La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE SIXIÈME — LA PHILOSOPHIE ROMAINE APRÈS SÉNÈQUE

 

 

Le mouvement philosophique ne s’arrêta pas avec Sénèque ; il sembla prendre au contraire, après lui, plus de force et d’importance. Dans le siècle qui le suivit, Rome devint ce qu’elle n’avait pas encore été, une sorte de centre de la pensée libre. Tous les savants, tous les sages du monde entier, s’y rencontrent ; ils y viennent des contrées les plus diverses, des pays les plus lointains : c’est là qu’ont enseigné, au moins pendant une partie de leur vie, les plus grands génies qui aient honoré la philosophie depuis Néron, Musonius Rufus, Épictète, sous les Flaviens, Plutarque, Favorinus, Apulée, Marc-Aurèle, sous les Antonins. Les préjugés qui avaient été si violents contre elle du temps de Cicéron, et dont Sénèque se plaint encore avec amertume[1], sans s’effacer tout à fait, s’affaibliront beaucoup. Elle conserva sans doute des ennemis, soit parmi les esprits légers, qui ne lui pardonnaient pas ses éternelles remontrances, soit parmi les politiques, comme Tacite, qui la soupçonnaient de faire des ambitieux et des mécontents ; mais Tacite lui-même met beaucoup de ménagements dans ses épigrammes : on sont que les beaux exemples donnés au monde par les Thrasea, les Soranus, les Helvidius Priscus, les Senecio, le forcent au respect. D’ailleurs la philosophie avait eu l’honneur d’être persécutée par Domitien : à l’occasion du procès d’Arulenus Rusticus, il fit vendre un sénatus-consulte qui chassa tous les philosophes de Rome et de l’Italie[2]. Ce fut un des actes qui souleva le plus la colère publique contre ce méchant prince. Ils revinrent à Rome après Domitien, et ils y revinrent plus puissants et plus populaires. La persécution, comme il arrive toujours, leur avait fait des amis. Hadrien et Antonin leur furent favorables, et ils semblèrent arriver à l’empire avec Marc-Aurèle. Quand on vit sur le trône un prince qui faisait profession d’être philosophe, il n’y out plus moyen de prétendre, comme on avait fait jusque-là, que la philosophie est de sa nature ennemie des puissances et fatale à l’ordre public.

l :n même temps que sou influence s’établissait victorieusement à Reine, où l’opinion publique lui avait été si longtemps contraire, elle s’étendait dans les provinces. Des missionnaires les parcouraient, prêchant partout leurs doctrines. Quelques-uns s’étaient établis dans les grandes villes et y donnaient un enseignement régulier. Sénèque raconte qu’étant à Naples, il allait entendre le philosophe Metronax, et se plaint beaucoup qu’il ne réunit pas un auditoire plus nombreux. J’ai honte pour le genre humain, nous dit-il, toutes les fois que je me rends à son école. Vous savez que, pour aller chez lui, il faut passer devant le théâtre. Il est toujours plein de monde ; on s’y pressa pour venir applaudir un joueur de flûte ou de trompette. Au contraire, dans cette maison où l’on cherche ce que c’est qu’un homme de bien et où l’on apprend à l’être, il n’y a presque jamais personne. Encore ceux qui s’y rendent passent-ils pour des gens qui perdent leur temps, et les appelle-t-on des niais et des désoeuvrés[3]. Mais Naples, la paresseuse Naples, comme on l’appelait[4], n’aimait guère les occupations sérieuses. Ailleurs on faisait aux philosophes un meilleur accueil. Ils prirent partout assez d’importance pour que Domitien, qui les persécutait à Rome, crût devoir en province leur accorder des privilèges. Il les recommandait vivement à la protection des autorités ; il leur donnait des terres dont les revenus pouvaient nourrir leurs familles[5]. C’était alors une profession que d’être philosophe[6], et une profession qui n’était pas sans avantages, puisque en certains pays elle exemptait des fonctions de juge[7]. Quand on fit au IIe siècle un essai d’enseignement public, la philosophie ne fut pas oubliée. Elle fut professée partout avec la grammaire et la rhétorique, et l’on nous dit que le bon Antonin accorda aux maîtres qui l’enseignaient des honneurs et de l’argent[8]. Il est pourtant probable que, malgré sa générosité, il ne parvint pas tout à fait les satisfaire : nous voyons que, dans une lettre adressée à la communauté d’Asie, il leur recommande d’être désintéressés, ajoutant avec une douce malice que s’ils étaient trop regardants sur leur salaire, ils prouveraient par là qu’ils ne sont pas philosophes[9].

Quoique les philosophes de cette époque appartiennent à des sectes diverses, c’est toujours le stoïcisme qui domine : non seulement il compte un plus grand nombre d’adhérents, mais son influence se fait sentir dans les autres écoles. Par certains côtés il reste fidèle à l’esprit de Sénèque et par d’autres il s’en écarte. Il continue à ne s’occuper que de morale et à se faire exclusivement pratique. Attale et Rabianus qui vivaient sous Tibère, Sénèque qui enseignait à la cour de Néron, comprenaient bien qu’ils avaient surtout besoin de fortifier les rimes pour les préparer à toutes les catastrophes qu’on pouvait raisonnablement prévoir. Sous Domitien, les circonstances étaient les mêmes, et l’on avait besoin des mêmes leçons. Épictète n’en donne pas d’autres ; il est surtout occupé de Persuader à ses auditeurs que la colère de César n’est pas si redoutable qu’on le pense : Ce qui nous fait périr, leur dit-il, c’est une épée, une roue ; c’est la mer, une tuile, un tyran. Que t’importe la vole par laquelle tu descendras dans l’enfer ? Toutes se valent. Et, si tu peux écouter la vérité, la voie par laquelle vous expédie le tyran est encore la plus courte. Jamais un tyran n’a mis six mois à tuer un homme, et la fièvre y met souvent une année[10]. Quand vint la domination tranquille des Antonins, ces leçons ne furent plus aussi indispensables ; mais il semble qu’on ait continué par reconnaissance ce qu’on avait fait d’abord par nécessité. L’enseignement des philosophes avait été fécond, et les événements s’étaient chargés d’en démontrer l’efficacité. La tyrannie des Césars donna à la morale stoïcienne une sorte d’à-propos terrible. Grâce à eux, l’école avait ou ses martyrs ; c’est le mot dont se sert Épictète[11]. Elle n’avait plus besoin, quand elle voulait des modèles de courage et de résignation,de remonter jusqu’à l’histoire mythologique et dose servir des noms de Philoctète où d’Hercule ; elle pouvait citer des personnages contemporains qui, après lui avoir rendu témoignage par une vie irréprochable, lui avaient fait honneur par une mort héroïque ; il lui suffisait de montrer Thrasea périssant avec une intrépidité sereine, Rubellius Plautus dédaignant de rien faire pour se sauver, Lateranus tendant au bourreau sa téta mal coupée, etc. Il n’y avait plus moyen de rire, comme au temps d’Horace, d’une doctrine qui venait de donner au monde de si grands exemples. Ces succès et l’estime publique qui en avait été la récompense devaient l’encourager à persister dans la voie où Sénèque l’avait maintenue. Plus que jamais elle se réduit à la morale appliquée. Les principes lui importent peu ; on les simplifie, on les diminue le plus qu’il est possible. Tout l’enseignement d’Épictète repose sur cette seule idée, qu’il ne faut considérer comme des biens véritables que ceux qui sont en notre pouvoir, et que nous devons nous détacher entièrement des antres. C’est elle qui, retournée de cent façons, est le fond unique des entretiens recueillis par Arrien. Plus que jamais aussi, la philosophie prend la forma d’une prédication et d’un apostolat. Musonius Rufus, quoiqu’il soit un personnage important, admet tout le monde à ses leçons ; Il y vient même des esclaves, et il leur enseigne le moyen de s’élever au-dessus de leur condition[12]. Quand les soldats de Vitellins et ceux de Vespasien sont prés de se battre devant Rome, il paraît entre les deux armées et risque sa vie pour leur prêcher la concorde[13].

Cette façon d’enseigner la philosophie peut produire de grands effets ; elle présente aussi des dangers auxquels les philosophes de ce temps n’ont pas su se soustraire. Quand on ne veut s’occuper que de la morale appliquée, quand on raisonne sans fin sur les devoirs de la vie, on est amené à se faire sur tout des scrupules et à vouloir tout réglementer. Tout devient grave pour celui qui passe son temps à peser les actions humaines ; il arrive à ne plus se bien rendre compte de l’importance des choses et à discuter sérieusement des vétilles. C’était la tendance des stoïciens : ils avaient composé des livres et ils posaient des cas de conscience, et ils peuvent passer pour les créateurs véritables de la casuistique[14]. Épictète donne des conseils à ses élèves sur la façon de se vêtir, et il revient deux fois sur cette idée qu’il est mieux de ne pas couper les poils de la barbe[15]. Aulu-Gelle raconte qu’un jour le gouverneur de la Crète alla voir avec son père le philosophe Taurus. Comme on n’apporta d’abord qu’une chaise, l’un et l’autre firent des difficultés pour la prendre : le fils voulait la céder à son père par respect, le père ne voulait pas laisser debout un magistrat du peuple romain. Taurus on profita pour traiter doctement la question ; il chercha à établir par une discussion savante lequel devait s’asseoir le premier, et leur fit à ce propos une leçon qui ravit les auditeurs[16].

Un péril plus grand encore et que la philosophie de ce temps n’a pas mieux évité, c’est l’importance qu’elle a laissé prendre chez elle à la rhétorique. Il était naturel qu’il en fût ainsi. Lorsqu’on enferme toute la philosophie dans la morale, et que dans la morale même on évite autant que possible la partie spéculative et théorique, quand on se réduit soi-même à quelques règles générales d’où l’on veut tirer toute la pratique de la vie, on se condamne inévitablement à répéter sans cesse les mêmes idées. Tous les philosophes vivant sur le même fond, et ce fond lui-même étant de poli d’étendue, il est clair qu’il n’y a plus de différence entre eux que dans la façon dont l’enseignement est présenté. L’auditoire connaît d’avance les principes et les conséquences qu’on doit en tirer. Il sait la leçon qu’on va lui faire ; une seille chose lui est inconnue, c’est la manière dont on la fera. Il ne pont être attiré que par l’espoir d’entendre traiter un sujet ancien d’une façon nouvelle. Ce ne sont pas des idées qu’il vient applaudir, male des phrases, et l’enseignement philosophique est réduit à nôtre plus qu’un assaut de butin langage. Les philosophes et les rhéteurs avaient toujours été ennemis les tins des autres, mais les arts qu’ils enseignaient finirent par s’entendre assez bien ensemble. Cicéron et Quintilien avaient cherché à Introduire la philosophie dans l’éloquence[17] ; après eux, ce fat plutôt la rhétorique qui entra dans la philosophie. Toutes les deux s’empruntent leurs procédés et traitent des questions semblables. Elles s’adressent au même publie et cherchent à lui plaire de la même façon. La rivalité entre elle, s’il en reste, n’est plus qu’à la surface. Le philosophe Taurus appelait Aulu-Gelle mon petit rhéteur avec un air de dédain[18] ; mais lui-même tirait vanité d’une phrase bien faite ; il faisait remarquer avec complaisance qu’elle formait une période élégante et que le rythme en était très harmonieux. D’ailleurs le petit rhéteur était admis sans difficulté à ces repas où Taurus donnait à ses disciples un plat de lentilles et une courge coupée en morceaux, et ou l’on discutait après dîner des questions comme celles-ci : Quand peut-on dire qu’un mourant meurt ? est-ce quand il est mort ou quand il est encore en vie ? Quand peut-on dire qu’un homme assis se lève ? est-ce quand il est déjà debout ou lorsqu’il est encore assis ?[19] Le philosophe Favorinus, un des plus grands esprits de ce temps, ne dédaignait pas de s’occuper de grammaire ; il lisait les vieux écrivains, comme Fronton, son ami, et il aimait à convaincre les érudits de profession qu’ils n’entendaient rien aux anciens textes. Il appréciait beaucoup Claudius Quadrigarius ; Il avait étudié la loi des Douze Tables et en expliquait volontiers les termes obscurs. Quoiqu’il donnât en enseignement en grec, il se piquait de bien connaître le latin et d’en savoir les finesses. Sur un seul vers, il décidait qu’une pièce était de Plaute et ne pouvait pas être d’un autre. A sa table, on lisait des traités de grammaire aussi bien que des ouvrages de philosophie, et l’on discutait de l’origine et de l’étymologie des mots comme des devoirs et des vertus. Lorsqu’il se rendait le matin à la porte du palais impérial pour saluer César à son lever, il s’y trouvait avec tous les gens distingués de Rome, et la conversation s’engageait sur les altérations qu’avait subies le texte des grands écrivains et la difficulté d’entendre certaines expressions de Virgile. Nous voilà bien loin de Sénèque et de son mépris pour l’érudition. Favorinus traitait même quelquefois ces sujets ridicules — infames materiæ — qui avaient alors tant de succès dans les écoles de rhétorique ; il avait composé, comme Fronton, l’éloge de Busiris et celui de la fièvre quarte. Aussi Aulu-Gelle rapporte-t-il qu’un grammairien malappris, qu’on appelait Domitius le Fou, parce qu’il avait l’habitude de ne pas ménager les gens auxquels il parlait, lui dit un jour avec colère : Tout me semble perdu sans espoir, quand je vois que vous autres aussi, qui êtes la gloire de la philosophie, vous n’avez plus d’autre souci que de vous occuper des mots[20]. Ce fou n’avait pas tort ; Favorinus était un grammairien et un rhéteur autant qu’un philosophe, et presque tous ses confrères faisaient comme lui. Il devait être très difficile de distinguer les séances où se donnaient les leçons de morale de ces représentations extraordinaires qui attiraient la foule aux écoles des déclamateurs. Dans les unes comme dans les autres, l’orateur ne cherchait qu’à exercer ou à montrer son esprit[21]. On applaudissait chez les philosophes les pensées brillantes exprimées d’une façon concise[22], et il est probable que le platonicien Euphratès, dont Pline le jeune admirait tant les belles périodes[23], devait ressembler beaucoup au rhéteur Isée.

Une autre remarque qu’il convient de faire sur la philosophie de ce temps, c’est qu’elle ne parle plus la même langue que Sénèque. On ne sait si Musonius Rufus donnait son enseignement en grec, mais ses leçons, recueillies et rédigées par l’un de ses disciples, furent publiées en cette langue. C’est en grec aussi que s’expriment et qu’écrivent les autres philosophes, à l’exception d’Apulée. Marc-Aurèle faisait comme eux, quoiqu’il fût empereur et qu’il eût étudié avec le plus grand soin le latin, qu’au dire de Fronton il parlait très bien. Le grec devint donc au IIe siècle la langue de la philosophie à Rome. Ce changement imprévu, au lendemain de l’éclat que venait de jeter Sénèque, a lieu de surprendre, et il n’est pas aisé de se l’expliquer. On doit sans doute en conclure que la philosophie romaine achève alors de perdre soit caractère national et devient de plus en plus cosmopolite. La langue la plus générale et, pour ainsi dire, la plus humaine, celle dont se servaient les populations les plus intelligentes, les plus ouvertes aux nouveautés, ce n’était pas le latin, c’était le grec. Le latin, dit Cicéron, est enfermé dans ses limites, qui sont étroites ; le grec est répandu partout[24]. A Rome même, lorsqu’on souhaitait se faire entendre de cette populace qui venait de toutes les contrées du monde, il était bon de parler grec. Sénèque, qui ne voulait gagner que quelques disciples du grand monde, les instruisait en latin ; quand nous voyons après lui la philosophie préférer le grec, nous sommes en droit de penser qu’elle veut s’adresser à un public plus large et plus étendu. C’est ce qu’on faisait aussi à la même époque dans la communauté chrétienne. Elle contenait des gens de toute origine et de tout état, mais dont le plus grand nombre était originaire de l’orient ; le latin n’y aurait pas été compris de tout le monde. L’Église fit du grec sa langue sacrée, celle de ses prédications et de ses mystères ; elle s’en servait dans sa liturgie au moment où la philosophie l’employait aussi pour son enseignement. Ainsi les deux rivales qui allaient se disputer l’empire des rimes avaient été amenées, sans doute par des motifs semblables, à se servir de la même langue.

Mais c’est surtout dans sa façon d’envisager les questions religieuses et dans ses rapports avec les cultes populaires qua la philosophie subit alors des modifications importantes. Nous avons, à ce propos, remarqué déjà chez Sénèque deux tendances qui se combattent : il paraît moins religieux quand il n’écoute que ses sentiments personnels, et le devient davantage lorsqu’il cède au courant de son siècle ; c’est la seconde de ces tendances qui l’emporte tout à fait après lui. La philosophie se laisse de plus en plus entraîner vers la religion, et nous pouvons suivre les progrès qu’elle fait dans cette voie. Épictète semble d’abord animé du même esprit que Sénèque, il s’exprime assez légèrement sur le Cocyte et l’Achéron[25] ; tout en acceptant la divination, il en règle l’usage[26] ; il demande qu’on sacrifie selon les rites nationaux, mais sans excès comme sans négligence[27]. On est pourtant frappé de voir qu’il ne parle de Dieu qu’avec une sorte d’attendrissement, Il veut qu’une hymne s’élève sur toute la terre pour célébrer ses bienfaits, que l’ouvrier, que le laboureur lui adressent leurs actions de grâces : Et moi, ajoute-t-il, qui suis vieux et infirme, que puis-je faire de mieux que de louer Dieu ? Si j’étais rossignol ou cygne, je ferais ce que font le cygne et le rossignol. Puisque je suis un être raisonnable, il faut que je chante Dieu : telle est ma tâche et je l’accomplis ; je ne la quitterai pas tant que je pourrai l’accomplir, et je vous exhorte tous à chanter avec moi[28]. Il n’est pas question chez lui, comme chez ses prédécesseurs, de vivre conformément à la nature ; c’est à la loi de Dieu qu’il faut se conformer. On doit tenir sans cesse les yeux fixés sur lui et lui dire : Fais de moi ce que tu voudras ; je me soumets à toi, je t’appartiens. Je ne refuse rien de ce que tu juges convenable. Conduis-moi où il te plaira[29]. Le sage est le serviteur de Jupiter[30] ; il obéit à sa volonté, il lui demande son aide pour faire le bien, il l’appelle à son secours, comme les matelots dans la tempête invoquent Castor et Pollux[31]. Il doit se regarder toujours comme en sa présence et croire que ni les actions ni les pensées ne lui échappent[32]. Quand vous avez formé votre porte et fait l’obscurité dans votre chambre, ne vous avisez pas de dire que voue êtes seul, car vous n’êtes pas seul, puisque Dieu est avec vous[33]. a On s’adresse à lui avant le repos, on la prie, on s’examine en sa présence pour savoir si l’on a péché. Seigneur, lui dit Épictète, ai-je transgressé vos commandements ? Me suis-je jamais plaint de voua ? Ai-je accusé votre providence ? J’ai été malade, parce que vous l’avez voulu. D’autres aussi le sont, mais moi, je l’ai été sans me plaindre. J’ai été pauvre, parce que vous l’avez voulu ; mais je l’ai été avec joie... Ne me suis-je pas toujours présenté, à vous le visage radieux, n’attendant, pour, obéir, qu’un ordre et qu’un signe ? Voulez-vous que je parte aujourd’hui de ce grand spectacle du monde ? Je le quitte volontiers. Je voue rends grâces de m’y avoir admis avec vous, de m’avoir donné d’y contempler vos couvres et d’en comprendre le gouvernement[34]. Au fond, ce Dieu d’Épictète n’est peut-être pas très différent pour lui de ce que ses prédécesseurs appelaient la Providence et la Nature, mais dans l’apparence il est tout autre, et cette façon de le concevoir si personnel, si agissant, si rapproché de nous, devait avoir des conséquences graves. En développant une sorte de religiosité mystique, elle conduisait inévitablement vers les pratiques religieuses. Elle excitait le besoin de la prière, et amenait ainsi les dévots dans les temples, le seul lieu où l’on prie réellement et le dernier terme de toute dévotion. C’est ainsi que s’opéra peu à peu le mélange de la philosophie et des religions populaires. Il se fit sans violence, presque sans efforts ; à vrai dire, les stoïciens y travaillaient depuis plusieurs siècles et l’esprit publie y était tout préparé. Les ouvrages de Plutarque nous le montrent entièrement accompli de son temps. Marc-Aurèle fut à la fois le plus convaincu des philosophes et le plus zélé des dévots. On raconte qu’il avait formé le projet de convertir son peuple à la doctrine du Portique et qu’il fit un certain nombre de conférences publiques pour la lui enseigner[35]. D’un autre côté, il était fort assidu dans les temples, il écoutait volontiers les oracles[36], il se croyait l’objet particulier de la protection des dieux[37], et il leur sacrifiait tant de victimes, pour les remercier de tours faveurs, qu’au moment de son départ pour la guerre les malins faisaient dire aux bœufs dans une épigramme : Si tu reviens victorieux, nous sommes perdus[38]. Son biographe nous apprend que l’invasion des Marcottions lui causa une telle frayeur qu’il fit venir les prêtres de tous les dieux et qu’il accomplit les cérémonies de tous les cultes[39]. N’est-il pas singulier que ce soit un empereur philosophe qui ait achevé d’ouvrir les portes de Rome aux divinités étrangères ?

De tous les philosophes de ce temps, celui qui nous fait le mieux comprendre jusqu’à quel point la rhétorique, la philosophie et la religion s’étaient alors rapprochées et confondues, c’est Apulée ; il suffit de le mettre en regard de Sénèque pour voir nettement dans quel sens ce siècle avait marché et où il en était venu. Tout se mêle en cet homme étrange, et les éléments les plus contraires composent cette bizarre personnalité. Poète léger et grave théologien, il a composé des futilités ridicules et des traités sur le monde et sur Dieu ; il a introduit dans un roman obscène les pages les plus religieuses peut-être que l’antiquité nous ait laissées. Le titre qu’il prend et qu’on lui donne le plus volontiers est celui de philosophe platonicien[40]. Il a écrit, pour le mériter, des ouvrages importants où il expose la doctrine académique ; il a même pénétré, dans les recherches métaphysiques, plus loin que ses contemporains, qui s’on tenaient d’ordinaire aux questions morales. Mais en même temps c’est un rhéteur, et il ne cherche pas à le cacher. La philosophie est pour lui cette science royale qui enseigne à bien vivre et à bien parler[41], et il semble encore plus occupé de bien parler que de bien vivre. Pendant qu’il habitait Carthage, il donnait de temps en temps des séances philosophiques au théâtre. Le lieu, il faut l’avouer, ne disposait guère à la gravité, et Apulée se défend quelquefois de l’avoir choisi. Il dit qu’après tout les dispositions des auditeurs doivent dépendre, non pas de l’endroit où ils se réunissent, mais du spectacle auquel ils viennent assister. Si c’est un mime, vous rirez ; si c’est un danseur de corde, vous tremblerez ; si c’est un comédien, vous applaudirez ; si c’est un philosophe, vous vous instruirez[42]. C’étaient donc les mêmes personnes qui allaient entendre les comédiens et les philosophes. On avait beau les prévenir que le sujet du spectacle était changé, ils venaient y chercher à peu près les mêmes divertissements, et quand on avait le dessein de les instruire, il fallait d’abord les amuser, bu reste, ils étaient nombreux : on avait alors un grand amour pour ces conférences publiques, et quand Apulée devait parler, le théâtre de Carthage était toujours rempli[43]. Cet auditoire distingué, où se rassemblaient tant de gens instruits et bienveillants[44], comprenait les premiers personnages de la ville ; à leur tête, le proconsul d’Afrique, auquel Apulée ne ménage pas les compliments : Ô vous, dit-il à l’un d’eux, qui êtes le plus illustre parmi les gens vertueux, le plus vertueux parmi les illustres, et des uns et des autres le plus savant[45]. Il est difficile d’admettre que toutes ces personnes réunies au théâtre un jour de fête aient apporté des dispositions bien sérieuses à la leçon qu’on allait leur faire. Ce n’étaient pas des disciples attentifs au fond des choses et qui ne cherchaient que la vérité. Apulée laisse entendre qu’ils avaient d’autres préoccupations. Qui de vous, leur dit-il, me pardonnerait un seul solécisme ? Qui souffrirait de m’entendre prononcer une soute syllabe d’une manière incorrecte ? Vous étudiez chacune de mes expressions, vous en pesez la valeur, vous l’examinez comme on fait une pièce d’argent, à la balance et au trébuchet[46]. Ce sont des amateurs de beau langage qui viennent entendre bien parler. Ils cherchent surtout des distractions oratoires, et Apulée les sert à leur goût. Personne ne balance ses phrases avec plus d’art que lui, personne n’arrange ses mots d’une façon plus symétrique ; et quand il a fini de traiter le sujet en latin, il le reprend en grec et montre son savoir-faire dans les deux langues[47].

C’est donc tout à fait un rhéteur qu’Apulée ; c’est aussi un dévot. Les philosophes, nous dit-il, sont des prêtres de tous les dieux[48]. Nous voilà bien éloignés du temps où ils passaient pour ne croire à aucun. Apulée s’imaginait vraiment exercer un sacerdoce ; nous verrons qu’il a cherché, dans ses ouvrages, le moyen d’accommoder la philosophie avec les religions populaires. Il était sincère en l’essayant, et pour son compte il accomplissait ce mélange qu’il recommandait aux autres. Il avait toujours parmi ses livres et dans son bagage, quand il voyageait, une petite statue d’un dieu, et, les jours de fête, il ne manquait pas du lui offrir de l’encens et du vin, ou même de lui sacrifier une victime[49]. Dans sa vie errante, il aimait, en arrivant quelque part, à faire l’éloge de la divinité de l’endroit : c’était une manière de se mettre sous sa protection. Il s’était fait initier à tous les mystères célèbres, et il nous dit qu’il gardait avec le plus grand soin ces objets que les prêtres donnaient aux fidèles pour les faire souvenir de leur initiation[50]. Il avait couru le monde entier ; visitant tous les temples et se faisant instruire des cérémonies et des rites de tous les cultes[51]. Le plus grand reproche qu’il adresse à ses adversaires, c’est de n’avoir chez eux ni chapelle ni bois sacré, pas même une pierre arrosée d’huile, un un arbre couronné de bandelettes, de ne faire aucun sacrifice, et, quand ils passent auprès d’un temple, de ne pas approcher leurs mains de leurs lèvres un signe de respect[52]. Il croit à la divination et fait presque à tout le monde un devoir d’y croire. Il y a beaucoup de cas, dit-il, où les sages eux-mêmes doivent s’empresser de s’adresser aux devins et de consulter les oracle[53]. Les sages n’avaient pas besoin alors qu’on les exhortât à le faire. Aulu-Gelle, en racontant que Favorinus fit un jour un long discours contre les faiseurs d’horoscope, se demande si ce n’était pas un jeu d’esprit, d’une façon d’exercer ou de montrer son talent, tant il lui semble étrange qu’il y ait un philosophe qui refuse de croire à l’astrologie ![54] Dans tous les cas, Apulée n’était pas au nombre des incrédules ; on l’accusait même de se livrer à des pratiques de magie, ce qui était un crime prévu et puni par la loi des Douze Tables, et il fut obligé de s’en défendre en justice ; mais il eut beau protester de son innocence, la postérité s’obstina à en faire un magicien malgré lui. On lui prêta quelques-unes des aventures merveilleuses qu’il avait racontées dans son roman des Métamorphoses, et il fut, avec Apollonius de Tyane, l’un de ceux dont les païens se serviront pour combattre l’effet des miracles attribués au Christ[55].

Voilà ce qu’était devenue la philosophie romaine à la fin des Antonins. Quelque éclat qu’elle ait paru jeter en ce moment, elle touche à sa décadence. En se condamnant elle-même à ne plus rien trouver de nouveau, elle a perdu en force et sa sève. Elle se réduit à n’être le plus souvent qu’une casuistique pédante ou une déclamation de rhétorique. En même temps elle encourage toutes les superstitions, elle prend la défense des oracles et des devins, elle pratique la magie ; elle tend à devenir une théurgie compliquée et ridicule. Elle s’unit si étroitement à tous les cultes populaires, que ce nom de philosophe, qu’au XVIIIe siècle on donnait chez nous aux incrédules, est bien près de ne désigner alors qu’un illuminé. C’est donc une erreur profonde de croire que la philosophie était capable de renouveler le monde et que le Christianisme arrêta son essor ; tout nous montre, au contraire, que le mouvement philosophique finissait au IIe siècle ; il n’est pas probable qu’il eût rien produit de plus que ce que nous connaissons, et pour que l’humanité pût aller plus loin, il fallait qu’elle reçût une impulsion nouvelle.

 

 

 



[1] Sénèque, Lettres, 5, 2.

[2] Suétone, Domitien, 10. Déjà les philosophes avaient été persécutés sous Nerva. Vespasien les chassa aussi de Rome, à l’exception de Musoulus Rufus.

[3] Lettres, 76, 4.

[4] Oliosa Neapotia (Horace, Epod., 5, 43).

[5] Pline, Lettres, X, 66.

[6] Pline, Lettres, X, 66.

[7] Pline, Lettres, X, 66.

[8] Capitolin, Antonin le Pieux, II.

[9] Digeste, XXVII, 1, 6, 8.

[10] Épictète, Dissert., II, 8. Je me sers de la traduction de M. Courdaveaux.

[11] Dissert., III, 26. Les anges sont serviteurs et témoins de Dieu.

[12] Épictète, Dissert., I, 9.

[13] Tacite, Histoires, III, 81.

[14] Voyez le troisième livre du De officiis de Cicéron.

[15] Dissert., I, 10, et III, 1.

[16] Aulu-Gelle, II, 2.

[17] Quintilien, XII, 2.

[18] Aulu-Gelle, XVII, 10.

[19] Aulu-Gelle, VI, 13. Ce qui est dit plus loin au sujet de Favorinus est tiré aussi d’Aulu-Gelle.

[20] Aulu-Gelle, XVIII, 7.

[21] Aulu-Gelle, XIV, 1.

[22] Aulu-Gelle, IX, 8.

[23] Pline, Lettres, I, 10.

[24] Cicéron, Pro Archia, 10.

[25] Dissert., III, 13.

[26] Dissert., II, 7.

[27] Manuel, 36.

[28] Dissert., II, 16.

[29] Dissert., II, 16.

[30] Dissert., III, 2.

[31] Dissert., II, 18.

[32] Dissert., II, 14.

[33] Dissert., I, 44.

[34] Dissert., III, 5.

[35] Vulcatius, Avid. Cassius, 3, 7.

[36] Lucien, Alexandre, 48.

[37] Vulcatius, Avid. Cassius, 11, 8. Voyez aussi cette lettre qu’il écrivit à propos de la révolte de Cassius (ibid., 8, 2), et où on lit ces mots : non sic deos coluimus, nec sic vivimus ut ille nos vinceret.

[38] Ammien Marcellin, XXV, 4, 17.

[39] Capitolinus, Marc Antonin le Philosophe, 13, 1.

[40] Apuleius Platonicus Madaurensis. C’est la titre que lui donna saint Augustin (De civ. Dei, XIII, 14), c’est celui qu’il porte en tête de ses ouvrages dans les manuscrits qui nous les ont conservés.

[41] Florides, I, 7.

[42] Florides, I, 5.

[43] Florides, I, 9.

[44] Florides, III, 17.

[45] Florides, III, 16.

[46] Florides, I, 9.

[47] Florides, I, 9.

[48] De magia, 41.

[49] De magia, 63.

[50] De magia, 55.

[51] De magia, 55.

[52] De magia, 56.

[53] De deo Socratis, 17.

[54] Aulu-Gelle, XIV, 1.

[55] Saint Augustin, Lettres, 180.