ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE IV. — CONQUÊTE DE L'ARABIE NABATÉENNE.

 

 

Pendant que Trajan reculait du côté du Danube les frontières de l'empire, le territoire romain recevait en Orient un utile accroissement. En l'an 100 mourut, après un long règne, le dernier tétrarque de la dynastie iduméenne[1]. Les pays qu'elle possédait depuis l'an 52, grâce à la libéralité de l'empereur Claude (Trachonite, Auranite, Batanée, Abilène), furent réunis à la province romaine de Syrie ; c'est alors que cette province acquit sa plus grande extension.

Entre le Taurus, l'Egypte, la Méditerranée et l'Euphrate, il ne restait plus qu'un seul pays encore indépendant, celui des Arabes Nabatéens. Depuis un temps immémorial, ce peuple échappait à la domination des divers maîtres de l'Orient. Alexandre avait manifesté l'intention de les soumettre, et Antigone voulut exécuter le projet du héros macédonien. Les armées grecques furent défaites par ces Arabes alors disciplinés, tempérants et braves. Mais, à mesure que des richesses plus considérables passaient de l'extrême Orient dans le bassin de la Méditerranée, par les soins des rois de Syrie et d'Egypte, les Nabatéens prirent l'habitude et le goût d'un luxe funeste à leur puissance militaire[2]. La première fois qu'ils se trouvèrent en face do Romains, ce fut pour être vaincus par Pompée. Aussitôt, avec la souplesse propre à leur race, les cheikhs Nabatéens ne songèrent plus à recourir aux armes pour se maintenir libres, mais ils pratiquèrent la plus cauteleuse politique et mirent la main dans toutes les intrigues de l'Orient[3]. Ils profitaient d'ailleurs de tous les conflits pour piller leurs voisins. Les Romains ne voyaient pas alors d'inconvénients dans leur turbulence et leur rapacité qui ne gênaient que les Tétrarques et paralysaient d'avance toute velléité de révolte de la part de ces princes ; mais, quand l'empire se fut substitué au royaume iduméen, la question devint tout autre. Il fallut aviser aux moyens de créer une police sévère dans le pays que traversaient les riches caravanes de la Mésopotamie, et où un grand nombre de Romains allaient s'établir[4]. Le seul parti à prendre était la conquête et la romanisation du pays. Trajan s'y décida sans beaucoup de peine, on peut le croire. Les opérations furent conduites par le légat de Syrie, Cornelius Palma, qui, vers 104 ou 105, vainquit le roi Dabel (ou Zabel), et s'empara de Pétra sa capitale[5]. En un an, la soumission du pays fut complète[6]. Les historiens sont muets sur les événements de cette rapide campagne. Une inscription nous apprend que le sénat fit adresser des supplications aux dieux, et, sur l'invitation de Trajan, décerna au général victorieux les ornements du triomphe et l'honneur d'une statue dans le Forum. L'inscription est incomplète, et le nom du personnage à qui ces honneurs furent accordés ne s'y lit plus ; mais Borghesi[7] a parfaitement démontré qu'il ne pouvait être ici question que de Cornelius Palma. Dion nous apprend en effet que Trajan avait fait élever une statue à cet habile homme de guerre[8].

Palma était aussi un habile administrateur. Quelques cantons du pays dans lesquels Rome venait de succéder à Agrippa II étaient à peine civilisés. Dans le fragment d'une inscription trouvée par M. Waddington à Kanatha dans l'Auranite, le prince se plaint de l'état sauvage dans lequel ses sujets ont vécu jusqu'alors. Dans certaines parties du pays, dit-il, ils vivent comme des bêtes fauves dans des tanières. La contrée fut traversée par une grande voie militaire ; des postes furent placés à la frontière du désert, et enfin plusieurs aqueducs furent élevés par les ordres de Palma. On est profondément frappé de la grandeur de la puissance romaine et de l'énergique administration qui a laissé son empreinte ineffaçable jusque dans ces contrées lointaines et sauvages[9]. Plusieurs médailles furent frappées en commémoration de la conquête de l'Arabie[10]. L'ancien royaume nabatéen fut provisoirement réuni à la Syrie et ne devint une province distincte que plus tard, pendant le séjour de Trajan en Orient, au milieu de la guerre des Parthes. Cette province fut gouvernée par un légat prétorien, qui avait sous ses ordres la légion IIIa Cyrenaica, en garnison à Bostra[11]. Cette ville prit le surnom de Τραϊανή[12].

 

 

 



[1] Eckhel, Doctrina, III, p. 496. C'était Agrippa II (V. Waddington, Comptes-rendus de l'Acad. des Inscript., 1865, p. 106, 115).

[2] On est frappé du contraste qu'offrent les tableaux tracés par Diodore et par Strabon des Nabatéens au temps d'Antigone et au temps d'Auguste.

[3] Josèphe, Ant. Jud., XV, 4, 5, 6.

[4] Voir le magnifique monument romain de Petra (Revue archéolog., 1862, t. VI, p. 1-10).

[5] Dion, LXVIII, 14. On a des monnaies de ce roi (De Vogüé, Revue numismatique, 1868, p. 167).

[6] L'an 105 ap. J.-C. est le point de départ d'une ère commune à Petra, à Bostra et à toute la province (Chron. Pasch., p. 472, éd. Bonn.). M. Waddington a démontré que le premier jour de cette ère était le 22 mars 106 (Mélanges de Numismatique, 2e série, p. 162).

[7] Œuvres complètes, V, p. 31.

[8] LXVIII, 16.

[9] Waddington, Comptes rendus de l'Acad. des Inscr., 1865, p. 86, 108.

[10] Cohen, n° 15 et 309. En 62 av. J.-C., Æmilius Scaurus, lieutenant de Pompée, ayant vaincu le roi Nabatéen Aretas, la gens Æmilia fit représenter sur ses monnaies la soumission de ce chef arabe (Cohen, Consulaires n° 2) ; Trajan fit restituer cette monnaie (ibid., p. 30). Aussitôt après la conquête, des Arabes entrèrent, en assez grand nombre, comme auxiliaires dans l'armée romaine, car on connaît une cohors quinta Ulpia Petræorum (Bullet. Inst. Arch., 1870, p. 22). On sait que les corps auxiliaires désignés par le gentilicium d'un empereur ont été créés par lui (Henzen, Annal. Inst. Arch., 1858, p. 29).

[11] Corp. Inscr. Græc., 4554, 4651.

[12] Eckhel, Doctrina, III, 500.