ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE XIX. — DÉTAILS PERSONNELS SUR TRAJAN. - LÉGENDES.

 

 

Revenons à Trajan, que nous avons un peu perdu de vue pendant que nous suivions le développement et l'activité de l'intelligence humaine au début de la période Antonine. Après le prince nous devons faire connaître l'homme, en réunissant quelques traits que nous ont transmis les anciens sur sa physionomie et son caractère.

Trajan était grand et bien proportionné : il avait les yeux profonds et très-ouverts, les lèvres serrées, la barbe épaisse, le teint brun. Ses cheveux, qu'il portait courts, étaient devenus blancs de fort bonne heure. On remarque dans ses bustes un développement extraordinaire de la partie postérieure de la tête : le visage respire une certaine gravité et le regard, empreint de résolution, semble dur ; mais les biographes nous apprennent que la blancheur de sa chevelure adoucissait la majesté naturellement imposante de sa physionomie. Le marbre ne saurait d'ailleurs traduire l'affabilité inaltérable et la bonne humeur qui détendaient ces traits énergiques[1].

Son tempérament très-robuste lui permettait de supporter de grandes fatigues. Il dormait peu et se contentait de la nourriture la plus simple. Mais cette sobriété n'avait rien d'affecté, et il n'en faisait preuve qu'autant que l'exigeaient les circonstances. Dès qu'elles le permettaient, il savait s'en départir : il se livrait alors sans ménagements aux plaisirs de la table, et se montrait assez gourmet. Apicius, qui lui lit passer jusque chez les Parthes des huîtres auxquelles il avait su, par un procédé particulier, conserver toute leur fraîcheur, n'ignorait pas sans doute que son présent serait bien accueilli[2].

Tous les témoignages s'accordent à signaler chez Trajan un goût pour le vin dépassant les limites habituelles et permises[3]. Après avoir bu copieusement pendant le souper, il portait encore cinq santés au dessert[4]. Tous ses amis n'étaient pas en mesure de lui faire raison ; et c'est en lui tenant tête à table qu'Hadrien triompha des mauvaises dispositions qu'il rencontrait dans son esprit prévenu, et devint son favori. Au moins Trajan recommandait-il qu'on ne lui parlât pas d'affaires avant le lendemain, quand le sommeil lui aurait rendu tout son sang-froid[5]. L'histoire excuserait aisément un travers qui à Rome n'était ni rare ni très-mal vu,

Narratur et prisci Catonis

Sæpe mero caluisse virtus[6].

et auquel Nerva fut aussi enclin[7]. Malheureusement, certain vice dépare le caractère de Trajan et amoindrit la sympathie qu'inspire sa personne[8] ; en ajoutant, comme Dion n'a pas manqué de le faire, qu'il n'affligea qui que ce fût pour satisfaire sa passion, on fournit une nouvelle preuve, après tant d'autres, de l'équité et de la modération de Trajan, mais on n'introduit aucune circonstance qui atténue la seule flétrissure dont sa mémoire reste chargée.

Sans que l'éducation de Trajan eût été négligée, il n'avait pas une instruction aussi complète que les hommes de la classe sociale à laquelle il appartenait par sa naissance. Son éloquence était médiocre[9] et son savoir assez borné : il suppléait à ce qui lui manquait par l'emploi judicieux de ses facultés naturelles et par la fréquentation et la conversation des lettrés dont il aimait et recherchait la compagnie. Pline a parlé des entretiens savants, des conversations intéressantes et pleines d'un aimable enjouement, qui s'engageaient à la table de l'empereur, des άκροάματα qui suivaient le repas[10]. Quelques discours de Dion Chrysostome[11] peuvent nous donner une idée de ce qu'étaient ces propos de table, de l'ordre d'idées que Trajan aimait à entendre développer. On y parlait souvent d'Alexandre, son héros préféré[12], et d'Homère, le poète favori d'Alexandre et le grand éducateur de toute l'antiquité. Le vers qui désigne Agamemnon :

μφτερον βασιλες τ γαθς κρατερς τ αχμητς[13]

trouvait une application directe et bien naturelle à un souper du Palatin ou de Centum Cellæ. Trajan se montra bienveillant pour les philosophes[14] que les Flaviens avaient traités assez mal. 11 prêtait l'oreille à leurs discours, mais n'en comprenait pas toujours la subtilité : il se tirait avec finesse de l'embarras qu'il éprouvait à leur répondre. Quand il revint de la guerre de Dacie, il permit à Dion de prendre place à côté de lui sur le char de triomphe. Le philosophe développait des théories assurément très-profondes : Je n'entends pas du tout ce que tu me dis, répondit à un moment l'impérial auditeur, mais ce que je puis t'affirmer, c'est que je t'aime comme moi-même[15].

Il fut pourtant écrivain ou, pour mieux dire, quelques ouvrages portent son nom. Les commentaires sur la guerre des Daces étaient probablement l'œuvre de Licinius Sura qui l'accompagna dans les deux expéditions et qui rédigeait ordinairement ses discours et ses messages[16]. Les lettres adressées à Pline, dont Vigneul de Marville a loué l'imperatoria brevitas et le style d'une précision noble et sévère, furent sans doute écrites par Hadrien qui succéda à Sura comme secrétaire intime de Trajan. C'est Hadrien qui composa les vers grecs qui accompagnaient les offrandes de Trajan à Jupiter Casios, et où l'empereur parle en son nom. Est-ce aussi à lui, est-ce réellement à Trajan qu'il faut attribuer un distique conservé dans l'Anthologie[17] ? Cette mauvaise pointe ne fait guère honneur à celui qui l'a composée.

Trajan aimait avec passion les exercices du corps, et il y excellait. Conduire des embarcations, faire de longues marches à pied, chasser, étaient ses plus grands plaisirs. Une expédition militaire était pour lui la réunion de ses passe-temps préférés, et il se déterminait facilement à l'entreprendre. En attaquant les Parthes, il cédait sans doute aux entraînements de sa passion et poursuivait des succès plus glorieux pour sa personne qu'utiles à l'Etat. Mais, en revanche, un prince pacifique n'eût pas osé engager une lutte corps à corps avec Décébale : il eût cherché à améliorer les conditions imposées à Domitien, il eût obtenu pour l'amour-propre national quelques satisfactions vaines, et cette politique prudente laissait grandir à côté de l'empire le peuple le plus audacieux, et le mieux préparé à des envahissements qui pouvaient être décisifs dès le second siècle.

L'immense impulsion que Trajan donna aux travaux publics révèle un goût prononcé pour la magnificence, et le soin qu'il prenait de faire inscrire son nom sur les édifices qu'il avait fait élever prouve qu'il mettait là une bonne part de sa gloire. Mais ces constructions étaient faites dans des vues d'utilité générale et ont favorisé le développement du grand art. Ainsi, bien qu'il ait aimé les bâtiments et la guerre, ses prédilections ne furent point onéreuses à ses peuples, et contribuèrent au contraire à la prospérité universelle.

Mais les provinces qu'il avait conquises furent abandonnées, les lois qu'il avait fait rendre furent modifiées ou fondues dans les Codes de ses successeurs, les somptueux édifices qui portaient son nom tombèrent en ruines sous l'action du temps et la main des hommes. Sa gloire, pourtant, brilla de l'éclat le plus vif jusqu'à la fin de l'empire romain, et survécut longtemps à sa chute. Avec le cours des siècles, elle se transforma : le renom du grand capitaine s'affaiblit[18], et on continua de vanter les qualités privées du souverain. Toutes les espérances conçues au début du règne avaient été réalisées ; la toute-puissance n'avait altéré aucune des solides qualités d'esprit et de caractère du fils adoptif de Nerva. Sa modération dans l'exercice du pouvoir, la simplicité de ses manières, la sûreté de son commerce, l'aménité de son accueil, restèrent profondément empreintes dans le souvenir des peuples, car aucun de ses prédécesseurs n'avait déployé ces vertus au même degré ni avec autant de suite, et les empereurs qui vinrent après lui en donnèrent rarement l'exemple[19]. Ainsi le nom d'Optimus que lui avait de bonne heure décerné la reconnaissance de ses sujets, et dont il ne toléra qu'au bout de quatorze ans l'addition officielle sur les monuments publics, servit d'expression au jugement de l'histoire. Tout concourut à perpétuer le souvenir de sa bonté. A chaque nouvel avènement, on souhaitait au prince d'être plus heureux qu'Auguste, meilleur que Trajan. Sa bonté était prise pour terme de comparaison, soit pour flatter, soit pour décerner un éloge sincère[20]. La banalité même de ces louanges finirait par leur ôter du prix et laisserait planer des soupçons sur leur légitimité, mais nous pouvons nous rassurer à cet égard : c'est le plus implacable des polémistes, le plus amer contempteur des Césars, qui fait décerner à Trajan le prix de la démence dans l'assemblée des Dieux[21].

Ce type d'un prince équitable et puissant, que l'esprit construit à l'aide de quelques grands faits bien constatés, ne saurait suffire à l'imagination populaire. Elle invente, ou elle emprunte ailleurs, des traits caractéristiques pour arrêter les contours indécis des figures qui se détachent sur le fond de l'histoire positive. Dès le troisième siècle, on saisit autour de la personne de Trajan les traces d'un semblable travail. Tous les traits un peu remarquables de bonté lui sont attribués. Alexandre Sévère tire d'un conspirateur une vengeance généreuse accompagnée dans l'exécution d'une certaine espièglerie[22] : on en fait honneur à Trajan. Lampride discute la version populaire et montre qu'elle n'est pas fondée, mais il ne se cache pas qu'il est trop tard pour ébranler une tradition déjà invétérée.

On relève un trait d'équité dans la vie d'Hadrien[23], on l'embellit, on lui donne une couleur chrétienne : alors il devient digne de Trajan, et Trajan à son tour peut prendre place au milieu des chrétiens. On racontait donc qu'au moment où, partant pour une expédition militaire, il allait quitter Rome et marchait à la tête de l'armée qui défilait sous les yeux d'un peuple immense, une femme se précipita à la tête de son cheval[24]. C'était une pauvre veuve dont le fils unique avait été tué, et les meurtriers n'étaient pas encore punis. Seigneur, criait-elle, venge mon fils. — A mon retour, dit l'empereur, continuant sa marche. — Et si tu meurs ? — Mon successeur te fera justice. — Quel fruit tireras-tu de la vertu d'un autre ? demanda la veuve. Trajan rentra en lui-même, reconnut son devoir, et, l'accomplissant aussitôt, fit procéder, toute affaire cessante, aux informations nécessaires, sans rougir de paraître céder aux injonctions d'une pauvre femme : il ne quitta Rome qu'après s'être assuré qu'il ne laissait derrière lui aucune partie de sa tâche. Cette simplicité loyale, cette liberté laissée au plus humble sujet d'arriver jusqu'au maître du monde, cet amour scrupuleux de la justice, ce sentiment profond et délicat des devoirs de la puissance envers la faiblesse sont des traits qui, réels ou inventés, devaient frapper les esprits dans des siècles de malheurs publics, d'anarchie et de violence. On dit que saint Grégoire, en pensant à ce trait de la vie de Trajan, se sentit ému au point de demander à Dieu de retirer des enfers l'âme du grand empereur, et sa prière, croyait-on, fut exaucée. Privé des monuments littéraires de l'antiquité, le Moyen Age n'a guère connu Trajan que par ce trait légendaire, devenu inséparable de son histoire depuis qu'il a été deux fois consacré par le génie[25].

 

 

 



[1] Paneg. 41. Dion, LXVIII, 31. Malalas, XI, p. 269. M. Ravaisson a fait remarquer (Revue des deux Mondes, mars 1874, p. 236) qu'une statue d'homme assis dénommé Trajan, au musée du Louvre, est un composé d'une tête de Trajan et du corps de quelque personnage grec comme l'indiquent le costume et la chaussure.

[2] Athénée, Deipnosoph., I. p. 7, d. Suidas, v° όστρεα.

[3] Dion, LXVIII, 7. Victor, Cæs., 13.

[4] Lampride, Sev. Alex., 29.

[5] Victor, Cæs. XIII, 9.

[6] Horace, Carm. III, 21.

[7] Victor, Cæs. XIII, 9.

[8] Dion, LXVIII, 7. Julien, Cæs., 8.

[9] Julien, Cæs., 22, attribue à la paresse son manque de talent pour la parole.

[10] Panég., 49, Ep. VI, 31.

[11] Les quatre premiers.

[12] Julien, Cæs., 28, 30.

[13] Iliade, III, 179.

[14] Panég., 47, Julien.

[15] Philostrate, Soph., I, 7.

[16] Julien, Cæs., 22 ; Spartien, Hadr., 3.

[17] XI, 418.

[18] Sauf dans l'Orient européen, où l'histoire de ses conquêtes a pris un caractère légendaire, visible dans Nicolas Costin, dans Jean le Lydien et dans les chants valaques.

[19] Marc-Aurèle pourrait seul être mis sur la même ligne que Trajan ; peut-être même éprouvait-il pour les hommes une sympathie plus tendre et plus vive ; mais l'austérité philosophique écarte la familiarité de sa personne, et on ne trouve pas chez lui cette bonhomie qui s'alliait chez Trajan à la grandeur.

[20] Eutrope, VIII, 5.

[21] Julien, dans les Césars, c. 22.

[22] Lampride, Sev. Alex., 48.

[23] Dion, LXIX, 6.

[24] Dante (Purg., X, 77 et suiv.).

Ed una vedovella gli era al freno

Di lagrime attegiata e di dolore.

Dintorno a lui parea calcato e pieno

Di cavalieri, e l'aquile dell'oro

Sovr'esso in vista al vento si movieno.

[25] Dante et Eugène Delacroix (tableau du Musée de Rouen). Dante raconte qu'il a vu cette histoire sculptée sur un rocher de marbre blanc par la main divine. — Au moyen âge, les Romains montraient la place où la scène avait eu lieu : sunt præterea alii arcus qui non sunt triumphales sed memoriales, ut est arcus Pietatis ante sanctam Mariam rotundam, ubi cum esset imperator paratus in curru ad eundum extra pugnaturus, quædam paupercula vidua procidit ante pedes ejus, etc. De Mirabilibus civitatis Romana, dans Orlichs, Codex Urbis Romæ topographicus, Wirceburgi, 1871, p. 129. — Suivant M. de Rossi (Bulletin di Corrisp. Arch., 1871, p. 6), le bas-relief décrit par Dante aurait été réellement sculpté sur l'arc de la Piété dont parle l'auteur des Mirabilia. La sculpture qui décorait cet arc représentait certainement une nation vaincue, suppliante, et demandant grâce à l'auguste triomphateur. L'ignorante imagination des hommes du moyen âge y vit la fameuse légende de Trajan, etc. Le passage cité plus haut des Mirabilia ne me parait pas impliquer absolument l'existence d'un tel bas-relief sur l'arc en question. Jean Damascène, au VIIIe siècle, est le premier qui ait parlé de l'intercession de Grégoire en faveur de Trajan, mais il ne cite pas le trait de justice qui aurait motivé cette intercession. (V. le passage dans Baronius, XI, p. 62, éd. Luc.) Ce trait est raconté par Jean le Diacre dans sa vie de Grégoire-le-Grand (II, 5), et en termes un peu différents par le biographe anonyme du même pape. Jean de Salisbury (Policraticus, V, 8), Vincent de Beauvais (Specul. historiale, X, 47, 48), Dante (Purg., X, 73-93), l'ont pris dans Jean le Diacre. Ailleurs, le poète toscan compose avec l'âme de Trajan et celles d'Ezéchias, de Constantin, de Guillaume II roi de Sicile, et de Riphée, le sourcil de l'aigle merveilleux, symbole de l'empire universel, qui vole devant la planète de Jupiter (Parad., XX, 43-45). Saint Thomas a touché deux fois à la question du salut de Trajan (Quæstiones Disputatæ, VI, 6, 9, 4, et ad libr. IV Sententiarum, Distinct., XLV, 2, 9, 5). Dans le dernier passage, il l'explique en admettant que l'âme de Trajan, tirée de l'enfer, anima un nouveau corps dans lequel elle vécut chrétiennement et mérita le paradis. C'est la doctrine qu'a développée Dante (Parad., XX, 100-117).