La religion romaine d’Auguste aux Antonins

 

INTRODUCTION

CHAPITRE SECOND — LA RELIGION ROMAINE À LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE

 

 

— I —

Ces qualités essentielles de la religion romaine que nous venons d’indiquer se sont assez fidèlement conservées chez elle pendant toute son existence. Tant qu’elle a vécu, elle a tenu aux pratiques plus qu’aux croyances et s’est occupée surtout à régler les formes extérieures de la dévotion ; elle a toujours exigé le respect minutieux des formules, elle a eu plus de soin de calmer les âmes que de les enflammer, elle a aimé l’ordre et la régularité, elle a cherché l’utile, elle s’est subordonnée à l’État. Aussi les observateurs superficiels, comme Denys d’Halicarnasse, lui retrouvant toujours à -pets prés la même apparence, se figuraient-ils qu’elle n’avait jamais changé. Elle-même se flattait volontiers d’être immobile et éternelle, comme ce rocher du Capitole sur lequel était assis son principal sanctuaire. Il est pourtant certain que depuis le temps des rois jusqu’à celui des empereurs elle a subi des altérations nombreuses et profondes. C’est ainsi qu’à une époque fort ancienne s’opéra la fusion des dieux de Rome avec ceux de la Grèce, et que les deux religions se confondirent si bien qu’il nous est aujourd’hui difficile de les séparer. Je ne crois pas qu’il y ait ailleurs un autre exemple d’un changement si grave qui se soit accompli avec si peu de bruit et qui ait moins rencontré de résistance. Il fut étrangement favorisé par le caractère même de la religion romaine : on a vu qu’elle n’avait point de dogmes, peu de légendes, et que ses dieux sans histoire et sans figure n’étaient presque que des abstractions. Les fables grecques n’eurent rien à supplanter pour s’établir à Rome ; elles ne rencontrèrent en face d’elles que le vide et purent l’occuper presque sans qu’on s’on aperçut. Elles s’insinuèrent en silence dans ces espaces vacants, trouvant dans leurs légendes quelque raison d’être à des rites qui n’avaient pas de raison, expliquant par quelqu’un de leurs mythes un vieil usage dont l’origine s’était perdue, rattachant entre elles toutes ces divinités solitaires par des liens d’affection ou de parenté. En apparence rien n’était changé : les registres des pontifes continuaient à ignorer les fables nouvelles, les dieux conservaient leurs anciens noms et on les honorait toujours comme autrefois ; mais si l’extérieur de cette antique religion était resté le même, la mythologie grecque, en la pénétrant, l’avait renouvelée.

Elle reçut bientôt d’autres atteintes. Il était impossible que la foi naïve des premières années ne s’affaiblît pas avec le temps ; celle des plébéiens surtout était exposée à .devenir vite assez tiède. Primitivement ils n’avaient pas plus de place dans la religion que dans la cité. Non seulement l’accès des sacerdoces leur était interdit, mais ils étaient formellement exclus du culte public ; ils ne pouvaient prier que dans leur maison et avec leur famille les dieux de leur patrie[1]. Dans cette longue lutte qu’ils soutinrent pour conquérir l’égalité civile, leurs adversaires se servirent surtout de la religion pour les repousser. Toutes les fois qu’une loi populaire allait dire votée, il se trouvait quelque augure pour déclarer qu’il paraissait dans le ciel des signes défavorables, et l’assemblée était légalement dissoute. Quand les plébéiens demandaient qu’on les admit aux dignités publiques, on ne manquait pas de lotir répondre dédaigneusement. Comment pourriez-vous devenir préteurs ou consuls ? vous n’avez pas le droit de prendre les auspices, auspicica non habens. Et comme un magistrat n’entreprenait rien sans les consulter, il s’ensuivait qu’un plébéien ne pouvait être magistrat. Il était impossible, on le comprend, que le peuple fût très attaché à une religion qui le repoussait avec tant d’insolence et qui fournissait si complaisamment des armes à ses ennemis. Aussi remarque-t-on que tous ceux qui défendent ses intérêts sont en général mal disposés pour elle. Dans le récit que nous fait le pieux Tite-Live de la seconde guerre punique, toutes les fois que les plébéiens l’emportent, la religion se trouve mal de leur triomphe. Les consuls populaires se rendent toujours coupables de quelque faute envers elle’. ils n’écoutent pas les avertissements des dieux, ils omettent des sacrifices ou des expiations nécessaires. Il est vrai qu’après leur défaite, l’aristocratie reprend le dessus, et qu’avec elle se ranime l’esprit religieux. Le patricien Fabius proclame solennellement qu’il faut moins imputer le désastre de Trasimène à l’ignorance et à la témérité du consul qu’à son mépris des cérémonies et des auspices, et il fatigue la ville de prières et de supplications de toute sorte[2]. Le peuple, déjà en possession de l’égalité civile, venait alors de conquérir aussi l’égalité religieuse ; il avait obtenu le droit d’arriver à tous les sacerdoces importants. Plus tard il fit décider que l’ancienne forme de la cooptatio, par laquelle les collèges de prêtres se recrutaient eux-mêmes, serait presque partout remplacée par l’élection populaire. Le choix du grand pontife lui-même fut abandonné aux comices par tribu. Ce fut mie nouvelle cause de décadence pour la religion romaine. Quand ta nomination des prêtres fut livrée aux caprices de la foule et aux compétitions des partis, on ne se soucia pas toujours de choisir les plus dignes ou les plus capables ; ce furent les plus influents ou les plus habiles qui l’emportèrent. Dès lors les traditions achevèrent de s’altérer, les cérémonies furent négligées et l’esprit religieux se perdit. Un clergé se recrutant lui-même et fermé aux ingérences du dehors se serait opposé avec énergie aux innovations dangereuses, il aurait opiniâtrement maintenu les institutions anciennes ; tandis que des prêtres occupés d’intérêts mondains et d’ambitions politiques ne pouvaient être pour elles que des défenseurs tièdes ou des ennemis déguisés.

Les patriciens, au contraire, avaient beaucoup de motifs de rester fidèles à la vieille religion : elle autorisait leurs prétentions, elle consacrait leurs privilèges, elle n’était faite que pour eux ; aussi est-ce chez eux qu’elle s’est conservée le plus longtemps dans en pureté. Les corporations oui ils dominaient sans mélange, comme celle des frères Arvales, restèrent jusqu’à la fin étroitement attachées aux anciens rites ; les grandes familles Dardaient encore les usages du passé quand ils étaient oubliés ailleurs[3]. Il y avait pourtant une raison qui, chez les patriciens aussi, devait amener à la longue la perte des traditions nationales : c’est le goût de plus en plus vif que cette aristocratie éprouvait pour les arts et les sciences de la Grèce. Dès l’époque des guerres puniques, les gens distingués commencèrent à lire les écrivains grecs. Ils admirèrent Homère et les tragiques, d’abord dans des traductions fort incomplètes, puis dans la majesté de l’original ; plus tard on leur fit connaître les orateurs et tes philosophes : Ce fut, dit Cicéron, non pas un faible ruisseau, mais un large fleuve d’idées et de connaissances qui pénétra chez nous[4]. Au milieu du VIe siècle, la Muse au vol rapide vint visiter la nation sauvage de Romulus[5]. La littérature latine commença, sous la protection et avec l’aide de l’aristocratie. Elle ne fut d’abord qu’un pâle reflet de celle des Grecs ; issue de l’imitation, elle n’a pas connu cette période de foi naïve que traversent d’abord celles qui naissent et croissent par un effort libre et spontané. Comme elle se modela dès ses débuts sur un art vieilli, elle n’a pas eu de jeunesse. Elle commence par le théâtre, la dernière forme que l’art des Grecs eût inventée, celle qui demande le plus de réflexion et de science, et dans le théâtre grec, le poète qu’elle imite de préférence, c’est le plus récent de tous, Euripide, un philosophe, un sceptique, un raisonneur, le dernier produit d’une muse fatiguée. C’est vraiment un spectacle étrange que de voir cette littérature débuter par où les autres finissent, de lui trouver tant d’inexpérience avec si peu de naïveté, et de rencontrer à la fois chez elle la marche hésitante d’un enfant et la sagesse désenchantée d’un vieillard. Le premier poète qu’on ait conservé d’elle, le comique Plaute, n’est pas précisément un incrédule, mais c’est un indifférent, qu’aucun scrupule n’arrête quand il s’agit d’amuser ses spectateurs. Il n’hésite pas à parodier les formules les plus vénérables de la religion romaine dans les occasions les plus légères. Les augures sont favorables, dit un esclave qui va faire un mauvais coup ; le pic et la corneille voient à gauche, le corbeau vole à droite , les dieux approuvent mon entreprise[6]. Tous ces fripons qu’il met en scène, avant de commencer leurs exploits, appellent sur eux la protection divine et s’expriment avec une gravité religieuse : Puisse ce que je vais faire m’être utile, heureux et profitable ! Quand ils ont réussi, ils remercient les dieux par une prière aussi solennelle, aussi encombrée de mots inutiles que celle qu’un pontife dicterait à un général victorieux : Jupiter, dieu riche, illustre, puissant, respecté, fils d’Ops, maître des hommes, je te rends grâce de ce présent, de cette fortune, de cette richesse dont tu m’as comblé[7]. Ces plaisanteries nous semblent déjà un peu fortes ; Ennius est pourtant bien plus hardi. Plaute n’était qu’un indifférent qui cherchait à rire, Ennius est un sceptique décidé qui raisonne son incrédulité l’un écrivait pour le gros publie qu’égayaient déjà les plaisanteries sur les dieux et leur clergé ; l’autre songe surtout à ce cercle de Sous distingués dont il s’est fait le maître, et qu’il se flatte d’avoir rendus des Grecs accomplis[8]. Ces disciples auxquels il révèle les trésors de la Grèce sont avides d’en jouir, ils veulent tout connaître ; même les spéculations philosophiques sur la nature des dieux, sur l’origine des mythes, sur le sens des légendes, quoique bien subtiles et bien hardies pour eux, piquent tour curiosité. Pour les contenter, Ennius traduisit l’Histoire sacrée d’Evhémère, où l’on prouvait que torts les dieux avaient été d’abord des hommes ; il traduisit aussi un poème attribué à Épicharme qui les représentait comme de simples allégories physiques. Les incrédules pouvaient choisir entre ces deux explications et croire à leur gré, ou bien que Jupiter n’était autre que l’éther, c’est-à-dire la partie la plus subtile et la plus élevée de l’air, ou que c’était un ancien roi de Crète, qui de son vivant avait fait grand peur à ses sujets et à ses ennemis et qu’ils avaient mis plans le ciel après sa mort. Il est probable qu’entre ces deux opinions, Ennius se déclarait pour la dernière[9] : c’était un libre penseur qui ne se gênait pas pour maltraiter les dieux dans ses tragédies. Il y représentait, par exemple, un personnage qui n’a pas eu à se louer du sort et qui nie résolument la Providence parce qu’il trouve qu’elle ne l’a pas traité selon ses mérites. Je crois, disait-il, qu’il y a des dieux dans le ciel et je le soutiendrai toujours, mais j’affirme qu’ils ne s’occupent pas du genre humain. S’ils en avaient souci, les bons seraient heureux, les méchants malheureux : or c’est le contraire qui arrive[10]. Et Cicéron ajoute que ces maximes épicuriennes qui détruisent toute religion étaient accueillies au théâtre par des applaudissements unanimes[11].

On se demande vraiment comment les magistrats romains, qui d’ordinaire étaient des gardiens si vigilants de l’ordre public et prenaient tant de peines pour maintenir les institutions anciennes, ont souffert qu’un poète se permit de parler ainsi devant le peuple rassemblé. Il est probable que le théâtre tour semblait un lieu de divertissement futile et qu’ils n’attachaient pas d’importance à ce qui pouvait s’y débiter. L’expérience ne leur avait pas appris qu’à la longue les lettres forment l’opinion publique ; ils ne se doutaient pas que ces maximes qui leur paraissaient sans gravité parce qu’elles étaient prononcées sur un théâtre et qu’elles tombaient de la bouche d’un histrion, accueillies avidement par le people et conservées dans ses souvenirs, finiraient par être la règle des croyances et des mœurs. Ils avaient pourtant défendu qu’on attaquât personnellement un citoyen sur la scène, et les tribunaux condamnèrent un acteur qui s’était permis d’interpeller par son nom le poète Attius[12] ; mais ils ne se croyaient pas ténus aux mêmes égards envers les dieux. Ils se disaient sans doute que ces dieux dont il était question dans les tragédies imitées du grec étaient ceux de la Grèce, et ils trouvaient inutile de les faire respecter sur la scène de Rome. Ce qui semble prouver que tel était surtout le motif de leur indulgence, c’est que, dans les pièces dont le sujet est romain, la religion ne paraît plus aussi légèrement traitée. Les quelques fragments qui nous restent des tragédies composées sur Paul Émile et sur Decius contiennent des débris de prières dont l’accent est plein de gravité et d’émotion[13]. Le Brutus d’Attius représente Tarquin consultant les devins sur un songe qui le trouble. Ces malheureux devins, si raillés ailleurs, y sont l’objet de beaucoup d’égards ; Tarquin leur parle avec respect et ils lui répondent d’un ton sérieux et solennel, comme des gens qui savent leur importance[14]. On voit bien que ce sont des devins de Rome, et que les faiseurs de tragédies ne se croient plus le droit de s’en moquer. Dans tous les cas, l’autorité avait grand tort de faire ces différences et de permettre aux acteurs revêtus du pallium ce qu’elle défendait é ceux qui portaient la toge. A ce moment les dieux romains ne pouvaient plus être distingués des dieux grecs, et les coups qui frappaient les uns atteignaient aussi les autres. Le Jupiter qu’on nous montre dans l’Amphitryon courant les aventures galantes, et dont le complaisant Mercure approuve l’humeur amoureuse, n’est sans doute que le Zeus des pontes grecs ; mais depuis longtemps la foule avait pris l’habitude de le confondre avec la grande divinité des Latins : il portait à Rome le même nom, il remplissait à peu prés les mômes fonctions ; il était naturel que le peuple ne fit plus entre eux de différence et qu’il attribut les fredaines du fils de Kronos au dieu très bon et très grand du Capitole.

On sera convaincu que la littérature et le théâtre n’ont pas été sans influence sur le scepticisme des dernières années de la république, si l’on remarque que ce sont les institutions que les poètes attaquent avec le plus de vivacité qui paraissent alors le plus ébranlées. Caton constatait que de son temps deux haruspices ne pouvaient pas se regarder sans rire ; il avouait même que l’ancienne et vénérable institution des augures était en décadence[15]. Or ce sont précisément les devins de toute sorte que le théâtre latin malmène le plus volontiers. On les appelle des fainéants on des insensés, des aveugles qui ne savent pas se conduire et qui veulent montrer la route aux autres, des mise ables qui vous promettent des trésors et vous empruntent une drachme, des voleurs qui demandent de l’argent et ne donnent que des paroles[16]. C’est une sorte de lieu commun, même dans la tragédie, où la raillerie n’est guère à sa place, que de se moquer d’eux. Quand on voit l’art augural tomber dans un si grand discrédit à la fin de la république, n’est-on pas en droit de croire que les insultes qu’on prodiguait ainsi aux devins de la Grèce ont fini par déconsidérer ceux de Rome ? Nous venons de voir aussi qu’Ennius fit connaître aux Romains les ouvrages d’Épicharme et d’Évhémère, dans lesquels on essayait d’expliquer les anciens mythes et de les rendre raisonnables en les dénaturant. Ces livres, sans doute, furent bien accueillis des curieux ; ce qui semble le prouver, c’est que vers la même époque un homme qui était probablement un des lecteurs d’Ennius, peut-être un de ses disciples, entreprit d’appliquer ces systèmes d’interprétation à la religion romaine elle-même. Comme il savait qu’on n’aimait guère les nouveautés, il voulut donner plus d’autorité à son œuvre en l’attribuant au plus ancien et au plus respecté des législateurs religieux de Rome. En 572, un scribe découvrit dans son champ deux grands coffres de pierre dont te couvercle était scellé avec du plomb et qui portaient des inscriptions grecques et latines : elles disaient que l’un des deux coffres était le tombeau de Numa Pompilius, fils de Pompo, et que l’autre contenait ses ouvrages. Le premier fut ouvert et trouvé vide : le temps avait consumé les restes du vieux roi. Dans l’autre, il y avait deux paquets arrangés avec soin et composés chacun de sept volumes. Les uns étaient écrits en latin et traitaient du tirait pontifical ; les autres, écrits en grec, renfermaient un commentaire philosophique sur les institutions de Numa. La découverte fit du bruit et les livres étaient lus avec avidité, quand un préteur avertit le sénat qu’ils contenaient des principes contraires à la religion nationale et pouvaient lui être nuisibles. Le sénat ordonna qu’ils seraient brillés sur le forum, en présence du peuple[17]. Ces livres étaient évidemment apocryphes ; les historiens disent qu’ils semblaient tout neufs et que le faussaire s’était trahi en se servant, pour les écrire, d’une matière aussi fragile que le papier. Ils étaient l’œuvre d’un réformateur inconnu qui voulait faire entrer la religion romaine dans des voies nouvelles et l’accommoder de quelque façon avec la philosophie. Cinq ans auparavant, le sénat avait découvert et puni la société des bacchanales ; plus de sept mille personnes furent convaincues d’avoir pris part ait culte secret de Bacchus, qui venait d’Étrurie et que l’Étrurie elle-même tenait de la Grèce et de l’Orient[18]. Le mal était profond, la répression fut terrible et la moitié des coupables fut punie de mort. C’étaient là des symptômes manifestes que cette vieille religion ne suffisait plus ni aux lettrés ni au peuple, puisqu’on allait chercher ailleurs des croyances nouvelles, ou qu’on imaginait des explications savantes qui permettaient d’accepter avec moins de répugnance les croyances anciennes.

 

— II —

Dès le VIe siècle, la décadence de la religion romaine était visible, elle devait frapper et inquiéter les esprits prévoyants. Aussi pendant le temps qui s’écoule outre les Gracques et César, des tentatives sérieuses furent-elles faites pour l’arrêter. Une école savante, à laquelle appartenaient Ælius Stilo et son illustre disciple Varron, se donna la tâche de fouiller avec patience et avec amour le passé de ce vieux culte. De même qu’on essaya chez nous, â l’époque de la Restauration, de ramener les indifférents aux croyances chrétiennes par un retour à l’étude du moyen âge, on revint alors aux antiquités nationales, et surtout aux antiquités religieuses. Il sembla que cette religion serait moins légèrement traitée si l’on en savait mieux l’histoire ; en faisant connaître l’origine et la signification de ces anciens usages, en montrant qu’ils rappelaient presque toujours quelque souvenir patriotique, on espéra les rendre plus vénérables. Le temps est pour les religions à la fois un affaiblissement et une force ; pendant qu’il use les croyances, il leur donne cet aspect antique qui impose le respect. Ces tentatives, qui vinrent de divers côtés et prirent des formes différentes, avaient pourtant un caractère commun : elles étaient moins l’œuvre de dévots que de politiques et furent faites dans l’intérêt de l’État plutôt que dans celui dé la religion. Il nous semble aujourd’hui que, pour ranimer la foi chez les autres, il faut d’abord l’avoir soi-même ; les réformes qui se sont accomplies dans diverses églises chrétiennes ont eu pour auteurs des gens pieux et convaincus. Chez les Romains, ceux qui venaient au secours de la religion en péril étaient surtout des patriotes zélés, ils ne se piquaient pas d’être des croyants sincères. Varron n’hésite pas à reconnaître qu’on racontait sur les dieux des fables absurdes ; il avoue de bonne grâce que ce culte, dont il était le champion, avait été mal : fait et qu’il s’y prendrait autrement, s’il pouvait le refaire[19] ; mais il existait depuis longtemps, l’État s’était bâti sur lui, et l’on risquait, en ébranlant la base, de renverser l’édifice qu’elle soutenait. Ces défenseurs du culte officiel, on le comprend, ne pouvaient pas demander aux autres plus qu’ils n’exigeaient d’eux-mêmes. Aussi se bornaient-ils à recommander l’observation des pratiques ; quant aux croyances personnelles, la loi ne s’en était pas préoccupée, on n’avait le droit d’en demander compte à personne, et ils entendaient bien garder eux-mêmes sur ce point toute leur liberté.

Cette façon d’agir n’était pas nouvelle à Rome, et l’on pratiquait déjà ces accommodements dans l’entourage du second Africain. Cette réunion brillante de politiques et de gens d’esprit qui s’était formée autour du vainqueur de Carthage exerça, comme on sait, beaucoup d’influence sur la société romaine du vie siècle. Elle comprenait des personnes d’origine et d’occupations fort diverses : on y voyait des Romains et des Grecs, des philosophes, des poètes, des historiens mêlés à des hommes d’État et à des gens du monde. Pour parvenir à s’entendre, quand on est parti de points si éloignés, pour pouvoir jouir à l’aise des plaisirs de la société, le plus grand bien de la vie humaine, il faut se faire des concessions réciproques ; dans ces rapports de tous les jours les oppositions s’amoindrissent et s’effacent, et les opinions qui semblaient d’abord le plus contraires trouvent moyen de se rejoindre, D’ailleurs l’homme illustre qui fut le centre de ces réunions était porté par lui-m@me à ces ménagements et à ces transactions. C’était une nature sage et mesurée, ennemie des extrêmes ; il essayait, en politique, de n’être d’aucun parti, les trouvant tous exagérés, et il se montrait aussi hostile aux prétentions des aristocrates, quoiqu’il leur appartint par la naissance et les traditions, qu’in l’esprit entreprenant et factieux de la démocratie[20]. Il aimait la Grèce avec passion, mais il ne pensait pas qu’il fallût tout prendre chez elle ; il ne voulait en imiter même les meilleures choses qu’avec prudence, de peur d’altérer, par un mélange trop brusque, les grandes qualités du caractère romain. Il gardait pour la vie intérieure et retirée le charme des entretiens littéraires et philosophiques. C’est seulement après les séances du sénat ou les assemblées du forum, et pour se reposer des affaires publiques, qu’il lisait Xénophon, qu’il causait avec Panætius ou Polybe, et qu’il écoutait les pièces de Térence. Quand il remplissait les fonctions que ses compatriotes lui avaient confiées, il ne voulait être que Romain. Sa censure fut presque aussi sévère que celle de Caton, et il y eut occasion de faire fermer les écoles de danse et de chant. Quoiqu’il fût doux et humain par tempérament, il n’hésita pas à se faire l’exécuteur rigoureux des rancunes de Rome contre son ancienne rivale. Il est vrai qu’il pleura quand il vit Carthage en flammes ; mais au moment où il versa ces larmes qui lui ont fait tant d’honneur, Polybe nous dit qu’elle était tout à fait ruinée et anéantie[21].

Dans la façon dont Scipion et ses amis se conduisaient envers la religion de leur pays, le même esprit se retrouve. Il était difficile qu’elle pût tout à fait les contenter : leur maître, le philosophe Panætius, se trouvait être précisément un des rares stoïciens qui fût mal disposé pour les religions populaires, et les disciples suivaient sans doute l’opinion du mettre. Un des personnages importants de ce groupe, le terrible railleur Lucilius, qui attaquait si durement les hommes, n’épargnait pas toujours les dieux. Ses traits tombaient quelquefois sur les inventions des Faunus et des Numa, c’est-à-dire sur le culte national, et il se moquait de ceux qui le pratiquaient avec trop de crédulité. Ils ressemblent, disait-il, aux petits enfants qui croient que toutes les statues de bronze sont vivantes et les prennent pour des hommes ; eux aussi voient des réalités dans toutes ces fictions et supposent une âme cachée sous ces formes d’airain. Exposition de peintres, mensonge et chimère que tout cela ![22] C’est aussi tout à fait un libre penseur que Polybe. Jamais historien n’a fait à la Providence une part aussi petite que lui dans les affaires humaines : il demande qu’on n’ait recours à elle que pour les faits dont aucun raisonnement ne petit rendre compte, et réduit son rôle à n’être plus que l’explication des choses inexplicables[23]. Il n’hésite pas à dire que la religion romaine a été inventée par des politiques adroits, et les félicite sincèrement d’avoir trouvé un si bon moyen de tenir les hommes. S’il était possible qu’un État ne se composât que de pages, une institution semblable serait inutile ; mais comme la multitude est inconstante de son naturel, pleine d’emportements déréglés et de colères folles, il a bien fallu, pour la dominer, avoir recours à ces terreurs de l’inconnu et à tout cet attirail de fictions effrayantes[24].

Voilà sans doute ce que l’on pensait autour de Scipion, et l’on peut croire sans témérité que dans les vers de Lucilius et dans les appréciations de Polybe se retrouve la trace des entretiens de ces gens d’esprit. Cependant ceux d’entre eux qui étaient engagés dans les affaires se gardaient bien de paraître indifférents ou railleurs quand on discutait au forum et au sénat des questions religieuses. Ils affectaient, au contraire, de traiter avec le plus grand respect la religion de leur pays et s’opposaient de toute leur force aux innovations qui pouvaient l’ébranler. La première fois qu’on essaya de donner au peuple l’élection des prêtres, l’ami le plus cher de Scipion, Lælius, qui voyait les dangers de cette proposition, la combattit avec énergie, et il prononça à ce sujet un discours resté célèbre, où il faisait l’apologie du culte national. Cicéron ne pouvait pas le lire sans attendrissement, et il trouve que Lælius parle d’or quand il défend les institutions de Numa[25]. Ceux même qui, n’étant pas magistrats, pouvaient garder entièrement leur franc-parler, et que nous venons de voir en user volontiers, se ravisaient pourtant quelquefois et s’exprimaient d’un autre ton. Polybe blâme ses contemporains de rejeter les opinions que leurs pères avaient sur les dieux et sur l’autre vie[26], et Lucilius nous dit, quand il veut nous donner une mauvaise opinion de son temps : Personne ici ne respecte les lois, la religion ni les dieux[27]. Évidemment leur rôle est double et leurs sentiments changent suivant la situation qu’ils prennent ; comme citoyens ils se trouvent portés à défendre les institutions que comme hommes ils attaquent sans scrupule.

Cette sorte de divorce entre les sentiments de la vie publique et ceux de la vie privée ne choquait alors personne, et l’on n’y trouvait aucune hypocrisie. Un magistrat, dans ses fonctions, devait avoir une attitude particulière, une façon de penser et de parler convenue ; il fallait qu’il parût ignorer certaines choses qu’il savait très bien, et qu’il exprimât des idées et des opinions qui n’étaient pas tout à fait les siennes : c’était l’usage et la règle. Tout le monde admirait les gens qui remplissaient ce rôle avec naturel ; on leur permettait, quand lita représentation était finie et qu’ils étaient rentrés chez eux, de dépouiller leur dignité et de faire comme Scipion et ses amis, qui se poursuivaient à coups de serviettes autour des tables, en attendant que le dîner fut prêt[28]. Il était naturel qu’on eût l’idée d’appliquer aux croyances religieuses cette distinction commode entre l’homme et le citoyen. Elle permettait d’unir ce qu’on devait à la stabilité de l’État avec ce qu’on croyait se devoir à soi-même. Grâce à elle, on pouvait se passer sans scrupule le plaisir de discuter et de raisonner de tout, qui était devenu très vif depuis qu’on étudiait la philosophie grecque. Cette autorisation qu’on accordait d’être incrédule chez soi, pourvu qu’on parût croyant en publie, mettait tout Io inonde à son aise. Il est bien difficile de nier l’existence des dieux, disait-on à un pontife. — Sans doute, répondait-il, devant le peuple assemblé ; mais dans un entretien familier, devant quelques personnes, il n’y a rien de plus simple[29]. Nous sommes seuls, disait un augure, nous pouvons chercher la vérité sans crainte[30] ; et il établissait que la divination n’existe pas. Un personnage important de l’époque de Marius, le grand pontife Scævola, voulait qu’on distinguât soigneusement la religion du citoyen — religio civilis — de celle des poètes, qui ne se composait que de fables, et de celle des philosophes, qui contenait des explications plus ou moins heureuses sur la nature et les attributs de Dieu. Un peut penser des deux dernières ce qu’on voudra ; mais il faut respecter l’autre[31]. Elle est, du reste, facile à contenter, elle n’exige que l’accomplissement minutieux des cérémonies ordonnées par les rituels sacerdotaux. Voilé quel était le dernier mot de la sagesse romaine au sujet de la religion.

Si l’on veut apprécier ce que produisit ce système, il faut chercher é connaître où en étaient é Rome les croyances religieuses vers la fin de la république. Notre première idée pour le savoir est d’interroger les œuvres de Cicéron, qui contiennent, comme on sait, toute la vie de son temps. Malheureusement, les renseignements qu’elles nous donnent é ce propos sont assez confus ; ils diffèrent suivant la nature de l’ouvrage où l’on va les prendre. Cicéron semble changer de sentiment sur la religion avec le public auquel il s’adresse. Ses discours, ses traités dogmatiques, sa correspondance, qui nous le montrent successivement comme citoyen, comme philosophe et comme homme, nous le font voir sous trois aspects divers. Dans ses harangues judiciaires on politiques, quand il parle en homme d’État, il tient é passer pour un croyant sincère. Il énumère complaisamment les miracles qui ont annoncé la gloire de son consulat[32]. Son ennemi Clodius ayant été tué au pied du mont Albain, où l’on adorait Jupiter, et devant le temple de la Bonne Déesse, il en prend occasion de composer une tirade pathétique et de montrer que les dieux finissent toujours par punir les impies[33]. Ailleurs, au sujet de prodiges observés par les haruspices et auxquels il fait profession de croire, il déclare solennellement que quelque goût qu’il ait pour les lettres, il ne s’est jamais livré tout à fait à cette littérature qui éloigne et détourne de la religion[34].

Il aimait pourtant beaucoup la philosophie, et sa philosophie n’était pas de celles dont la religion romaine pût tirer un grand avantage. Nous trouvons parmi ses œuvres un traité sur la Nature des dieux, et un autre sur la Divination. Dans tous les deux, il maltraite beaucoup les religions populaires ; il raille, sans se gêner, les dieux et leurs fables, les devins et leurs miracles. Le dernier est net, ferme, précis, sans hésitation ni sous-entendu ; Cicéron y dit sincèrement sa pensée. Il détruit les arguments de ceux qui prétendent qu’il y a une science pour connaître l’avenir, et ne veut pas permettre qu’on mette la superstition sous la protection de la philosophie. Il était pourtant augure et en tirait vanité ; nous savons qu’il accomplissait régulièrement ses fonctions et qu’il n’a jamais songé à les quitter. On a eu tort de lui en faire un crime : il pouvait les garder sans se mettre tout à fait en désaccord avec ses principes. Quoi qu’on pense des auspices, dit-il, il faut les conserver pour ne pas choquer les opinions du peuple et à cause des services qu’ils peuvent rendre à l’État[35]. La divination en soi n’est qu’une chimère, mais dans des mains habiles elle peut empêcher une assemblée populaire de commettre quelques sottises. L’augure, en intervenant au bon moment, retarde l’élection d’un homme dangereux ou le vote d’une loi funeste : c’est un répit laissé au bon sens public pour se reconnaître ; si fragile que soit cette dernière barrière, il est bon de la conserver au moment où les autres sont détruites, et quand les factieux attaquent l’État de tous les cotés. Nous ne trouvons donc rien qui nous embarrasse dans le traité de la Divination. L’autre ouvrage est plus difficile à comprendre : les conclusions en sont moins nettes, ou plutôt il n’a pas de conclusions. Cicéron y réfute les opinions émises par les philosophes grecs sur la nature des dieux ; il ne songe pas à nous dire quelle est la sienne, ni s’il en a une. Nous sortons de ce grand débat, où s’agitent les questions les plus graves, incertains, hésitants, sans pouvoir démêler les sentiments de l’auteur et le dessein de son livre. Il y introduit un grand personnage, Cotta, qui, sous prétexte d’attaquer la manière dont les stoïciens démontrent l’existence de Dieu et la Providence, les compromet toutes les deux. Cotta raisonne tout à fait comme un théologien catholique qui cherche à ruiner tous les systèmes et à démontrer l’impuissance de la raison pour rendre la révélation plus nécessaire. Il déclare qu’en fait de religion il veut tout à fait s’en tenir à celle qu’ont instituée ses ancêtres. La philosophie lui est suspecte, elle ébranle les croyances qu’elle prétend affermir[36]. Aussi prend-il pour maîtres les Coruncanius, les Scipion, les Scævola, et non pas un Zénon, un Cléanthe ou un Chrysippe, On a le droit, dit-il, de demander à un philosophe la preuve de ses opinions, tandis qu’il faut accepter même sans preuve celles de nos aïeux[37], Cotta parle en pontife, mais en s’exprimant ainsi il se trompe vraiment d’époque. Quanti ce traité fut composé, la république n’existait plus. L’avènement d’un régime nouveau avait ébranlé ou détruit les institutions anciennes. Il n’était plus possible de faire uniquement reposer les croyances religieuses sur des traditions à moitié perdues, et c’était vouloir leur ruine entière que de leur donner des appuis qui s’écroulaient. Nous savons que ceux qui lurent cet ouvrage, à ce moment de désarroi, pour y chercher des raisons de croire, furent déconcertés ; de nos jours, on a cru surprendre dans cette absence de conclusions formelles un athéisme qui se déguise. C’est, je crois, aller trop loin. Ces négations hardies ne conviennent guère à Cicéron et répugnent à sa nature comme à ses opinions ordinaires. il s’en est plus tard défendu ; il affirme qu’il n’a pas voulu nier existence des dieux, mais seulement réfuter les preuves qu’en donnaient les philosophes[38] ; et, quand on le connaît, ce dessein n’est pas invraisemblable. Il faisait profession d’être de la secte académique, c’est-à-dire qu’étant irrésolu par tempérament, il essaya de se prouver qu’il devait l’être par principe. L’étude de ceci systèmes grecs qui se brisaient les uns contre les autres l’avait rendu fort indécis. Moins les opinions de tous les philosophes lui paraissaient sures, plus il était choqué de leur dogmatisme pédant. Il ne pouvait supporter, ni ces épicuriens qui ne veulent douter de rien et parlent des choses divines avec tant d’assurance, qu’ils semblent toujours revenir tout fraîchement de l’assemblée des dieux[39] ; ni ces stoïciens qui abondent si volontiers dans leur propre sens et débitent de telles exagérations sur la Providence, qu’on dirait vraiment, à les entendre, que les dieux eux-mêmes ont été fabriqués pour l’usage des hommes[40] Non seulement il trouve leurs raisons peu solides, mais il s’irrite de les voir si confiants et si décidés. Il éprouve, en les entendant parler avec cette arrogance, l’impression que ressentent les esprits incertains en présence d’affirmations trop tranchantes : elles les impatientent et leur donnent la tentation de sortir de leur réserve pour affirmer des opinions contraires. C’est ce qui sans doute entraîne Cicéron dans cet ouvrage un peu au delà de sa pensée véritable et le fait paraître plus sceptique qu’il ne l’était réellement. Il ne l’est plus dans ses autres traités philosophiques. Partout il affirme l’existence de Dieu, qui fui parait suffisamment démontrée par le consentement de tous les peuples ; il aime à développer les belles doctrines de Platon sur l’immortalité de l’âme, et son ton, quand-il en parle, est pénétrant et convaincu. Il les avait exposées à la fin de sa République, il y revient dans ses Tusculanes. A mesure que le temps s’assombrit et que l’avenir parait plus menaçant, il s’attache avec plus de force à cette dernière espérance. Il nous semble qu’il devait y songer souvent aux heures de tristesse et de péril, et nous sommes tenté de croire que si sa mort avait été moins brusque, il aurait voulu, comme Caton d’Utique, ne prendre congé de la vie, qu’après avoir relu le Phédon.

Mais ici nous nous trompons encore, sa correspondance nous le prouve ; elle ne confirme pas l’opinion que ses discours ou ses ouvrages philosophiques nous donnaient de lui, et nous la montre sous un troisième aspect, différent des deux autres. Nous avons déjà dit que la religion n’y tient aucune place, pas plus celle des philosophes que celle du peuple. Dans ce millier de lettres, écrites à des personnages si divers et pour des occasions si variées, il ne lui arrive jamais d’aborder, même en passant, les questions qu’il avait proclamées les plus importantes de toutes et qui devaient être, selon lui, la principale occupation d’un esprit sensé[41]. Il a vu périr sa fille qu’il adorait, il a presque assisté à la ruine de son pays ; jamais en ces tristes moments une idée religieuse n’a traversé son esprit, jamais il n’a cherché à oublier les amertumes de la vie présente par les perspectives de la vie future. Quand la fin approche, il n’a pas d’autres consolations à offrir à lui ou aux autres que celles des épicuriens qu’il a si vivement combattus. Heureux, dit-il, nous devons mépriser la mort ; malheureux, il nous faut la souhaiter, car il ne reste plus aucun sentiment après elle[42]. Ces nobles espérances d’immortalité dont il a rempli ses ouvrages ne lui reviennent jamais à la pensée dans ses malheurs ou dans ses périls. Il semble ne les avoir exprimées que pour le public et n’en fait pas d’usage lui-même ; elles sont restées dans ses livres et ne paraissent pas avoir pénétré dans sa vie. Celui que nous avons vu tour à tour serviteur respectueux des dieux de son pays et partisan passionné des doctrines philosophiques de la Grèce n’est plus ici qu’un indifférent.

Les contemporains de Cicéron lui ressemblent ; on retrouve chez eux les mêmes contradictions que nous avons signalées dans ses ouvrages, et elles aboutissent au même résultat, l’indifférence. On ne peut pas dire sans doute que la vieille religion n’eut pas conservé de fidèles ; les femmes surtout en pratiquaient pieusement toutes les cérémonies. Cicéron mande à son ami Atticus que sa grand’mère est morte du déplaisir que lui- causait son absence et de la frayeur qu’elle avait eue que quelque accident n’empêchât de célébrer les fêtes de Jupiter[43]. On sait que la femme de Cicéron, Terentia, était très dévote et que son mari la chargeait de faire pour lui des sacrifices à Esculape quand il était guéri rie quelque malaise[44]. Il se trouvait aussi des hommes, et probablement en grand nombre, qui restaient attachés aux croyances anciennes. Appius était un augure convaincu, plein de confiance dans les poulets sacrés[45]. Lentulus, le complice de Catilina, qui s’était chargé de mettre le feu à Rome, croyait aux oracles de la Sibylle[46]. Milon, comme un brigand italien de nos jours, fit nu veau avant de tuer Clodius, et s’en acquitta dévotement lorsque son ennemi fut mort[47]. Quand Marius, pour ne pas assister au retour de Metellus, son ennemi, que le peuple rappelait à Rome, partit pour l’Asie, il feignit d’aller faire un pèlerinage au temple de la Mère des dieux[48] : il pensait sans doute que ce prétexte paraîtrait assez plausible. II arrivait quelquefois aussi aux moins crédules d’are pris d’accès subits de crédulité. Sylla, nui avait volé les trésors de Delphes, portait sur lui une petite image d’Apollon qu’il embrassait de temps en temps, comme Louis XI, et à laquelle il adressait de ferventes prières quand il était menacé de quelque péril[49]. C’était surtout aux pratiques des cultes étrangers qu’on avait recours dans les moments d’inquiétude et de terreur soudaines. La réputation des anciens oracles était fort diminuée. Varron prétend que leur voix effrayante ne se faisait pas entendre dans les forêts[50]. Delphes avait perdu tout son crédit[51] ; mais, en revanche, on consultait beaucoup les astrologues et les chaldéens. Marius avait la plus grande confiance dans une Syrienne, la prophétesse Martha, qui lui avait été recommandée par sa femme ; il l’emmenait avec lui dans sa litière et sacrifiait d’après ses ordres[52]. Le bruit courait que Vatinius, qui se prétendait pythagoricien et se moquait des auspices, essayait d’évoquer les morts en leur immolant les enfants[53]. Il y avait donc encore beaucoup de croyants et de superstitieux à la fin de la république romaine. Lucrèce le constate quand il dit que la peur multiplie tous les jours les temples des dieux sur la terre[54] ; il le prouve encore mieux par la violence de sa polémique : on ne s’emporte ainsi, on ne se donne tant de peine que lorsque l’on combat un ennemi galon sait redoutable. Il me semble pourtant qu’à tout prendre, parmi les lettrés et les gens riches, les indifférents devaient mètre les plus nombreux. La correspondance de Cicéron ne nous le montre pas seul, elle nous fait connaître toute la société distinguée de ce temps. Aucune ne fut plus étrangère à ce que les modernes appellent la vie religieuse. Tous ceux qui font alors quelque figure dans le monde se livrent au monde tout entier ; ils ne sont occupés que de leurs plaisirs ou de tours affaires. En général, ils se donnent pour épicuriens, ce qui leur permet de ne pas s’occuper des dieux pendant qu’ils vivent et de n’avoir aucun souci de ce qui leur arrivera après leur mort. Ils le sont au sens le plus grossier du mot, comme ce Pison que Cicéron appelle un philosophe sorti d’une étable à pourceaux[55]. Ils semblent l’être non seulement en théorie et en pratique, niais de tempérament et d’instinct, tant ils sont à l’aise dans cette doctrine ! C’est le caractère de presque toute cette jeunesse qui parait dans les lettres de Cicéron, des plus fermes républicains comme Cassius, aussi bien que des Curion et des Dolabella, qui aidèrent César à renverser la république. C’est de ce côté, c’est-à-dire vers cette préoccupation exclusive des choses matérielles et cette indifférence absolue des intérêts religieux, que s’acheminait cette société élégante, et elle aurait à la longue entraîné tout le reste avec elle ; car c’est l’usage que les gens riches et lettrés forment l’opinion publique : la foule, qui a les yeux sur eux, finit toujours par conformer ses sentiments à leurs idées, comme elle règle ses mœurs sur leurs exemples.

Voilà quelles furent les conséquences de cette séparation qu’on avait voulu établir entre la religion du citoyen et celles des philosophes ou du peuple. On avait cru que, pour sauver les anciennes institutions, il suffisait de les mettre à part du reste, et qu’on pouvait sans danger permettre de penser et de dire des dieux ce qu’on voulait, à la condition d’accomplir exactement les cérémonies consacrées ; tandis qu’on poursuivait un grand personnage, M. Æmilius Scaurus, pour avoir négligé quelques sacrifices[56], on laissait César, grand pontife, nier impunément l’immortalité de l’âme devant le sénat. On en était ainsi venu à une sorte de formalisme vide, qui, n’étant soutenu par rien, devait un jour ou l’autre s’effondrer. Quand les gens sages, que la philosophie grecque avait instruits de leurs devoirs, entendaient vanter cette piété des conservateurs romains, qui consistait à sacrifier à des dieux auxquels on ne croyait plus, ils répondaient : La piété, ainsi que les autres vertus, ne peut pas consister en de vains dehors[57], et comme il leur coûtait de se rendre complices de ce mensonge, ils ne sacrifiaient plus qu’avec négligence. On s’était trompé quand on avait espéré qu’en isolant les pratiques de toute réflexion et de toute croyance, on pourrait les faire durer plus longtemps : des rites qui ne disent rien à l’esprit ni à l’âme cessent bientôt d’être régulièrement accomplis. Cicéron regardait le maintien des auspices comme nécessaire au salut de la République, mais les auspices n’étaient vraiment plus de son temps qu’une comédie ; on y répétait de vieilles formules auxquelles on n’attachait plus aucun sens, et l’augure ne se faisait pas scrupule d’affirmer qu’il avait tonné à gauche, quand il n’avait pas tonné du tout[58]. On pouvait donc prévoir qu’un jour ou l’autre ces cérémonies, qui n’intéressaient plus personne, seraient tout à fait abandonnées, et la religion officielle, qu’on avait seule voulu sauver, était Inévitablement condamnée à périr. Déjà la décadence en était sensible : les temples tombaient en ruine, les biens des dieux étaient mis au pillage ; on n’hésitait pas à s’emparer des bois sacrés pour agrandir ses domaines, et Cicéron rapporte qu’un grand seigneur avait un jour volé sans façon une chapelle sur le Cœlius[59]. Le droit pontifical se perdait[60], beaucoup d’anciennes fêtes ne se célébraient plus, des sacerdoces importants avaient cessé d’être occupés, l’indifférence régnait partout ; et Varron déclarait solennellement, en tête de ses Antiquités divines, qu’il craignait que la religion romaine ne périt bientôt, non par l’attaque de quelque ennemi, mais par la négligence des fidèles[61]. C’est en cet état d’affaiblissement visible et de ruine prochaine que la trouva l’empire.

 

 

 



[1] C’est ce que fait entendre le consul Decius quand il dit : Deorum magis quam nostra causa expetimus ut quos privatim colimus publice colamus. (Tite-Live, X, 7.)

[2] Tite-Live, XXII, 9.

[3] Valère Maxime, I, 6, 4.

[4] De Rep., II, 19.

[5] Aulu-Gelle, XVIII, 21, 45.

[6] Asur., II, 1, 11.

[7] Persa, II, 3, 1.

[8] Annales, XI, 2. (éd. Valhen) : Contendunt Græcos Graios memorare solent ses.

[9] Cicéron semble le dire : (Evhemerus).., quem noster et interpretatus et seculus est Ennius (De nat. deor., I, 42).

[10] Ennius, Telamo (Ribbeck, p. 44).

[11] De div., II, 50.

[12] Rhet. ad Herenn., II, 13.

[13] Pacuvius, Paulus, I. Attius, Decius, 4, édit. Ribbeck.

[14] Attius, Brutus, 1 et 2.

[15] Cicéron, De divin., I, 18.

[16] Ennius, Telamo, 2. Attius, Astyanax, 4. Dans ce dernier passage, les devins qu’on raille sont appelés augures, comme ceux de Rome.

[17] Tite-Live, XL, 29. Pline, Hist. nat., XIII, 18 (27).

[18] Tite-Live, XXIX, 8.

[19] S. Augustin, De civ. Dei, IV, 81.

[20] Mommsen, Hist. rom., liv. IV, ch. 2.

[21] Polybe, XXXIX, 8.

[22] Lucilius, XV, 2 (édit. L. Müller).

[23] XXXVII, 4.

[24] VI, 56.

[25] De nat. deor., III, 17 : aurcola oratio.

[26] VI, 56.

[27] Fragm. incert., 78 (édit. L. Müller).

[28] Horace, Satires, II, 1, 72, et la note d’Acron sur ce passage.

[29] Cicéron, De nat. deor., I, 22.

[30] Cicéron, De Div., II, 12.

[31] S. Augustin, De civ. Dei, IV, 27.

[32] Catalil., III, 8.

[33] Pro Milon, 31.

[34] De har. resp., 8.

[35] De div., II, 33.

[36] De Nat. deor., III, 4.

[37] De Nat. deor., III, 8.

[38] De divin., I, 2.

[39] De nat. deor., I, 9.

[40] De nat. deor., I, 2.

[41] De nat. deor, II, 1.

[42] Ad fam., V, 16. Voyez aussi VI, 21, 3.

[43] Ad Att., I, 8.

[44] Ad fam., XIV, 7.

[45] Cicéron, De leg., II, 13. Appius évoquait aussi les morts.

[46] Cicéron, Catilinaires, III, 5.

[47] Asconius, Schol. Cicéron, édit. Orelli, II, p.41.

[48] Plutarque, Marius, 81.

[49] Plutarque, Sylla, 29. Plutarque raconte une histoire plaisante à propos de ce vol fait à Delphes. Sylla avait envoyé pour prendre le trésor le Locrien Caphis, qui hésita beaucoup à commettre ce sacrilège. Caphis écrivit à Sylla qu’un miracle s’était produit et qu’on avait entendu résonner la lyre d’Apollon. Sylla lui répondit que c’était la preuve que le dieu était enchanté qu’on lui prit son argent. (Plutarque, Sylla, 12.

[50] Ménippe Fragm., p. 113, édit. Riese.

[51] Cicéron, De div., I, 19.

[52] Plutarque, Marius, 17.

[53] Cicéron, In Vatinius, 6.

[54] Lucrèce, V, 1166.

[55] In Pisonem, 16.

[56] Meyer, Orat. Rom. fragm., p. 250. Il faillit être condamné.

[57] Cicéron, De natura deorum, I, 2 : In specie fictæ simulationis, sicut reliquæ virtutes, pietas inesse non potest.

[58] Cicéron, De divin., II, 34. Denys d’Halicarnasse, II, 6.

[59] Varron, De Ling. lat., V, 49. Cicéron, De har. resp., 15.

[60] Cicéron, De orat., III, 33.

[61] S. Augustin, De civ. Dei, VI, 2.