Du périple au poème, il peut sembler d'abord que le passage se fit directement, par quelques simples procédés. Tout périple est un chapelet de noms propres. Notre poème est une galerie de personnages. Ce sont les noms du périple qui sont devenus les personnages du poème. Comme le Pirée se fit un homme dans la bouche du singe de la fable, l'Œil Rond dans les vers de l'Odysseia se fit un géant, l'Épervière une déesse, la Cachette une nymphe, le Pilier un porteur du ciel. Ces noms personnifiés ont pris les mœurs, la parole et la vie d'hommes véritables ou de héros presque divins : ils mangent et boivent, parlent et se meuvent, s'irritent et s'apaisent, discutent et injurient. Ils ont pris les affections humaines et se sont groupés en familles. La Cachette est devenue la fille du Pilier : Atlas est père de Kalypso. Le Vautour est devenu le frère de l'Épervière : Kirkè est sœur d'Aiétès. Ils se sont aussi groupés en communautés : dans chaque région, un chef a subordonné ses voisins et s'en est fait des serviteurs ou des comparses. Autour de ce nom principal, les noms secondaires sont devenus des personnages de second rang. Parfois même, ils se sont mués en simples attributs : l'Épervière a pris le pouvoir magique et les prisons d'Anxour, du Cap de la Prison et de l'Enchantement, ainsi que les fauves de Feronia ; la Pierre, Skylla, est devenue un monstre, pelor, en face du cap Peloros. Chaque Aventure même n'a pour ressort que la mise en action de la toponymie. Le Pays des Sardes, des Fuyards, voit la fuite d'Ulysse ; le Pays des Sikèles, des Orphelins, voit son Isolement. Auprès des Sirènes lieuses, Ulysse est attaché. Il disparaît sept ans, caché dans l'Ile de la Cachette, prisonnier de Kalypso. Quand l'Aventure entière ou tel de ses détails ne sortent pas des noms de lieux, nous pouvons soupçonner encore que le poète n'a presque rien inventé. C'est alors au texte même et aux renseignements du périple qu'il fait emprunt. La pêche du thon sur les côtes de Sardaigne devient en ses vers le massacre des Achéens. La pêche de l'espadon et du chien de mer sur les côtes de Sicile nous vaut la pêche horrible de Skylla la chienne. Pour fuir la grotte de Kalypso, si le héros construit un radeau plat, — non pas un navire, — c'est qu'en ces parages du détroit espagnol les indigènes usent de pareilles embarcations. Le héros vient deux fois dans l'île Haute, à seule fin d'expérimenter d'abord la douceur accueillante d'Aiolos par les vents du Nord. puis sa fureur inhospitalière par les vents du Sud. A la fin de chaque Aventure, j'ai tâché de mettre en regard le texte probable du périple et les accommodations du poème. J'y renvoie le lecteur. On peut dire, je crois, que toute l'invention se résume en un seul procédé : de la statique du périple, le poème tira la dynamique du Nostos ; il mit en actions humaines ce que le périple donnait en descriptions géographiques. Que l'on relise pour l'Aventure de Kalypso les pages 295-297 de mon premier volume et pour l'Aventure des Phéaciens les pages 581 et suivantes ; que l'on prenne dans le second volume la conclusion de chacun des chapitres : on retrouvera partout en œuvre la même force agissante, vivifiante, qui donne le mouvement aux choses et le sentiment aux pierres elles-mêmes. Nous voyons tout à coup surgir des flots la Roche du Croiseur. En vérité, de tout temps, cette Roche existait au Nord de Corfou. Ce Vaisseau de pierre valut à la grande ile son nom de Croiseur Noir, Kerkyra Scheria ; le poète nous cite le nom de Scheria avant la pétrification du vaisseau phéacien : la Roche existait donc avant cette pétrification. Mais de cette Roche immobile, enracinée, le poète fait d'abord, par son procédé habituel, un être vivant, marchant, presque doué l'humanité, — car les vaisseaux phéaciens sont presque des êtres, — puis il l'enracine et le pétrifie par la main toute-puissante du dieu de la mer. Nous voyons surgir dé même la montagne circulaire, qui de tout temps courait la rade des Phéaciens. Cette montagne seule avait permis l'établissement d'une ville étrangère au fond de cette baie. Cette montagne seule mettait les Phéaciens à couvert des terriens et des attaques indigènes. Mais le poète prend cette montagne, la soulève ou la nivelle pour le besoin de son histoire, — comme il fait décrire dans le ciel de la Kyklopie une merveilleuse trajectoire aux deux Pierres du Devant et du Derrière. Fixées dans le périple, toutes ces Roches se meuvent dans le poème. En certaines Aventures, nous pouvons suivre étape par étape la mise en train et la marche de cette animation. Nous en voyons les différents stades. Le Kyklope n'est pas entièrement dégagé de sa gangue montagneuse. Cet homme, qui pourtant se meut, parle, mange et souffre, reste semblable au sommet chevelu d'une montagne isolée. En d'autres Aventures, le fil du périple demeure encore visible dans la trame des épisodes. Chez les Phéaciens, c'est la disposition topographique du Fleuve, de la Ville et du Croiseur de pierre, échelonnés du Sud au Nord, qui nous explique la succession des faits et gestes d'Ulysse, de Nausikaa et d'Alkinoos : l'histoire commence au Fleuve, se poursuit à la Ville et se termine à la pétrification du Croiseur. Il semblerait ici que le poème a suivi le périple, paragraphe par paragraphe. Le procédé semble donc facile à surprendre et à reconnaître. Et, ce procédé reconnu, il pourrait sembler au premier abord qu'une explication très simple doit suffire à tout éclairer. Un périple sémitique, d'une part ; un poème grec, de l'autre ; dans l'intervalle, le procédé anthropomorphique : avec ces trois éléments, il semblerait que nous pussions tout comprendre. Sommes-nous bien sûrs pourtant que ce soit un poète grec qui, sur un périple exact, dénué de tout ornement et de tout merveilleux, ait mis en œuvre ce procédé anthropomorphique ? I A première pensée, sans doute, les familiers des Hellènes reconnaîtront en cet anthropomorphisme la marque propre du génie grec. Notre monde est encore peuplé des innombrables personnages, divins ou humains, que l'Hellène tira de ses roches, de ses sources, de ses fleuves et de ses monts : Aréthuse vit toujours sur les monnaies siciliennes ; l'hydre de Lerne épouvante encore notre enfance ; l'Épervier marin, Nisos, et la Pierre, sa fille, Skylla, gardent toujours la rive mégarienne. Il semblerait que dans le Nostos cet anthropomorphisme soit l'œuvre propre, l'apport du poète grec : le Sémite aurait fourni le bloc ; l'Hellène en aurait tiré la statue. A l'appui de cette première hypothèse, la littérature grecque nous peut fournir quelques indices. Strabon, continuant sur le Nostos le même travail que le poète aurait commencé sur le périple, arrive à donner une humanité plus complète encore à tel ou tel personnage odysséen, que le poème avait animé déjà, mais non doué de tous les attributs de l'homme. Skylla dans le Nostos est un monstre de la mer, et Charybde, une avaloire mystérieuse : Strabon en fait des pirates qui infestaient le détroit. Et pourtant ce même Strabon avait aperçu l'explication véritable de ces monstres homériques : Les récits du poète au sujet de Skylla ne sont que la peinture des pêches qui se font au pied de ce rocher. Quand les thons descendent vers la Sicile, ils rencontrent aux portes du détroit les dauphins, chiens de mer et autres cétacés qui les guettent : les galéotes surtout, que l'on nomme aussi épées ou chiens de mer, s'engraissent à cette chasse[1]. Pline, mieux encore, nous peut fournir un bel exemple. Nous avons dans le périple d'Hannon une description précise, exacte, prosaïque de la côte occidentale d'Afrique. Si peut-être on y doit soupçonner en quelques passages un étalage trop complaisant de monstres et de dangers, l'ensemble pourtant reste un périple, non pas un conte. Voyez ce que les Hellènes et les Romains en firent. Voici d'une part le texte d'Hannon et d'autre part celui de Pline.
En présence de pareils textes, il semble que notre première hypothèse prenne toute vraisemblance : le Sémite 'parait avoir fourni le bloc ; l'Hellène en tira la statue. Mais, d'abord, est-ce un bloc, un seul bloc, ou plusieurs blocs que notre artiste grec reçut de la carrière sémitique ? Ce n'est pas un périple continu que le poète semble avoir taillé et mis en œuvre : ce sont des fragments de périple qu'il dut ajuster bout à bout ; il les juxtaposés sans autre tenon que le vers monotone : De là nous naviguons plus avant.... Dans le périple d'Hannon, nous retrouverions pareille suture entre les récits de chaque étape : Sortis de là, nous naviguons vers.... Mais, de ce périple d'Hannon au Nostos homérique, il faut remarquer trois ou quatre différences essentielles. Première différence. Le périple d'Hannon nous donne presque toujours l'orientation de la marche : De là, nous avons navigué vers le midi.... De là nous allions devant (devant me parait ici la transcription du mot sémitique que nous connaissons bien et qui signifie vers l'Est). Dans le Nostos, la seule étape de Kirkè après celle des Lestrygons nous est logée à la maison de l'aurore. Partout ailleurs, il ne semble pas que le poète ait connu les positions respectives des contrées qu'il nous décrivait. Pour la Terre des Morts cependant, il sait que depuis Kirkè l'on y va par vents de Nord ; il sait aussi que ces mêmes vents de Nord conduisent de Kirkè vers les Sirènes. Mais nulle part il ne nous donne l'orientation précise des marches et contremarches de son héros : la seule terre de Kalypso lui apparaît nettement dans le Far West, en plein couchant ; Ulysse, pour en revenir, doit conserver toujours le Nord sur sa gauche. Seconde différence. Le périple Hannon enregistre le plus souvent la longueur de l'étape : Durant douze jours, nous côtoyons la terre.... Nous longeons le désert vers le Sud durant deux jours... Nous contournons ces monts durant deux jours.... Nous allons devant durant cinq jours..., etc. Les seules mesures de route que nous trouvions dans le Nostos sont chiffrées en nombres qui paraissent rituels. Exception faite du Pays des Morts, qui est à une journée de l'île de Kirkè, c'est toujours dix journées ou sept journées qui séparent Aiolos des Lestrygons, Aiolos d'Ithaque, les Lotophages du Malée, Kalypso de Skylla, etc. Combinant ces deux nombres, Kalypso est à dix-sept journées d'Ithaque. J'ai catalogué les phénomènes et légendes de la Méditerranée primitive où ces deux chiffres sept et dix alternent tout pareillement. Il me semble inutile de revenir là-dessus. (Voir dans le premier volume, le chapitre Rythmes et Nombres). D'ordinaire, le poète ne connaît pas les distances réelles entre les étapes de son héros. Troisième différence. Le périple d'Hannon est continu : il nous décrit une côte — et tous les périples font ainsi — en partant d'un bout, en finissant à l'autre extrémité. Les périples marchent du même pas que les navigateurs, sans interruption, sans échappée, sans autres rebroussements que les erreurs ou les accidents du voyage.. Le premier caractère du Nostos est au contraire une interruption constante des routes adoptées. Des Lotophages aux Kyklopes pour revenir à Aiolos, pour sauter aux Lestrygons, pour revenir à Kirkè et à la Terre des Morts toute voisine des Kyklopes, ce n'est pas une ligne de périple c'est un écheveau de marches et contremarches, qui n'ont au premier abord aucune raison logique, aucune explication rationnelle. Quatrième différence. Le périple d'Hannon signale sans doute les risques et dangers, les monstres et ennemis, que l'on doit affronter au cours du voyage. Il parle des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, qui cherchent à écraser les navires sous leurs jets de pierres, et des feux nocturnes qui remplissent la plaine, et des hurlements accompagnés de flûtes et de tambourins, et des coulées de feu qui rendent la côte inabordable. Je soupçonne même parfois quelque exagération dans te récit de ces terrifiantes rencontres. Mais ce périple ne contient pas seulement de pareilles histoires. Il nous décrit aussi des parages heureux, des rives pacifiques, hospitalières, des aventures sans douleur ou même des débarquements sans aventure. L'Odysseia n'est d'un bout à l'autre qu'une anthologie d'abominations. Ôtez les Lotophages : partout ailleurs, ce n'est que meurtres, noyades, assommades, scènes d'anthropophagie ou de magie noire, gueules de monstres et trous de la mort, pour aboutir enfin au naufrage de toute l'expédition et à la survivance du seul capitaine. Il semblerait que le poète n'ait connu d'un périple que les épisodes et paysages terrifiants. Ce n'est pas un périple, ce ne sont que des morceaux de périple que le Nostos nous peut rendre, et ces morceaux ne semblent pas avoir été découpés, puis recousus bout à bout sans quelque intention. Le refrain du Nostos conduit toujours le lecteur à la même conclusion : De là nous naviguons, le cœur navré, contents d'échapper à la mort, mais pleurant nos chers compagnons. J'ai dit plus haut combien ce refrain geignard me semblait peu convenir à des récits et chansons de navigateurs. Dans le périple, le Nostos n'a choisi qu'une litanie d'horreurs. Est-ce le poète grec lui-même qui fit ce triage parmi les documents qu'un ou plusieurs périples sémitiques lui mettaient sous la main ? Faut-il supposer au contraire que notre poète n'eût pas l'embarras du choix, les Sémites lui ayant fourni, non pas un périple ou des périples complets, mais une anthologie tendancieuse et comme une série de blocs déjà triés et dégrossis, d'où la statue lie pouvait sortir qu'en une certaine pose, avec un geste d'épouvante ? II Sous le désordre apparent de cette anthologie, peut-être quelque unité profonde. Nous avons cru remarquer déjà que nombre d'Aventures se passent en une porte ou, comme disent nos marins, en quelques Bouches de la mer du Couchant. Bouches de Gibraltar par Kalypso ; Bouches de Bonifacio par les Lestrygons ; Bouches de Nisida par le Kyklope ; Bouches de Capri par les Sirènes ; Bouches de Messine par Charybde et Skylla ; Bouches de Libye par les Lotophages ; Bouches de l'Adriatique par les Phéaciens : il semblerait que sept Aventures nous dépeignent les monstres, les peuples ou les dieux par qui sont fermées ces sept Bouches de la mer occidentale. Sans grand effort, il semble aussi que l'on pourrait rattacher toutes les autres Aventures à ces Bouches. Car l'île d'Aiolos est le grand signal à l'entrée des Bouches de Messine, et l'île de Kirkè est la guette, où les navigateurs viennent reconnaître les monts de Sardaigne avant de quitter le cabotage de la terre italienne et de se lancer en haute mer vers les Bouches des Lestrygons. Reste le Pays des Morts, qui n'est qu'une dépendance de la terre de Kirkè, l'épouvantail de cette terre : le héros part de Kirkè pour se rendre chez Tirésias et, de la Terre des Morts, il revient chez Kirkè. Tout compte fait, il semblerait que, dans la mer Occidentale, le héros ayant eu dix grandes Aventures (Phéaciens, Lotophages, détroit de Messine, Aiolos, Sirènes, Kyklope, Kirkè, Pays des Morts, Lestrygons, Kalypso), sept prennent place en des Bouches, et toutes les dix se peuvent grouper autour de ces sept Bouches. Ce chiffre sept correspond-il à la réalité ? La mer Occidentale n'a pas sept Bouches seulement. Au long de la côte italienne, les îles bordières, Ischia, Procida, Elbe, etc., forment des Bouches aussi. En pleine mer, les Baléares ont leurs doubles et triples Bouches. Dans l'Adriatique ou les mers siciliennes, sardes, ligures, espagnoles, etc., combien d'autres passages entre la grande terre et quelque îlot côtier ! Ce chiffre sept est-il grec ou sémitique ? Serait-ce donc, non pas un périple prosaïque et précis de la mer Occidentale, mais quelque histoire merveilleuse et, pour lâcher le mot, quelque poème ou roman des Sept Bouches, que les Sémites auraient fourni à notre poète grec ? Les Égyptiens, qui avaient des périples, en tiraient déjà des contes et romans de navigation. Les Assyriens avaient leurs épopées de batailles, mais aussi leurs Voyages de la déesse Ishtar à travers les sept Portes de l'Enfer, et leurs Retours du héros Gilgamesh à travers le monde occidental : un assyriologue de marque, P. Jensen, croit avoir retrouvé une parente, des ressemblances tout au moins, entre l'Odyssée et cette épopée assyrienne de Gilgamesh[4]. Les Phéniciens semblent avoir eu pareillement des Voyages d'Astarté, qui parcourut la terre, coiffée d'une tête de taureau, et des Retours de Melkart[5]. Astarté avait fait le nostos circulaire du monde[6]. Le périple merveilleux d'Héraklès dans la mer Occidentale nous est connu par les mythes et légendes helléniques ; mais les Anciens savaient que cet Héraklès voyageur, cet explorateur des côtes et ce dompteur des monstres dans la mer du Couchant, était l'Héraklès de Tyr. Héraklès-Melkart semble avoir fréquenté les mêmes parages qu'Ulysse et usé parfois des mêmes instruments de navigation. La tradition voulait qu'il ait fabriqué des radeaux[7]. C'est monté sur un radeau que l'Héraklès de Tyr était arrivé à Érythrées[8]. Telle pierre gravée, que j'ai reproduite au frontispice de cet ouvrage et qui porte dans ses attributs célestes — étoile, sphère et croissant — comme une marque de fabrique phénicienne, nous représente Melkart naviguant sur un radeau, avec une provision de cruches toute semblable à la provision d'outres et d'amphores qu'Ulysse reçoit de Kalypso : je ne connais pas de meilleure illustration au texte de l'Odyssée. C'est dans les parages de Kalypso que l'Héraklès tyrien avait enlevé les troupeaux de Géryon et c'est de là qu'il était revenu, en faisant tout le tour de la mer Occidentale[9]. Il suivait, il est vrai, les routes de terre. Mais telles et telles de ses étapes figurent aussi parmi nos étapes odysséennes. Au pays des Kyklopes, Héraklès avait construit la digue du Lucrin pour le passage de ses bœufs et il avait chassé les Géants du pays kuméen[10]. Le texte même de l'Odyssée nous offre peut-être dans les mots et les inventions quelques fantaisies étranges. Nous avons, sur la côte sarde, deviné comment le nom sémitique des Morses a donné naissance tout à la fois au Mangeur et au Contradicteur, au vorace Antiphatès, roi des Lestrygons. Pareillement, sur l'une des routes décrites par Kirkè, les Roches Jumelles sont devenues tout à la fois les Deux Pierres et les Colombes Intégrales. Il est certain que ces calembours et jeux de mots sont fréquents dans toutes les toponymies empruntées, qu'elles soient transcrites de périple à périple ou passées de peuple à peuple. Dans la baie de Pouzzoles, le Portulan de Michelot nous dit qu'on charge sur les vaisseaux la terre qu'on appelle porcelaine : c'est une jolie explication de pouzzolane. Mais si, à première rencontre, l'anthropomorphisme peut sembler le procédé favori des Hellènes et leur grande source de poésie, à première rencontre aussi on est tenté de se souvenir que l'allitération et le jeu de mots tiennent une place prépondérante dans la poésie de tous les Sémites. L'allitération et, pour l'appeler de son vrai nom, le calembour sont la marque essentielle de leurs vers, comme la rime est la marque essentielle des nôtres : Il est probable que les anciens Israélites n'ont jamais connu l'art métrique, tel qu'il était pratiqué chez les Grecs.... Pour la rime de même, la poésie hébraïque n'en a pas senti le besoin. Si la rime se rencontre par ci par là dans quelques vers, cela ne tire pas à conséquence.... Mais les poètes n'ont pas toujours dédaigné une autre forme musicale, savoir : l'assonance, c'est-à-dire la reproduction fréquente d'une même syllabe dans la composition d'une pièce. Ceux qui peuvent comparer l'original voudront bien relire ici le Psaume 424 et surtout le chapitre V des Lamentations où la syllabe rimante se rencontre quarante fois dans les vingt-deux distiques[11]. J'imagine un auteur sémitique jonglant ainsi avec les mots de sa langue, plus facilement qu'un poète grec jouant avec les termes d'une langue étrangère. Pareils jeux de mots supposent, je crois, l'usage de la langue maternelle, — moins que le poète grec n'ait eu près de lui, comme saint Jérôme traduisant la Bible, son drogman (mon Hébreu, dit saint Jérôme). Ce même saint Jérôme nous explique clairement, en tête de son opuscule de Nominibus hébraïcis, combien de calembours ou contresens peut prêter la transcription des noms sémitiques dans les langues qui n'ont pas toutes les aspirées de l'hébreu : unde accidit ut eadem vocabula, quæ apud illos non similiter scripta sunt, nobis videantur in interpretatione variari. Et saint Jérôme nous donne en cet opuscule quelques beaux exemples de ces variétés d'interprétation : Assur, dirigens, vel beatus, aut gradiens. Bochor, primogenitus, vel in clitellis, aut ingressus est agnus. Edom, rufus, sive terrenus. Elisa, Deus meus, vel ejus salus, vel ad insulam, vel Dei mei salvatio. Cades, sancta, sive mutata. Naphes, refrigerium, vel anima. Salem, pax, vel reddens, etc., etc. Il est donc possible que, du périple sémitique au poème grec, le passage ne se soit pas fait aussi directement qu'il nous semblait d'abord. Il put y avoir un intermédiaire, peut-être même plusieurs intermédiaires, les uns sémitiques, les autres grecs. On comprendrait que les Sémites aient communiqué aux Hellènes quelque poème ou conte terrifiant plus volontiers qu'un périple exact. De tout temps, les thalassocrates ont gardé secrets leurs renseignements de navigation. En son étude des Premiers voyages des Néerlandais dans l'Insulinde[12], le prince Roland Bonaparte nous montre le soin jaloux avec lequel les Vénitiens, puis les Portugais et les Hollandais à leur tour essayèrent de cacher les routes de leurs flottes vers l'Extrême-Orient. Il fallut aux Hollandais toutes les ruses de l'espionnage pour corrompre les archivistes et dessinateurs de Lisbonne : L'histoire des Européens dans l'Insulinde est particulièrement instructive. Quand les premiers navigateurs portugais arrivèrent dans ces riches contrées, ce fut un grand émoi à Venise, qui avait partie liée avec les Arabes pour l'exploitation de l'Extrême-Orient. La diplomatie vénitienne réussit, pendant des années, à semer de difficultés la route [des Portugais], à leur susciter des guerres, à leur fermer des ports de relâche, à leur rendre impossibles les relations commerciales avec certains souverains indigènes. Les Portugais, de leur côté, afin de multiplier leurs découvertes et leurs prises de possession, imposèrent un capitaine européen à chaque bateau de commerce malais, javanais, chinois, trafiquant avec Malacca. En même temps, les itinéraires et les cartes, soigneusement cachés, étaient défendus contre toute indiscrétion, comme des documents d'État. Suivant, sur ce point, l'exemple de l'Espagne, le Portugal punissait de mort quiconque avait fourni à des étrangers le moindre renseignement à ce sujet. Malgré les précautions de toute sorte dont on s'entourait en Portugal, un Hollandais, Van Linschoten, se glissa sur une escadre portugaise en avril 1585 et fournit à son pays les premiers renseignements. Puis le libraire Claesz, d'Amsterdam, parvint à se procurer des cartes. Les frères Houtmann, envoyés comme espions à Lisbonne pour compléter les pièces obtenues par Claesz, furent plus ou moins devinés et jetés en prison. Le Portugal commit la faute de laisser des marchands hollandais les racheter à prix d'or. Une fois en possession des précieux documents, les Hollandais se gardèrent bien, eux aussi, de les publier. Chaque capitaine de vaisseau en reçut des copies dont il était responsable et qu'il devait au retour déposer dans les archives de l'Amirauté. En Hollande aussi, la peine de mort punissait la divulgation des itinéraires : les indiscrétions moindres entraînaient le fouet, la marque ou la prison. A la fin du XVIIIe siècle, l'administration hollandaise refusait encore des pilotes et des secours aux navires étrangers en détresse dans les mers de la Sonde. Serait-il téméraire d'imaginer que parfois, au XVIe et au XVIIe siècle, certains agents portugais ou hollandais avaient poussé le zèle jusqu'à se faire naufrageurs ? En tout cas, pendant longtemps, des légendes à l'usage des étrangers grossissaient à plaisir les tempêtes du cap de Bonne-Espérance, les typhons de la mer des Indes, et les difficultés de la navigation dans les passes étroites des mers de corail[13]. A l'origine, dit Strabon, les seuls Phéniciens faisaient le commerce des Kassitérides, en partant de Gadès et en cachant à tous leur navigation. Des Romains s'étant mis dans le sillage d'un pilote phénicien afin de connaître ces emporia, le pilote échoua de plein gré son vaisseau et fit du coup échouer les Romains qui le suivaient. Il échappa au naufrage et reçut, par la suite, du trésor public, le prix des marchandises qu'il avait perdues[14]. Dans le périple phénicien, carthaginois, que les Hellènes ont connu sous le nom de Périple d'Hannon, il semble bien que les dangers et monstres aient une place un peu encombrante. Dans l'autre périple phénicien d'Himilcon que la traduction d'Aviénus nous a conservé, il semble pareillement que la longueur et les risques du voyage jusqu'aux Îles Kassitérides soient quelque peu exagérés. Avant d'arriver aux mers océanes de l'Extrême-Occident, les Phéniciens avaient sans doute peuplé de pareilles fantaisies terrifiantes les extrémités de la mer Intérieure, dont ils gardaient jalousement les chemins : Les Carthaginois coulaient tous les navires étrangers qu'ils rencontraient autour de la Sardaigne ou des Colonnes : d'où le manque de certitude des renseignements que l'on peut avoir sur le couchant[15]. Jusqu'à nous, telle de ces inventions terrifiantes plane encore sur des régions méditerranéennes que les Phéniciens ont découvertes et longtemps monopolisées. A la côte de notre Tripolitaine, ils avaient installé leurs Emporia : le trafic du Soudan leur était assuré par ces embarcadères où déjà venaient aboutir les caravanes du désert. Il semble qu'ils aient raconté mille fables sur les dangers de ces Syrtes, sur les tempêtes terribles et les sables mouvants et les bateaux engloutis et la vase vorace et les mirages du lac Triton : par les racontars des Grecs et des Romains, ces inventions phéniciennes ont passé jusqu'à nous. Dans son excellent mémoire sur les Comptoirs des Syrtes (de Syrticis Emporiis), A. Perroud a consacré tout un chapitre à ces terreurs dont les Carthaginois entouraient leur domaine, terrores quos Syrti minori Carihago circumdat. Depuis Skylax jusqu'à la fin du monde classique, la petite Syrte reste un lieu d'épouvante, et nos enfants, par leurs professeurs de belles-lettres, apprennent encore que cette mer est sauvage, sans ports, pleine de tempêtes, de rochers et de sables mouvants, mare sævum, importuosum.... limum arenamque et saxa ingentia fluctus trahunt[16]. III L'existence de romans ou poèmes de navigation sémitiques me parait donc probable. Il me parait plus difficile encore de nier l'existence de modèles grecs antérieurs à l'Odyssée. L'Odysseia, étant un chef-d'œuvre, ne dut pas être un coup d'essai : avant le Cid, les Français avaient durant un siècle acclimaté chez eux la tragédie ; avant l'Odyssée, les Hellènes avaient acclimaté le nostos. Le nostos, avant le poète homérique, était déjà un genre littéraire. Il avait sa langue, son vers, ses lois, ses personnages et ses épisodes principaux. M. Paul Girard[17], voulant montrer comment a dû se former l'Iliade, rétablit la longue série de colères et de disputes qui précédèrent la Colère d'Achille et la Dispute d'Achille et d'Agamemnon. La querelle d'Achille et d'Agamemnon n'est pas le seul différend entre chefs achéens dont l'épopée grecque ait gardé le souvenir. L'Odyssée mentionne un désaccord qui avait éclaté entre Achille et Ulysse, et qui formait la matière de l'un des poèmes chantés par Démodocos au milieu des Phéaciens. Une autre querelle, plus connue des modernes et plus fameuse dans l'antiquité même, est celle d'Ajax et d'Ulysse pour la possession des armes d'Achille. On sait comment Sophocle s'en est inspiré dans son Ajax. Avant lui, Eschyle avait eu recours au même mythe pour composer sa trilogie, aujourd'hui perdue, de l'Attribution des armes, des Femmes thraces et des Femmes salaminiennes. Les artistes aimaient à traiter ce sujet ; les deux tableaux exposés à Samos, dans un concours, par Parrhasios et par Timanthe, prouvent, semble-t-il, les effets dramatiques qu'ils en savaient tirer. La querelle d'Ulysse et d'Ajax est rappelée dans la Nékyia. Le poète ne nous dit pas expressément si cette querelle formait la matière d'un poème épique : tel est pourtant, selon toute apparence, le sens de l'allusion. contenue dans la Nékyia. Ce qui est certain, — le grammairien Proclos nous en instruit, — c'est qu'elle figurait dans l'Aithiopis d'Arctinos et dans la Petite Iliade de Leshès. Nous savons, enfin, qu'après la prise de Troie, entre Agamemnon et Ménélas, deux querelles éclatèrent, dont l'Odyssée nous apporte l'écho. Le récit en est placé dans la bouche de Nestor contant à Télémaque les événements qui ont suivi la victoire. Voilà donc, en dehors de la querelle d'Agamemnon et d'Achille, quatre querelles dont l'existence littéraire n'est pas douteuse. On peut grossir cette liste d'un certain nombre d'exemples qui, bien que moins topiques, se rattachent encore à cette singulière littérature dont nous recherchons les spécimens. Voici, en suivant l'ordre des événements, la liste qu'on en peut dresser. I. Querelle de Philoctète et des chefs achéens à Ténédos, à propos de la blessure faite à Philoctète par un serpent ; sujet traité dans les Chants cypriens. II. Inimitié d'Ulysse et de Palamède ; sujet traité dans les Chants cypriens. III. Querellé d'Achille et d'Agamemnon au sujet de Briséis ; point de départ de l'Iliade. IV. Querelle d'Ulysse et de Thersite dans l'assemblée qui suit l'épisode connu sous le nom d'Épreuve ; sujet traité dans le deuxième chant de l'Iliade. V. Querelle d'Ulysse et d'Achille après la mort d'Hector, relativement aux moyens de prendre Troie ; matière de l'un des poèmes chantés par Démodocos à la cour d'Alkinoos ; allusion a ce poème dans le huitième chant de l'Odyssée. VI. Querelle d'Achille et de Thersite, suivie de la mort de ce personnage, à propos de l'Amazone Penthésilée et de la passion qu'Achille avait conçue pour elle ; peut-être est-il fait allusion à cette querelle dans l'Iliade, II, 220-221 ; sujet traité dans l'Aithiopis. VII. Querelle d'Ulysse et d'Ajax, fils de Télamon, pour la possession des armes d'Achille ; allusion dans l'Odyssée, XI, 543 et suiv. ; sujet traité dans l'Aithiopis et dans la Petite Iliade. VIII. Querelle d'Ulysse et de Diomède à propos du Palladion ; sujet traité, à ce qu'il semble, dans la Petite Iliade. IX. Inimitié d'Ulysse et d'Ajax, fils d'Oïleus, après l'attentat contre Cassandre ; allusion dans Pausanias, X, 51, 2 ; le jugement d'Ajax par les chefs achéens formait l'un des épisodes de l'Ilioupersis. X. Querelle d'Agamemnon et de Ménélas après la prise de Troie, à l'occasion du départ de la flotte ; allusion dans l'Odyssée, III, 130 et suiv. ; sujet traité par Hagias de Trézène dans ses Retours. XI. Querelle de Nestor et d'Ulysse à Ténédos au sujet du retour de l'armée ; allusion dans l'Odyssée, III, 160 et suiv. Il me semble que pour les retours nous pouvons être plus affirmatifs encore. Nostos d'Agamemnon, nostos de Ménélas, nostos d'Idoménée, nostos de Nestor : l'Odyssée elle-même nous fournit ou nous résume trois et quatre de ces retours. Quelques-uns semblent avoir été introduits après coup dans le texte primitif de notre poème. Je ne serais, pas éloigné de croire que le nostos de Ménélas, le conte de Proteus, est une interpolation. Ce conte est à coup sûr du même temps que le reste : il n'est peut-être pas de la même main. En chacun de ces nostoi, les épisodes ou péripéties et les personnages principaux devaient être les mêmes. Parmi les épisodes, quelques-uns sont essentiels : telle la Reconnaissance du héros par son fils ou ses proches, tel encore le Récit des Aventures par le héros, etc. Parmi les personnages, quelques-uns sont aussi des types presque indispensables : la femme fidèle (Pénélope) ; coupable (Klytemnestre) ou repentie (Hélène) ; le fils secourable (Télémaque) ou vengeur (Oreste) ; le prétendant vainqueur (Égisthe) ou évincé (Antinoos) ; le bon et le mauvais serviteur (Eumée et Mélanthios) ; l'aède qui par ses chants vertueux ou pervers soutient ou ruine la patience de l'épouse sans nouvelles, etc. Le nostos, comme la tragédie, comme tous les genres littéraires, avait ses chefs d'emploi, avec leurs rôles déterminés. Pendant plusieurs réitérations, durant des siècles peut-être, ces chefs d'emploi parurent en d'autres nostoi, avant de figurer dans notre Odysseia. M. Michel Bréal écrivait récemment au sujet de l'Iliade : Pour expliquer cette merveille du genre narratif, ce n'est pas assez de supposer un rare génie poétique : on est obligé, en outre, d'admettre l'existence d'une forme depuis longtemps assouplie. Il faut, à la fois, le poète et la tradition. Au poète, est due la grandeur du cadre, la vérité des caractères, l'intérêt de l'action, l'harmonie de l'ensemble ; à la tradition, est due la mesure des vers, l'abondance du vocabulaire, la richesse des formes grammaticales, l'habitude des formules pour tous les actes de la vie, l'usage des épithètes invariables et des périphrases consacrées. Sans la tradition, une œuvre de cette envergure ne se peut concevoir, de même que, sans le génie, on aboutissait à la versification banale des poètes cycliques. Une longue période d'essais épiques a dû précéder. On en a pour preuve ces locutions stéréotypées que roule le flot continu de la narration, ces façons de parler assez étranges dont l'habitude nous empêche de sentit l'apprêt.... Homère représente la maturité, et non l'enfance d'un Age poétique. Nous n'en pouvons douter, quand nous voyons l'hexamètre, du commencement à la fin, être la forme invariablement adoptée. Comme le fait observer M. Wilamowitz, entre les divers mètres que nous offre la poésie grecque, l'hexamètre est l'un des plus sévèrement réglés. La place des longues et des brèves y est fixée à l'avance, une assez petite part étant laissée à la liberté du poète. Non moins rigoureuses sont les lois de la prosodie. Le principe qu'une longue vaut deux brèves a évidemment quelque chose d'arbitraire. Non moins conventionnel est celui qui veut que deux consonnes consécutives allongent la syllabe. Si nous prêtons l'oreille à des poésies vraiment sorties du peuple, nous y rencontrons une variété de mesures et de rythmes, nous y trouvons des allongements, des raccourcissements, des suppressions de syllabes entières, qui nous transportent loin de la prosodie réglée de l'hexamètre épique. Comme l'alexandrin français, celui-ci a l'air d'être l'héritier d'une longue évolution[18]. Je croirais même assez volontiers qu'avant l'Odysseia, avait connu d'autres Ulysséides, d'autres velours d'Ulysse. Prenez le début du poème : Muse, dis-moi l'Homme Malin. Le poète ne semble pas éprouver le besoin de nommer son héros. Le Malin suffit. Inutile de prononcer le nom propre. Ce nom d'Ulysse n'apparaîtra qu'au vingt et unième vers. L'auditoire achéen connaissait le Malin, comme les gens du Moyen Âge connaissent la Vierge ou le Précurseur, comme les spectateurs de la comédie italienne connaissent le Jaloux ou le Balafré. Notre poète ne fait qu'entreprendre un nouveau portrait du Malin, un nouveau récit de quelques-unes de ses aventures ; il prie la Muse de lui dire, à lui aussi, une partie de ces histoires. La Muse en avait donc parlé à d'autres avant lui. On pourrait même souligner peut-être[19] ce mot si curieux de άμόθεν, qui ne se rencontre nulle part ailleurs dans les poèmes homériques et qui signifie, disent les scholiastes, en commençant par où tu voudras. Des hauts faits du cycle d'Ulysse, dis-nous, à nous aussi, ô déesse fille de Zeus, quelque chose, ce que tu voudras[20]. Dans le cycle complet des aventures que la tradition attribue au héros, notre poète ne choisira donc ou n'embellira que quelques épisodes.... Avant l'Odysseia, il existait d'autres Ulysses et d'autres Ulysséides, comme avant Michel-Ange il existait dans l'art italien d'autres Jugements, d'autres Prophètes et d'autres Sibylles. Mais après le poète homérique comme après Michel-Ange, un type, un modèle définitif était créé, fixé : personne n'essaya plus de recommencer l'Odysseia ; personne n'essaie plus de recommencer le Moïse. L'œuvre propre du poète homérique fut ce portrait définitif du héros : le genre littéraire existait avant lui ; mais, grâce a lui, ayant porté son fruit parfait, son chef-d'œuvre, ce genre n'eut plus ensuite qu'à disparaître. Ce chef-d'œuvre apparut au recoupement, si je puis dire, de la tradition grecque et de l'influence sémitique : ainsi, dans presque tous les pays et presque tous les temps, les grandes œuvres d'art sont le double produit d'une tradition nationale et d'une influence étrangère. Les Hellènes avaient leurs nostoi ; les Sémites avaient leurs périples et, peut-être, leurs contes, romans ou poèmes de navigation : l'Odyssée homérique est le résultat d'un habile mélange ou croisement. Je la définirais volontiers l'intégration dans un nostos grec d'un périple ou d'un poème sémitiques. On peut constater, je crois, cette intégration, si l'on veut bien considérer l'Odyssée complète, en réunissant les deux premières parties du poème actuel, celles qui traitent de voyages et d'aventures, l'Odysseia proprement dite et la Télémakheia, entre l'Odyssée et la Télémakheia, je vois bien à coup sur une séparation : la Télémakheia, pour reprendre le mot d'un critique, est une sorte d'introduction[21]. Mais cette introduction, tout pesé, me paraît nécessaire, indispensable à la composition et à la tenue de l'œuvre. Le rôle, le personnage et l'histoire de Télémaque me semblent le complément nécessaire du rôle, du personnage et de l'histoire d'Ulysse. Autant j'admets avec facilité que l'on peut, que l'on doit même retrancher de l'Odyssée la Mnestèrophonia, autant la coupure de la Télémakheia[22] me semblerait mutiler l'ouvrage — et ma plus forte raison est, comme toujours, un calcul géographique. Car si l'Odysseia proprement dite, le Nostos pris séparément, est le poème des Sept-Bouches, il semble que l'Odyssée tout entière, Odysseia et Télémakheia réunies, soit le poème des Dix-Bouches. Aux Sept-Bouches de la mer Occidentale, de la mer des sauvages et des monstres, qui sont décrites par le Nostos et ans doute empruntées aux poèmes des Sémites, il faut ajouter en effet les trois Bouches que fréquentent les Achéens et qui de l'Archipel conduisent leurs marins jusqu'au bout de la mer farinière, au seuil de la mer inconnue : Bouches de Cérigo, que la tempête ferme aux bateaux d'Ulysse ; Bouches de Zante, que barrent les Iles Pointues ; Bouches d'Ithaque, dernière porte du zophos, avec la guette et les pirates d'Astéris. Trois Bouches dans les mers farinières ; sept Bouches dans la mer inconnue : au total dix portes ou Bouches dangereuses. Spectateur placé aux rives d'Ionie, le poète aperçoit dix Bouches depuis l'île de Kythère, qui borne la Grande Mer des Ioniens, l'Archipel, au pied du Péloponnèse, jusqu'à cette île de la Cachette, Kalypso, qui borne le monde au pied du Pilier occidental. Des dix Bouches de l'Odyssée, comme plus haut les sept Bouches du Nostos, ne sauraient être qu'un nombre rituel ou proverbial. Dans la mer sémitique, le poète assurément ne pouvait connaître que les sept Bouches dont les Sémites lui fournissaient le portulan. Mais, dans les mers achéennes, entre l'Ionie et le bout des mers farinières, sur le seul pourtour de l'Hellade et du Péloponnèse, il aurait pu nous décrire d'autres Bouches : telles, sur la route qui de Pylos avait amené en Ionie les Néléides, ces Bouches de la Sapienza, célèbres parmi nos récits de voyage, — le détroit entre la côte messénienne du Sud-Ouest et les petites îles Oinoussai des Anciens, Sapienza des Modernes. Nous savons comment, à la Méditerranée des Sept-Îles, les Hellènes firent succéder la Méditerranée des Dix-Îles je renvoie le lecteur au chapitre Rythmes et Nombres du premier volume. Nous avons vu comment Hérodote substituait dans les mesures de la Libye le nombre dix des Hellènes au nombre sept des Sémites, et comment il substituait cinq jours de marche à travers l'isthme de l'Asie Mineure, aux sept jours que les proverbes et dictons primitifs mettaient entre la mer de Chypre et le Pont Euxin, et comment encore il faisait du Nil aux sept embouchures un fleuve à quintuple estuaire. Tout pareillement, entre les mains de notre auteur grec, les sept Bouches du périple ou poème sémitique devinrent les dix Bouches de l'Odyssée. Je crois à l'œuvre d'un grand poète, travaillant sur des modèles et construisait artistement, savamment, le chef-d'œuvre des nostoi, — non pas de toutes pièces (il n'est pas de création humaine qui soit de toutes pièces), mais en prenant son bien partout où il le rencontra. Avant lui, un long travail presque inconscient de la foule, puis un travail très conscient des précurseurs avait préparé les moyens d'expression (langue, vers, rythme, péripéties et scènes), les types (le Malin, le Vieillard très sage, mais un peu radoteur, l'Épouse, le Fils, le Bon Serviteur, etc.), et les conventions du genre : je ne vois pas qu'un chef-d'œuvre ait jamais paru sans ce travail préliminaire, sans ces tâtonnements, ces demi-succès et ces ratés de la foule et des précurseurs. L'artisan d'un chef-d'œuvre a besoin que d'autres, avant lui, aient préparé les instruments et la matière. Il exécute alors en pleine liberté de génie. Dès le début de cet ouvrage, je disais combien les théories wolfiennes me satisfaisaient peu. Depuis, M. Michel Bréal écrivait en février 1905 : Si l'on en croyait les continuateurs de Wolf, l'épopée homérique se présenterait en des conditions bien extraordinaires. Ce n'est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée : elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. Ainsi s'exprime Frédéric Schlegel. Chacun des mots de cette phrase est clair en lui-même ; mais dans l'ensemble, la pensée est difficile à saisir. Jacob Grimm va plus loin : La véritable épopée est celle qui se compose elle-même ; elle ne doit être écrite par aucun poète. Nous voyons ici érigé en maxime ce qui était précédemment donné comme un fait une fois arrivé. Vient ensuite le grand mot qui ne manque jamais quand l'idée cesse d'être claire. L'épopée grecque est une production organique. Et enfin (ceci est du philosophe Steinthal) : Elle est dynamique, c'est-à-dire sans doute qu'elle ne doit rien au dehors, elle a sa force de développement en elle-même. L'allemand se prête merveilleusement à ces formules qui, en leur obscurité, ont quelque chose d'impérieux. Les livres de Lachmann en sont pleins. L'histoire littéraire les a accueillies chez nous, depuis cinquante ans, et s'en est servie largement. Après qu'elles eurent étonné nos pères, la génération suivante les a répétées sans trop y penser. Les longues discussions qu'elles avaient soulevées se sont éteintes peu à peu en laissant les esprits à moitié convaincus[23]. Les plus récents disciples de Wolf ont inventé une formation plus merveilleuse encore et que M. Michel Bréal ne mentionne pas. Après la genèse organique et la production dynamique, voici l'agglutination chimique. Voulez-vous comprendre l'Iliade et l'Odyssée ? imaginez un bol de lait caillé : L'Iliade, en résumé, s'est formée de la façon la plus naturelle. Chez tous les peuples a existé des thèmes littéraires qui se sont perpétués à travers les âges, comme se sont perpétuées, à travers les modifications du langage, les racines verbales. Un de ces thèmes, chez les Hellènes, était la querelle épique entre deux héros. Telle est la source d'où a jailli l'Iliade. Elle en est sortie, non sous sa forme actuelle, mais sous une forme intérieure, impossible à reconstituer, le jour où un poète, blasé sur le sujet de la querelle d'Achille et d'Agamemnon, imagina d'en exposer les suites. Cela ne pouvait se produire qu'à une époque où l'ancienne conception de l'épopée avait fait place à une conception nouvelle, qui demandait, dans la peinture des prouesses héroïques, une continuité dont s'était passée l'épopée primitive. Cela ne pouvait non plus se produire que dans un temps où circulaient d'innombrables poèmes épiques et où, pour raconter les conséquences de la querelle, il s'agissait moins d'inventer que de grouper des traditions éparses, déjà élaborées par la poésie. Le premier qui satisfit à ces nouvelles exigences et qui se livra à ce travail de rapprochement fut, inconsciemment, l'instigateur de l'œuvre immense qu'est l'Iliade qui nous est parvenue. Si c'est ainsi que les choses se sont passées, il n'est pas nécessaire, du moins à ces débuts, de faire intervenir le génie. L'Iliade fut le résultat du développement spontané de la pensée et de la civilisation helléniques, et son éclosion n'a pas plus lieu de nous surprendre que tel phénomène de l'ordre naturel qui se manifeste au moment précis où se trouvent réalisées les conditions qui le rendaient possible.... Voilà pourquoi je serais tenté de croire que, si le thème de la querelle ne fut pas l'unique cause des premiers groupements épiques, il en fut une des causes les plus actives et les plus efficaces ; pour employer une comparaison homérique, il fut, plus que d'autres thèmes, le suc de figuier dont quelques gouttes suffisent à faire coaguler le lait[24]. Je voudrais, avec Michel Bréal, que l'on remit l'Odyssée dans la série des œuvres humaines et des chefs-d'œuvre de l'art, non dans quelque musée plus ou moins secret de monstres, de tératologies, comme dit Strabon, d'enfants sans père et de créations spontanées. Œuvre humaine, chef-d'œuvre artistique, l'Odyssée rentre dans la condition de toutes les productions humaines. Ici encore, Michel Bréal a cent fois raison : Il est des théories littéraires dont nous avons été nourris, particulièrement la théorie d'une épopée composée par le peuple, d'une Volksepik.... Wolf n'est pas le premier qui l'ait jetée dans la circulation. Avant lui, l'Italien Vico et le Danois Zoega l'avaient déjà présentée au monde, non sans une certaine éloquence : En ces âges lointains, disaient-ils, la culture était à peu près la même pour tous : ce que l'un savait, les autres le savaient. En chacun, vivaient.les forces réunies de toute la nation. Aussi le même chant s'élevait ici et là. Il en était de la poésie comme du langage : ce fut le travail commun de tous. Il y avait des peuples entiers d'Homères. Les œuvres particulières se fondaient ensuite, pour former un ensemble. Finalement un assembleur, un Homère réunissait le tout. Ce sont les mêmes idées que Herder anima de son enthousiasme et que Wolf confirma par l'autorité de son érudition. Il y a — je le répète — quelque chose de séduisant dans ces vues. Mais nous savons aujourd'hui un peu mieux qu'au temps de Zoega et de Vico quels sont les vrais caractères de la poésie populaire. Avant tout, elle est brève. Attribuer à la poésie populaire une composition en vingt-quatre chants, quelle folie ! Et même supposer une série de petits poèmes indépendants dépasse encore la mesure de la muse populaire. Lisez les vrais chants sortis du peuple, lisez-les même légèrement retouchés, comme dans les recueils de Perey ou de Brentano. Le langage de la poésie populaire est heurté, obscur, point narratif, encore moins descriptif, mais semé de courts dialogues et de détails nullement amenés. La poésie populaire trouve, sans les avoir cherchés, des mots émouvants ; mais elle n'est point capable de mettre sous les yeux une scène qui se prolonge et qui se suive. En général, la suite est ce qui lui manque le plus : il suffit d'un mot, d'une allusion, d'une assonance pour la détourner de sa rouie. La poésie d'Homère est tout juste l'opposé. L'Odyssée est, l'œuvre d'un homme, d'un auteur, d'un artiste. Or, voyez ce que suppose une statue de Phidias : existerait-elle si durant quatre, cinq ou six siècles peut-être, les Hellènes n'avaient appris auparavant à tailler le bois, puis le tuf, puis le marbre, à exécuter des bonshommes, puis des hommes, puis des dieux, à dégager enfin le type d'Apollon, d'Athèna, de Zeus ? Les wolfiens les plus résolus sont obligés d'en convenir : Le génie, d'ordinaire, est préparé par quelque chose ; on ne le voit guère surgir inopinément de l'ignorance ou de la médiocrité : il y avait soixante ans qu'on faisait des tragédies à Athènes. quand Eschyle écrivit ses Perses, et l'intervalle est plus considérable encore entre la frise du Parthénon, si justement admirée, et celle du trésor des Cnidiens à Delphes, avec laquelle certaines parties de la frise du Parthénon présentent une si sensible analogie. S'il était nécessaire de recourir à l'hypothèse d'un poète de génie, je le placerais plus vers la fin de l'évolution qui aboutit à l'état actuel de l'Iliade. Je le concevrais profitant de tous les efforts des poètes antérieurs, s'appropriant lé fruit de leurs peines et y mettant sa marque, le sceau de sa personnalité, puissante si l'on veut, mais créatrice surtout dans le détail, habile à adapter les vieux récits héroïques aux goûts d'un public raffiné. Je crois peu, pour ma part, à l'existence d'un pareil poète, mais, s'il a jamais existé, il faut le faire contemporain de l'achèvement de l'édifice. Telle est, du moins, la marche que suivent en général les œuvres humaines ; le plus souvent, elles procèdent comme la nature, où tout se fait sans secousse ; &est insensiblement que le fruit arrive à ce point de maturité en deçà duquel il est acerbe encore, au delà duquel il perd sa saveur[25]. Dans le marbre que ses mai ires lui avaient fourni, avec les instrument, qu'il savait manier grâce à leurs leçons, Phidias réalisa définitivement leurs conceptions et leurs rêves ; il fixa quelques types que la race tout entière voyait flotter devant ses yeux : il fut le sculpteur des dieux. Le poète de l'Odyssée, Homère pour lui donner un nom, m'apparaît comme le Phidias du nostos. Ayant étudié les œuvres de Chateaubriand, les poèmes en prose que sont le Voyage en Amérique, le Génie du Christianisme, Atala, les Mémoires d'Outre-tombe, etc., M. Joseph Bédier a pu démontrer que ces poèmes avaient pour sources premières quelques récits de voyageurs, quelques périples (si je puis ainsi dire) terrestres ou fluviaux du Nouveau Monde[26]. Il est probable que jamais Chateaubriand n'a vu les contrées, les peuples et les monstres qu'il nous décrit. Il est presque certain qu'il a transposé dans une langue admirable l'humble prose des Charlevoix, Bartram, le Page du Pratz, Bonnet, etc. : Rien n'égale en splendeur — dans l'œuvre de Chateaubriand lui-même — la peinture du Meschacebé : Quand tous les fleuves [tributaires de Meschacebé] se sont gonflés les déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s'assemblent sur les sources. Bientôt la vase les cimente, les lianes les enchaînent et les plantes y prenant racine de toutes parts achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé ; le fleuve s'en empare, les pousse au golfe Mexicain, les échoue sur des bancs de sable et accroit ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix en passant sous les monts et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens ; c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter le long des rivages des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s'embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque anses retirée du fleuve.... On a vivement contesté la réalité pittoresque de ce tableau. Tous les géographes décrivent l'action des contre-courants du Mississipi, et quant aux blocs de terres que charrient ses ondes, Chateaubriand avait pu retenir ce passage de Bartram : Des portions de ses rives, toujours minées à leur base par la force ininterrompue du courant, finissent par tomber dans le fleuve ; son cours impétueux les entraîne, les divise, et va les déposer sur quelque autre rive. Mais on s'est fort égayé — Mersenne surtout — de ces îles flottantes de pistia et nénuphar où s'embarqueraient, passagers, des serpents arts, des hérons bleus, des flamants roses et de jeunes crocodiles. C'était faute, pour les critiques, d'avoir lu Bartram. Chateaubriand n'a fait que transporter au Meschacebé un phénomène observé par Bartram à trois lieues seulement du Mississipi, sur la rivière Saint-Jean, dans la Floride orientale : Je remis de bonne heure à la voile sur la rivière Saint-Jean et je vis ce jour-là de grandes quantités de pistia stratiotes, plante aquatique très singulière. Elle forme des lies flottantes dont quelques-unes ont une grande étendue et qui voguent au gré des vents et des eaux. Ces groupes commencent pour l'ordinaire ou sur la côte ou près du rivage, dans les eaux tranquilles ; de là, ils s'étendent par degrés vers la rivière, formant des prairies mobiles, d'un vert charmant, qui ont plusieurs milles de long et quelquefois un quart de mille de large.... Quand les grosses pluies, les grands vents font subitement élever les eaux de la rivière, il se détache de la côte de grandes portions de ces îles flottantes. Ces îlots mobiles offrent le plus aimable spectacle : ils ne sont qu'un amas des plus humbles productions de la nature, et pourtant ils troublent et déçoivent l'imagination. L'illusion est d'autant plus complète qu'au milieu de ces plantes en fleurs, on voit des groupes d'arbrisseaux, de vieux troncs d'arbres abattus par les vents et couverts encore de la longue mousse qui pend entre leurs débris. Ils sont même habités et peuplés de crocodiles, de serpents, de grenouilles, de loutres, de corbeaux, de hérons, de courlis, de choucas. Confrontez les remaniements du poète avec leurs indignes modèles. C'est parfois traduction littérale ou simple transcription : une humble retouche de syntaxe, ellipse ou inversion ; un mot mis en sa place ; un membre de phrase élagué ; et la sèche matière amorphe s'organise et palpite ; un mot puissant, une image créée y projettent comme un afflux de sève ; la lumière s'y insinue, et les nombres, et la vie. Ce n'est qu'une ébauche encore : le poète la reprend à deux, à trois reprises ; elle passe du Voyage en Amérique au Génie du Christianisme, puis aux Mémoires d'Outre-tombe : procédé de peintre ; et chaque transposition est création. A l'origine, ce n'est qu'un ingénieux agrégat de passages de Bartram, traduits en toute rigueur ; mais parfois y brillent de grandes images tristes ; une harmonieuse mélancolie y respire, et quelque chose de l'âme de René. Puis, à vingt-cinq ans de distance, le poète revient à ces mêmes pages pour les transporter dans ses Mémoires : çà et là on touche encore le tuf, on retrouve des phrases telles quelles de Bartram ; mais les Sylvaines floridiennes animent le paysage, y répandent les parfums émanés d'elles, l'égayent (et parfois peut-être le rapetissent) par leurs chants et leurs jeux ; le soleil couchant y verse des rivières de lave, des flots de diamants et de saphirs, et voici que resplendit cet hymne à la lumière qu'achève et couronne, comme la clausule radieuse d'une strophe, une rare idée de poète : La terre en adoration semblait encenser le ciel, et l'ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière descend sur celui qui prie. Chateaubriand, pour avoir copié Bartram, est-il un moins grand poète ? Et Corneille n'a-t-il pas fait un chef-d'œuvre tout en imitant Guilhem de Castro ? Une pareille conception de l'Odyssée risque fort de déplaire à deux classes de lecteurs : les philologues et les artistes. Les disciples de Wolf, la troupe germanisante des philologues, ne voudront pas renoncer à leurs merveilles d'épopée populaire, de formation spontanée. Pour citer encore M. Michel Bréal : Les esprits enclins au mystère regretteront peut-être cette poésie qui émerge de la conscience populaire comme le lotus d'un étang de l'Inde ; mais ceux qui aiment les idées claires ne goûteront pas moins les poèmes homériques quand ils sauront qu'ils ont été composés en un temps qui était déjà un temps de culture et d'art. D'autre part, ces plagiats homériques vont scandaliser peut-être nos artistes actuels, tous nos grands artistes du pinceau, de la plume et de la voix. A leurs yeux, la création, comme ils disent, est le premier devoir de l'artiste. Le moindre d'entre eux, au long de sa carrière, pense faire dix ou douze créations. Tous se croiraient déshonorés de ne produire que des imitations, adaptations ou copies.... Les Hellènes, qui se connaissaient en œuvres d'art, pensaient que la création n'est pas le don primordial ni le premier devoir du grand artiste. Ils mettaient dans l'arrangement, dans la combinaison, dans la logique et l'harmonie, le premier mérite d'une œuvre d'art. Ils ne créaient pas chaque matin une nouvelle forme de temple ou de nouveaux personnages de tragédie. Ils n'avaient aucune honte à reprendre les idées, les types, les plans de quelque devancier, pour les amener à une perfection plus grande, pour les fixer en une forme définitive, pour les dresser enfin devant l'admiration des siècles dans une impeccable attitude de force et de beauté. |
[1] Strabon, I, p. 24.
[2] Hannon, Périple, Geog.
Græc. Min., I, p. 9-12.
[3] Pline, V, 1, 6.
[4] Zeitschrift für Assyriolog., XVI, I, p. 125-133.
[5] Cf. Movers, II, 58-125 ; G.
Maspero, Hist. Anc., II, p. 191.
[6] Strabon, I, p. 34.
[7] Nonnos, Dionys., XI, 443 et suiv.
[8] Pausanias, VII, 5, 5-8.
[9] Cf. le récit de ce nostos dans Diodore Sic., IV, 17 et suiv.
[10] Strabon, V, p. 245 ; Diodore Sic., IV, 21-23.
[11] E. Reuss, La Poésie hébraïque, p. 18.
[12] Revue de Géographie, 1884, I et II, p. 446 et 46.
[13] Ph. Champault, la Science Sociale, 1905, XXXV, p. 391 et. suiv.
[14] Strabon, III, 175.
[15] Strabon, XVII, 802.
[16] Salluste, Jugurtha, 17 et 78.
[17] Revue des Études Grecques, juillet-octobre 1902.
[18] Revue de Paris, 15 février 1903.
[19] La remarque est de M. Paul Mann.
[20] Cf. Ebeling, Lexic. Homer.,
s. v.
[21] M. Croiset, Hist. Litt. Grecque, I, p. 274.
[22] Il est bien entendu que, dans la Télémakheia telle que nous l'avons aujourd'hui, des interpolations ont pu se glisser, de même que dans le Nostos : les Catalogues de l'Enfer sont interpolés dans le Nostos ; le conte égyptien de Proteus, le nostos de Ménélas, peut bien avoir été surajouté à la primitive Télémakheia, tout en étant de la même époque et de la même école.
[23] Revue de Paris, 15 février 1903.
[24] Paul Girard, Revue des Études Grecques, octobre 902, p. 283-285, 230.
[25] Paul Girard, Revue des Études Grecques, octobre 1902, p. 230.
[26] Bédier, Études critiques, p. 127 et suiv.