La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

LIVRE SECOND — LA RELIGION APRÈS AUGUSTE

CHAPITRE CINQUIÈME — SÉNÈQUE ET SAINT PAUL

 

 

Il est temps d’en venir à ce qui doit nous intéresser le plus dans Sénèque : il nous faut chercher ce qu’il pensait de la nature de Dieu, de ses rapports avec les hommes et du culte qu’on doit lui rendre. Cette étude est nécessaire pour la question que nous voulons en ce moment résoudre ; elle nous permettra de savoir ce qui peut venir de lui et de ses livres dans les idées religieuses de son temps.

Mais ici nous rencontrons dès le premier pas une objection grave : on nous dit, on veut nous prouver que nous avons tort de faire honneur des opinions de Sénèque à la philosophie païenne et qu’il les tenait du Christianisme. Pour l’établir, on reprend la vieille histoire de ses rapports avec saint Paul. Il semble qu’après les longues polémiques que cette histoire a soulevées, le débat devrait être vidé ; mais c’est le propre de ces luttes auxquelles les croyances religieuses sont mêlées d’être éternelles : on n’y remporte jamais de victoire définitive, et la bataille est toujours à recommencer. C’est ainsi que la légende qui fait de Sénèque un disciple de saint Paul, combattue au XVIe siècle par des prêtres savants et éclairés, comme Baronius et Bellarmin, condamnée par le silence de Bossuet et le dédain de Malebranche, et qu’on regardait comme tout à fait déconsidérée, a refleuri de nos jours. De Maistre l’a soutenue avec une extrême énergie. Je me tiens sûr, écrit-il, que Sénèque a connu saint Paul, comme je le suis que vous m’écoutez en ce moment. Enfin, tout récemment, M. de Rossi, dans ses explorations des catacombes, a cru trouver quelques raisons nouvelles d’adopter cette ancienne tradition, et a essayé de la rajeunir. Il faut donc y toucher encore, quoiqu’elle ait été tant de fois traitée[1]. Il faut savoir si les changements qu’ont subis les croyances des Romains au Ier siècle sont l’effet du développement régulier du paganisme et de la philosophie antique, ou si l’on doit les attribuer à des influences chrétiennes. Il est clair que la solution de cette question est de la plus grande importance pour le sujet qui nous occupe, et je m’y arrête d’autant plus volontiers que cette étude me donnera l’occasion d’exposer les opinions religieuses de Sénèque.

 

— I —

Les Pères de l’Église des trois premiers siècles n’ont jamais rien dit des rapports de Sénèque et de saint Paul, quoiqu’il leur fût très naturel d’en parler lorsqu’ils célébraient les grandes actions que l’apôtre et qu’ils énuméraient ses conquêtes. Sénèque est pour eux un philosophe comme un autre, et son nom, quand ils le citent, n’est pas entouré de plus de respect que celui de Cicéron on de Platon. Tertullien seul, en parlant de lui, emploie une expression qui peut d’abord sembler équivoque. Il est souvent des nôtres, dit-il, Seneca sœpe noster[2]. Mais ces paroles veulent simplement dire que par moments ses opinions se rapprochent du Christianisme, et, c’est dans le même sens que saint Justin appelle Héraclite et Socrate des chrétiens[3]. Il est pourtant probable que, dès cette époque, plus d’un fidèle, frappé, comme Tertullien, de l’élévation morale, des beaux élans d’humanité, de l’accent religieux de Sénèque, s’est pris à regretter qu’il n’ait pas connu l’Évangile. Avec quelle ardeur n’aurait-il pas embrassé le Christianisme, lui qui semblait l’avoir pressenti ! On ne doutait pas, avec Lactance, qu’il ne fut devenu l’adorateur du vrai Dieu, si on lui avait appris à l’être[4]. L’imagination se plaisait à compléter une conversion qui paraissait plus qu’à demi faite, et, comme on croyait voir chez lui. une sympathie secrète pour la nouvelle religion, on cherchait instinctivement quelque, moyen de le mettre en rapport avec elle. Il se trouvait’ précisément que l’apôtre des Gentils, celui qui s’adressa un jour à l’aréopage et annonça Jésus dans la cité des philosophes, avait vécu et prêché à Rome du vivant de Sénèque. Rien n’était plus facile que de supposer qu’ils s’étaient rencontrés, entretenus, et de mettre ainsi en présence, dans leurs plus nobles représentants, la sagesse antique et la foi nouvelle. Ce rapprochement était naturel ; il devait s’offrir de lui-même aux esprits éclairés qui, tout en devenant chrétiens, avaient conservé quelque goût pour l’ancienne philosophie ; mais si on l’a imaginé en ce moment, ce que nous ignorons, ce n’était encore qu’un roman et qu’un rêve. Au IVe siècle, on essaya d’en faire une réalité.

Un grand changement venait alors de se produire dans l’Église : de persécutée, elle était devenue triomphante ; Constantin et Théodose en avaient fait la religion de l’empire, et cette situation lui donnait de nouvelles préoccupations. Comme tous ceux qui arrivent à une fortune subite, elle devait nécessairement éprouver le désir d’ennoblir un peu ses origines. Quand elle était pauvre et proscrite, les sages du paganisme étaient surpris de voir que ses docteurs s’adressaient à tout le monde, et ils lui reprochaient comme un crime de chercher à faire des prosélytes parmi les plus pauvres gens. Voulez-vous savoir comment ils s’expriment ? disait Celse, un de ses plus grands ennemis, voici leurs paroles : Qu’aucun savant, aucun sage, aucun homme instruit ne vienne à nous ; mais s’il y a quelque part un rustre, un sot, un homme de rien, qu’il arrive avec confiance[5]. C’était donc de la lie du peuple, des esclaves ignorants, des femmes crédules, des tisserands, des foulons, des cordonniers, que se formait cette nation de ténèbres, ennemie de la lumière et du jour[6]. Quel scandale pour ces philosophes qui ne songeaient guère à gagner que les lettrés et les riches, et qui avaient horreur de la foule ! Le Christianisme répondit d’abord avec fierté à ces attaques. Loin de rougir de cet apostolat populaire, il s’en faisait gloire. Il trouvait que les foulons et les cordonniers méritaient qu’on s’occupât d’eux comme les autres, et Tertullien allait jusqu’à proclamer qu’ils étaient les mieux disposés à recevoir la vérité. Je ne m’adresse pas, disait-il, à ceux qui sont formés dans les écoles, exercés dans les bibliothèques, qui viennent rejeter devant nous les restes mal digérés d’une science acquise sous les portiques et dans les académies de la Grèce. C’est à toi que je parle, âme naïve, ignorante, qui n’as rien appris que ce qu’on sait dans les rues et dans les boutiques[7]. Tertullien avait bien raison : c’est surtout parce que le Christianisme s’est accommodé à l’intelligence des humbles, parce qu’il a pénétré à des profondeurs où d’ordinaire la philosophie ne descendait pas, qu’il a conquis et changé le monde. Une si grande victoire devait suffire à sa fierté ; il ne s’en contenta pas tout à fait quand il fut le maître. Il semble qu’en habitant les palais, il ait pris aussitôt quelque chose des préjugés et des délicatesses de ceux qui l’avaient précédé dans ces demeures : il se préoccupe davantage alors de ces reproches et de ces railleries qu’il avait si justement méprisés, et cherche quelque moyen d’y répondre. On essaye, pour lui faire un passé plus convenable, de le rattacher à la haute société dés son origine ; à ces foulons, à ces cordonniers, à ces tisserands, qui furent, selon Celse, ses premières conquêtes, on tâche de joindre quelques personnages de me1leure apparence. Sénèque était resté le plus grand nom païen de cette époque. C’était à la fois un homme d’État et un homme d’étude, un philosophe et un ministre ; on pensa sans doute que l’Église naissante tirerait un grand honneur d’un tel adepte, et il parut tout à fait propre à relever ses humbles débuts. Quelle réponse triomphante à ces insolents sénateurs de home, restés padans obstinés au milieu de la conversion du monde, et toujours prêts à opposer leurs grands philosophes aux obscurs apôtres du Christianisme, que de leur montrer qu’un de ces sages dont ils étaient le plus fiers n’avait pas dédaigné d’écouter les leçons d’un Juif de Tarse et qu’il s’était instruit en le fréquentant ! C’est évidemment de cette disposition des esprits qu’a dû naître la légende des rapports de Sénèque et de saint Paul ; il est sûr au moins que la première mention qu’on en trouve est de l’époque dont nous parlons. Saint Jérôme, dans un ouvrage où il énumère les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, met Sénèque parmi eux. Je ne le placerais pas, dit-il, dans cette liste des saintsin catalogo sanctorum, si je n’y étais invité par les lettres de Sénèque à Paul et de Paul à Sénèque, qui sont dans un grand nombre de mains, et dans lesquelles le précepteur de Néron, tout puissant personnage qu’il était, déclare qu’il voudrait être aussi grand parmi les siens que Sénèque l’était parmi les Chrétiens[8].

Nous possédons encore ces lettres, et l’on s’étonne beaucoup en les lisant qu’elles aient suffi à saint Jérôme pour placer Sénèque dans la liste des saints. Jamais plus maladroit faussaire n’a fait parler plus sottement d’aussi grands esprits. Dans cette correspondance ridicule, le philosophe et l’apôtre ne font guère qu’échanger des compliments, et, comme les gens qui n’ont rien à se dire, ils sont empressés surtout à s’entretenir l’un l’autre de leur santé. Il n’est pas une fois question entre eux de doctrines, et il ne leur arrive jamais de s’occuper de ces graves problèmes que soulevait la foi nouvelle. Cependant Sénèque est censé initié à tous les mystères du Christianisme, il en reçoit et en comprend les livres sacrés, il le prêche à Lucilius et à ses amis dans des conférences presque publiques, au milieu des jardins de Salluste ; Il raconte même qu’il en a parlé à l’empereur, et que Néron parait assez disposé à se convertir. Toutes ces belles choses sont dites sèchement, dans des lettres de quelques lignes où le vide des idées n’est égalé que par la barbarie de la forme. Ce qui est curieux, ce qu’on n’a peut-être pas assez remarqué, C’est que l’autour, qui n’est pas adroit, s’y révèle sans le vouloir et trahit sois dessein. C’était sans doute un de cos esprits médiocres, lettrés méticuleux, préoccupés uniquement du beau langage, et qui, en songeant aux grands écrivains qu’on leur avait fait admirer dans les écoles, rougissaient de la pauvreté de la littérature chrétienne[9]. On le voit bien aux conseils qu’il fait donner par Sénèque à saint Paul. La philosophe recommande surtout à l’apôtre de bien écrire : Je voudrais, lui dit-il, que dans vos écrits l’élégance de la parole répondit à la majesté de la pensée[10]. Il me semble qu’on saisit ici les causes qui ont fait le succès, qui peut-être ont été l’origine de cette histoire des rapports de Sénèque et de saint Paul ; elle est née, elle a grandi parmi ces gens qu’avaient charmés les lettres anciennes, qui regrettaient que le Christianisme naissant n’eût pas semblé s’en soucier davantage, et qui, pour le laver de ce reproche de barbarie qu’on lui adressait, voulaient à tout prix lui rattacher dès ses débuts quelques beaux esprits païens.

C’est pourtant sur la foi de cette correspondance que saint Jérôme admet les rapports de Sénèque et de saint Paul ; c’est elle seule qui a fait croire fermement à tout le moyen âge que l’apôtre avait connu et converti le philosophe. Aujourd’hui encore que la critique en a démontré la fausseté, que personne n’ose plus la tenir pour authentique, ceux qui acceptent toujours la légende voudraient bien, tout en condamnant les lettres, continuer à s’en servir et à s’appuyer sur elles d’une façon indirecte. Quelques-uns reconnaissent qu’à la vérité le recueil que nous possédons est apocryphe, mais ils prétendent qu’il a de remplacer un recueil antérieur et original, et que l’invention de lettres fausses suppose l’existence de lettres vraies. Ce raisonnement est vraiment trop étrange. Quel besoin aurait-on éprouvé de composer une correspondance imaginaire, si l’on avait possédé la véritable, et comment comprendre que ces lettres insipides, sans style et sans idées, eussent pu faire oublier celles qu’auraient échangées deux si grands esprits ? D’autres, moins audacieux, se contentent de prétendre que le faussaire a dd appuyer son invention sur une opinion reçue de son temps, et que le succès des lettres apocryphes suppose au moins qu’on croyait, à l’époque de Constantin, aux rapports de saint Paul et de Sénèque. Cette affirmation, il faut l’avouer, est plus vraisemblable, mais ce n’est encore qu’une hypothèse, et les faits lui sont plutôt contraires. Aucun témoignage, aucun indien ne nous montre que la légende ait précédé les lettres ; an contraire, la première fois que nous la rencontrons chez un écrivain, c’est sur les lettres qu’elle s’appuie, au lieu de leur servir de fondement. Rappelons-nous que saint Jérôme nous dit formellement que la correspondance de Sénèque avec suint Paul est la seule raison qu’il ait de mettre le philosophe dans la liste des saints.

Ces lettres une fois écartées, il faut en venir aux arguments sérieux qu’on échange des deux côtés. Ces arguments sont de deux sortes ; car, en réalité, la question est double. Avant d’essayer de la résoudre, commençons par la bien poser. Il y a dans ce problème à la fois une recherche historique et une exposition de doctrine : on peut se demander d’abord s’il est vrai que Sénèque ait connu saint Paul ; on doit chercher ensuite si, dans ces rapports, ils ont échangé leurs opinions, et ailes ouvrages du philosophe contiennent quelques idées qui ne puissent lui venir que du Christianisme. Ce sont là deux questions différentes, d’une importance inégale, et qu’il convient de traiter à part.

La première est, comme je le disais, tout à fait historique ; elle a été discutée avec beaucoup d’acharnement, sans qu’on ait donné d’aucun côté des arguments décisifs. Ceux qui croient que l’apôtre et le philosophe ont pu se connaître rappellent que Paul comparut à Corinthe devant un proconsul romain, qui refusa d’écouter ses accusateurs. Ce proconsul était Gallien, le propre frère de Sénèque. N’est-il pas vraisemblable qu’il se soit enquis des opinions de ce Juif, et que, frappé de l’élévation de sa morale et de l’originalité de ses idées, il en ait écrit quelque chose à son frère avec qui il vivait dans l’intimité. la plus étroite ? Plus tard, lorsque Paul, poursuivi par les Juifs, s’avisa d’en appeler au jugement de César et fut conduit à Rome, on le traduisit devant le préfet du prétoire. Ce préfet était précisément Burrhus, l’ami fidèle, le collègue dévoué de Sénèque, celui qui partageait le pouvoir avec lui. Jugé favorablement par l’autorité romaine, laissé libre ou presque libre pendant deux ans, l’apôtre en profita pour répandre sa doctrine ; il la prêcha partout, et fit des prosélytes jusque dans le palais impérial. Saint Chrysostome rapporte qu’il convertit même une des concubines de Néron, et l’on n’en est pas surpris quand on voit par Ovide et Properce que toutes les belles affranchies qu’ils ont chantées avaient un goût si prononcé pour les religions de l’Orient. On suppose ordinairement, sans en avoir de preuve certaine, que celle que convertit l’apôtre était la jeune Acté, qui fut le premier amour de Néron. Délaissée bientôt, elle ne perdit pas le souvenir de celui qui l’avait un moment aimée ; quand il eut été forcé de se tuer, elle chercha son cadavre, dont tout le monde s’éloignait, pour lui donner une sépulture honorable. Cette conduite dénote une nature qui n’était pas vulgaire, et, en la voyant si dévouée au malheur, on se sent quelque penchant à croire que c’est bien celle dont Chrysostome a voulu parler. Or Acté était personnellement connue de Sénèque : Tacite raconte que le philosophe avait favorisé ses amours avec Néron, afin d’arracher le jeune prince à la détestable influence de sa mère, et nous venons de voir qu’un de ses disciples chéris, Annœus Serenus, pour dissimuler ce commerce à l’impératrice, feignit d’être lui-même l’amant d’Acté. Que de circonstances diverses qui semblaient mettre saint Paul sur le chemin de Sénèque ! Est-il surprenant que, placés sans cesse dans le voisinage l’un de l’autre, ils se soient un jour rencontrés ? et, s’ils ont pu s’entretenir, peut-on admettre qu’ils se soient méconnus, qu’ils n’aient pas compris du premier coup l’affinité de leurs opinions ? Comment deux esprits de cette trempe n’auraient-ils pas éprouvé, en s’abordant, un attrait naturel qui les engageât à se connaître davantage ? Ces conjectures paraissent si vraisemblables, que, lorsqu’à la fin de l’Épître aux Philippiens on lit ces mots : Les frères qui sont dans la maison de César vous saluent, on se demande si, parmi ces Chrétiens du palais impérial, il ne faut pas mettre d’abord l’homme illustre qui fut le précepteur et le ministre de Néron.

Ceux qui sont contraires à ces affirmations répondent que par ces mots : Les frères qui sont dans la maison de César, il faut uniquement entendre des affranchis ou des esclaves. Cette expression servait à Rome pour désigner la domesticité des grands seigneurs[11] ; elle ne pouvait convenir à un sénateur, à un consulaire comme Sénèque. C’est seulement à la fin de l’empire qu’on imagina de faire des offices intérieurs d’un palais des charges de l’État, et que de grands personnages s’honorèrent d’être appelés ceintes des domestiques ou ministres de la chambre sacrée. Au Ier siècle, ces titres auraient été regardés comme un outrage ; les gens de la maison de César ne pouvaient être alors que ces innombrables esclaves ou affranchis qui remplissaient les palais impériaux. C’était un monde confus dans lequel on trouvait des hommes de tout métier, de toute origine et de toute croyance. Du temps de Néron, plusieurs d’entre eux étaient Juifs de naissance ou de doctrine, et ç’est certainement parmi ceux-là que saint Paul propagea l’Évangile. On voit donc que dans l’Épître aux Philippiens il ne peut être question de Sénèque. Les autres raisons données par les partisans de la légende ne sont aussi que des hypothèses dont quelques-unes manquent tout à fait de vraisemblance. Il est, par exemple, beaucoup moins probable qu’on ne le prétend que Gallien ait cherché à connaître les doctrines de ce Juif obscur que des fanatiques traînaient devant son tribunal, et qu’il ait pris la peine d’en informer son frère. Le récit des Actes des apôtres nous montre qu’il n’avait pas plus d’estime pour l’accusé que pour les accusateurs, et que sa tolérance venait surtout de son mépris. Toutes ces querelles de Juifs lui étaient profondément indifférentes. Puisqu’il est question, disait-il, de disputes de mots et de votre loi, c’est à vous de voir ; je ne veux pas être juge de ces sortes de choses[12]. La colère des accusateurs s’étant alors tournée contre Sosthènes, le chef de la synagogue, ils se mirent, dit l’auteur des Actes, à le battre devant le tribunal, sans que Gallion s’en souciât davantage. C’était pousser l’indifférence un peu loin pour un magistrat chargé de maintenir le bon ordre. Comment voudrait-on qu’un homme si singulièrement obstiné à rester étranger à ces discussions, auxquelles il ne comprenait rien, se soit subitement ravisé, et qu’il ait fait parler saint Paul et ses disciples, lui qui venait de refuser de les entendre ? Enfin ne serait-il pas surprenant que, si Sénèque eût connu saint Paul, et par lui l’Évangile, il n’en eût jamais fait aucune mention dans ses ouvrages ? Saint Augustin prétend, à la vérité, que s’il n’en a rien dit, c’est qu’il n’osait pas en parler ; mais nous savons qu’il n’était pas timide, qu’il avait le goût des nouveautés et qu’il n’hésitait pas à les répandre. Ceux qui veulent agir sur leur temps aiment quelquefois à le surprendre et à le choquer ; c’est une manière d’exciter son attention, de le passionner en l’étonnant. Comme Rousseau, à qui il ressemble par plus d’un côté, Sénèque heurte volontiers les opinions reçues et ne respecte guère ces traditions qui formaient la meilleure partie de la sagesse romaine. Ministre d’un empereur, il traite légèrement les prédécesseurs de son maître ; il attaque partout sans scrupule la religion de son pays que, comme magistrat, il était chargé de défendre. Comprendrait-on que ce hardi penseur ne fût timide que lorsqu’il s’agissait du Christianisme ? Si c’est vraiment par frayeur qu’il n’en a rien dit, s’il a craint la colère de César ou les préjugés du public, il faut avouer que sa conversion, dont on fait honneur à saint Paul, avait été bien incomplète. J’ajoute que, s’il n’a pas dit un mot des Chrétiens, il n’est pas aussi réservé sur les Juifs. Il en parlait très durement dans son traité De la superstition. Cette misérable et criminelle nation, disait-il avec colère, s’est insinuée dans le monde entier et y a répandu ses usages[13]. Croit-on qu’un ami de saint Paul se serait exprimé avec cette violence ? l’Église parlait-elle ainsi des Juifs le lendemain du jour où elle venait de se séparer d’eux ? La façon dont Sénèque les traite n’est pas celle d’un disciple du Christ, c’est celle des beaux esprits du paganisme, qui ne tarissaient pas de railleries et d’insultes quand ils parlaient des habitants de la Syrie et de la Judée, qui disaient hautement que c’étaient des nations nées pour la servitude[14], et qui même les regardaient comme la lie de l’esclavage[15]. Sénèque parle d’eux absolument comme Cicéron, comme Pline, comme Quintilien, comme Tacite. Rien n’indique qu’il les connut mieux ni qu’il les estimât davantage ; rien ne révèle en lui l’adepte d’une religion nouvelle, sortie récemment du Mosaïsme, qui ménage encore le culte dont elle procède et qu’elle vient de quitter.

A ces raisons on en ajoute une autre, sur laquelle on insiste volontiers et qui semble décisive. On rappelle le peu de bruit que fit à Rome la révolution chrétienne au Ier siècle. Longtemps les lettrés, les gens du grand monde, tous ceux qui étaient placés au sommet de cette société brillante, ne parurent pas s’apercevoir du grand événement qui s’accomplissait au-dessous d’eux. C’est seulement sous Trajan que le nom des Chrétiens commence à se trouver dans les écrits des historiens et des polygraphes, chez Tacite, chez Suétone, chez Pline le jeune ; mais combien ils y sont encore peu compris et méprisés ! Sénèque appartenait à cette aristocratie dédaigneuse ; il était même un de ceux qui pensaient le plus de mal de la foule, et il recommandait à ses disciples, comme le premier des devoirs, de vivre loin d’elle. Comment veut-on que du haut de son orgueil philosophique il ait prêté l’oreille à ces humbles prédications qui se faisaient en mauvais grec dans les synagogues ou les boutiques du quartier juif ? On croit donc pouvoir affirmer que, loin d’avoir embrassé l’Évangile, il n’a pas même pu le connaître ; on pense qu’il avait une bonne raison de ne pas se convertir à la religion nouvelle, c’est qu’il n’en avait jamais entendu parler.

Cette opinion a été souvent soutenue avec insistance, et beaucoup la regardent comme l’argument le plus fort dont on puisse se servir pour nier les rapports de Sénèque et de saint Paul. Elle me semble pourtant moins solide qu’on ne le croit. Est-on vraiment sûr que le Christianisme ait été tout à fait ignoré de la société polie du Ier siècle ? Sans doute personne alors ne paraît en savoir le nom, et les premiers qui en ont parlé plus tard le traitent avec un mépris singulier. Mais ne nous laissons pas tromper par ces grands airs de dédain et d’ignorance que les Romains affectent pour tout ce qui s’éloigne de leurs habitudes et de leurs traditions : ce n’est souvent qu’un mensonge et une comédie. Souvenons-nous qu’ils s’en étaient servis d’abord à l’égard de la Grèce. Un magistrat qui s’adressait à des Grecs devait ne leur parler que par interprète, quoiqu’il comprit leur langue à merveille, et il était d’usage au barreau qu’on parût ignorer le nom des grands artistes de la Grèce, quand on se ruinait chez soi pour acheter leurs chefs-d’œuvre. La même tactique fut employée plus tard à l’égard des Juifs ; les gens du grand monde affectaient de ne parler d’eux qu’en termes insultants, ce qui n’empêchait pas qu’on ne jeûnât pieusement les jours du sabbat, et qu’on n’introduisit chez soi, par une porte dérobée, les mendiants de la forêt aricinienne qui disaient la bonne aventure, remettaient les péchés à bas prix, et enseignaient à voix basse la loi de Moïse. C’est ainsi que ces Juifs si méprisés, si maltraités, et qu’on mettait en dehors de la civilisation romaine, n’en exerçaient pas moins dans l’ombre une grande action religieuse. Qui sait s’il n’en fut pas de même des Chrétiens ? Les Juifs étant beaucoup plus connus qu’on ne le suppose, n’est-il pas possible que de bonne heure il n’ait transpiré quelque chose de ce mouvement religieux qui s’accomplissait chez eux ? On peut soupçonner, je crois, qu’il n’a pas échappé à la police impériale, quoique en général elle fût mal faite. Dès le règne de Claude, c’est-à-dire avant que saint Paul vint à Rome, elle s’aperçut du trouble que la prédication des premiers disciples du Christ excitait dans le quartier des Juifs. Comme elle ne comprit pas très bien les raisons qu’on lui en donnait, elle crut naïvement qu’un certain Chrestus était arrivé de Judée et qu’il mettait les esprits en révolution[16]. Pour rétablir l’ordre, elle employa un de ces moyens expéditifs qui lui étaient familiers : sans se préoccuper de chercher les coupables, elle mit tous les Juifs à la porte. Il faut croire qu’à la suite de cette exécution sommaire, on ne cessa pas d’avoir les yeux sur les Chrétiens, puisque après l’incendie de home, Néron les choisit de préférence pour détourner de lui les soupçons et les faire tomber sur eux : sa police les lui avait désignés sans doute comme des sectaires obscurs, qu’on pouvait frapper sans scrupule et sans péril. Le supplice affreux qu’on leur infligea leur rendit au moins le service de les faire mieux connaître ; ils durent être pendant quelques jours l’entretien de Rome. C’est alors que, dans ces réunions élégantes où se racontaient les nouvelles, on entendit prononcer pour la première fois ce nom que beaucoup encore ignoraient, et qui devait être si grand. Il est impossible que les honnêtes gens, quelque insouciants qu’on les suppose et quoique habitués à tous les massacres, ne se soient pas demandé qui étaient ces malheureux que Néron faisait brûler vivants pour abuser la colère du peuple. L’occasion était belle d’ailleurs pour tous les ennemis de César, pour tous les mécontents du régime impérial, d’attaquer l’inhumanité du maître. Tacite, qui parle des Chrétiens d’une manière si dure, constate que la cruauté avec laquelle on les traitait leur gagnait les cœurs[17]. A partir de ce moment, on ne pouvait plus ignorer leur existence, et, une fois l’attention publique éveillée, il était naturel qu’on fût curieux de les connaître, qu’on cherchât à savoir ce qu’ils étaient, ce qu’ils enseignaient, ce qu’ils croyaient. Plusieurs de ces curieux devinrent vite des adeptes : il y avait alors trop d’âmes malades, fatiguées du présent, éprises de l’inconnu, avides d’émotions nouvelles, pour n’être pas attirées par un culte secret et persécuté, qui donnait des réponses précises à toutes les questions qui agitaient le monde. Dès lors les conquêtes du Christianisme furent innombrables. Sans doute, comme on l’a vu plus haut, ceux qui vinrent d’abord à lui furent les pauvres gens, mais on peut croire qu’il ne resta pas tout à fait étranger aux hautes classes de la société. M. de Rossi a démontré que bien avant Constantin, des membres de la plus haute aristocratie romaine avaient embrassé la religion nouvelle. Il a trouvé, dans les cimetières chrétiens de l’époque de Marc-Aurèle et des Sévère, les noms des Cornelii, des Pomponii, des Cæcilii[18], et il se croit autorisé par certains indices à penser que ce mouvement qui entraînait quelques grandes familles de Rome vers l’Évangile avait commencé plus tôt. Si ses conjectures sont véritables, il faut en conclure que le Christianisme était au Ier siècle moins inconnu des riches et des lettrés qu’on ne le pense. Il n’est donc pas tout à fait impossible que Sénèque en ait entendu parler, qu’il ait voulu le connaître, qu’un hasard l’ait rapproché de celui qui en a été le plus éloquent apôtre. Ce ne sont encore là que des conjectures ; tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elles ne sont pas aussi invraisemblables qu’on l’a prétendu ; mais il faut attendre, pour y croire, que des témoignages précis en aient démontré la vérité.

Ainsi, sur cette première question- qui consiste à soi demander -si Sénèque a connu saint Paul, on doit dire qu’on ne sait rien de positif, que les arguments donnés des deux côtés ne suffisent pas pour qu’on se prononce, et que, quoiqu’il soit beaucoup plus probable qu’ils sont demeurés étrangers l’un à l’autre, on ne peut, jusqu’à présent, rien affirmer avec une entière certitude

 

— II —

Cette question est après tout secondaire : ce qu’il importe vraiment de savoir, ce n’est pas si Sénèque et saint Paul se sont rencontrés, mais si le philosophe a profité des doctrines de l’apôtre. Ici nous ne marchons plus dans les ténèbres, et nous pouvons sortir des conjectures. La vie des deux illustres contemporains nous échappe souvent, mais leurs opinions nous sont bien connues. Nous avons les épîtres de Paul, nous pouvons les comparer aux écrits de Sénèque et voir ce qui chez eux ressemble ou diffère. La vérité doit sortir de cette comparaison.

Il n’y a personne assurément qui ose affirmer que la philosophie de Sénèque soit entièrement chrétienne : ses ouvrages donneraient à cette assertion un démenti trop formel. On se contente de prétendre qu’elle touche par moments au Christianisme, ce qu’il n’est guère possible de trier. Il est vrai qu’on ne peut pas nier non plus que, s’il s’en rapproche quelquefois, il s’en éloigne aussi très souvent. Sénèque ne semble pas tenir beaucoup à s’accorder avec lui-même et à rester fidèle à sa doctrine. Rien qu’il aime à mettre à ses opinions l’étiquette du stoïcisme, il se place volontiers sur la limite de toutes les écoles et ne parait pas avoir de scrupules à passer de l’une à l’autre[19]. Je ne suis asservi à personne, nous dit-il ; je veux garder mon indépendance[20]. Cette liberté d’allures avait été de tout temps une habitude des philosophes romains, mais on la pratiquait alors plus que jamais, et les opinions semblaient se mêler dans un éclectisme sympathique, comme pour réunir au dernier moment toutes les forces de la vieille philosophie contre l’ennemi nouveau qui allait la vaincre. Il a d’ailleurs une raison particulière pour flotter ainsi entre les systèmes différents. Comme il ne s’occupe presque que de morale et que sa sagesse cherche surtout à être pratique, c’est-à-dire à s’appliquer aux circonstances, elle change aisément avec elles. Quand il veut guérir un malade, il ne lui propose que des remèdes appropriés à la nature de son mal : par exemple, il conseille la retraite à ceux qui s’épuisent à poursuivre les honneurs, tandis qu’il pousse à la vie active les âmes faibles qui ne peuvent pas supporter la retraite. De plus, cette importance exclusive qu’il accorde à la morale fait que le reste le touche peu. Il n’est pas tout à fait juste de dire que, sur les questions les plus graves, comme la nature de Dieu et de l’âme, il soit tantôt stoïcien et tantôt platonicien ; en somme, il est indifférent[21] ; son seul souci, il ne s’en cache pas, est de tirer de ces opinions des conséquences pratiques[22]. Aussi se préoccupe-t-il surtout de les présenter par les côtés qui peuvent être les plus profitables aux moeurs ; pour être utile, il n’hésitera pas, s’il le faut, à renoncer aux doctrines les plus chères de sa secte. On sait que le dieu des stoïciens n’est pas, comme celui de Platon et d’Aristote, un principe séparé de la matière et en dehors du monde, qu’au contraire il se confond avec la nature. Tant que Sénèque reste sur les hauteurs de la spéculation philosophique, il s’exprime à ce sujet comme un stoïcien rigoureux. Dieu, pour lui, c’est la force divine qui anime le monde, ou plutôt c’est le monde même : Voulez-vous l’appeler la Nature, vous n’aurez pas tort[23]. C’est le Destin, c’est la Fortune, c’est la série immuable des causes qui s’enchaînent, c’est l’âme de l’univers. Quid est Deus ? mens universi[24]. Nous voilà aussi loin que possible de l’Homme-Dieu, dont l’image vivante enflammait les martyrs. Mais ailleurs il s’en rapproche davantage. Quand il n’est plus un philosophe spéculatif, et qu’il veut simplement consoler un homme qui souffre et donner du cœur aux désespérés, il comprend qu’il n’y a rien à tirer des froides abstractions du stoïcisme ; il se trouve alors entraîné à se représenter Dieu comme un être compatissant qui écoute la voix de ses créatures qui les plaint et les exauce. C’est ainsi que, malgré certains principes et certaines tendances, ses ouvrages ont le plus souvent une couleur religieuse très prononcée. Il attribue quelque part à la philosophie la mission d’arracher l’homme à la terre pour le diriger vers le ciel[25]. La première de toutes les vertus est, selon lui, de se livrer à Dieu[26] ; il veut qu’on reconnaisse sa présence partout : Que sert de dérober quelque chose aux hommes ? rien n’est caché pour Dieu[27]. Il recommande d’accepter sa volonté sans murmurer : Tout ce qui plaît à Dieu doit plaire aux hommes[28]. Quand quelque malheur imprévu nous frappe, il ne faut pas se contenter de dire avec Virgile : Les dieux ont décidé autrement, Dis aliter visum ! il faut dire : Ce que les dieux envoient est meilleur, Di melius ![29] Une de ses plus belles maximes, qui résume pour lui tous nos devoirs, est celle-ci : Vivez avec les hommes comme si Dieu vous voyait ; adressez-vous à Dieu comme si les hommes vous entendaient[30]. Ce Dieu, comme on le voit, est ici un Dieu personnel, une sorte de protecteur toujours présent, ou, comme il l’appelle, un ami qui n’est jamais loin[31]. C’est notre père[32], notre créateur qui nous aime d’un amour énergique[33]. Il nous inspire et nous soutient[34] ; il communique avec nous, et même il réside en nous. Vous vous étonnez, dit-il, que l’homme puisse s’élever jusqu’aux dieux ? ne voyez-vous pas que les dieux viennent parmi les hommes, et, ce qui est plus encore, qu’ils viennent dans les hommes ?[35] Aussi leur devons-nous toute notre reconnaissance et tous nos hommages. Sénèque est le seul peut-être de tous les sages de l’antiquité qui ait parlé en termes exprès de l’amour de Dieu, colitur et amatur[36]. Sa colère est vive contre les épicuriens et leur doctrine ; il ne leur pardonne pas d’imaginer des dieux fainéants, qui ne se soucient pas de nous et ne sortent jamais de leur repos pour nous secourir : Celui qui ose le prétendre n’entend pas toutes ces voix qui prient ; il ne voit pas ces mains qui de tous les coins du monde se lèvent vers le ciel[37]. — Peut-on reconnaître dans le philosophe qui parle ainsi de la prière celui qui dit ailleurs que le sage est l’associé des dieux et ne doit pas être leur suppliant ?[38]

Il n’est guère plus d’accord avec lui-même et avec ses maîtres au sujet de la nature de l’Ane et de sa destinée. Pour les stoïciens, l’Aine est un corps et il n’y a pas deux principes différents dans l’homme. En théorie, Sénèque parait accepter cette opinion ; il admet que tout être, par cela seul qu’il est actif, doit être nécessairement corporel, et qu’il ne peut y avoir entre ce qu’on appelle l’Aine et le corps de diversité de nature[39]. Il les sépare pourtant d’ordinaire et les oppose sans cesse l’un à l’autre ; il finit par créer entre eux une sorte d’antagonisme qui explique la vie tout entière. Le corps est la prison de l’Ame, c’est un poids qui la penche vers la terre. Tant qu’ils sont unis, elle est comme dans les chaînes[40] ; pour conserver sa force et sa liberté, elle lutte sans relâche contre la chair : Jamais, dit-il, cette chair misérable ne me fera éprouver quelque crainte ; jamais je ne consentirai à mentir dons son intérêt. Quand je le trouverai bon, je romprai le lien qui m’attache à elle[41]. Cette distinction si complète de l’âme et du’ corps, étrangère au système véritable des stoïciens, l’amène à des conséquences qui l’éloignent encore plus de la doctrine de ses maîtres. Si l’âme est un corps, elle ne peut échapper aux conditions de tout ce qui est matière, il lui faut se dissoudre et périr. Les stoïciens devaient donc être nécessairement amenés à croire qu’elle ne survit pas à la mort. Quelques-uns cherchèrent pourtant à échapper à ces conclusions rigoureuses. Chrysippe admit que les amas des sages subsistent jusqu’au moment où le monde est détruit par le feu, et Cléanthe étendit ce privilège à toutes les âmes[42]. C’était leur accorder une vie plus longue, ce n’était pas leur donner l’immortalité[43]. Sur cette question, Sénèque parant fort hésitant. Selon les circonstances, il affirme ou il nie la vie future. Il dit d’abord à Marcia, qui pleure son enfant, que la mort détruit, anéantit tout, et qu’elle est la lin de toutes les misères : On ne peut pas être malheureux quand on n’est plus rien[44]. Mais, comme s’il se doutait que cette perspective ne la consolerait guère, il lui représente un peu plus loin son fils qui monte au ciel et qui prend place à côté des Catons et des Scipions[45]. On a beaucoup reproché à Sénèque ces contradictions ; il est pourtant possible quelquefois de les expliquer et de prétendre qu’il est ici plus fidèle qu’on ne croit aux opinions de ses maîtres. Songeons à la distinction que faisait Chrysippe entre le sort du vulgaire et celui des sages ; n’est-il pas possible que Sénèque n’ait parlé que du commun des hommes quand il dit que l’âme s’évanouit avec la corps, et qu’il pense au sage lorsqu’il soutient qu’elle monte au ciel ? En ce sens, cette phrase de la Consolation à Polybe : Pourquoi le pleurer ? il est heureux ou il n’est plus rien[46], n’indique pas seulement, comme on l’a prétendu, l’indécision d’un sceptique qui n’ose rien affirmer ; Sénèque y parle en stoïcien convaincu, et cette alternative même est le fond de la doctrine du Portique sur l’autre vie. Mais où il s’en écarte tout à fait, c’est quand il dit formellement que l’âme est éternelle et immortelle[47]. Ces expressions se retrouvent chez lui dés ses premiers ouvrages ; elles deviennent plus fréquentes dans les lettres à Lucilius, qu’il a écrites à la fin de sa vie. On dirait qu’à mesure qu’il sentait la mort s’approcher, il aimait à se consoler et à se soutenir par ces espérances d’immortalité : Ce jour, disait-il, que vous redoutez comme le dernier de votre vie, il est le premier de la vie éternelle[48]... Bientôt les secrets de la nature vous seront dévoilés. Le brouillard qui vous aveugle se dissipera, et vous serez inondé de lumière. Représentez-vous l’éclat qui doit résulter de tant d’astres confondant leurs rayons ; aucune ombre n’en ternira la pureté ; toutes les régions du ciel resplendiront égaiement. C’est alors que vous serez contraint d’avouer que vous avez passé votre vie dans les ténèbres. Quelle ne sera pas votre admiration quand la lumière divine vous apparaîtra et que vous la saisirez à son foyer ![49]

Ces contradictions visibles, ces alternatives d’opinions diverses n’ont pas été négligées, on le pense bien, par ceux qui soutiennent que Sénèque a connu l’Évangile et s’en est servi. Il est clair, disent-ils, que s’il est si souvent en désaccord avec les stoïciens, dont il se prétend l’élève, c’est qu’après avoir étudié leur système, il a rencontré sur son chemin une autre doctrine qui l’a séduit. Dès lors il a flotté entre l’enseignement de ses maures, qu’il ne ioulait pas abandonner, et ces opinions nouvelles dont il ne pouvait pas se défendre. Or cette doctrine qui le rend infidèle aux leçons de Zénon et de Chrysippe, c’est évidemment celle que Paul prêchait à Rome de son temps et dans son voisinage. Pour n’en pas douter, il suffit de rapprocher certains passages des écrits de Sénèque de ceux des Pères de l’Église : ce sont les mêmes idées, quelquefois exprimées dans les mêmes termes. Ces ressemblances frappaient déjà au IIe siècle ; elles étonnent encore aujourd’hui l’esprit, surtout quand on compare entre elles les diverses phrases qu’on veut rapprocher en les isolant de ce qui les précède et de ce qui les suit. Ainsi présentées, elles semblent résoudre la question et ne plus laisser de place au doute.

Cependant des doutes s’élèvent dès qu’on regarde de près, et les difficultés naissent de tous les côtés. La première consiste à fixer l’époque où la religion du Christ a pu être enseignée à Sénèque. S’il est vrai qu’il ait tiré d’elle ses plus belles pensées, le moment où il a connu l’Évangile a dû être un des plus importants de sa vie ; comme Paul, son maître, il s’est senti sans doute transformé en entendant la divine parole, et il n’est pas possible que la trace de cette révélation ne se retrouve pas dans ses livres. Rien ne doit être plus aisé que de distinguer ceux qui ont précédé ses relations avec Paul et ceux qui les ont suivies ; ces derniers seuls doivent contenir ces grandes idées religieuses ou morales qu’il tient du Christianisme, et il ne faut pas s’attendre à les trouver dans les autres. Ce n’est pourtant pas ce qui arrive, et l’étude la plus attentive des oeuvres de Sénèque ne permet pas de faire ce partage, qui devrait être facile, entre celles que le Christianisme a inspirées et celles qui ne viennent que de la sagesse antique. On n’est pas d’accord sur l’époque de l’arrivée de saint Paul à Rome : le plus grand nombre des critiques la place à l’année 61 ; quelques-uns croient devoir l’avancer jusqu’en 56. Mais, quelle que soit la date qu’on adopte, à ce miment Sénèque n’était plus jeune et il avait écrit une grande partie de ses ouvrages. Celui qu’on regarde d’ordinaire comme le plus ancien de tous, la Consolation à Marcia, est probablement du règne de Caligula. Les Consolations à Helvia et à Polybe sont du temps de Claude et antérieures à l’année 49. Le traité Sur la colère, celui Sur la clémence, ont été composés dans les premières années du règne de Néron. Peut-on saisir des différences radicales entre ces ouvrages et ceux qui furent composés après l’an 56, quand Sénèque avait pu connaître saint Paul ? Les derniers, sans doute, valent mieux que les autres, ils sont plus remarquables par la pensée et par le style ; mais c’est un progrès qu’expliquent assez l’âge et l’expérience de l’auteur. On ne vit pas pendant plusieurs années au milieu des plus graves affaires, on n’est pas associé au gouvernement du monde sans que l’esprit gagne en profondeur et en étendue. Quant au fond des opinions, il est resté le même. Ce sont toujours à peu près les mêmes qualités et les mêmes défauts. On peut admettre que sa pensée s’est mûrie avec le temps ; ses doctrines pour l’essentiel n’ont pas changé. Nulle part on ne trouve dans ses écrits la trace d’une révélation subite, qui, au milieu de sa carrière, aurait renouvelé son esprit[50]. Si l’on prétend tirer de ses contradictions la prouve qu’il a été placé entre deux doctrines différentes qui le tiraient en sens inverses, nous ferons remarquer que ces contradictions existent déjà dans les Consolations à Marcia et à Polybe, qu’il a écrites avant d’avoir pu connaître saint Paul ; par contre, cette morale élevée, ces beaux principes, ces grandes pensées, qu’on dit être empruntés à l’Évangile, ne se rencontrent pas seulement dans les lettres à Lucilius, qui sont un de ses derniers ouvrages ; on les trouve dans les écrits antérieurs à l’an 56, comme dans les autres. En sorte que, si l’on veut absolument nous faire croire qu’il les tient du Christianisme, il faut modifier l’hypothèse qu’on a jusqu’à présent soutenue, il faut dire qu’il ne les a pas reçus de Paul, comme on le prétend, mais de ceux qui, avant lui et vers la fin du règne de Tibère, vinrent les premiers annoncer à la colonie juive de Rome les enseignements du Ressuscité.

Quant à ces ressemblances qui surprennent entre la doctrine de Sénèque et celle de l’Église, elles ne suffisent pas à, prouver, comme on le suppose, que le philosophe ait reçu des leçons d’un chrétien. Il convient d’abord de remarquer qu’elles ont été souvent très exagérées et qu’elles sont loin d’avoir la signification et la gravité qu’on leur accorde. Tantôt la similitude des mots cache des pensées très différentes ; tantôt il se trouve que ces termes qui étonnent chez Sénèque ont été employés par d’autres écrivains païens bien avant que le Christianisme existât[51]. Quand l’Église a formé sa langue, elle a sans doute créé beaucoup d’expressions nouvelles, mais elle en a pris beaucoup aussi qui semblaient faites pour elle chez les philosophes de ce temps. En réalité, tous ces rapprochements de mots sont de peu d’importance ; les ressemblances entre les idées paraissent d’abord plus graves, mais elles ne sont souvent qu’apparentes, et un examen plus attentif montre qu’au fond l’accord n’est jamais complet entre les deux doctrines.

On a, par exemple, voulu trouver dans Sénèque la charité telle que les Chrétiens la comprennent, et il est certain que souvent elle semble y être. II recommande partout une libéralité, une bienfaisance infatigables pour tous ceux qui soutirent ; il dit qu’il faut tendre la main au naufragé, montrer la route au pauvre égaré, partager son pain avec celui qui a faim. Il demande qu’on fasse l’aumône au pauvre, qu’on rende à sa mère le fils qu’elle a perdu, qu’on rachète l’esclave et le gladiateur, qu’on donne la sépulture même au cadavre d’un criminel[52]. Il va plus loin encore : il exige la charité du cœur, la plus importante de toutes, celle qui console les souffrances par la sympathie qu’elle montre encore plus que par les secours qu’elle donne. Il faut venir en aide même à ses ennemis, et le faire avec douceur. Il faut accueillir les pécheurs avec une âme tendre et paternelle, et, au lieu de les poursuivre, essayer de les ramener[53]. S’adressant enfin à ces esprits aigres et mécontents, moralistes outrés qui cherchent partout quelque motif de se mettre en colère, il leur dit cette belle parole, tout à fait digne de l’Évangile : Eh ! quand donc aimerez-vous ? Ecquando amabis ?[54] Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est qu’en donnant ces préceptes, il est moins préoccupé de l’intérêt de l’humanité que de mieux tremper l’âme de son sage. C’est, pour ainsi dire, par égoïsme qu’il doit être charitable : la bienfaisance est surtout un exercice qui lui sera utile en lui apprenant à se détacher des biens qu’il possède. De plus, comme le sage doit être au-dessus des passions, il faut qu’il se défende même de la meilleure de toutes, de la pitié. — Dans ce système, la pitié est une faiblesse. — Il donnera donc sans compatir ; en soulageant la misère des autres, il faut qu’il ne change pas de visage, qu’il n’éprouve pas d’émotion, tranquilla mente, vultu suo[55]. Nous voilà bien éloignés de la charité chrétienne.

Il en est de même de cette conception du sage, qui tient tant de place dans le système de Sénèque : on l’a quelquefois rapproché du juste de l’Évangile, et des imprudents ont voulu conclure de cette comparaison la ressemblance des deux doctrines ; rien, au contraire, n’en fait mieux voir l’opposition. Le sage de Sénèque est un homme d’une incroyable énergie, rien ne l’atteint et rien ne l’abat ; quelque poids qui pèse sur lui, il reste droit[56]. Le secret de sa force est dans son détachement de tout : il ne peut rien perdre, parce qu’il ne tient à rien. Il se suffit à lui-même, il n’a point de besoins ni de désirs. Les passions même les plus saines lui sont étrangères. Il ne doit pas se laisser troubler par les affections les plus naturelles ; il faut qu’il demeure insensible à la mort de ses proches et de ses amis. La vie lui est indifférente comme la fortune. Il a le droit, et quelque fois le devoir, de s’en débarrasser ; il vit autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut[57], et, quand les circonstances l’exigent, il se juge et se délivre lui-même. Quelques traits de ce caractère sont déjà fort éloignés de l’idéal chrétien. D’autres rappellent les sévérités des docteurs de Port-Royal, qui ont effrayé l’Église ; mais voici qui sépare tout à fait la morale de Sénèque de celle de l’Évangile : à cette hauteur où la vertu le place, le sage des stoïciens plane au-dessus de l’humanité. Il se rapproche des dieux, il devient leur égal, cum dis ex pari vivit[58]. Quel blasphème pour un chrétien ! Ce n’est pas assez d’égaler Dieu, par quelques côtés il le dépasse. Le sage, comme Jupiter, méprise tous les biens de la terre ; mais il y a cette différence entre eux que Jupiter ne pourrait pas en user, le sage ne le veut pas. — Comme Dieu, le sage ne craint rien ; mais cette sécurité est chez Dieu l’effet de sa nature, taudis que le sage y arrive par un effort de sa volonté[59]. La conséquence naturelle de ces principes, c’est que le sage n’a rien à demander à Dieu, dont il est l’égal, socius, non supplex. La doctrine stoïcienne, qui parle de Dieu si souvent, semble avoir pour premier résultat de le rendre inutile à l’homme. Pour arriver à la vertu, le sage n’a recours qu’à lui ; son premier devoir est de se fier à lui-même[60]. C’est uniquement par son effort personnel, par son travail propre, qu’il deviendra plus vertueux, et, quand il mourra, il pourra dire fièrement à Dieu : Je te rends mon âme meilleure que tu de me l’avais donnée[61]. Il n’a donc à implorer l’aide de personne. Qu’as-tu besoin de prières ? lui dit Sénèque, tu peux te rendre heureux tout seul[62]. S’il n’a rien à espérer de Dieu, il n’a rien non plus à en craindre, et la crainte de Dieu est mise parmi les fautes dont nous devons le plus nous préserver[63]. Quel contraste avec cette religion qui la regarde comme le commencement de la sagesse ! Ainsi par les principes, c’est-à-dire par l’essentiel, ces deux doctrines sont entièrement contraires ; qu’importe qu’elles se ressemblent quelquefois dans les détails ? Il ne peut rien y avoir de commun entre le système qui humilie l’homme sons la main divine et celui qui l’exalte jusqu’à en faire un dieu.

Il est donc certain que la plus grande partie des opinions de Sénèque est contraire au Christianisme, et qu’il n’est guère chrétien, s’il l’est, que par quelques préceptes de morale pratique : voilà précisément ce qu’il ne me semble pas possible d’admettre. Peut-on penser, s’il avait connu l’Évangile, qu’il n’en eût pas pris davantage ? Pour qu’il s’en soit écarté si souvent, il faut, en vérité, que saint Paul le lui ait fait bien mal connaître. S’il avait pris la peine de lui enseigner la doctrine chrétienne comme il l’a développée dans ses Épîtres, est-il croyable que Sénèque eût conservé si peu de chose de ces grandes leçons, et qu’elles n’eussent abouti qu’à introduire quelques inconséquences dans son système ? Comment se fait-il qu’il ne se trouve rien chez lui des théories de l’Épître aux Romains, aucune affirmation précise de la prédestination des âmes ou de la justification par la foi ? Comment, au contraire, ce prétendu disciple de Paul est-il d’avis que l’homme se suffit, qu’il doit tout attendre de lui, et que le résumé de la sagesse, c’est de mettre sa confiance en soi-même ? Peut-on comprendre qu’après avoir entendu cet enseignement si dogmatique, il lui reste tant d’hésitations sur la nature de Dieu, sur l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus important dans toutes les philosophies et dans toutes les religions ? De qui serait-ce donc la faute si ces conférences qu’on imagine entre ces deux grands docteurs avaient eu de si pauvres résultats ? Faudrait-il en accuser l’intelligence de Sénèque, ou serait-ce Paul qui n’aurait pas su se faire comprendre ? Est-il possible que l’apôtre, en enseignant le Christianisme à son élève, en ait volontairement omis l’essentiel, ou que l’illustre philosophe n’ait retenu de ces leçons que quelques idées morales dont le sens même paraît lui avoir souvent échappé ? Ne serait-ce pas vraiment les outrager tous les deux que de faire des suppositions pareilles ?

Mais ces suppositions sont inutiles et tout peut s’expliquer chez Sénèque sans l’intervention du Christianisme. Sans doute il n’a pas inventé les grandes idées qu’on admire dans ses ouvrages, mais il n’est pas tout à fait nécessaire qu’il les ait apprises de saint Paul. Il les tient de philosophes qui vivaient longtemps avant la naissance du Christ, et nous les avons trouvées tout à l’heure chez Cicéron, qui ne peut être suspect de les emprunter à l’Évangile. On a plusieurs fois montré par des rapprochements précis, par des citations exactes, que les sages qui l’ont précédé les avaient souvent exprimées avant lui, et c’est aujourd’hui un travail inutile que de prouver qu’elles étaient des lieux communs sur lesquels la philosophie vivait depuis des siècles. Il est vrai qu’elles semblent prendre dans ses ouvrages un autre caractère. Ses préceptes ont un accent plus pressant et plus persuasif ; il donne aux principes qu’il prend à ses devanciers un degré de plus de chaleur et de générosité ; sa morale a quelque chose de plus pénétrant, de plus pratique, elle semble vivre davantage. Voilà sa véritable originalité ; c’est ce qui trompe quelquefois quand on l’écoute, et fait croire qu’il a dit le premier ce qu’il répète après beaucoup d’autres. C’est en ce sens que de Maistre a pu prétendre qu’il parle de Dieu et de l’homme d’une manière toute nouvelle ; mais ce mérite même, ne lui appartient pas tout entier. On se rappelle quelle direction prit la philosophie romaine après Auguste ; elle chercha surtout à tirer des grands principes trouvés par les sages de la Grèce et de Rome des conséquences pratiques. Il se fit pendant près d’un siècle, dans toutes les écoles, un travail intérieur dont Sénèque nous a conservé le résultat. On n’est quelquefois surpris en lisant ses livres que parce qu’on l’isole de tous ces prédicateurs de vertu qui l’avaient précédé et dont Il se proclame l’élève. Songeons, pour le comprendre, aux progrès qu’avait faits avec Fabianus, Attale, Sotion, l’enseignement de la morale et dont il a profité. Il n’y a rien d’étonnant, par exemple, qu’étant parti de cette opinion, si nettement formulée par Cicéron, que, des deux principes qui composent l’homme, la prédominance appartient à l’âme, on en soit arrivé à mal mener le corps. Sénèque pense que c’est pour l’âme une triste demeure que cette maison délabrée qui toujours menace ruine. On voit bien, dit-il spirituellement, que nous n’en sommes que locataires[64]. Il faut donc vaincre et dompter le corps pour que l’âme soit tout à fait maîtresse. Aussi conseille-t-il les mortifications et les abstinences. Il veut que pendant les folies des Saturnales, au moment où toute licence est accordée à la débauche publique[65], on s’enferme au fond de sa maison, on se couvre de pauvres vêtements, on couche sur un grabat, on se contente d’un pain noir et grossier. C’est une expérience à faire, et il faut la continuer pendant plusieurs jours pour qu’elle soit efficace. C’est parler presque comme un chrétien ; mais n’allons pas croire que lorsque Sénèque recommande l’abstinence à ses disciples, il songe aux jeûnes et aux macérations des anachorètes. La philosophie, dit-il, réclame de ses adeptes la frugalité, elle ne veut pas leur infliger une punition[66]. Il cherche simplement à fortifier l’âme en réduisant les exigences du corps ; il veut diminuer nos besoins pour nous rendre plus capables de résister à la misère et aux privations. A tout moment un ordre de César peut venir, qui nous condamne à l’exil et à la pauvreté ; il faut nous y préparer d’avance : Si nous savons qu’il n’est pas pénible d’être pauvre, nous jouirons de nos fortunes avec plus de sécurité[67].

Remarquons à ce propos qu’on peut dire d’une manière générale que Sénèque se rapproche du Christianisme dans la pratique et qu’il s’en éloigne par les théories. C’est ce qui arrive du reste pour toutes les philosophies et même pour presque toutes les religions : elles se ressemblent dans les préceptes et diffèrent par les principes. Rien ne gène d’ordinaire les faiseurs de systèmes. La spéculation est comme un vaste terrain sans bornes précises, sans routes certaines, où les théories peuvent s’ébattre à leur aise et prendre les directions qu’elles veulent. Loin que cette marche indépendante soit un obstacle au succès des opinions, elle attire au contraire les esprits audacieux qui aiment les chemins nouveaux. Riais quand on passe des principes à l’application, quand on prétend donner des préceptes pour la conduite de la vie, on voit tout à coup les opinions errantes se rapprocher et revenir de tous les côtés vers la route commune. Lu bon sens populaire impose à toits ceux qui s’occupent de morale appliquée quelques règles générales que toutes les écoles philosophiques sont bien obligées de subir. De quelque système qu’on soit parti, il faut, accepter cos solutions du sens commun, et l’on se résigne à être inconséquent plutôt que de soulever contre soi la conscience publique[68]. C’est ce qui arrive à Sénèque comme aux autres ; plus sa philosophie descend dans l’application et le détail, plus elle se rapproche du Christianisme. Elle s’en éloigne au contraire à mesure qu’elle se généralise et s’élève. En réalité, il n’y a rien là qui soit fait pour nous surprendre.

On ne doit pas être non plus trop étonné de trouver dans les ouvrages de Sénèque tant de beaux préceptes de bienfaisance et d’humanité. L’antiquité n’était pas aussi étrangère qu’on le suppose à ces sentiments, qui sont, selon un apologiste chrétien, le produit naturel de l’âme[69]. La philosophie ancienne, surtout le stoïcisme, s’était élevée à cette opinion que le monde ne forme qu’une seule cité, que les diversités de pays et de races n’empêchent pas l’unité du genre humain, qu’un lien commun unit les nations les plus éloignées’. les plus différentes, les plus ennemies, et que d’un bout de l’univers à l’autre Il n’y a que des concitoyens. On a vu ces principes exposés par Cicéron avec une admirable éloquence, un demi-siècle avant la naissance du Christ. On les retrouve souvent aussi dans Sénèque. Nous sommes, dit-il, les membres d’un corps immense. La nature a voulu que nous fussions tous parents, en nous faisant naître des mêmes principes et pour la même fin. C’est de là que nous vient l’affection que nous avons les uns pour les autres ; c’est ce qui nous rend sociables ; la justice et le droit n’ont pas d’autre fondement. Voilà ce qui fait qu’il vaut mieux être victime du mal que de le commettre. La société humaine ressemble à une voûte, où les différentes pierres, en se tenant les unes les autres, font la sûreté de l’ensemble[70]. Il était naturel que, dans ces écoles de philosophie romaine qui faisaient profession de ramener tout à la pratique, on arrivât à conclure de l’unité du genre humain à la nécessité pour tous les hommes de se respecter et même de s’entraider. Déjà Cicéron, au nom de ce principe, avait essayé de restreindre les droits de la guerre. Sénèque la condamne absolument. Il se demande pourquoi on punit l’homme qui en tue un autre, taudis qu’on honore le forfait glorieux de tuer une nation[71]. Les crimes doivent-ils changer de nom parce qu’on les commet avec un habit de soldat ? Eh quoi ! l’homme, que la nature a fait pour la douceurmitissismum genus, n’a-t-il pas honte de trouver son plaisir à répandre le sang ! C’est le même principe qui l’amène à condamner avec une colère généreuse l’horrible spectacle des gladiateurs. Cicéron, qui n’aimait guère ces jeux cruels, trouvait pourtant qu’ils avaient du bon quand on ne faisait combattre entre eux que des criminels, et qu’ils pouvaient apprendre aux spectateurs à braver la mort. Sénèque ne veut les souffrir sous aucun prétexte, sa nature y répugne tout à fait. Cet homme a fait le métier de brigand, dit-il à ceux qui vont s’entasser sur les gradins de l’amphithéâtre ; c’est bien : il a mérité d’être tué ; mais toi, malheureux, qu’as-tu fait pour être condamné à le voir mourir ?[72] Et il proclame ce grand principe que l’homme doit être sacré pour l’homme, et qu’il ne faut pas le faire périr par manière de jeu et d’amusement, homo res sacra homini[73]. Parmi les hommes dont il prenait ainsi la cause, il ne faisait pas difficulté de placer les esclaves. Cicéron non plus ne les excluait pas de l’humanité. Sénèque leur reconnaissait expressément des droits. Tous, disait-il, nous sommes formés des mêmes éléments ; nous avons tous la même origine[74]... On se trompe si l’on croit que la servitude s’empare de l’homme tout entier ; la meilleure partie lui échappe e corps est soumis au maître, l’âme reste libre[75]. Chrysippe définissait ses esclaves des mercenaires qui lui étaient attachés pour la vie. Sénèque appelait les siens des amis d’un rang inférieur — humiles amici —, ce qui était presque dire des frères. On peut trouver que ces idées se rapprochent beaucoup du Christianisme ; il n’est pourtant pas nécessaire d’admettre que c’est du Christianisme qu’elles viennent. Elles ne sont que le développement naturel du grand principe de l’unité du genre humain que les stoïciens avaient proclamé et dont la philosophie romaine, en se faisant pratique et morale, se chargea de tirer les conséquences

Il me semble qu’après l’étude que nous venons de faire, nous tenons Sénèque tout entier. Le fond de ses opinions lui vient des philosophes anciens et se retrouve déjà dans Cicéron. Ce qu’il y ajoute s’explique par les progrès naturels que fit la sagesse romaine dans les écoles du Ier siècle, et quant à la façon plus vivante, plus passionnée, dont il les communique et les répand, c’était celle qu’employaient déjà et que lui avaient enseignée Sextius, Attale et Fabianus. Ce n’est donc pas, comme on l’a prétendu, une sorte de génie isolé, et il n’est pas nécessaire de se mettre pour lui en quête d’une famille. La philosophie romaine, depuis ses origines jusqu’à lui, forme lino chaîne non interrompue ; il en est le dernier anneau. Nous saisissons à tout moment les liens qui l’attachent à ses prédécesseurs ; tout se comprend, tout s’éclaire dans ses ouvrages quand on replace devant lui la série de ceux dont il a recueilli et résumé les travaux. On peut dire que nous possédons sa généalogie véritable, et que nous n’éprouvons aucun besoin de le détacher de ces maîtres dont il est l’héritier naturel pour lui chercher ailleurs des origines incertaines.

 

— III —

Ce n’est pas assez d’avoir établi que Sénèque est le fils légitime de la philosophie antique ; il faut aller plus loin. On a fait voir qu’il n’était pas chrétien ; cherchons maintenant si l’on doit le mettre parmi ceux qui, comme Virgile, semblaient destinés à l’être, et qui ont préparé lu monde à le devenir.

On ne peut nier que les écrits de Sénèque n’aient été utiles de diverses manières au succès du Christianisme. Une révolution qui change le monde a toujours un grand nombre de complices qui ne s’en doutent pas. Qu’on le veuille ou non, on travaille pour elle quand on agite les esprits, quand on les arrache à cette indolence naturelle, à ce parti pris d’immobilité systématique ; qui les pousse à être satisfaits d’eux-mêmes et de leur temps, pour n’avoir pas la peine d’y rien changer. Une fois enlevés à leur repos et mis en mouvement, ils ont plus de chances de rencontrer les idées nouvelles que s’ils restaient confinés chez eux. Les ouvrages des philosophes ne faisaient pas directement des Chrétiens, mais ils excitaient ceux qui les lisaient, ils arrachaient leur âme à sa torpeur ; ils lui donnaient une première impulsion qui ne s’arrêtait pas toujours où ils voulaient la retenir et qui pouvait la diriger vers le Christianisme.

Sénèque rendit aux Chrétiens un autre service dont on lui fut très reconnaissant : il fit une guerre acharnée aux croyances et aux pratiques religieuses de ses contemporains. Non seulement il attaque avec beaucoup de violence les cultes orientaux qui avaient envahi Rome, il se moque de ces prêtres d’Isis qui débitent leurs mensonges en agitant leurs sistres[76], de ces prêtres de Bellone ou de Cybèle qui croient qu’on honore les dieux en se déchirant les épaules et les bras[77], mais il n’a pas plus de respect pour les vénérables traditions du paganisme romain. Il ne tarit pas de railleries sur ce qu’il appelle les songes de Romulus et de Numa, qui ont introduit dans le ciel le dieu Égout et la déesse Épouvante ; il est plein de colère contre tous ceux qui ont imaginé ces divinités bizarres, impossibles, formées de natures différentes étrangement accouplées, hommes et femmes, femmes et poissons. Nous les honorons comme des dieux, dit-il ; si nous les trouvions vivants devant nous, nous les fuirions comme des monstres. Il ne pardonne pas aux mythologues les plaisantes histoires qu’ils racontent sur Jupiter. L’un lui met des ailes au dos, d’autres des cornes au front ; celui-ci en fait un adultère qui passe les nuits en bonne fortune, celui-là le représente cruel pour les dieux, injuste pour les hommes ; tantôt on le montre portant le désordre dans sa propre famille, tantôt dépouillant son père du trône et attentant à sa vie. Les hommes, en vérité, auraient depuis longtemps perdu toute retenue, s’ils étaient assez fous pour croire à de tels dieux. Le culte que leur rendent les dévots est aussi l’objet de ses plaisanteries. Il ne comprend pas que dans leurs temples on allume des lumières en plein jour. Les dieux, dit-il, n’ont pas besoin qu’on les éclaire, et les hommes ne sont pas charmés qu’on les enfume[78]. Il nous introduit dans le Capitole et nous fait un tableau piquant de toutes les sottises qui s’y commettent en l’honneur du roi des dieux. Tous ces excès d’une dévotion mal réglée lui font prendre l’humanité en pitié. Il y a des gens, nous dit-il, qui prétendent que les hommes sont deux fois enfants ; c’est une erreur : ils le sont toujours[79].

Ces pansages sont cités par les Pères avec un air de triomphe. C’était une victoire pour eux de trouver un païen qui eût si maltraité le paganisme. Sénèque leur semblait un puissant allié dont ils étaient heureux d’invoquer le témoignage contre les siens ; mais à regarder les choses de plus près ; cet allié était plutôt un ennemi, et son secours pouvait devenir plein de péril. Ces méprises ne sont pas rares dans l’ardeur du combat ; on prend alors des armes où l’on peut et l’on ne choisit pas toujours ses auxiliaires. Aussi arrive-t-il quelquefois qu’on a fait cause commune avec des gens dont les opinions sont contraires aux nôtres et que la lutte recommence le lendemain entre les associés de la veille. En réalité, Sénèque était l’adversaire, non pas seulement du paganisme, mais de toutes les religions positives ; ses arguments, après avoir détruit l’ancien culte, pouvaient se retourner contre le nouveau. S’il attaque la Mythologie païenne, ce n’est pas pour la remplacer par une autre, c’est qu’il possède un corps de doctrines qui lui permet de se passer de religion. Le surnaturel lui parait inutile, puisque son Dieu se confond avec la nature, et il l’aurait poursuivi de ses railleries cruelles partout où il l’aurait rencontré. Il ne s’est moqué que des dévots païens par la raison qu’il n’en connaissait pas d’autres, mais on voit bien que ce n’est pas seulement un culte épuré qu’il demande ; au fond, il voudrait, si l’on était sage, qu’on se passât entièrement de culte. On n’a pas besoin, dit-il, de lever les mains au ciel, ni de prier un sacristain de nous laisser approcher la bouche des oreilles d’une statue pour que notre prière soit mieux entendue : Dieu est près de chacun de nous, chacun le porte en soi-même[80]. Gardez-vous de lui construire des temples en entassant des monceaux de pierres : il faut vous contenter de lui bâtir un autel dans votre cour[81]. Dieu n’a pas besoin de serviteurs ; qu’en ferait-il ? Il est lui même le serviteur du genre humain et pourvoit à tous ses besoins. Le premier hommage qu’il faut rendre aux dieux, c’est de croire à leur existence ; le second, c’est de reproduire leur majesté et leur bonté. Voulez-vous qu’ils vous soient propices, soyez vertueux : le seul culte qu’ils exigent, c’est de les imiter[82].

J’ai parlé tout à l’heure de Virgile à propos de ces sages de l’antiquité qui semblent avoir été les prédestinés de la religion du Christ. Sénèque ne lui ressemble guère. Il n’avait pas, comme lui, le respect des traditions et le goût du passé. Presque jamais on ne trouve dans ses ouvrages ces éloges de l’ancien temps qui étaient un lieu commun de la sagesse romaine. Étranger à Rome par sa naissance, il y arriva dégagé de toutes ces superstitions du passé qu’on y prenait dans les familles. A l’exception de Regulus et de Caton, dont il a dénaturé le caractère pour en faire des sages et des saints du Portique, il est sobre d’éloges pour tous les grands hommes de la république qu’il était d’usage d’admirer sans lin. Les écrivains antiques ne sont pas non plus de son goût. Il maltraite beaucoup Ennius, et fait un crime à Virgile de l’imiter[83]. L’étude des vieilles coutumes et des anciens mots mise en honneur par Varron lui semble une futilité indigne d’un homme de sens. Il a toujours parlé fort mal de l’érudition : Cette science, dit-il, ne fait que des ennuyeux, des bavards, des,maladroits, des vaniteux, des gens qui n’apprennent pas les choses nécessaires, pour se donner le temps de savoir les inutiles[84]. Comme les religions se composent en partie d’usages et de traditions que le temps a rendus vénérables, ce mépris du passé, ces railleries dirigées contre ceux qui l’étudient, qui l’admirent, indiquent un esprit mal disposé pour les choses religieuses. Ce qui le montre encore mieux, c’est la confiance qu’il exprime souvent dans la puissance de l’homme. Il n’admet pas, ainsi que le font la plupart des religions, que la nature l’ait créé méchant ou qu’il le soit devenu par quelque déchéance inévitable. Nous naissons, dit-il, sains et libres[85], et si la vie nous a gâtés, nous pouvons toujours nous guérir par un effort de notre volonté. Il ne croit pas non plus que tout marche vers une décadence nécessaire, que la nature et l’humanité s’affaiblissent en vieillissant, qu’il faut se tourner toujours vers les siècles écoulés et placer son idéal derrière soi. Il regarde volontiers vers l’avenir ; il est convaincu que nos conquêtes ne s’arrêteront jamais, et il n’hésite pas à placer devant nos yeux l’espérance d’un progrès indéfini. Un jour viendra, dit-il, où le temps et le travail de l’homme découvrirent des vérités qui sont aujourd’hui cachées. Que de choses connaîtront nos fils, dont nous ne nous doutons pas ! Que d’autres sont mises en réserve pour les siècles futurs, quand la mémoire de notre nom n’existera plus ! La nature ne livre pas en un jour tous ses secrets. Nous nous croyons initiés à ses mystères, c’est à peine si nous sommes entrés dans le vestibule de son temple ![86] Ce ne sont pas là, je le répète, des sentiments favorables à l’esprit religieux.

Ces dispositions devaient nécessairement éloigner Sénèque du Christianisme. On se trompe beaucoup si l’on croit que les mieux préparés pour la religion nouvelle étaient ceux qui attaquaient le plus l’ancienne, et qu’il n’y avait qu’un pas à faire pour qu’un païen incrédule devint un chrétien convaincu. Les incrédules étaient d’ordinaire plus loin du Christianisme que les dévots. C’est plutôt parmi ceux qui croyaient aux dieux, qui les priaient avec ferveur, qui consultaient à tout propos les auguras et les devins, que l’Évangile dut faire ses plus nombreuses conquêtes. Il gagna les premières ces Amos souffrantes et troublées, toujours désireuses de croyances inconnues, comme les malades recherchent des remèdes nouveaux, et qui s’adressaient à lui après avoir traversé, sans se satisfaire, tous les cultes de l’Orient. Ceux-là, au moins, ne niaient pas le surnaturel, ils ne se moquaient pas des miracles, et ils étaient si portés à les accepter qu’ils admettaient même toux des religions qu’ils combattaient. Les païens avouaient que le Christ et les apôtres avaient accompli des prodiges ; ils supposaient seulement qu’ils avaient ou recours à la magie pour les accomplir. Do leur côté, les Chrétiens ne refusaient pas de croire ce qu’on racontait de merveilleux de Jupiter et d’Apollon ; ils l’expliquaient en disant que c’était l’œuvre des démons. De cette façon la transition d’un culte à l’autre pouvait être facile ; on n’avait, pour ainsi dire, qu’un échange à faire quand on se convertissait : il ne s’agissait que de déplacer l’esprit malin. Le chemin était bien plus malaisé pour passer de l’incrédulité absolue à la foi. Il ne nous toute pas de croire au témoignage des actes des martyrs quand ils racontent que souvent les persécuteurs les plus fanatiques ont tout à coup confessé les croyances de lotira victimes. Ces sortes de changements sont dans l’ordre ; mais qu’il serait difficile d’imaginer le sceptique, le railleur Lucien, cet implacable ennemi des dévots de tous les cultes, transformé tout d’un coup en chrétien fervent ! Il y a donc, je le crois, beaucoup d’illusion dans cette opinion, généralement répandue, qui fait de Sénèque une âme toute prête d’avance pour l’Évangile. Il ne se serait pas précipité vers le Christianisme avec autant d’ardeur qu’on le suppose, s’il avait pu le connaître, et les préventions que le paganisme lui avait données l’auraient mal disposé pour toute autre religion. A plus forte raison est-il impossible de se le figurer, ainsi que la légende le représente, écoutant avec admiration les leçons de saint Paul, converti à ses doctrines, les introduisant au Palatin, ou les prêchant à ses disciples dans les jardins de Salluste. Ce ne sont là que des jeux d’imagination, des tableaux de fantaisie auxquels tout est contraire, et qui ne résistent pas un moment à l’examen attentif de ses ouvrages.

Ce qui a pu tromper quelques personnes, c’est que, si Sénèque est un ennemi déclaré des cultes populaires, et en général des religions positives, sa philosophie n’en a pas moins un caractère très religieux. Il y a chez lui comme deux esprits différents qui se combattent, et dont la lutte l’amène parfois à se contredire. Ces contradictions s’expliquent par l’influence que son siècle exerça sur lui. Depuis Auguste, un courant de plus en plus fort entraînait les âmes vers la dévotion. On s’avançait par degrés du scepticisme de l’époque de César à la foi superstitieuse du siècle des Antonins. Il n’est pas surprenant que Sénèque ait subi son temps : les plus fermes esprits ne parviennent pas toujours à s’en isoler. En le voyant céder par moments à ce mouvement général, nous constatons mieux quelle en était la force, puisqu’il entraînait même ceux qui auraient voulu résister ; mais, en somme, et malgré quelques hésitations, il lui était contraire. Il lui arrive plus souvent, quand il s’occupe de questions religieuses, de s’éloigner de ses contemporains que de se rapprocher d’eux. Il les blâme de se précipiter, comme ils le font, dans les temples des divinités de l’Orient. Loin d’éprouver comme eux le besoin d’un culte plus expansif, plus passionné, il ne voit d’autre culte que la pratique de la vertu ; au moment où l’un cherchait par tous les moyens à rapprocher Dieu de soi, aria de s’unir plus intimement à lui, où l’on créait tout un inonde de génies et de démons pour combler l’intervalle immense qui sépare l’homme de la Divinité, il se moque de ceux qui ne peuvent se passer d’avoir toujours un Dieu à leurs côtés, comme il faut aux enfants un esclave pour les mener à l’école[87]. Quant à lui, la philosophie lui suffit, il ne veut pas entendre parler d’autre chose ; il n’imagine pas d’autre espérance ai d’autres enseignements que ceux qu’elle peut donner à ses adeptes. Elle nous promet, dit-il avec l’accent de la plus ferme conviction, de rendre l’homme égal à Dieu[88]. La promesse était belle, et, s’il ne s’en était pas contenté, il aurait été vraiment trop difficile.

Sénèque avait hérité ces sentiments des philosophes qui l’avaient précédé et dont il était l’élève. M. Zeller fait remarquer[89] que le stoïcisme romain tient certains caractères particuliers du sage qui en fut le fondateur et le père. De tous les philosophes du Portique, Panætius est celui qui, d’un côté, se prêta le mieux aux accommodements avec les autres sectes, de l’autre résista le plus à ces complaisances fâcheuses que les stoïciens témoignaient pour les croyances grossières de la foule. C’est de lui que les premiers philosophes romains ont pris lotir penchant vers l’éclectisme et ce remarquable esprit d’indépendance à l’égard des religions populaires. Ces sentiments sont ceux de Sénèque ; au point de vue religieux, on peut dire qu’il est dans la tradition de Cicéron et des philosophes de l’école républicaine. Il raille, comme eux, les dieux de la mythologie ; il ne parait pas aimer plus qu’eux les interprétations que les stoïciens en donnant et les fables dont ils remplissent leurs livres pour flatter les gorets du peuple[90] ; comme eux encore, il conseille d’accomplir les pratiques extérieures du culte, mais uniquement parce qu’elles sont commandées par la loi et consacrées par l’usage, tamquam legigus jussa, non tamquam dis grata[91]. Il faut donc plutôt le rattacher au passé que le regarder comme un précurseur de l’avenir. Il était on réalité un des derniers représentants de l’ancienne école, et c’est ce qui peut expliquer en partie que sa réputation et son influence lui tuent si pou survécu. Le siècle qui le suivit ne parait pas lui avoir été favorable. Tacite le juge avec une impartialité malveillante ; les grammairiens et les rhéteurs, Quintilien, Aulu-Gelle, Fronton, le maltraitent sans se gêner ; les philosophes, même ceux de sa secte, comme Épictète et Marc-Aurèle, ne prononcent pas son nom. Ce discrédit subit, après une si grande faveur, ne nous surprendra plus, quand nous saurons qu’après lui ses doctrines furent en partie abandonnées, et qu’au moins, ou ce qui touche aux choses religieuses, la philosophie suivit une direction différente.

 

 

 



[1] Voyez surtout l’ouvrage de M. Aubertin, intitulé : Sénèque et Saint Paul ; étude sur les rapporte supposés entre le philosophe et d’apôtre (1869).

[2] De anima, 20.

[3] Apologie, II, 8 et 10.

[4] Inst. div., IV, 24 : potuit esse veus Dei cultor, si quis illi monstrasset. Lactance ignorait donc tout à fait la légende qui allait bientôt s’accréditer.

[5] Origène, contra Celsum, III, 44.

[6] Minutius Felix, Octavius, 8, latebrosa et lucifuga ratio.

[7] De testim. animæ, 1.

[8] De viris illustr., 12.

[9] Saint Augustin avoue que, dans sa jeunesse, il avait beaucoup de peine à goûter la simplicité des Écritures, et qu’il la trouvait tout à fait indigne d’être comparée à la beauté de Cicéron (Confessions, III, 5). Lactance parle aussi bien légèrement des grands apologistes qui l’avaient précédé (Inst. div., V, 1).

[10] Lettres Sen. ad Paulum, 13.

[11] Mommsen, Inscr. Neap., 6912 : ex domo Cæsarum libertorum et servorum, etc.

[12] Act. Apost., 18, 15.

[13] Sénèque, Fragm., 42 (éd. Haase). Ailleurs (Lettres, 95, 47), il se moque des pratiques du sabbat.

[14] Cicéron, De prov. cons., 5, 10.

[15] Tacite, Histoires, V, 8.

[16] C’est au moins ainsi que j’explique la célèbre phrase de Suétone (Claude, 25) : Judaeos impulsore Chresto assidue tumultuantis Roma expulit. Suétone, qui vivait du temps d’Hadrien, connaissait certainement les Chrétiens et le Christ. Pour avoir ainsi dénaturé le nom et l’histoire du fondateur du Christianisme, il faut qu’il ait copié quelque récit antérieur, sans le comprendre. Il avait la coutume, nous le savons, de se servir des documents officiels ; n’est-il pas possible qu’il reproduise ici quelque rapport adressé à l’empereur par le magistrat chargé de la sûreté de Rome ?

[17] Annales, XV, 44.

[18] On a même découvert à Ostie la tombe d’un Annœus Pattus Petrus, qui était peut-être un affranchi de la famille de Sénèque et qui devait être très probablement chrétien. (De Rossi, Bull., 1807, p. 6 et sq.)

[19] Lettres, 2, 6.

[20] Lettres, 45, 4. Voyez aussi De vita beata, 3, et De olio, 3, 1. M. Zeller (Philos. der Griechen, III, 1, p. 628) ne veut pas, malgré ces aveux, que Sénèque ait été tout à fait un éclectique. Il s’est avancé, dit-il, jusqu’aux limites extrêmes du stoïcisme, mais il ne les a pas franchies. Depuis Posidonius, le Portique s’était entièrement renouvelé, et M. Zeller pense que, sur aucun point important, Sénèque ne s’est séparé de ce stoïcisme nouveau. Cela revient à dire que, s’il n’est pas éclectique lui-même, il appartient à une école qui l’est devenue.

[21] Voyez un exemple de cette indifférence, Consol. ad Helv., 8, 8.

[22] Lettres, 58, 26.

[23] Quæt. nat., II, 45.

[24] Quæst. nat., prol., 18. De beneficii, IV, 7.

[25] Lettres, 65,16.

[26] Lettres, 107,12.

[27] Lettres, 83, 1.

[28] Lettres, 74, 20.

[29] Lettres, 98, 4.

[30] Lettres, 10, 5.

[31] Fragm., 123 (édit. Haase).

[32] Lettres, 110, 10. De beneficii, II, 29, 4.

[33] De provid., 2, 6.

[34] Sénèque paraît avoir entrevu par moments la doctrine de la grâce, si étrangère aux sages de l’antiquité. C’est de Dieu, dit-il, que nous viennent les résolutions grandes et fortes. (Lettres, 41, 2.)

[35] Lettres, 78, 15.

[36] Lettres, 47, 18.

[37] De beneficii, IV, 2.

[38] Lettres, 31, 8.

[39] Lettres, 106, 4 ; 117, 2.

[40] Lettres, 65, 22.

[41] Lettres, 65, 22.

[42] Diogène Laërte, VII, 157.

[43] Cicéron, Tusculanes, 1, 31.

[44] Cons. ad Marc., 19, 5.

[45] Cons. ad Marc., 25.

[46] Cons. ad Polyb., 9, 3.

[47] Lettres, 57, 9.

[48] Lettres, 102, 26. Le mot natalis, pour désigner le jour de la mort, a été très employé par les Chrétiens.

[49] Lettres, 102, 28. Voyez encore le passage 22.

[50] Quand il écrit à Lucilius qu’il se sent changé et transfiguré : intelligo non emendari me tantum sed transfiguari (Lettres, 6, 1), il sort de la lecture d’un philosophe, et envoie à son ami le livre qui l’a tant ému, en marquant par un signe les passages les plus frappants.

[51] C’est ainsi que, lorsque Sénèque parle de la chair pour désigner le corps, on s’imagine qu’il imite les Chrétiens ; mais cette expression appartenait à l’école d’Épicure, qui s’en était servie bien avant la naissance du Christ. (Zeller, Philos. der Griechen, III, 1, p. 405.)

[52] De clem., II, 2, 6.

[53] De ira, I, 14, 3.

[54] De ira, III, 23, 1.

[55] De clem., II, 62, 2.

[56] Lettres, 71, 26.

[57] Lettres, 70, 4.

[58] Lettres, 59, 14.

[59] Lettres, 53, 11. De provid., 6, 6.

[60] Lettres, 31, 3.

[61] De tranq. animi, II, 3.

[62] Lettres, 31, 5.

[63] Lettres, 17, 6.

[64] Lettres, 120, 16.

[65] Lettres, 18.

[66] Lettres, 5, 5.

[67] Lettres, 18, 8.

[68] On voit, par exemple, que la philosophie d’Épicure, si différente par ses principes de celle des stoïciens, aboutit aux mêmes conclusions pratiques. Les plus belles pensées de Sénèque sur l’amour de la vertu, sur la mépris de la souffrance et de la mort, sur la fuite des plaisirs, il reconnaît les tenir de cette école qui proclamait en théorie qu’il n’y a d’autre bien que la volupté.

[69] Lactance, VI, 15 : quasi ubertas naturalia animorum.

[70] Lettres, 95, 52.

[71] Lettres, 95, 30.

[72] Lettres, 7, 5.

[73] Lettres, 95, 33.

[74] De benificii, 28, 2.

[75] De beneficii, III, 20, 1, et la 47e lettre à Lucilius.

[76] De vita beata, 26, 8.

[77] Ce passage et ceux qui suivent sont tirés des fragments du De superstitione.

[78] Lettres, 95, 47.

[79] Fragment 121.

[80] Lettres, 41, 1.

[81] Fragment 123.

[82] Lettres, 95, 50.

[83] Fragment 113.

[84] Lettres, 88, 37.

[85] Lettres, 94, 56.

[86] Quæst. nat., VII, 25, 4, et 30, 6.

[87] Lettres, 110, 1.

[88] Lettres, 48, 11.

[89] Zeller, Religion und Philosophie bei den Römern.

[90] Sénèque, De beneficii, 1, 3, 8.

[91] Fragment 83.