ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE II. — TRAJAN SEUL EMPEREUR. - PACIFICATION DE LA GERMANIE.

 

 

Nous ne trouvons, dans les historiens, que des renseignements très-brefs et très-vagues sur l'organisation militaire qu'il établit dans les Germanies[1]. Toutefois, en s'aidant des autres sources historiques, on se fait une idée du plan qu'il s'était formé et dont il assura l'heureuse exécution[2]. Le rôle de Rome, vis-à-vis de la Germanie septentrionale, n'était plus alors et ne pouvait être désormais que défensif. Si, sous le règne d'Auguste, les succès rapides de Drusus et de Tibère purent faire espérer d'abord un agrandissement de territoire, la bataille de Teutoburg prouva bientôt que les Germains pouvaient être effrayés, battus même, mais jamais domptés ni conquis. Le seul but auquel les empereurs pussent viser était donc de ne pas laisser la Gaule en contact immédiat avec les barbares, et de rendre le Rhin infranchissable aux envahisseurs.

Le cours supérieur du fleuve était protégé par les villes fortifiées de Vindonissa (Windisch) et d'Augusta Rauracorum (Augst) qui suffisaient pour préserver de toute invasion le pays difficile que traversent les Alpes de Constance.

Le coude du Rhin, et son cours jusqu'à Mayence, étaient défendus par la Forêt-Noire, à peine percée alors, et qui couvrait un pays dont la pauvreté en avait écarté les Germains eux-mêmes. Quelques colons gaulois l'occupaient, et Rome avait permis leur établissement à charge d'une redevance égale au dixième des produits de la culture. C'étaient les agri decumani.

A partir de Mayence, on trouvait sur la rive droite des populations braves et remuantes, accumulées sur un étroit espace qu'elles se disputaient continuellement : Mattiaques, Sicambres, Tenctères, Bructères, Cattes, Angrivariens. Rome les surveillait depuis un siècle, et opposait à leur passage les forteresses de Moguntiacum, de Bingium, de Bonna, de la Colonia Agrippina, de Novesium, de Gelduba, et enfin les Castra Vetera. Tous ces points étaient occupés par des troupes, auxquelles la flotte germanique[3], qui parcourait incessamment le cours du Rhin, pouvait amener des renforts. Les Romains contenaient d'ailleurs ces nations turbulentes, soit par des postes avancés, hardiment établis au milieu d'elles, comme Aliso[4], Amisia[5] et quelques autres sur le Mein et jusque sur l'Elbe, soit par des alliances, précaires il est vrai, nouées avec quelques-uns de ces peuples, les Mattiaques par exemple[6].

Enfin venaient les Frisons, contre lesquels aucun ouvrage de défense n'avait paru nécessaire au premier siècle, à cause de la fidélité jusqu'alors inébranlée des Bataves. Après l'insurrection de Civilis, on ne pouvait plus conserver la même sécurité ; Trajan s'occupa donc activement de fortifier la frontière du Rhin inférieur. A un mille du lieu appelé Castra Vetera, illustré vingt ans auparavant par la défense héroïque de Vocula et les exploits de Cerealis, il fonda la ville appelée de son nom Colonia Trajana. Elle n'est mentionnée par aucun écrivain ancien, mais la carte de Peutinger et l'Itinéraire d'Antonin attestent son existence, et nous sommes conduits, par l'étude de ces documents, à en chercher l'emplacement prés de la ville actuelle de Xanten. Cette identification est d'ailleurs corroborée par les nombreuses et importantes antiquités qu'on y retire du sol depuis deux cents ans[7]. A côté de la ville qu'il avait fondée, Trajan établit un camp pour une légion nouvelle, qu'il forma et qui reçut de lui le nom d'Ulpia Victrix[8]. La colonie devint un centre important. Située sur la grande voie romaine qui reliait Genève aux embouchures du Rhin par Strasbourg, Cologne, Nimègue et Leyde, elle était elle-même la tête d'une autre ligne conduisant à Leyde par des points différents, et d'un embranchement qui la rattachait à la route de Bavai à Cologne[9].

Une partie de la grande route de Leyde, au voisinage de Nimègue, fut d'ailleurs construite par Trajan, comme l'atteste une borne milliaire trouvée dans ces contrées[10]. Nimègue même, place si importante au point de vue stratégique, fut agrandie ou fondée par cet empereur[11]. Près de Leyde, enfin, il créa un arsenal[12]. Quant à la frontière formée par le Rhin au milieu de son cours, Trajan l'améliora d'abord en augmentant les fortifications de Cologne[13], puis en établissant d'importants ouvrages à proximité du retranchement bâti par ses prédécesseurs et qui s'étendait de Cologne à Ratisbonne, en enveloppant les terres décumates. Commencé par Tibère, le limes romanus avait été rendu plus fort par Germanicus[14] et ensuite par Domitien[15]. On peut suivre sur le terrain sa direction aux débris considérables qui en restent sur trois points de l'Allemagne[16], et on ne peut se méprendre sur les vues qui ont présidé à sa construction. Les Romains voulaient mettre obstacle aux invasions en fermant les routes naturellement tracées par les affluents du Rhin, dont les vallées offraient aux envahisseurs un chemin facile. Les deux points faibles de cette longue ligne étaient évidemment les débouchés du Mein et du Neckar, dont les bassins très-spacieux se prêtaient au rassemblement de forces considérables, auxquelles un simple retranchement n'aurait pas longtemps résisté. Trajan, pendant les séjours qu'il avait faits dans la Germanie supérieure, n'avait pas laissé échapper cette observation importante. En avant du confluent du Mein, il établit un fort (ou redoute), nommé à juste titre munimentum Trajani, que Julien fit relever dans sa campagne contre les Alamans[17]. Il s'assura aussi du cours du Neckar, en y fondant une ville importante aux environs de Ladenburg[18].

Nous terminerons la liste des établissements de Trajan en Germanie en citant la ville de Bade, au milieu de laquelle les légionnaires de la Ia Adjutrix élevèrent un édifice dont la dédicace seule a subsisté[19].

On voit que les Romains commençaient à franchir le Rhin. Garanties par le limes du contact périlleux des populations les plus turbulentes, celles qui étaient voisines des terres de l'empire se fixèrent enfin, pour bien des années, sur le sol qu'elles occupaient. C'est alors que sur les bords du Rhin pacifiés et rendus accessibles à la civilisation et au commerce, s'élevèrent tous ces monuments dont on recueille aujourd'hui les intéressants débris[20].

Ces souvenirs matériels sont, il est vrai, les seuls que Rome ait laissés dans cette partie de l'Europe ; les deux civilisations, germanique et romaine, étaient alors trop distinctes pour se pénétrer et se modifier pacifiquement l'une par l'autre. C'est la Gaule, surtout, qui fut appelée à profiter du nouvel état de choses installé de l'autre côté du Rhin. Au sein d'une sécurité complète et prolongée, sa prospérité, toujours croissante depuis la conquête de Jules-César, prit un nouvel essor à partir du règne de Trajan.

Le deuxième consulat de ce prince (98 ap. J.-C.), époque à laquelle Tacite écrivait son livre[21], est donc une date importante dans l'histoire de la Germanie. La période de luttes, qui a duré deux cent dix ans, est terminée : l'armée du Rhin est réduite de moitié[22], et malgré ce désarmement, aucune invasion ne vient, pendant un siècle et demi, troubler de ce côté la paix du monde[23]. Ce n'est plus là qu'est le danger, c'est sur le Danube : là encore, Trajan saura l'écarter.

Mais pour le moment, tranquille sur le sort des provinces qu'il avait administrées, il se mettait en marche (99) pour rentrer à Rome. Il y arriva au milieu des bénédictions du peuple entier[24], et immédiatement travailla avec zèle au bien général. Le Panégyrique de Pline nous retrace les débuts du gouvernement civil de Trajan. Malgré le ton souvent emphatique de l'orateur, on sent bien que son cœur est plein d'une joie réelle, qu'à un sombre découragement ont succédé de patriotiques espérances, justifiées par les gages que le prince a donnés déjà de sa modération et de son équité. Nous réservons pour un autre chapitre l'examen des réformes et des lois qu'il proposa dans ces premières années. Suivons maintenant le hardi et prudent capitaine dans une autre partie du monde romain, où ses légions vont se montrer dignes de leur chef et rivaliser, pour le courage et le succès, avec les soldats des temps républicains.

 

 

 



[1] Eutrope, VIII, 2 : Orbes trans Rhenum in Germania reparavit. Orose, VII, 12 : Germaniam trans Rhenum in pristinum statum reduxit.

[2] On peut lire sur ce sujet un opuscule intéressant de M. Brambach, Trajan am Rhein, Elberfeld, 1866, in-8°.

[3] Tacite, Hist., I, 59, IV, 16.

[4] Tacite, Annal., II, 7, auj. Elsen, près Paderborn.

[5] Tacite, Annal., II, 8, auj. Ems.

[6] Tacite, Germ., 29.

[7] V. FIEDLER, Denkmæler von Castra Vetera und Colonia Trajana, etc., dans Ph. BOUBEN'S antiquarium Xantem, 1839, in-fol.

[8] Elle portait le numéro XXX. Son nom complet était tricesima Ulpia Victrix.

[9] Alex. Bertrand, Voies romaines en Gaule, Rev. arch., VIII, 1863, p. 159 et suivantes. On ignore quel fut, après Trajan, le sort de cette colonie. Toutefois on lit dans Ammien (XVIII, 2) que Julien releva sept villes saccagées ou détruites par les Francs en 355, savoir : Castra Herculis (Malburg), Quadriburgium (Calcar), Tricesimæ, Novesium (Neuss), Bonna (Bonn), Antunnacum (Andernach), Bingium (Bingen). Peut-être Tricesimæ désigne-t-il le quartier général des Tricesimani ou soldats de la XXXe légion, c'est-à-dire la colonie de Trajan.

Des débris de cette colonie s'éleva, sous la domination franke, la ville de Xanten où le Niebelunglied fait naître Siegfried. Au moyen âge, Xanten s'appelle Troja sanctorum, Troja Francorum, Troja Minor. D'où vient ce mot Troja ? Est-ce une altération de Colonia Trajana en Colonia Trojana et avons-nous ici l'origine de la tradition qui fait des Franks les descendants d'Hector, ou bien la ville n'a-t-elle reçu son nouveau nom qu'après que la légende était déjà formée, et en vue de donner à cette légende un certain caractère d'authenticité ? Voyez Fiedler l. l., p. 3.

[10] Brambach, Corp. Insc. Rhen., 1927.

[11] Fabretti, Inscr. Dom., 341, 518 : T. Aurelio T. f. Ulp. Noviomag. Vindici, etc.

[12] Cet arsenal fut plus tard reconstruit par Septime Sévère. Trajan dans l'inscription est dit cos V. Elle fut donc gravée entre 103 et 112. J'ai réuni ici tout ce qui est relatif à la Germanie, sans avoir égard aux dates.

[13] Sidoine Apollinaire, Paneg. Avito dict., 114-115.

[14] Tacite, Ann., I, 50.

[15] Front., Strat., 3.

[16] En Vétéravie, en Franconie et près de Ratisbonne, v. Pauly, Real. Encycl., III, 826-829, et Forbiger, Handbuch der alte Geographie, III, 422-425.

[17] Ammien Marc., XVII, 1. Sa position la plus vraisemblable selon Forbiger, III, 404 est près d'Hœchst, sur la rive droite de la Nidda. On l'a placé aussi à Ascheffenburg, à Darmstadt, à Cassel, à Francfort, v. Ukert geog. der gr. und Rœm., III, 1, p. 297.

[18] On ne peut déterminer très-exactement la position de cette civitas Ulpia, certainement voisine de Ladenburg, v. Brambach, Corp. Inscr. Rhenan, 1713. Cf. Baden und rœmischer Hersschaft du même auteur, p. 22-26 et Revue critique d'hist. et de litt., 1867, 2, p. 386.

[19] Sur la prétendue construction d'un pont à Mayence, v. Francke, p. 60 et Dierauer, p. 32-33.

[20] Jahrbücher des Vereins von Alterthumsfreunden ira Rheinlande, Bonn, 1842 et suivantes.

[21] Germ., 37 : Sexcentesimum et quadragesimum annum Urbs nostra agebat, quum primum Cimbrorum audita sunt arma, Cœcilio Metello ac Papirio Carbone coss. Ex quo si ad alterum imperatoris Trajani consulatum computemus, ducenti ferme et decem anni colliguntur : tamdiu Germania vincitur. Medio tam longi ævi spatio, multa invicem damna, etc.

[22] Tacite (Ann., IV. 5), faisant le tableau du monde romain à la mort d'Auguste : Præcipuum robur Rhenum juxta, commune in Germanos Gallosque subsidium, octo legiones erant. V. le détail de ces légions dans Borghesi, Œuvres, IV, p. 217 et ibid., p. 265, les quatre légions cantonnées dans ce pays au milieu du second siècle.

[23] Avant les guerres de Probus contre les Francs (277) on ne cite qu'une expédition importante sur les bords du Rhin : celle qu'avait préparée Alexandre Sévère et que termina Maximin (233). Pendant le deuxième siècle et la première partie du troisième, les invasions germaniques menacèrent exclusivement les provinces baignées par le Danube.

[24] Voyez dans le Panégyrique, c. 22, le tableau animé de cette entrée de Trajan dans Rome : les toits couverts de spectateurs, les rues envahies par un peuple dans l'ivresse, les femmes saluant de leurs acclamations le nouveau prince et le montrant à leurs enfants, les vieillards se félicitant d'avoir vécu jusqu'à ce jour heureux.