous sommes très loin, comme on voit, de la servitude et de la réclusion à laquelle on suppose d’ordinaire que les Romaines étaient condamnées. Ce qui seul est vrai, c’est que cette indépendance qu’on leur accorde est plutôt une affaire de tolérance et d’usage que de principe. Les lois civiles y étaient tout à fait opposées ; la philosophie ne la favorisait pas davantage. Les sages de la Grèce paraissent s’être fort peu occupés de cette question des droits de la femme, si ardemment agitée de nos jours ; quand par hasard lis y touchent, on voit bien qu’ils lui sont fort contraires et peu disposés à lui donner une place convenable dans la famille et dans l’état. Lorsque Platon veut tracer le tableau d’une société démocratique à laquelle ses magistrats, comme de mauvais échansons, ont versé la liberté toute pure, et qui s’en est enivrée jusqu’à perdre entièrement la raison, il y représente l’esclave refusant d’obéir à son maître et la femme qui prétend s’égaler à son mari[15]. Voilà ce qui lui semble le comble du désordre dans un état mal ordonné ! Aristote est plus insolent encore. Assurément, dit-il, il peut y avoir des femmes et des esclaves qui soient honnêtes ; cependant on peut dire d’une façon générale que la femme est d’une espèce inférieure, et l’esclave un être tout à fait méchant[16]. Les philosophes de Rome, dans leurs ouvrages théoriques, ne s’expriment pas autrement que ceux de la Grèce. Cicéron reproduit le passage de Platon que je viens de citer, et semble l’accepter pour son compte. Sénèque affirme brutalement, comme Aristote, que la femme est un être ignorant et indompté, incapable de se gouverner lui-même, animal imprudens, ferum, cupiditatum impatiens[17] : il ne peut donc être question de leur accorder des privilèges et de réclamer pour elles plus de justice et d’égalité. Mais à Rome ce que les sages semblaient si éloignés de faire s’était fait tout seuil. Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, les principes restèrent en arrière de la pratique, et taudis que les philosophes et les législateurs semblaient s’entendre pour retenir les femmes dans une condition dépendante, l’opinion et l’usage les avaient émancipées. Il faut évidemment chercher l’origine de cette émancipation dans l’idée élevée que les Romains s’étaient toujours faite du mariage. Ils le regardaient comme le mélange de deux vies[18], et ce mélange ne pouvait être complet que si tout était commun entre les deux époux. Quand je t’ai épousé, disait à Brutus la noble Porcia, ce n’était pas seulement pour être, comme une courtisane, à côté de toi au lit et à table, mais pour prendre ma part du bien et du mal qui pourraient t’arriver[19]. Ce partage égal des biens et des maux introduit un principe d’égalité dans la famille. Rien ne résista dans la suite à ce principe ; il finit par vaincre les préjugés du monde, les théories des philosophes et les prescriptions de la loi. Les règlements sévères par lesquels on avait prétendu enchaîner les femmes furent successivement éludés ou abolis. Les jurisconsultes ont montré, et c’est une étude très piquante, par quelles manœuvres habiles elles parvinrent, sous l’empire, à renverser toutes les barrières élevées autour d’elles par l’ancien droit civil et à devenir tout à fait les égales de leurs maris[20]. On finit même par abroger ce privilège dont le vieux Caton se montre si naïvement fier dans un de ses discours. Si tu trouves ta femme en flagrant délit d’adultère, disait-il, la loi te permet de la tuer sans jugement. Si par hasard elle te surprenait dans la même position, elle n’oserait pas te toucher du bout des doigts ; la loi le lui défend[21]. L’empereur Antonin fit disparaître cette différence, et l’adultère du mari fut puni comme celui de la femme[22].

Quoique la législation de l’empire porte la trace évidente des changements qui s’accomplissent alors dans la condition des femmes, c’est ailleurs qu’il faut regarder, si l’on veut savoir véritablement jusqu’à quel point elles étaient libres. Ceux qui s’imaginent que leur émancipation est une conquête récente et qui en félicitent à tout moment le monde moderne, seraient, je crois, fort surpris si, au lieu d’étudier toujours le monde ancien dans les livres des philosophes ou des jurisconsultes, ils consentaient à le regarde, un peu dans la réalité et dans la vie. Les inscriptions nous donnent sur ce point des renseignements fort curieux. Nous sommes moins disposés, après les avoir considérées de près, à plaindre les femmes de Rome, nous trouvons qu’elles jouissaient de privilèges que celles de nos jours ne possèdent plus. Elles avaient le droit de former, comme les hommes, des associations qui se donnaient des chefs à l’élection[23]. L’une d’entre elles porte le nom respectable de Société pour la conservation de la pudeur, Sodalitas pudicitiœ seroaudœ[24]. A Lanuvium, il y en avait une qui se nommait le sénat des femmes[25], et ce nom rappelle une institution fort curieuse de Rome, qui, par malheur, nous est assez mal connue : c’est ce qu’on appelait la réunion des matrones, conventus matronarum, où se rassemblaient les femmes de grande maison. Suétone rapporte qu’on s’y disputait souvent fort aigrement et même qu’on s’y battait quelquefois[26]. Une fantaisie de l’empereur Héliogabale donna à cette réunion une importance politique. Il régla de quelles personnes elle serait composée, quels jours on s’y rassemblerait, et voulut qu’elle portât le nom de petit sénat, senaculum. On y faisait des sénatus-consultes pour trancher toutes les questions d’étiquette : on y décida, par exemple, quel devait être le costume des femmes selon leur rang, à qui appartenait la préséance dans les cérémonies ; quand deux d’entre elles se rencontraient, laquelle devait faire les premiers pas pour venir embrasser l’autre ; de quelle espèce d’attelage on de voiture chacune pouvait se servir ; pour qui était réservé l’usage des chars tramés par des chevaux ou des mules, des chaises à porteurs garnies d’argent ou d’ivoire ; qui avait le droit de mettre de l’or ou des pierreries sur ses chaussures[27], etc. Cette institution bizarre, détruite à la mort d’Héliogabale, qui lui avait donné des attributions ridicules, fut sans doute rétablie par un de ses successeurs, puisqu’elle existait du temps de saint Jérôme[28] ; elle a donc duré autant que l’empire. Les femmes de naissance plus obscure, et qui ne pouvaient espérer entrer dans le petit sénat, n’en formaient pas moins des sociétés qui n’étaient pas sans importance. Il est arrivé à ces sociétés de s’insinuer dans les affaires municipales et d’y jouer un certain rôle. On y délibérait sur des récompenses qu’on voulait accorder à un magistrat de la ville, on y votait des fonds pour élever des monuments et des statues[29]. Dans les élections, les femmes n’étaient pas admises à donner leur suffrage, mais elles avaient le droit de recommander le candidat qu’elles préféraient. Parmi les réclames électorales qui remplissent les murs de Pompéi, beaucoup sont signées par des femmes. Quand elles étaient riches et de bonne naissance, mariées à des personnages importants qui occupaient les premières magistratures, la reconnaissance de leurs concitoyens ne les séparait pas de leurs maris et leur élevait des monuments en commun. Souvent aussi elles cherchent à provoquer cette reconnaissance par des bienfaits particuliers dont elles comblent leur pays[30] : elles construisent des temples, des portiques, elles ornent le théâtre, elles donnent des jeux en leur nom[31]. Les villes payent toujours ces bienfaits par des honneurs publics. Les femmes y reçoivent à peu prés les mêmes hommages et prennent les mêmes titres que les hommes. Les grandes associations se mettent sous leur patronage[32] ; on les appelle mères et protectrices du municipe, et nette dignité leur est accordée à la suite d’une délibération solennelle qui en rehausse le prix. Nous avons le texte d’un décret de ce genre, rendu par le sénat d’une ville d’Italie on l’honneur d’une grande daine, Nummia Valeria, prêtresse de Vénus ; il y est dit que tous les sénateurs sont d’accord qu’il est juste de lui donner le nom de protectrice de la ville, qu’il faut obtenir de sa bonté qu’elle veuille bien accepter volontiers et de bon sœur ce titre qu’on lui offre, qu’elle, daigne recevoir chacun des citoyens en particulier et la république en général dans la clientèle de sa maison, et que, toutes les fois que l’occasion s’en présentera, elle la défende et la protégé par sa puissante intervention ; qu’enfin on lui demandera qu’elle permette de lui présenter une table d’airain contenant le décret qu’on vient de rendre et qui lui sera remis par les magistrats de la ville et les premiers du sénat[33]. Sans doute, on ne doit pas exagérer l’importance de ces hommages : c’étaient des titres honorifiques qui ne conféraient pas de pouvoir réel ; il n’en est pas moins vrai de dire que, sous l’empire romain, les femmes s’approchaient pins de la vie publique qu’il ne leur est permis de le faire aujourd’hui[34].

 

— II —

Si l’on se trompe sur la situation véritable qu’occupaient les femmes à Rome sous l’empire, on ne se fait pas non plus des idées tout à fait justes sur les sentiments que leur inspirait la religion de leur pays et sur les motifs qui les ont attirées vers les cultes étrangers ; Il est pourtant nécessaire d’éviter à ce sujet les exagérations et les erreurs.

A Rome, comme ailleurs, les femmes étaient plus religieuses que les hommes. Pour peu qu’un jeune homme appartint à une famille aisée, on lui faisait étudier de bonne heure la philosophie grecque. Il prenait quelquefois dans cette étude des impressions contraires à la religion de son enfance ; le plus souvent elle l’habituait à s’en passer en lui fournissant des solutions plus raisonnables sur la nature de l’homme et de Dieu ; dans tous les cas, il y trouvait un aliment pour l’activité de son esprit. La femme n’était pas sans doute exclue de la philosophie ; aucun sage n’avait prétendu que cette étude lui fût interdite. Sénèque déclarait, au contraire, que les imperfections mêmes de sa nature lui faisaient un devoir de s’y livrer : plus elle est emportée par tempérament, pleine de désira déréglés et de passions violentes, plus elle doit demander à la raison un frein pour se contenir[35]. Plutarque aussi pensait qu’il est bon qu’elle lise Platon et Xénophon, et il voulait que son mari fût son maître. Il faut, disait-il, qu’il orne son esprit de philosophie, et que, semblable à l’abeille, il rapporte chez lui ce qu’il aura recueilli de meilleur[36]. Il ne manquait pas à Rome, au Ier siècle et auparavant, de femmes qui n’étaient pas étrangères aux idées philosophiques. L’amie de Cicéron, Cærollia, voulait être la première à lire son traité Du souverain bien[37]. Quand Livie eut perdu son fils Drusus, elle appela, pour la consoler, le sage Areus, qui était, dit Sénèque, le philosophe de son mari[38]. Ce fut même comme une mode, à cette époque, chez les femmes du monde qui vivaient assez légèrement, de paraître avoir du goût pour ces graves études, et Horace rapporte qu’on voyait souvent chez elles les ouvrages des stoïciens sur des coussins de soie[39]. C’est dans les mêmes mains, sans doute, qu’Épictète trouvait plus tard les traités de Platon, surtout sa République, où il se prononce pour l’abolition du mariage et la communauté des femmes[40]. Mais ce n’étaient en somme que des exceptions. La philosophie n’exerça guère une influence sérieuse que sur quelques femmes d’élite ; les autres l’ignoraient ou en faisaient peu d’usage. La religion leur tenait lieu de tout ; rien ne les en détachait, et c’est de ce côté, que l’ardeur de leur esprit se tournait sans partage. Les Romains n’auraient guère compris une femme qui fût esprit fort et incrédule. Môme quand ils ne croyaient pas beaucoup aux dieux pour leur compte, ils n’étaient pas fichés qu’on y crût chez eux. Cicéron, qui se moquait si gaiement de toutes. Les fables de la mythologie, trouvait tout naturel que la femme fût dévote et ne faisait rien pour la gagner à ses opinions. Les prières, les sacrifices, la célébration des anciens rites, convenaient à une matrone qui se respectait. Il fallait qu’elle fréquentât les temples et qu’elle accomplit rigoureusement tous ses devoirs religieux. Plaute a semblé tracer, dans son Amphitryon, le portrait idéal d’une Romaine ; parmi les qualités qu’il lui attribue, à côté de la réserve, de la gravité, du respect des parents, de l’obéissance au mari, il place la crainte des dieux[41]. Quand cette crainte n’était pas mêlée de superstition, c’était le plus bel éloge qu’on pût faire d’une matrone, et on le disait dans son épitaphe[42].

Ce qui fait qu’on est quelquefois surpris qu’elles aient éprouvé cos sentiments de piété sincère pour les dieux de leur pays, c’est qu’on suppose ordinairement que la religion les traitait alors aussi mal que la lui et qu’elles n’avaient pas plus de place dans le culte national que dans la société civile ; mais il n’en est rien. La constitution antique de la famille romaine ne fait pas de la religion domestique un privilège pour l’homme. La femme partage avec son mari le soin de prier les dieux, et les enfants aident leurs parents. Le fils apporte les objets du sacrifice, la fille entretient le feu du foyer, qui est une image sacrée de la famille et qu’on ne doit jamais laisser éteindre. Dans l’État, qui n’est qu’une famille agrandie, les mêmes institutions se retrouvent. La plupart des prêtres, ceux surtout dont l’origine est la plus ancienne, sont assistés par leur femme dans leur ministère sacré. La flaminica remplit des devoirs presque aussi délicats que le flamen son mari, et elle est soumise à des prescriptions aussi minutieuses. La jeune tille, dont le rôle était si important dans la religion de la famille, est remplacée dans celle de l’État par les vestales. Six patriciennes, choisies dans les plus grandes maisons de Rome, font vœu de se consacrer pendant trente ans au service des dieux. Elles doivent rester chastes, sous peine de mort, pour être dignes d’entretenir le feu éternel dans le foyer public. La situation de la femme était donc à peu prés égale à celle de l’homme dans ces vieilles cérémonies, et, quoique l’homme se soit fait ensuite la meilleure part dans la religion comme partout, elles n’ont jamais cessé d’avoir accès aux fonctions sacerdotales, ce qui n’arrive plus aujourd’hui. Il y avait sans doute des cultes dont elles étaient exclues : elles n’entraient pas dans les temples d’Hercule et les cérémonies de l’ara maxima leur étaient interdites ; mais elles possédaient aussi des cultes pour elles, auxquels les hommes ne devaient pas participer. Celui de la Bonne Déesse leur appartenait en propre[43]. Plutarque dit qu’elles avaient dans leurs maisons de petits oratoires où elles adoraient leur divine protectrice[44]. Tous les ans, les grandes dames de Rome se réunissaient chez le premier magistrat de la république pour y célébrer les mystères de Bona Dea ; la présence de l’autre sexe était si rigoureusement défendue, qu’on allait jusqu’à voiler les tableaux ois quelque homme était représenté. On sait que, l’année où César fut consul, le beau Clodius, amoureux de sa femme, out l’effronterie de pénétrer sous un déguisement dans la maison consulaire, et que, malgré l’affaiblisseme9t des anciennes croyances, ce scandale souleva l’indignation générale. C’étaient aussi des cultes réservés uniquement aux femmes que ceux de la Pudeur patricienne et de la Pudeur plébéienne. Dans un grand nombre d’autres, elles avaient des privilèges particuliers et occupaient la première place S tel était celui de la Diane des bois — Diana nemorensis —. Son temple, placé dans un site ravissant, au pied du mont Albain, sur les bords d’un lac qu’on appelait le miroir de Diane, était le rendez-vous du beau monde. Tout autour s’étendait un bois sacré où les arbres, reliés entre eux par des bandelettes, portaient des tableaux qui indiquaient les vœux que la déesse avait écoutés et les miracles qu’elle avait faits[45]. Il était d’usage, quand on avait été exaucé par elle, de se rendre à son temple le soir, une couronne sur la tête, un flambeau allumé dans la main. Les jours de fête, la forêt d’Aricie paraissait en flammes[46]. C’était une des promenades favorites de toutes les dames de Rome, et l’on y rencontrait aussi bien ces belles affranchies qui ne cherchaient qu’une occasion de voir et d’être vues[47], que les matrones honnêtes qui venaient remercier la déesse du retour heureux d’un mari[48].

Il faut donc reconnaître, contrairement à l’opinion commune, que les femmes n’avaient pas à se plaindre de la religion romaine et qu’elle ne leur faisait pas une condition inférieure à celle des hommes. Les inégalités dont elles étaient victimes vouaient uniquement du droit civil ; la religion ne les sanctionnait pas ; il semble même, à certains indices, qu’elle leur était contraire et qu’elle cherchait à les réparer. Elle avait fait des efforts sérieux pour rendre le mariage plus solennel. Avant de se marier, les deux fiancés faisaient un sacrifice ensemble, car il n’est pas permis, disait Servius, de commencer la culture d’un champ ou de se marier sans prier d’abord les dieux[49]. La lendemain des noces, l’épouse devait sacrifier dans la maison de son mari : c’était une manière d’en prendre possession et de se faire agréer par les dieux de sa famille nouvelle[50]. Cet appareil religieux dont le mariage était entouré en faisait nu acte sacré. Il était naturel qu’étant accompli avec tant de solennité, il ne pût être légèrement rompu ; aussi la religion semblait-elle tendre à la rendre indissoluble. Dès les temps les plus anciens, elle regardait comme un sacrilège et, dit-on, faisait punir de mort le divorce non motivé[51]. Le vrai mariage religieux — confarreatio —, celui qu’elle imposait à certains de ses prêtres, ne pouvait être rompu qu’avec les plus grandes difficultés. Elle voyait avec déplaisir les secondes noces, que devaient plus tard condamner aussi quelques Pères de l’Église. Dans beaucoup de cultes, on ne choisissait les prêtresses que parmi les femmes qui n’avaient été mariées qu’une fois : elles étaient aussi les seules qui eussent le droit d’aller prier à l’autel de la Pudeur et d’apporter des couronnes dans le temple de Fortuna muliebris ou de la vieille déesse Mater Matuta[52]. De là vint que l’opinion faisait un titre d’honneur aux femmes de n’avoir eu qu’un mari, et qu’on les en félicite si souvent dans leurs épitaphes. On petit donc dire que la religion romaine, en sanctifiant le mariage, en faisant quelques efforts pour l’empêcher de devenir un concubinage légal, cherchait à protéger la dignité de la femme. Elle y a peu réussi, et la multiplicité des divorces au Ier siècle de l’empire prouve que, dans cette tentative au moins, elle n’eut guère d’influence sur les mœurs publiques.

Elle fut d’autres fois plus heureuse et rendit aux femmes des services qu’elles n’ont pas dû oublier. Presque tous les peuples antiques les condamnaient à une réclusion sévère et faisaient de leur demeure mue prison. Ce préjugé était sans doute beaucoup moins fort à Rome qu’en Grèce ; il y existait pourtant, et les anciennes inscriptions nous montrent qu’on leur faisait une gloire de garder la maison et de filer leur quenouille ; mais, pendant que l’opinion leur commandait d’y rester, la religion leur donnait des motifs légitimes pour en sortir. Il leur fallait bien, les jours de fête, se réunir à leurs compagnes pour prier ensemble les dieux ; les rituels le voulaient ainsi, et personne n’aurait osé s’y opposer. Ces réunions, qui les arrachaient un moment à la monotonie de la vie intérieure, étaient attendues avec impatience. Lucilius laisse entendre que quelques-unes en profitaient pour se soustraire à la surveillance jalouse de leurs maris[53]. C’est à cause de ces solennités qu’on aimait tant le séjour des grandes villes, où les fêtes sont plus brillantes et reviennent plus souvent[54]. Les femmes prirent bientôt l’habitude de n’y paraître qu’avec un train qui répondait à leur fortune. Polybe, parlant d’Émilia, sœur de Paul-Émile, qui avait épousé Scipion l’Africain, dit qu’elle étalait dans ces cérémonies un luxe conforme au rang d’une Romaine qui avait été associée à la vie et à l’opulence d’un Scipion, qu’elle s’y faisait accompagner par un grand nombre de serviteurs, et que, sans parler de la richesse qui éclatait dans sa toilette et dans ses voitures, un voyait des corbeilles, des vases et tous les objets nécessaires aux sacrifices, d’or et d’argent, la précéder dans ces pompes solennelles[55]. La religion fournissait donc une occasion aux femmes de sortir de leurs demeures, de se faire voir en public et dans l’appareil qui convenait le mieux à leur amour-propre ; elles en étaient trop heureuses pour ne pas lui en garder une grande reconnaissance. La religion les aida aussi à s’insinuer de quelque manière dans la vie publique, malgré les préjugés qui les en écartaient. Elles obtenaient les honneurs sacerdotaux, elles étaient prêtresses de Junon, de Vénus, de Cérès, et comme quelques-uns de ces cultes avaient une grande importance et une sorte de caractère officiel, qu’elles étaient chargées de prier pour tous les citoyens et portaient quelquefois le titre de sacerdos publica, on prenait l’habitude de ne pas les séparer des autres magistrats de la ville. Elles avaient part aussi au culte des Césars, qui était si étroitement lié à l’administration des provinces et des municipes, et devenaient prêtresses des impératrices déifiées. Pour honorer Livie ou Faustine, quand un décret du sénat leur ont décerné l’apothéose, on faisait choix de l’épouse de quelque personnage important, qui lui-même était revêtu de fonctions civiles, et qui souvent était prêtre d’Auguste ou d’Antonin. Le mari et la femme avaient des attributions semblables ; nommés de la même façon, par le suffrage des mémos personnes, ils remerciaient leurs électeurs en leur faisant les mêmes présents. Les flaminicœ élevaient des monuments et donnaient des jeux comme les flamines, et leur libéralité était payée de la part de leurs concitoyens par les mémos hommages. Les femmes devaient donc à la religion ces honneurs qui satisfaisaient leur vanité et cette sorte d’importance dont elles étaient fières. Il était naturel qu’elles lui en fussent très reconnaissantes.

La seule raison qu’on pourrait avoir de penser qu’elles ne tenaient guère aux dieux anciens, c’est qu’elles ont toujours été les premières à se précipiter vers les nouvelles divinités. Mais on a tort de regarder cet empressement pour les cultes étrangers comme une sorte de protestation contre le culte national ; il faut y voir plutôt une conséquence naturelle des sentiments religieux que ce vieux culte avait développés dans leur cœur. Ce n’est pas en haine des dieux de leur pays qu’elles faisaient un et bon accueil à toux des pays voisins ; c’était au contraire la piété qu’elles éprouvaient pour les divinités de Rome qui les disposait il bien recevoir celles de tous les peuples. Une dévotion les menait à l’autre, et elles les accommodaient toutes ensemble. Quand l’ardeur de leurs sentiments pieux ne trouvait plus à se satisfaire dans leur antique religion, elles cherchaient à se contenter ailleurs, mais ces pratiques nouvelles n’étaient qu’une sorte de complément et de surcroît ; elles n’effaçaient pas le respect que l’on gardait toujours pour les anciennes. Au sortir des temples d’Isis ou de Cybèle, les femmes n’oubliaient pas d’aller prier Junon et Minerve au Capitole, ou Diane sur l’Aventin. Ce mélange, qu’elles se permettaient sans scrupule, dora jusqu’au jour où ta même piété qui les avait conduites dans les sanctuaires des dieux de l’Égypte et de la Syrie les jeta au pied des autels du Christ. Cette fois elles eurent affaire à une religion jalouse, qui ne souffrait pas de partage, et il leur fallut se décider entre leur nouveau culte ou celui de leur famille et de leur jeunesse. Si elles n’hésitèrent pas dans leur choix, ce n’est pas, comme on l’a prétendu, parce que leur ancienne religion ne s’occupait pas assez d’elles et ne leur faisait pas une place qui leur suffit ; leur préférence tenait à d’autres causes qui leur font plus d’honneur et qu’il est inutile d’énumérer ici.

 

— III —

Il est beaucoup plus difficile d’apprécier la conduite des femmes au Ier siècle que de chercher à savoir quelle situation leur faisaient alors la société civile et la religion. Les écrivains de cette époque leur sont en général fort contraires ; il n’en est aucun qui ne les traite durement, et c’est contre elles que Juvénal dirige ses attaques les plus piquantes. Nous avons vu qu’on doit beaucoup rabattre des violences de Juvénal ; quant à la mauvaise humeur des autres, il faut bien croire qu’elle était en partie justifiée ; mais en partie aussi elle s’explique par un changement profond qui s’était opéré dans les habitudes et la vie des femmes sous l’empire et qu’il faut connaître, parce qu’il aide à comprendre la sévérité des jugements qu’on a portés sur elles.

L’idée que les anciens Romains se faisaient de la mère de famille était grave. La matrone devait conduire la maison et partager avec le mari le gouvernement domestique. Ces fonctions exigeaient un esprit sérieux, un caractère résolu ; c’étaient aussi les mérites qu’on prisait le plus chez les femmes, ce sont ceux que Plaute leur attribue dans toutes ses pièces. La douceur, la grâce, la tendresse, semblent réservées chez lui aux courtisanes ; les jeunes filles ou les femmes de naissance libre qu’il met sur la scène ne connaissent pas les effusions ou les emportements de la passion ; elles ne sont jamais timides ni rêveuses ; elles ont un air décidé, elles parlent d’un ton ferme et viril. Dans la pièce intitulée le Perse, un parasite éhonté veut mêler sa fille à une basse intrigue qui doit lui procurer de bons dîners pour le reste de ses jours. Elle résiste avec une fermeté froide ; pour échapper à ce danger que court son honneur, elle n’a pas recours aux gémissements et aux larmes, elle est grave, sentencieuse, elle discute et raisonne : Nous sommes bien pauvres, dit-elle à son père, mais il vaut mieux vivre misérable que de faire ce que tu veux. La pauvreté devient plus lourde à porter si l’on y joint l’infamie[56]. Quand Alcmène se voit outragée par Amphitryon, elle n’essaye pas de le toucher par ses pleurs ; elle veut le convaincre par ses raisonnements[57]. Elle se garde bien de supplier, elle en appelle à sa conscience et à Junon, la mère de famille, elle lui offre de prouver sa vertu par témoins ; mais aussitôt qu’elle s’aperçoit qu’elle ne parvient pas à le détromper, elle prend sa résolution sans faiblesse et demande le divorce. « Reprends ton bien, lui dit-elle, et rends-moi ce qui m’appartient. n Elle ne veut pas rester un moment de plus avec lui ; elle le prie de lui donner des gens pour l’accompagner chez elle, et, comme il parait hésiter à le faire, elle se décide à s’en aller «escortée de sa seule pudeur n. Telle était évidemment l’idée qu’on se faisait alors des femmes, et les qualités que Plaute leur accorde étaient celles qu’on tenait le plus à retrouver dans une matrone accomplie.

L’éducation qu’on leur donnait était tout à fait propre à les développer chez elles. Dans les maisons riches, les jeunes filles étaient élevées, comme leurs frères, par des esclaves lettrés ; elles recevaient les mêmes leçons, au les faisait étudier dans les mêmes livres, elles écoutaient le grammairien lire et commenter les grands poètes de la Grèce et de Rome, et prenaient dès leur jeunesse, pour Ménandre, pour Térence, un goût qu’elles gardaient d’ordinaire pendant toute leur vie[58]. Les plébéiennes étaient envoyées aux écoles publiques, sur le forum, auprès des Boutiques vieilles[59]. Ces écoles étaient fréquentées aussi par les garçons[60], et, comme il arrive encore en Amérique, on y élevait les deux sexes ensemble. Il résultait souvent de cette éducation commune qu’ils avaient non seulement les mêmes connaissances, mais des qualités semblables. On n’enseignait pas plus aux filles qu’aux garçons les arts qui ne semblaient pas compatibles avec la gravité des mœurs romaines. On répugnait, par exemple, é leur apprendre la danse. Il n’y a presque personne, disait Cicéron, qui se permette de danser quand il est à jeun[61]. On redoutait aussi pour elles la musique et le chant. Sans doute, dans quelques circonstances graves, après de grands malheurs ou des victoires inespérées, on avait vu des jeunes filles, au milieu des cérémonies publiques, chanter des hymnes aux dieux pour désarmer leur colère ou les remercier de leurs bienfaits ; nais ces occasions étaient rares. D’ordinaire le chant n’était guère mieux vu que la danse, et Scipion Émilien, un ami de la Grèce pourtant, les condamnait sévèrement l’un et l’autre lorsque, pendant sa censure, il fit fermer les écoles qui S’étaient furtivement ouvertes à Rome pour les enseigner. On corrompt notre jeunesse, disait-il au peuple, en lui faisant connaître des arts malhonnêtes. On lui apprend à chanter, ce que nos aïeux regardaient comme Honteux pour un homme libre. Des jeunes filles, des jeunes gens de bonne maison s’en vont dans les écoles de danse parmi les baladins. On me l’avait bien dit, mais je ne pouvais pas croire qu’on pût donner une éducation pareille à ses enfants quand ou portait un nom honorable. On m’a conduit dans une de ces écoles, et, par Hercule ! j’y ai vu plus de cinq cents garçons ou filles. Dans cette foule, il y avaitj’en rougis pour Rome !le fils d’un candidat aux honneurs publics, un enfant de douze ans, partant encore la bulle à son cou, qui dansait avec des crotales une danse tellement impudique, qu’un esclave débauché ne se la permettrait pas sans rougir ![62] La danse était plus rigoureusement interdite que le chant, mais la musique même était suspecte ; c’est un art qui s’adressa moins à la raison qu’à la sensibilité, qui fait plus rêver qu’agir, et l’on voulait qu’une femme fuit prête à l’action comme un homme.

Cette éducation n’a pas été sans doute inutile à donner aux Romaines des premiers siècles leur caractère énergique et viril. Peut-être trouvera-t-on qu’elles ont poussé ce caractère un peu trop loin. On aime aujourd’hui citez la jeune fille un air plus timide, quelque chose de plue tendre et de moins résolu. La faiblesse paraît un de leurs plus grands attraits : les Romains pensaient que l’a force vaut mieux. Quand l’homme élève la femme pour lui, il est naturel qu’il cherche à lui donner surtout la douceur et la grâce : il n’y a rien qui les rende plus agréables à ceux qui doivent vivre près d’elles ; mais s’il s’agit de les élever pour elles-mêmes et dans leur intérêt, si l’on veut qu’elles soient capables de remplir un rôle actif dans les luttes de la vie, il faut qu’elles acquièrent d’abord les connaissances qui leur permettent d’y prendre part sans trop d’infériorité. Si l’on n’a pris soin de former leur esprit et de tremper leur âme d’une certaine façon, elles y seront trop facilement vaincues. On a été quelquefois choqué d’entendre dire à la. Bruyère qu’on ne peut rien mettra au-dessus d’une belle femme qui aurait les mérites d’un honnête homme. Cette maxime, qui pouvait surprendre au XVIIe siècle, devient plus vraie tous les jours. Dans une société comme la nôtre, où les relations du monde ont un peu perdu de leur importance, où l’on vit plus retiré, les qualités qui brillent surtout hors de la maison, et dont on se met principalement en dépense avec les étrangers, ont moins de prix. Au contraire, on s’attache de plus en plus à celles qui sont de mise chez soi et dans la pratique de la vie commune, la sûreté du commerce, la solidité de la raison, la justesse de l’esprit, la fermeté du caractère. Il ne faut pas être un grand prophète pour prévoir que, la situation des deux sexes devenant de plus en plus semblable, l’éducation des femmes se rapprochera toujours de celle des hommes, et qu’on reviendra, dans une certaine mesure, à l’idéal que les Romains se faisaient de la mère de famille.

Un moment arriva pourtant où cet idéal, s’il n’avait été un peu tempéré, pouvait présenter quelque péril. Quand les mœurs devinrent plus élégantes et les esprits plus cultivés, quand on prit l’habitude de se réunir davantage et de moins rester dans sa famille, on dut être tenté de demander aux femmes d’autres qualités que celles dont on s’était jusque-là contenté. En vivant d’une manière nouvelle, on éprouvait des besoins nouveaux, et il était à craindre que, pour les satisfaire, on n’eût recours au système des Grecs. En Grèce, comme à Rome, la femme était chargée de diriger le ménage et de mener la maison, mais la maison et le ménage n’y avaient pas la même importance qu’à Rome. Le Grec vivait chez lui le moins possible ; il n’y cherchait que le nécessaire, le vivre et le couvert, comme dit la Fontaine. Quant à ce superflu qui fait tout l’agrément de l’existence, il se le procurait ailleurs. C’était chez eux la coutume de faire ouvertement deux parts de la vie : celle qu’on passait dans la maison était la plus ennuyeuse et la plus courte ; on ne s’y plaisait guère, on n’y trouvait personne avec qui l’on aimât à causer. Y a-t-il quelqu’un, disait Socrate à l’un de ses amis, à qui tu parles moins qu’à ta femme ?[63] Lorsqu’on voulait se divertir, donner quelque distraction à son esprit ou quelque aliment à son âme, on sortait de chez soi, on cherchait au dehors ce que la vie intérieure ne pouvait pas donner. C’est ainsi que la courtisane était devenue le complément naturel du mariage. Ce partage ne choquait personne, et Démosthène disait le plus simplement du monde : Nous avons des amies pour le plaisir, des épouses pour nous donner des enfants et conduire la maison[64].

Les courtisanes ne manquaient certes pas à Rome. Dès la fin de la seconde guerre punique, Plaute prétend qu’il y en avait plus que de mouches lorsqu’il fait très chaud[65] ; mais il est douteux qu’elles fussent semblables à cette Aspasie qui charmait Périclès, ou à Léontium qui était capable de composer des ouvrages de philosophie. Elles offraient beaucoup moins de séductions aux esprits délicats, et, quoique la morale publique fat très indulgente pour elles et qu’on ne trouvât rien à redire à ceux qui, au lieu de mettre le pied dans lés sentiers interdits, se contentent de marcher dans le grand chemin[66], la société qui les fréquentait n’était ni aussi nombreuse ni surtout aussi choisie que dans les villes de la Grèce. A ce moment, le Romain n’éprouvait pas encore autant que le Grec le besoin de se distraire hors de chez lui. Quand ses affaires étaient terminées, il rentrait dans sa maison et y restait volontiers ; il était heureux de se reposer dans sa famille des fatigues de la vie politique. Moins po8te, moins artiste, moins curieux que l’Athénien, il se passait plus facilement des conversations sérieuses ou légères, des fêtes élégantes, des réunions distinguées auxquelles préside une femme d’esprit. Le goût devait pourtant aussi lui en venir, à mesure qu’il connaissait mieux la Grèce et qu’il se familiarisait avec sa littérature et ses arts. Vers le VIIe siècle, les mœurs subirent à Rome de graves atteintes. On commençait à trouver moins de plaisir dans la vie de famille, et il arriva, par une coïncidence lâcheuse, qu’à mesure que l’attrait qui retenait les Romains chez eux était moindre, celui qui les attirait au dehors devenait plus puissant. Pour l’esprit et la grâce, les courtisanes de Rome finirent par rivaliser avec celles de Corinthe ou d’Athènes. On mettait un soin extrême à les bien élever ; celles qu’on destinait d’avance aux plaisirs des jeunes gens de grande maison étaient ornées de tous les talents nécessaires pour les charmer et les retenir. Ovide énumère tout ce qu’il faut leur apprendre[67] ; c’est une éducation complète, a Est-il nécessaire de dire qu’elles doivent savoir danser ? Il faut bien qu’elles puissent, à la fin d’un repas, agiter lei bras en cadence, quand les convives le désirent. A Elles doivent être musiciennes aussi, tenir avec grâce l’archet de la main droite et la cithare de la gauche ; il faut qu’elles chantent surtout : x C’est une douce chose que la chant. Beaucoup de femmes, qui manquaient de beauté, ont séduit par la douceur de leur voix. Qu’elles répètent tantôt les chansons qu’on entend dans les théâtres et tantôt les airs de l’Égypte. n Il n’est pas inutile non plus qu’elles sachent bien écrire : Que de fois n’est-il pas arrivé que la conquête encore douteuse d’un amant a été achevée par un billet spirituel, et qu’au contraire le méchant style d’une femme a détruit l’effet qu’avait produit sa beauté ? Elles doivent savoir les vers des pontes qui ont célébré l’amour, surtout ceux de Callimaque et de Sapho, et ceux des Romains qui les ont imités. Il est question, dans Horace, de grandes écoles où de jeunes et belles affranchies apprenaient à chanter les poésies de Catulle, sous la direction des plus grands musiciens de Rome[68]. Ces talents qu’elles se donnaient avec tant de peine ne leur furent pas sans profit. Quelques-unes d’entre elles arrivèrent à d’aussi brillantes fortunes que les courtisanes de la Grèce. Telle fut la comédienne Cythéris, la maîtresse du riche Eutrapelus et d’Antoine, celle dont l’infidélité causa tant de douleur à Gallus, que son ami Virgile crut devoir, dans une églogue, convoquer tous les dieux de l’Olympe pour venir le consoler. Cicéron raconte qu’il dîna un jour avec elle, en compagnie du sage Atticus et d’autres gens d’importance, et il s’excuse gaiement de l’avoir fait en rappelant que le philosophe Aristippe ne rougissait pas d’être l’amant de Laïs[69]. L’exemple des Grecs commençait donc à gagner les Romains ; on s’habituait, à ce qu’il semble, à ce partage de la vie qui existait chez eux entre la courtisane et l’épouse légitime, et Antoine avait osé traverser toute l’Italie suivi de deux litières, dont l’une portait sa femme et l’autre Cythéris[70].

Les Romains s’arrêtèrent pourtant sur cette pente. Malgré de grands dérèglements, ils ne sont jamais arrivés tout à fait à cette facilité des mœurs grecques qui mot l’épouse et la courtisane à peu prés sur la même ligne. Ce qui ne fut pas inutile à les préserver de cet excès, c’est l’habitude que prirent alors les femmes de ne pas s’occuper seulement des devoirs sérieux de la vie et de recherches aussi les agréments plus futiles que l’opinion semblait leur interdire. En remplaçant leur roideur ancienne par des manières pins aisées, en se permettant d’apprendre la danse et le chant, en devenant plus sensibles aux jouissances des lettres et des arts, en osant sortir de leur intérieur sévère pour se mêler plus souvent aux réunions du monde, elles désarmèrent les courtisanes de leurs plus puissantes séductions. Le Romain qui pouvait trouver réunies chez sa femme des qualités que le Grec divisait était moins tenté de les chercher ailleurs. De tout temps il y avait eu des matrones qui avaient voulu s’affranchir de cette réserve que les préjugés leur imposaient. On en avait vu, même aux époques où les mœurs étaient les plus sévères, qui essayaient de se donner un peu plus de liberté et qui osaient acquérir des talents suspects. Vers le IVe siècle, la vestale Postumia fut accusée d’avoir manqué à ses devoirs. La seule raison qu’on avait de le croire, c’est qu’elle se mettait trop bien et qu’on lui trouvait un esprit trop enjoué : ce goût pour la parure et pour la gaieté la faisait soupçonner de tous les crimes. Elle fut pourtant acquittée ; mais le grand pontife, en la rendant à ses fonctions, eut soin de lui recommander de mener désormais une vie plus grave et d’accomplir son ministère plutôt comme une sainte femme que comme une personne d’esprit[71]. On était devenu bien moins rigoureux vers la fin de la république. Le nombre des femmes mieux élevées, plus instruites, était alors plus considérable. Plutarque nous dit de Cornélie, qui avait épousé Pompée, qu’elle était lettrée, jouait de la lyre, connaissait la géométrie et pouvait écouter avec fruit des conversations philosophiques. Il ajoute qu’elle avait su se préserver des défauts que n’évitent pas toujours les jeunes femmes qui sont versées dans ces études, l’exagération et le pédantisme[72]. Il est probable que Cornélie dissimulait ses talents pour ne pas soulever contre elle les préjugés anciens, et la plupart des femmes qui se respectaient faisaient comme elle. D’autres se moquaient ouvertement de l’opinion et vivaient sans se gêner, à la façon des femmes légères de la Grèce. Telle était cette Clodia qui osait arrêter les jeunes gens dans la rue et les invitait à ses fêtes. Nous savons qu’elle aimait beaucoup les pontes de talent et qu’elle faisait elle-même des vers à l’occasion. Telle était aussi cette Sempronia qui avait tant d’esprit, qui connaissait les lettres grecques et latines, et dont Salluste nous dit qu’elle dansait mieux qu’il ne convenait à une honnête femme[73]. C’était, du reste, le moindre de ses soucis d’être honnête ou même de le paraître. Il n’y avait rien qui lui fut moins cher que la réputation et l’honneur. Elle faisait des dettes et ne payait pas ses créanciers ; elle avait été mêlée à des affaires honteuses d’escroquerie et même d’assassinat ; elle vivait d’expédients, jusqu’à ce qu’enfin, se trouvant sans crédit et sans ressource, elle fut réduite à s’engager dans la conjuration de Catilina.

L’exemple de Sempronia et de Clodia était très fâcheux : il semblait donner raison aux gens qui redoutaient pour, les femmes les conséquences d’une éducation moins sévère et d’une conduite plus libre, Il est sûr qu’ils n’avaient pas tout à fait tort d’être alarmés : les prescriptions de l’opinion se tiennent toutes un peu ; s’il en est beaucoup de futiles, il s’en trouve aussi de fort respectables, et, quand on s’habitue à négliger les unes, on est amené naturellement à moins tenir compte des autres. Le plaisir de la révolte, le plus vif et le plus sensible de tous les plaisirs, entraîne bientôt à se mettre en opposition avec toutes les maximes roques, et le publie ne se trompe pas toujours quand il prétend que l’habitude de braver les plus indifférentes suppose qu’on a moins de respect pour les plus graves. Cependant, malgré les plaintes bruyantes d’honnêtes gens qui voyaient avec peine qu’on s’éloignât des mœurs antiques, la société romaine du vif, siècle paraissait très disposée à se relâcher beaucoup de la sévérité d’autrefois. Ce mouvement fut encore précipité par là catastrophe qui mit fin à la république. Dans cet intervalle de vingt années qui sépare Pharsale d’Actium et qui fut un véritable interrègne, comme il n’y avait d’autorité que la force, que personne ne comptait sur le lendemain et qu’une bataille pouvait tout changer en un moment, on se contentait de vivre au jour le jour. Cette époque étrange ressemble assez au temps de notre directoire : au sortir de révolutions sanglantes, à la veille de bouleversements prévus, on ne songe guère à l’avenir, on n’a plus de souci du passé, on s’habitue à ne plus respecter les traditions, et chacun se croit tout permis. On vit alors un personnage politique, le consulaire Plancus, s’adapter une queue de poisson, se peindre en bleu de mer, et, la tête couverte de roseaux, exécuter la danse du dieu marin Glaucus, dans un dîner de Cléopâtre[74]. Quand l’ordre fut rétabli, l’opinion était changée. Malgré le désir qu’affichait Auguste de faire revivre le passé, il n’était plus possible de revenir tout à fait aux anciennes maximes. A partir de ce moment, on ne songe plus à s’étonner de voir les personnes du meilleur monde jouer de la cithare ou de la lyre, danser ou faire des vers. Horace, dans l’ode où il célèbre, sous le nom de Licymnia, la femme charmante de Mécène, qui fut une des passions d’Auguste, n’hésite pas à la louer de bien chanter, puis il ajoute : Il ne lui messied pas non plus de se mêler aux chœurs de danse, de prendre part aux jeux folâtres et d’entrelacer ses bras à ceux des jeunes filles dans les jours de fête[75]. Le poète Stace, qui n’était pas riche, comptait sur les talents de sa fille pour la marier : pouvait-elle manquer de faire la conquête d’un époux, elle qui jouait si bien de la lyre, qui savait agiter ses bras blancs dans des mouvements cadencés et chanter les vers de son père d’une manière à rendre les muses jalouses[76] ? Pline nous apprend que sa femme, Calpurnia, prenait le plus grand soin de sa gloire littéraire ; elle lisait et relisait ses livres, elle les apprenait même par cœur, elle mettait ses vers en musique et les chantait en s’accompagnant de la cithare. Aucun musicien, disait Pline d’un air ravi, ne lui a donné des leçons ; elle est l’élève de l’amour, le meilleur des maîtres[77]. Ces talents, acquis ou naturels, n’étaient pas ceux que les vieux Romains vantaient chez leurs femmes. Si elles les avaient possédés, ils en auraient peut-être joui chez eux, aux heures de retraite et de solitude, mais ils se seraient bien gardés d’en faire confidence au public. Du temps de Pline, on n’avait plus ces scrupules. L’histoire nous montre que, pondant tout l’empire, les femmes ont été moins esclaves des anciens préjugés, plus libres, plus mêlées au monde, et fort occupées d’y paraître avec avantage. Quelques esprits chagrins s’en affligeaient. Il y a une nuance de mécontentement et de regret dans cette réflexion de Tacite à propos de Livie : Elle était plus avenante qu’on ne l’eût permis à une femme d’autrefois[78]. Sans doute cette avidité de plaire, cette recherche des agréments de l’esprit, cette facilité de mœurs, pouvaient présenter quelques dangers ; mais il faut se souvenir, avant de les condamner, qu’elles avaient aussi des avantages. Il est possible, quoique cette opinion ait d’abord l’air d’un paradoxe, qu’elles aient servi à préserver ce qui restait à Rome de la vie de famille. N’oublions pas, quand nous jugeons la conduite des femmes sous l’empire, qu’on cultivant des arts que l’opinion semblait jusque-là leur défendre, en devenant plus mondaines, en essayant d’être plus attrayantes, elles diminuaient la tentation que l’homme pouvait éprouver de placer on des lieux différents son affection et son estime, son devoir et son plaisir, et que c’est à ce prix peut-être que les Romains ont évité ce triste partage de la vie qu’on avait accepté si aisément chez les Grecs.

Il me semble que les réflexions que nous venons de faire, tout en nous rendant plus justes pour les Romaines du n siècle, nous aident à comprendre pourquoi toute la littérature leur est alors si sévère. Il n’y a pas de pays où les maximes anciennes se soient plus longtemps maintenues qu’à Rome. On les répétait encore quand on ne les pratiquait plus ; après qu’elles avaient cessé d’être des traditions vivantes sur lesquelles on réglait sa vie, elles continuaient d’exister comme des préjugés hargneux qui fournissaient des armes commodes à tous les mécontente. L’opinion publique leur restait volontiers fidèle. Lors même qu’elle sentait la nécessité de céder quelque chose aux exigences du présent, elle émouvait beaucoup de peine à se détacher du passé ; il entrait un peu de mauvaise grâce dans toutes les concessions auxquelles elle se résignait, et elle était toujours disposée à faire payer ses complaisances par quelques sévérités. En même temps qu’elle laissait les femmes mener une existence plus libre, elle comblait d’éloges l’époque où elles vivaient plus retirées, elle prétendait juger les mœurs de ce siècle avec les idées d’autrefois, elle acceptait les principes nouveaux et se révoltait contre leurs conséquences. Ces dispositions, qui étaient alors celles de tous les moralistes, devaient nécessairement les rendre injustes et exagérés. Des actions en elles-mêmes indifférentes deviennent coupables quand on les apprécie avec les préjugés d’un autre âge. Juvénal s’irrite que les femmes souhaitent savoir les nouvelles politiques[79], qu’elles courent la ville et arrêtent même les officiers qu’elles rencontrent pour les leur demander, absolument comme Caton leur fait un crime de venir sur le forum et de solliciter les sénateurs à propos d’une affaire qui les intéresse[80] ; mais les temps n’étaient plus les mêmes. A l’époque de Juvénal, elles avaient plus de part aux affaires publiques ; il était naturel qu’elles fussent aussi plus curieuses d’en entendre parler.

Quand on examine de près les reproches que leur adressent alors les moralistes, on s’aperçoit que les défauts qu’ils reprennent chez elles avec tant d’amertume étaient la suite presque inévitable de leur nouvelle façon. de vivre ; ils avaient leur source dans cette émancipation et cette indépendance dont quelques-unes pouvaient faire un mauvais usage, mais qui n’en étaient pas moins un progrès et un bonheur pour l’humanité. C’est ainsi qu’on les accuse souvent d’être devenues impudentes, effrontées, de vouloir toujours attirer les yeux sur elles, d’aimer à étaler partout leur coquetterie. Quand une matrone, dit le rhéteur Porcius Latro, veut être en sûreté contre les tentatives des audacieux, elle doit se vêtir tout juste assez bien pour ne pas paraître malpropre. Il faut qu’elle s’entoure de servantes d’un âge respectable, dont le seul aspect écarte les galants. Il  convient qu’elle marche toujours les yeux baissés. Quand elle trouve un de ces empressés qui saluent toutes les femmes qu’ils rencontrent, il vaut mieux qu’elle paraisse impolie que de sembler engageante. Si elle ne peut se dispenser de rendre le salut, qu’elle le fasse avec confusion et le rouge au front. Que son attitude soit telle, que, si l’on est tenté de lui faire des propositions peu honnêtes, son visage dise non bien avant sa parole. Voilà comment elles devraient se garder elles-mêmes pour décourager d’avance les amoureux ; mais, au contraire, voyez-les se présenter le visage paré de séductions, à peine un peu plus vêtues que si elles n’avaient pas de vêtementspaulo obscurius quam posita veste nudœ —, avec un langage si enjoué, un air si caressant, qu’il donne à tout le monde l’audace de s’approcher, et puis soyez surpris, quand elles révèlent leurs honteux désirs par leur toilette, leur démarche, leurs paroles, leur visage, qu’il se trouve des gens qui ne savent pas se dérober à ces effrontées qui tombent sur eux ![81] Il peut bien se faire que Porcius Latro, quoiqu’il eût l’habitude de déclamer, n’ait pas tracé un portrait de fantaisie ; mais ces défauts qu’il reproche aux femmes, et que tout le monde leur reproche comme lui, sont de ceux qu’il est difficile d’éviter quand on ne les enferme pas dans un gynécée. On dirait vraiment que les moralistes et les satiriques de ce temps regrettent qu’on les en ait laissées sortir. Ils ne peuvent pas s’accoutumer à les voir libres, indépendantes, mêlées au monde et aux affaires, et ne cessent de leur en faire un crime. Ce n’était pourtant pas tout à fait une nouveauté, comme on le prétendait : elles ont toujours été moins étroitement tenues à Rome que dans la Grèce. Quoique la matrone romaine se fasse honneur dans son épitaphe d’être restée chez elle[82], nous savons qu’elle n’avait pas trop de scrupule ni de difficulté à quitter sa maison. Elle accompagnait son mari dans les dîners où il était invité, et la seule différence qu’on remarquait entre eux, c’est qu’elle s’asseyait sur une chaise à la manière ancienne, tandis qu’il prenait son repas couché d’après l’usage des Grecs[83]. Les jeunes filles y venaient aussi avec leurs parents ; seulement on nous dit qu’on avait la précaution de les faire sortir au dernier service, de peur que leur oreille chaste n’entendit quelque propos inconvenant[84]. La réclusion des femmes, comme on voit, n’était pas très sévère sous la république ; elle le devint bien moins encore sous l’empire. Elles vont alors partout, et on les rencontre dans toutes les réunions publiques et privées. A Rome, les princes reçoivent à leur table les épouses des sénateurs avec leurs maris[85]. Il y avait des femmes dans ce repas qu’Othon donnait aux plus grands personnages de l’empire le jour où ses soldats révoltés manquèrent assassiner tout le sénat[86] ; des femmes faisaient partie de ce groupe de gens distingués et vertueux qui assistaient aux derniers entretiens de Thrasea[87]. Dans les municipes, quand un magistrat généreux donnait à dîner à ses concitoyens, ces repas réunissaient souvent les habitants des deux sexes. Les femmes ‘aussi prenaient place dans les nombreux festins que célébraient partout les corporations[88]. Qu’elles aient quelquefois abusé de ces occasions qu’elles avaient de courir le monde pour donner des rendez-vous ou célébrer ensemble les abominables mystères de Cotytto ; que dans ces dîners, où les convives se croyaient tout permis[89], elles aient offert quelquefois de fâcheux spectacles, Juvénal le dit, et on peut le croire ; mais on peut croire aussi que le plus grand nombre, s’y conduisait autrement. A tout prendre, il vaut mieux qu’on les y ait admises ; et leur présence a fini par y introduire plus de décence et de retenue.

On leur reproche encore leurs prodigalités. Il semble vraiment, dit Juvénal, qu’elles croient que les écus repoussent dans le coffre à mesure qu’on les dépense. Jamais elles ne calculent ce qu’un plaisir peut leur coûter[90]. Les riches achètent à des prix insensés les coupes de cristal, les vases murrhins ; les autres vendent l’argenterie de famille pour louer des habits et des suivantes quand elles vont au théâtre. Ne pas savoir mesurer son train à sa fortune, se ruiner et s’endetter pour briller plus qu’on ne le peut, manquer de respect à sa pauvreté, suivant la belle expression de Juvénal, c’est un vice de tous les temps. Admettons, si l’on veut, que cette époque en ait souffert plus que les autres ; cependant, parmi les dépenses dont on fait un crime aux femmes, il en est dont elles se justifieraient aisément. Elles ont pris part dans une large mesure à cet élan de générosité qui sembla s’emparer par moments de la société romaine sous l’empire. Sans être aussi directement mêlées que l’homme aux affaires de leur cité, nous venons de voir qu’elles n’y sont pas non plus tout à fait étrangères. Dès lors elles se croient obligées aux mêmes munificences envers leurs concitoyens. Elles- construisent des portiques, élèvent des statues, bâtissent des temples[91]. Une femme riche tient à honneur de faire participer tout le municipe qu’elle habite aux événements heureux qui réjouissent sa maison. Pudentilla, qui épousa le philosophe Apulée, avait distribué, au peuple d’une petite ville d’Afrique 50.000 sesterces (10.000 francs), à l’occasion du mariage de son fils[92]. Il arrive même quelquefois que leurs largesses semblent inspirées par la bienfaisance plus que par la politique et la vanité. Dans l’inscription funéraire d’une femme de Numidie, après avoir dit qu’elle n’a ou qu’un mari, qu’elle a été chaste, rangée, irréprochable, on ajoute qu’elle était une mère pour tout le monde, qu’elle venait au secours de tous les malheureux et qu’elle n’a rendu triste personne, omnium hominum parens, omnibus subveniens, tristem fecit neminem[93]. C’est une épitaphe qui conviendrait à une chrétienne. Il ne serait pas juste d’oublier, quand on blâme leurs dépenses, que, s’il y en avait beaucoup qui se ruinaient pour leurs plaisirs, il s’en trouva qui usèrent largement de leur fortune pour faire du bien.

Il arrive aussi qu’on les raille de leur pédantisme, et Juvénal a tracé un portrait fort amusant de la savante qui, à table, ennuie les convives en comparant Homère à Virgile, qui se pique de ne manquer jamais aux règles de la syntaxe, et qui ne pardonne pas à son mari d’avoir fait un solécisme[94]. Mais si le pédantisme est un ridicule dont il faut se garder, l’instruction est un grand bien et il convient que la femme y ait part comme l’homme. Les femmes instruites sont très nombreuses au Ier siècle. Plusieurs d’entre elles prennent goût aux lettres jusqu’à devenir capables d’écrire elles-mêmes des ouvrages, et personne n’en parait scandalisé, ni même surpris. Agrippine, la mère de Néron, avait composé des mémoires sur sa jeunesse, qui furent publiés. Pline le jeune rapporte qu’un de ses amis, personnage d’importance, lui lisait des lettres qu’il prétendait l’œuvre de sa femme, et qu’elles étaient charmantes : Vous croiriez entendre Plaute et Térence parler en prose[95]. Il nous reste de Sulpicia, qui vivait sous Trajan, une satire énergique contre Domitien, à propos de l’exil des philosophes. On nous dit qu’elle avait fait paraître aussi un recueil de vers amoureux : c’étaient des élégies qu’on trouvait un peu trop passionnées, mais dont personne n’avait le droit de médire, car elle les adressait à son mari, ce qui faisait dire à Martial qu’elle avait trouvé moyen d’être en même temps fort légère et très grave[96]. Quand on use si volontiers de la littérature, il est difficile qu’on ne soit pas entraîné quelquefois à en abuser, et c’est seulement lorsque les femmes instruites abondent qu’il peut dans le nombre se rencontrer quelques pédantes. Ces abus, et d’autres que les satiriques énumèrent avec complaisance, ne sont pas surprenants avec le changement qui s’était fait dans la façon de vivre des femmes. Le vieux Caton disait d’elles que c’étaient des êtres indomptés, et qu’il ne leur était pas possible de garder en rien une juste mesure. Dans ces libertés qu’on leur accorda ou qu’elles prirent, beaucoup allèrent trop loin. On avait annoncé que le jour où elles seraient les égales des hommes elles voudraient les dominer[97] ; c’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Quand elles se sentirent maîtresses d’elles-mêmes et quelquefois des antres, elles devinrent violentes, hautaines, insupportables. Elles exerçaient l’autorité domestique avec une impitoyable dureté, rudoyant leurs maris, battant leurs esclaves. Quelques-unes, voulant pousser l’égalité jusqu’au bout, se plaisaient à envahir les métiers que les hommes s’étaient jusque-là réservés. On voyait des femmes avocats, jurisconsultes, et, ce qui est plus grave, des femmes athlètes et gladiateurs. Elles fuyaient leur sexe[98], dit le satirique, et pour prendre ce qu’il y a de plus désagréable dans le nôtre. Ce sont là de grands défauts sans doute ; mais, je le répète, en supposant que les contemporains ne les aient pas exagérés par l’habitude qu’ils avaient prise de juger leur temps avec les préjugés du passé, n’oublions pas qu’ils furent la condition et la conséquence d’un progrès dont l’humanité a profité. Ils représentent cette portion de mal qui se môle toujours aux meilleures choses et qui ne doit pas pourtant nous les faire méconnaître et calomnier.

Quant aux accusations plus graves dont je n’ai encore rien dit, à ces adultères scandaleux, à ces mariages si souvent rompus par des séparations sans motif, à ces désordres, à cos crimes qui troublent les familles et la société, il faut répéter ici ce qui a été dit ailleurs au sujet des peintures de Juvénal. On ne peut pas prétendre sans doute qu’elles soient entièrement fausses : ni ce poète, ni les autres moralistes n’ont inventé les faits honteux qu’ils racontent ; mais rien n’empêche de croire que, selon leur usage, ils ont fait de l’exception la règle. Je suis frappé de trouver chez presque tous ceux qui ont si mal parlé de leur temps des contradictions qui m’étonnent. Par quel étrange hasard arrive-t-il que ce que nous savons d’eux-mêmes et de leurs familles proteste contre leurs sévérités ? Tacite traite en général assez durement les femmes ; on voit bien que ce conservateur obstiné goûte peu les changements qui se sont accomplis dans leur manière de vivre et qu’il est médiocrement partisan des libertés qu’on leur accorde. Quand il dit des Germaines : Elles vivent sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les mœurs, loin des festins qui allument les passions ; hommes et femmes ignorent également l’art d’écrire de mystérieuses correspondances[99], il est clair que cette admiration des mœurs lointaines couvre un blâme pour son pays. Cette intention est plus visible encore lorsqu’il ajoute : Là on ne rit pas des vices ; corrompre et céder à la corruption ne s’appelle pas vivre selon le siècle[100]. Paroles amères et vraiment dignes de Juvénal. Cependant on vivait honnêtement autour de Tacite, quoiqu’on allât quelquefois au théâtre et qu’on eût le malheur de savoir écrire. Il laisse deviner, en quelques mots voilés et touchants, l’estime qu’il avait pour sa femme ; elle au moins ne devait pas vivre selon le siècle ! Il célèbre avec attendrissement l’excellent ménage d’Agricola, son beau-père, et de Domitia Decidiana. Ils vécurent, nous dit-il, dans une admirable concorde, pénétrés d’une tendresse mutuelle, et chacun donnant à l’autre la préférence sur lui-même[101]. Il semble que dans ce milieu honnête Il aurait dû prendre des impressions moins défavorables à son temps, ou que, s’il en voulait dire du mal, il lui fallait faire au moins quelques réserves. Sénèque est plus dur encore que Tacite, quoiqu’il ne fasse pas profession, comme lui, d’admirer toujours le passé. Dans les ouvrages que nous avons de lui, il ne manque pas une occasion de maltraiter ses contemporaines. Elles en sont venues à ce point, dit-il, qu’elles ne prennent pins un mari que pour exciter leurs amants. Quand une femme est chaste aujourd’hui, c’est une preuve certaine qu’elle est laide[102]. Il avait même composé un traité spécial contre elles — De matrimonio —, qui est perdu, mais que les Pères de l’Église, dont il flattait les idées, citent avec plaisir. Il y reprenait tous les arguments bons ou mauvais que les poètes comiques développaient depuis des siècles contre le mariage. Il rappelait, ce qui était tout à fait conforme aux usages romains, qu’on ne choisissait pas sa femme, et qu’il fallait la garder comme, le hasard vous la donnait. Si elle est colère, sotte, laide, malpropre, si elle a quelque autre défaut, nous ne le découvrons jamais qu’après la noce. Un cheval, un âne, un bœuf, un chien, un esclave, un vêtement, une chaise, une coupe, des vases de terre, on les examine avant de les acheter ; la femme est la seule chose qu’on prenne sans la voir. On a craint sans doute qu’on ne l’épousât jamais si on l’avait vue auparavant. Il ajoute que du reste on ne serait guère plus avancé quand on aurait pris la peine de regarder, qu’elles ont toutes des inconvénients, et qu’entre elles on ne peut faire qu’un mauvais choix. Si elle est belle, elle sera comblée d’hommages ; si elle est laide, elle se jettera à la tête du premier venu. Il est difficile de bien garder celle que tout de gens désirent, et, quand elle n’est désirée de personne, il est désagréable de vivre avec elle[103]. Sénèque était vraiment bien ingrat de traiter ainsi les femmes ; Il n’y a pas de philosophe qui ait eu à s’en louer plus que lui. Depuis sa naissance jusqu’à sa mort, elles l’ont entouré de tour affection, il leur doit sa fortune politique et son bonheur intérieur. Ce grand ennemi du mariage s’était marié deux fois, et l’on ne voit pas qu’il ait ou à le regretter. Il nous dit que, tout stoïcien qu’il était, il pleura beaucoup sa première femme. Quand il épousa la seconde, Paulina, il était déjà vieux, nais ce mariage sembla loi rendre la jeunesse. Il avait dit quelque part : Il est honteux d’aimer de quelque façon que ce soit la femme d’un autre, il l’est aussi d’aimer la sienne aven excès. Le sage doit s’attacher à sa femme par raison et non par affection[104]. Il paraît, dans sa vie, avoir oublié ce précepte, comme il en a oublié tant d’autres. Quand il parle de Paulina, l’affection la plus vive et la plus touchante semble animer ses paroles. Dans une de ses lettres, il raconte qu’il est malade et que Paulina le force à se soigner. Comme sa vie, dit-il, dépend de ma vie, je prends soin de moi pour prendre soin d’elle. Qu’y a-t-il de plus agréable que d’être si aimé de sa femme que, pour l’amour d’elle, on s’aime soi-même davantage ?[105] On sait qu’elle voulut mourir avec ce mari qui l’aimait si tendrement et dont elle était si fière, et que, ramenée malgré elle à la vie, elle ne lui survécut que quelques années, gardant pieusement son souvenir et honorant sa mémoire.

L’exemple de Paulina nous montre que les grandes éprouves du règne des Césars ne furent pas perdues pour les femmes. Juvénal avait raison de dire que la prospérité les avait gâtées ; le malheur les rondit meilleures. Hiles donnèrent d’admirables spectacles dans ces temps horribles, Beaucoup se résignèrent volontairement à la pauvreté après avoir vécu dans l’opulence, d’autres accompagnèrent leurs maris en exil, quelques-unes surent héroïquement mourir. Telle fut cette jeune Politta, la fille du consulaire Antistius Vetus, dont Tacite nous a raconté la fin touchante[106]. Néron lui avait enlevé son mari, le sage Rubellius Plautus ; elle avait tenu dans ses bras sa tête coupée, et depuis ce moment elle vivait dans le deuil et les larmes, se privant de tout, et gardant ses vêtements ensanglantés comme une relique ; mais, quand elle apprit que la vie de son père était menacée, elle oublia ses douleurs et ses colères et alla se jeter aux pieds de Néron. Elle n’épargna rien pour le toucher, et, le trouvant insensible, elle revint annoncer à son père que tout espoir était perdu et mourir avec lui. Il ne m’est pas possible de croire qu’à la suite de ces crises violentes, après les règnes de Néron et de Domitien, la société n’ait pas été purifiée par la souffrance. La vertu des femmes s’y est certainement retrempée. Le Palatin, où avaient régné Messaline et Poppée, est occupé seuil Trajan par des princesses honnêtes, modestes dans leur toilette, simples tiens leur train, affables dans leurs manières[107], et qui pratiquaient toutes les ventas domestiques. Dans le grand monde, qui prend modèle sur ses maures, les mœurs semblent aussi devenir plus pures. C’est au moins l’impression que laissa la lecture des lettres de Pline. Rappelons-nous ce qu’il nous raconte de cette admirable lignée de Thrasea, où trois générations de femmes ont successivement fait preuve de tous les dévouements et de tous les sacrifices. Ce sont des exemples que, pour être juste, il convient d’opposer aux tableaux de Juvénal. Ils montrent que dans cette société, comme dans toutes les autres, de grandes vertus se mêlaient à de grands, scandales, et que les femmes n’y étaient pas aussi dépravées qu’il plait au satirique de le prétendre.

 

 

 



[1] Tite-Live, XXXIV, 2.

[2] Tite-Live, XXXIV, 7.

[3] Gide, Étude sur la condition da la femme, p. 109.

[4] Attius, Telephus.

[5] Arranius, Suspecta.

[6] Tite-Live, XXXIV, 2.

[7] Tite-Live, V, 50.

[8] Dion, XLIX, 88.

[9] Tacite, Annales, XII, 37.

[10] Sénèque, Consolation à Helvie, XIX, 2.

[11] Tacite, Annales, V, 2.

[12] Tacite, Annales, III, 33.

[13] Tacite, Annales, II, 55. Dion, LIX, 18.

[14] Renier, Inscr. de l’Alg., 48.

[15] Cicéron a traduit ce passage de Platon dans sa République, I, 43.

[16] Aristote, Poétique, 16.

[17] Sénèque, De const. sap., 14.

[18] Digeste, XXIII, 2.

[19] Plutarque, Brutus, 18.

[20] Gide, Étude sur la condition de la femme, p. 103. Voyez aussi Friedlænder, Sitteng. Roms, I, p. 213.

[21] Aulu-Gelle, X, 23.

[22] S. Augustin, De adult. conf., 2, 8.

[23] Orelli, 2427.

[24] Fabretti, p. 462.

[25] Orelli, 3740.

[26] Suétone, Galba, 5.

[27] Lampride, Héliogabale, 4.

[28] S. Jérôme, Epist., 43.

[29] Orelli, 6811, 6000, 3773.

[30] Orelli, 5158.

[31] Orelli, 5128, 2193.

[32] Orelli, 4043.

[33] Orelli, 4036.

[34] Elles paraissent même, dans certains pays, y avoir tout à fait participé. Dans une ville de l’Afrique, une femme est appelée duumvira (Renier, Inscr. de l’Algérie, 3014). Dans les îles Baléares, une autre est dite : insulœ magisteriis et honoribus omnibus funcia (Corp. inscr. lat., II, 3712).

[35] Sénèque, De const. sap., 14, 1. Voyez aussi Consol. ad Helv., 17, 4.

[36] Conjug. præc., p. 145.

[37] Cicéron, Ad Atticum, XIII, 21.

[38] Sénèque, Cons. ad Marc., 4, 2.

[39] Épodes, 8, 15.

[40] Épictète, fragm. 68.

[41] Plaute, Amphitryon, II, 2, 211.

[42] Pia sine superstitione, Orelli, 485.

[43] Je veux dire que les hommes n’avaient pas accès aux mystères de la Bonne Déesse, mais il leur était permis de la prier et de réclamer sa protection. Les petites gens n’y manquaient pas. Voyez Orelli, 1514 et sq.

[44] Plutarque, Quæst. rom., p. 268.

[45] Ovide, Fastes, III, 267, Ars amal., I, 230 et sq.

[46] Stace, Silves, III, 1, 55.

[47] Properce, III, 39.

[48] Orelli, 1454.

[49] Servius, Énéide, III, 136.

[50] Macrobe, Saturnales, I, 15, 22.

[51] Plutarque, Romulus, 22.

[52] Tertullien, De Monog., 17 ; De exhort. cast., 13.

[53] Aut operata aliquo in celebri cum æqualibus fano. Nonius, 523, 9.

[54] Térence, Hecyra, IV, 2, 10.

[55] Polybe, XXXII, 12.

[56] Persa, III, 1, 19.

[57] Amphitryon, II, 2, 188 :

Istuc facinus, quod tu insimulas, nostro generi non decet.

Tu si me inpudicitiae captas, capere non potes.

[58] Voyez Friedlænder, Silleng. Roms., I, 265.

[59] Tite-Live, III, 44.

[60] Martial dit, en parlant du maître d’école : invisum pueris virginibusque caput, IX, 68.

[61] Cicéron, Pro Murena, 8.

[62] Macrobe, Saturnales, III, 14, 7.

[63] Xénophon, Econ., III, 12.

[64] Démosthène, Contra Neæram, sub fine.

[65] Plaute, Truculentus, I, 1, 45.

[66] Plaute, Curculio, I, 1, 88.

[67] Ovide, Art amal., III, 315.

[68] Horace, Satires, I, 10, 91, et les commentateurs.

[69] Cicéron, Ad fam., IX, 20.

[70] Cicéron, Ad Att., X, 10, 5.

[71] Tite-Live, IV, 44.

[72] Plutarque, Pompée, 55.

[73] Salluste, Catilina, 45.

[74] Velleius Paterculus, II, 83.

[75] Horace, Carmina, II, 12, 17.

[76] Stace, Silves, III, 5, 64.

[77] Epist., IV, 19.

[78] Tacite, Annales, V, 1.

[79] Juvénal, VI, 399.

[80] Tite-Live, XXXIV, 2.

[81] Sénèque, Suas., II, 15.

[82] Corp. inscr. lat., I, 1007 : domum servavit, lanam fecit. Ce qui prouve cette persistance des anciennes maximes dont j’ai parlé plus haut, c’est qu’on retrouve assez souvent mentionnées sur les tombes de l’empire les qualités dont les femmes tiraient vanité sous la république. Elles sont appelées domisedœ et lanificœ quand elles ne filaient plus guère de laine et quelles restaient chez elles le moins possible. C’est une tradition et un souvenir de l’ancien idéal.

[83] Valère Maxime, II, I, 2.

[84] Varron, Sat. men., p. 95 (édit. Riese).

[85] Dion, LX, 7.

[86] Tacite, Histoires, I, 81.

[87] Tacite, Annales, XVI, 34.

[88] Tertullien, Ad uxorem, II, 6.

[89] Quintilien, I, 2, 8.

[90] Juvénal, VI, 362.

[91] Mommsen, Inscr. Neap., 2459. Orelli, 5128.

[92] Apulée, De magia, 88.

[93] Renier, Inscr. de l’Algérie, 1897.

[94] Juvénal, VI, 434.

[95] Lettres, I, 16.

[96] Martial, X, 85.

[97] Tite-Live, XXXIV, 2. - 2. Tite-Live, XXXIV, 3. Martial, VIII, 12.

[98] Juvénal, II, 253.

[99] Tacite, Mœurs des Germains, 19.

[100] Tacite, Mœurs des Germains, 19.

[101] Agricola, 8.

[102] De beneficii, III, 16.

[103] Voyez les fragments du De matrimonio dans l’édition de Hasse.

[104] De matrimonio, 84.

[105] Lettres, 104, 2.

[106] Tacite, Annales, XVI, 10.

[107] Pline, Panégyrique, 84.