LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE ONZIÈME. — ITHAQUE.

CHAPITRE PREMIER. — LE ROYAUME D'ULYSSE.

 

 

Ulysse termine son récit dans l'assemblée des Phéaciens :

Charybde rejeta enfin le mât et la quille [de mon vaisseau naufragé]. Je m'assis sur les longues poutres. Neuf jours, je fus porté par les flots. A la dixième nuit, les dieux m'approchèrent de l'île Ogygiè, où demeure la divine Kalypso aux cheveux bouclés.... Mais pourquoi répéter, cette fin de mon histoire ? je vous l'ai déjà racontée, ô roi, à toi et à ta vaillante épouse dans ton palais.

Nous avons, nous aussi, raconté la fin des aventures d'Ulysse. Nous avons suivi le héros dans l'île de Kalypso et chez les Phéaciens. Nous avons décrit sa dernière journée dans le palais d'Alkinoos. Après la descente et l'arrimage des présents au fond du vaisseau creux, après le banquet et les toasts, nous savons l'adieu d'Ulysse à ses hôtes et son embarquement quand la nuit est venue, quand le vent de terre s'est levé. Sur le vaisseau phéacien, qui se balance à l'entrée de la rade, à la pointe Sud-Est, Ulysse vient prendre place. Il monte au château d'arrière. Il se couche. Il s'endort d'un sommeil sans interruption, d'un sommeil de volupté, voisin de la mort : on avait banqueté tout le jour et bu du claret de sénateur. On part avec le vent de terre. Toute la nuit, le vaisseau court sur la mer. A l'aube, quand parait l'astre brillant qui annonce l'aurore, voici que le transatlantique des Phéaciens aborde à l'île du héros.

Récemment encore, nombre de géographes, archéologues, philologues et voyageurs croyaient savoir en quelle île moderne on devait chercher l'Ithaque odysséenne. Il se trouvait sans doute quelques dissidents. Hercher affirmait que, seule, l'hallucination des archéologues leur permet de reconnaître quelque part l'île d'Ulysse, et Wilamowitz proclamait que l'étude de l'Odyssée prouve clairement l'ignorance de son auteur touchant les îles Ioniennes[1]. Mais la majorité des érudits pensaient aborder à l'île d'Ulysse quand ils arrivaient dans la moderne Ithaque ou, comme disent les Italiens, Théaki. Aujourd'hui, la mode est à d'autres pensées. Nous avons changé tout cela. Des quatre îles, Doulichion, Samè, Ithaque et Zakynthos, qui, dans le poème, sont les quatre organes principaux du royaume odysséen,

Δουλιχίω τε Σάμη τε καί ύλήεντι Ζακύνθω,

ήδ' όσσοι κραναήν Ίθάκην κάτα κοιρανέουσιν,

il faut, parait-il, brouiller les noms et les sites, et mettre le cœur, — je veux dire Ithaque — à droite, Samè à gauche, Doulichion en bas, Zakynthos en haut, ou réciproquement.... Je ne m'arrêterais même pas à énoncer pareille théorie, elle n'avait été émise par le professeur Dörpfeld, dont l'ingéniosité souvent est plus louable que la critique, mais dont je crois impossible, en une question homérique, de ne pas examiner l'opinion. M. Dörpfeld a résumé sa théorie dans un article des Mélanges Perrot : das Homerische Ithaka. En voici les grandes lignes et les arguments principaux.

L'Odyssée connaît quatre îles dans le royaume d'Ulysse : Doulichion, Samè, Ithaque et Zakynthos. Nous connaissons aujourd'hui quatre îles en cette région :

Leucade (ou Sainte-Maure), Ithaque, Képhalonie et Zante.

Zakynthos est Zante.

Doulichion est Képhalonie.

Samè est Ithaque-Théaki.

L'Ithaque véritable, l'Ithaque odysséenne est Leucade (ou Sainte-Maure).

Pourquoi Zakynthos est-elle Zante et pourquoi Doulichion est-elle Képhalonie ? aucun indice probant n'est invoqué par M. Dörpfeld, sauf que les choses lui plaisent ainsi ou que les noms modernes concordent avec les noms anciens, car Zante s'appelle en grec moderne Zakynthos, et Képhalonie a une région nommée Dolicha ou Douliko. Mais, à ce compte, Ithaque-Théaki devrait rester Ithaque. Pourquoi Ithaque-Théaki devient-elle Samè et pourquoi Leucade devient-elle Ithaque ? M. Dörpfeld a deux sortes d'arguments, qu'il veut tirer les uns du texte odysséen, les autres de la réalité géographique. En expliquant le texte à sa façon, il croit démontrer que l'Ithaque odysséenne doit être :

1° la plus occidentale des îles Ioniennes ;

2° la plus proche de la terre ferme.

Il croit trouver ces deux conditions de site dans la description qu'Ulysse fait de son royaume aux Phéaciens :

ναιετω δ θκην υδεελον· ν δ ρος ατ

Νριτον ενοσφυλλον, ριπρεπς· μφ δ νσοι

πολλα ναιετουσι μλα σχεδν λλλσι,

Δουλχιν τε Σμη τε κα λεσσα Ζκυνθος.

ατ δ χθαμαλ πανυπερττη εν λ κεται

πρς ζφον, α δ τ νευθε πρς ἠῶ τ ἠέλιν τε,

M. Dörpfeld traduit ces vers ainsi : J'habite Ithaque visible au loin ; le mont Nériton, couvert de feuillage, y est remarquable. Tout autour, de nombreuses îles se pressent les unes près des, autres, Doulichion, Camé et la forestière Zakynthos. Elle-même est basse dans la mer ; elle est la dernière vers le couchant ; les autres sont à l'écart, vers l'aurore et le soleil. Et M. Dörpfeld commente : Basse dans la mer signifie éloignée de la haute mer, donc toute voisine de la côte. Quelle est parmi les îles Ioniennes la plus voisine de la côte ? C'est Leucade. Et quelle est aussi la plus occidentale ? C'est encore Leucade, si l'on veut bien tenir compte de ce fait que, jusqu'à nos jours, les géographes anciens et modernes ont toujours attribué une direction Est-Ouest à la façade du continent hellénique, qui s'étend depuis le golfe de Corinthe jusqu'au canal d'Otrante. De l'Étolie à l'Adriatique, cette côte d'Épire a réellement une direction Sud-Sud-Est-Nord-Nord-Ouest ; mais tous les géographies et navigateurs anciens s'y étaient trompés. Pour eux, Leucade, étant la dernière des îles sur la côte acarnanienne, était la plus occidentale.

Donc Leucade est l'Ithaque odysséenne et l'on comprend alors qu'Eumée puisse dire à Ulysse : Sur quel bateau es-tu venu jusqu'ici ? car je ne pense pas que tu sois venu à pied ? Notre île de Leucade est si proche du continent qu'à vrai dire elle n'en fut séparée que par l'œuvre des hommes : c'est une presqu'île plutôt qu'une île ; des ponts ou des chaussées l'unirent de tout temps à la côte toute proche du continent voisin : on pouvait venir à pied dans Ithaque-Leucade.

Leucade étant l'Ithaque odysséenne, c'est l'Ithaque-Théaki des modernes qui doit être la Samè d'Ulysse. Voici pourquoi.

Entre son Ithaque et Samè, le poète homérique connaît dans le détroit une petite île pierreuse, Astéris, pourvue de bons ports et de guettes éventées, où les prétendants vont attendre le retour de Télémaque. D'ordinaire, on identifie cette Astéris avec l'îlot Daskalio qui se trouve dans le canal entre Ithaque-Théaki et Képhalonie. Mais Daskalio n'est qu'un écueil sans ports et sans guettes, un dos de roche au ras des flots, qui ne correspond en rien à la description odysséenne. Il faut chercher Astéris ailleurs ? Sans peine, M. Dörpfeld retrouve Astéris dans l'île Arkoudi, qui se dresse entre Leucade et Théaki. Donc, Leucade étant l'ancienne Ithaque, Théaki doit être l'ancienne Samè, si l'on veut qu'Astéris-Arkoudi se trouve entre Ithaque et Samè.

Je ne discuterai pas, point gay point, cette théorie. En exposant ce que je crois être la vérité, je réfuterai par là même, au fur et à mesure, chacun des arguments de M. Dörpfeld. Je ne puis taire cependant l'étrange impression que me causent les traductions de cet archéologue. Soit pour l'explication matérielle des mots, soit pour l'interprétation rationnelle des faits, il semble que M. Dörpfeld fait moins l'habitude de manier les textes que les monuments et qu'il mérite un peu trop souvent la critique adressée par Strabon à ceux qui traitent le Poète comme un simple terrassier, ο δ' οτως γροκως δξαντο τν πιχερησιν τν τοιατην στε... τν ποιητν σκαπανως θεριστο δκην... ξβαλον[2]. Je ne prendrai que deux exemples dans l'argumentation de M. Dörpfeld, un exemple de traduction et un exemple d'interprétation.

Le poète décrivant les mouillages de l'îlot Astéris nous dit :

Άστερίς, ού μεγάλη λιμένες δ' ένι ναύλοχοι αύτή

άμφίδυμοι.

M. Dörpfeld traduit : Astéris petite île avec deux ports, et retrouve ces feux ports sur les deux façades orientale et occidentale d'Arkoudi. Le poète est bien plus précis : dans son Île d'Astéris, il connaît des ports capables d'offrir des refuges en leurs deux compartiments. Astéris n'a pas deux ports, mais un ou plusieurs ports dont chacun présente cette particularité remarquable qu'il n'est pas entièrement ceinturé de mouillages ou de grèves à haler les vaisseaux, — il n'est pas panormos, dirait le poète ; — il n'est même pas pourvu de plusieurs grèves ou mouillages, — il n'est pas euormos, dirait le poète ; — mais, divisé par une pointe rocheuse en deux compartiments, il n'offre que deux endroits ou le vaisseau puisse être remisé, — il est amphidumos. Ce ne sont pas deux ports, mais des ports doubles, des ports jumeaux semblables ces pierres jumelles, que nous avons rencontrées ailleurs. Ces Pierres Jumelles formaient une seule île : nos Ports Jumeaux peuvent ne former qu'une baie. Ils peuvent n'être en réalité que le refuge unique des Ports Amphidumoi, comme Salinas était la terre unique des Pierres Didumoi. Et comme le nom de Pierres Jumelles est devenu parmi les navigateurs le nom propre, le nom particulier de cette terre, il est possible que Ports Jumeaux soit devenu le nom propre de cette baie. Pour cette épithète, il faut noter ce que nous avons signalé déjà pour d'autres épithètes odysséennes. Ce qualificatif άμφίδυμοι ne se trouve nulle part ailleurs dans les poèmes homériques. Il est caractéristique de ce mouillage comme l'épithète pierreuse est caractéristique de Skylla. Le canal de Samè a donc ses Ports Doubles, comme le canal de Zante a ses Îles Pointues ou comme la Kyklopie a sa Petite Ile. Or, dans son île d'Astéris-Arkoudi, M. Dörpfeld trouve bien deux ports ; mais il chercherait en vain des Ports Doubles. Son île Astéris-Arkoudi est en cela aussi peu homérique que l'autre île, dont M. Dörpfeld ne veut point, Astéris-Daskalio.

Exemple d'interprétation. Télémaque dit à Mentès : Comment des matelots t'ont-ils amené à Ithaque ? qui se vantaient-ils d'être ? car ce n'est pas à pied, bien sûr, que tu es venu chez nous. Télémaque pose la même question au mendiant qu'est Ulysse ; il la répète à son père quand une fois il l'a reconnu. Eumée a déjà posé la même question à son maitre. En quatre passages de l'Odyssée, nous retrouvons cette formule moitié ironique, moitié polie. M. Dörpfeld la prend au pied de la lettre. Si donc il avait à commenter telle question semblable dans un autre poème ou récit de matelots ; s'il avait, par exemple, à expliquer le voyage des Égyptiens au Pouanit et la première question que les sauvages de ce pays adressent aux navigateurs : Comment avez-vous atteint cette terre inconnue aux hommes d'Égypte ? êtes-vous descendus par la voie du ciel ou avez-vous navigué par eau sur la mer de Tonoutri ?, il est probable que M. Dörpfeld s'en irait emprunter l'échelle de Jacob pour établir une communication possible, réelle, matérielle, entre le ciel des dieux et la terre de Pouanit[3].

 

Le royaume d'Ulysse comprend de nombreux îlots et les quatre îles de Doulichion, Ithaque, Samè et Zakynthos. Durant toute l'antiquité et jusqu'à nos jours, trois de ces îles ont conservé leurs noms homériques. Jusqu'à nous, Zakynthos est restée Zakynthos ou, par une légère abréviation due aux thalassocrates italiens, Zante. Durant l'antiquité, Samè ou Samos était tout à la fois le nom d'une ville dans l'île Képhallénie (nous disons Képhalonie) et le nom de l'île tout entière. Enfin Ithaque, qui fut toujours Ithaque pour les navigateurs des marines classiques, est encore reconnaissable sous son léger déguisement italien de Théaki.

Il faut noter que ces trois noms insulaires, Zakynthos, Samè et Ithakè, ne présentent en grec aucun sens : malgré tous les calembours et allitérations des lexicographes, il est impossible de leur trouver une étymologie hellénique. Ce phénomène n'a rien qui nous doive étonner. Dans l'Archipel comme dans la mer Ionienne, nous savons que la plupart des îles grecques portent des noms de même sorte, des noms étrangers, antérieurs à la thalassocratie hellénique. Nous n'avons pu expliquer les vocables Kasos, Siphnos ou Kythéra, comme les vocables Kerkyra ou Paxos, qu'en recourant au vocabulaire sémitique. La valeur de ces étymologies sémitiques nous fut certifiée par le nom grec dont ces îles helléniques ont parfois redoublé leur nom étranger. Grâce aux doublets gréco-sémitiques, Kasos-Akhnè ou Paxos-Plateia, nous pouvons affirmer la succession en ces parages de marines et d'onomastiques phéniciennes et grecques. Or, parmi nos trois îles Ioniennes, il en est une au moins qui nous offre un pareil doublet gréco-sémitique : c'est Samè-Képhallènia.

Nous avons longuement étudié les noms de la forme Samos ou Samè : ce vocable sémitique signifie la hauteur ou la haute. Nous avons expliqué le doublet Samè-Képhallènia : cette île, qui était Samè, la haute, pour les premiers thalassocrates, devint la Tête, Képhalè, ou la Têtière, Képhallènè pour les Grecs ; dans la légende locale, les héros Samos et Kranios devinrent les fils de Képhalos. L'île tout entière mérite bien ce nom. Aux yeux des navigateurs elle s'impose. Sa hauteur la distingue de toutes les terres voisines : Le mont Néro, disent les Instructions nautiques, est la plus haute montagne de Képhalonie. Haut de 590 mètres, le mont Néro est visible de 80 milles : c'est ordinairement la première terre que l'on aperçoive en venant de l'Ouest[4]. Cette île est donc pour les navigateurs l'Île Haute de ces parages. Auprès de la haute Képhalonie, il ne vaut pas nous étonner si les terres voisines, Ithaque en particulier, semblent basses aux yeux des marins. Ithaque, malgré ses rochers et malgré ses deux pics du Nériton et du Neion, n'a pas 800 mètres d'altitude ; elle est deux fois moins haute que Képhalonie : elle est l'île basse à côté de l'île haute. C'est ce que nous dit le poète, qui ne fait en ses vers que reproduire les vues et descriptions des navigateurs. Comparée aux autres îles du royaume, Ithaque, elle, est basse.

Pour expliquer cette épithète parfaitement juste, il faut seulement tenir compte de ce fait qu'ici encore le poète parle comme un périple : il nous décrit cette île, non seulement pour elle-même et en elle-même, mais aussi par comparaison avec les terres voisines, dont le navigateur doit savoir la distinguer. Il est donc inutile de recourir aux imaginations de M. Dörpfeld. L'épithète basse, χθαμαλή, n'a jamais eu, ni dans la langue homérique ni dans aucune langue grecque, le sens que M. Dörpfeld lui voudrait donner. Quand le poète nous décrivait la porte de Sicile, il opposait le rocher plus bas de Charybde, la pierre droite de Skylla qui touche le ciel. Dans les vers qui, maintenant, nous décrivent la porte d'Ithaque ou, comme dit le poète, la porte du Nord-Ouest, nous n'avons pas sans doute la même opposition textuelle entre la haute Samè et la basse Ithaque. Mais cette opposition, implicitement contenue déjà dans le nom de Samè, était matériellement formulée, je crois, dans le texte même du périple que le poète ou ses prédécesseurs avaient devant les yeux : dans le périple de Skylax, nous avons rencontré la même opposition pour le détroit de Kalypso, entre la Colonne d'Europe et la Colonne de Libye, celle-ci étant basse, celle-là étant haute[5]. Car, ici comme ailleurs, nous pouvons trouver mille indices nous montrant que le poète n'a pas connu d'expérience personnelle les sites qu'il nous décrit. Il n'a pas vu, de ses yeux vu, Ithaque, — pas plus qu'il n'a la grotte du Kyklope, dans la mer occidentale, ni la plage, l'acropole et le sanctuaire de Pylos, sur la côte péloponnésienne. Mais il avait devant les yeux ou dans la mémoire des textes scientifiques ou littéraires, Périples ou Nostoi, qui lui donnaient une description aussi exacte de cette Porte du Nord-Ouest que de la Porte de Sicile ou de la Porte des Lestrygons. Les Instructions nautiques nous disent :

Lorsqu'on vient du N.-O. pour faire le chenal d'Ithaque, on apercevra d'abord la haute terre de Sainte-Maure, puis le remarquable pâté blanc du promontoire. de Leucate (cap Dukato), le morne élevé de la pointe Oxoi d'Ithaque et enfin la pointe Nord de Céphalonie, qui est relativement basse. Les navires sous voile n'entreront pas dans le chenal d'Ithaque sans un bon vent, car il y a trop de fond pour mouiller ; si le vent tombe, les courants sont incertains et quelquefois des grains d'une violence extrême tombent de la haute terre.

Nos Instructions sont faites pour nos marines qui, venant du Nord-Ouest, vont du Sud-Est, en passant de l'Adriatique dans les eaux grecques. On voit que, pour elles l'entrée du canal a aussi sa rive basse et sa rive haute : quand on vient du N.-O., c'est l'extrémité méridionale de Leucade qui est la haute terre, et c'est la pointe Nord de Képhalonie qui est la terre relativement basse. Pour les marines primitives qui, naviguant en sens opposé, venaient du Sud-Est vers le Nord-Ouest, c'était la pointe méridionale de Képhalonie avec son mont Néro (1590 m.) qui était la terre haute, Samè, et la terre relativement basse, c'était Ithaque avec ses, collines de deux à trois cents mètres (Partsch ne donne que 280 mètres au plateau de Marathia qui termine Ithaque dans le Sud). Consultez nos cartes, Vous verrez qu'à nos marins actuels, la rive haute , la terre de Leucade, présente les 1200 mètres du mont Stavrotas, et que la rive relativement basse, la terre de Képhalonie, offre des collines abruptes dépassant trois et quatre cents mètres (Partsch donne 120, 242, 318 et 618 mètres aux collines qui se succèdent, sans interruption, sur cette pointe Nord de Képhalonie)... Les rapports et contrastes d'altitude sont, on le voit, les mêmes de part et d'autre.

Ce sont les mots vers le zophos, πρός ζόφον, que je traduis par Nord-Ouest. J'ai donné plus haut les raisons de cette traduction, quand, dans l'épisode de Kirkè, nous avons expliqué les maisons de l'Aurore. Nous savons que le poète divise son horizon en quatre demeures : l'aurore tient la façade entre le Nord et l'Est ; le soleil (nous disons le midi) tient la façade entre l'Est et le Sud ; le couchant (le poète dit aussi l'érèbe) tient la façade entre le Sud et l'Ouest ; le zophos enfin ; c'est-à-dire les ténèbres et l'ombre, σκιά, σκότος, occupe entre l'Ouest et le Nord la quatrième et dernière façade que jamais ne visite le soleil des vivants, mais que longe, par derrière les limites de nos terres, invisible à nos yeux, visible seulement pour les défunts, le soleil des morts. Le détroit entre Ithaque et Képhalonie est pour les navigateurs de ce temps la dernière porte du Nord-Ouest. Quand les gens de Pylos s'aventurent vers la région de l'ombre, vers le zophos, ils font le voyage que nous a décrit la Télémakheia. Ayant d'abord côtoyé les plages boueuses de l'Élide, ils traversent, comme Télémaque, la porte de Zakynthos, le canal entre Zante et le Péloponnèse dans cette porte, le poète nous a prévenus que les îles Pointues sont un dangereux écueil. Puis ils gagnent le cap Monda, l'extrême pointe méridionale de Képhalonie. Côtoyant ensuite la rive sud-orientale de Képhalonie, ils s'engagent dans le canal entre Samè. et Ithaque. Mais, pour être à couvert des vents du Nord qui font rage en ce couloir, ils quittent bientôt la côte de Képhalonie et viennent cahoter au long même d'Ithaque. Cette île basse (par contraste avec Samè, l'île haute) est donc, après Zante et Képhalonie, la dernière qu'ils rencontrent dans la mer, vers le Nord-Ouest, πρός ζόφον[6].

Les deux îles Samè et Ithaque ne forment pas seulement les deux montants de cette porte du Nord-Ouest : elles en offrent encore les deux reposoirs dans leurs deux villes nommées, elles aussi, Samè et Ithaque.

A l'entrée méridionale du détroit, la côte de Képhalonie est échancrée d'une double baie aux deux côtés du cap Dekalia : baie de Samos et baie d'Anti-Samos, disent nos cartes, et les Instructions nautiques ajoutent[7] :

Le cap Dekalia forme la côte Est de la baie de Samos ; il est rocheux, escarpé et nu, et facilement reconnaissable à un petit pic remarquable qui le surmonte. Ce pic, élevé de 160 mètres, est partiellement couvert de buissons. Le cap forme avec la pointe S. Andrea, extrémité Sud d'Ithaque, l'entrée Sud du canal d'Ithaque, large de près de 2 milles, avec des rivages escarpés des deux côtés et de grands fonds.

Baie d'Anti-Samos. — Directement dans l'Est du cap Dekalia, se trouve la baie d'Anti-Samos, profonde d'environ ¾ de mille, mais sans importance. Un navire mouillera dans cette baie par 18 à 22 mètres d'eau, à environ 2 encablures de la plage qui se trouve au fond de la baie ; mais comme celle-ci est ouverte au N.-E., d'où soufflent quelquefois de violentes rafales, on ne l'utilisera que comme relâche momentanée pendant l'été.

Baie de Samos. — Cette baie, qui se trouve entre le cap Dekalia et le rivage qui lui fait face dans l'Ouest, a 2 milles ½ d'ouverture et 1 ½ mille de profondeur. Elle est demi-circulaire et abritée de tous les vents, excepté de ceux du Nord; mémé avec les vents de cette partie, la mer n'y serait pas dangereuse, car la tenue au fond de la baie est bonne, vase et sable. Les navires peuvent mouiller par des fonds de 22 à 27 mètres. Il y a bon mouillage pour les petits bâtiments par 22 à 24 mètres d'eau. Les grands navires mouilleront plus au large. Un petit môle, aboutissant auprès de la grande maison, s'avance dans l'Ouest jusqu'aux fonds de 3m,6 et sert d'abri aux caboteurs. Pendant les gros vents, il faut être prêt à recevoir les violentes rafales qui tombent de la haute terre.

Juchée sur les falaises terrestres du cap Dekalia, l'antique Samè ou Samos était vraiment une haute ville avec une plage à ses pieds pour tirer les vaisseaux. Sur cette plage, aujourd'hui, un petit village est venu relever ses maisons, depuis que le canal n'est plus la proie des corsaires de toute religion et de toute nationalité. Les Instructions nous disent :

Le village de Samos, dans l'angle S.-E. de la baie, est petit et ses maisons sont éparses. Sur le sommet d'une colline, dans l'Est, il y a les ruines de l'antique ville de Samos et l'on peut voir encore les restes bien conservés de belles fortifications helléniques. Une grande plaine, richement cultivée et bien arrosée, s'étend dans le Sud du fond de la baie.

Cette relâche de Samos est utile en cas de nécessité. Elle est loin d'être bonne : elle est ouverte en plein aux vents du Nord ; elle est balayée par les violentes rafales qui tombent de la haute terre ; il a fallu construire un petit môle, s'avançant dans l'Ouest, pour donner un sûr abri aux caboteurs. Ce n'est donc pas en cette baie que les marines fréquentant le détroit auront leur station principale. Grâce à sa plaine richement cultivée et bien arrosée, Samos a pu devenir jadis et pourra redevenir demain une assez grande ville des insulaires, des terriens. Mais les marins, surtout les voiliers primitifs, ont besoin d'un autre refuge en ces parages dangereux que les Instructions nautiques nous décrivaient plus haut.

Venant du N.-O., nos voiliers n'entrent pas dans le chenal d'Ithaque sans un bon vent, c'est-à-dire sans un vent du Nord ; mais, entrés par un bon vent qui les porte droit vers le Sud, ils descendent d'une haleine tout le chenal, sans autre arrêt que, parfois, une relâche de cabotage pour le service des insulaires. Sur ce chenal d'Ithaque, nos voiliers n'auront donc besoin ni d'un grand refuge ni même d'un reposoir. Pour les rameurs primitifs qui, venant du S.-E., devaient lutter contre les vents du Nord dominants en ce couloir, il en allait tout différemment. Par la navigation de Télémaque, nous voyons encore la façon dont en usent ces rameurs. Arrivés à la première pointe d'Ithaque vers le Sud, les gens de Télémaque abordent au port S. Andrea (nous reviendrons sur cette navigation). En ce port S. André, ils laissent leur passager. A la rame, non plus à la voile (afin d'éviter les risques des brusques rafales à chaque tournant de cap ou de montagne), ils remontent le détroit : ils se tiennent sous l'abri d'Ithaque, dont la direction générale N.-N.-O. les couvre du Borée et les protège un peu contre le Zéphyre. Ils gagnent ainsi leur plage de remise au fond d'une anse bien abritée, sous la ville odysséenne d'Ithaque.

Tout à l'autre bout du canal, cette Ithaque (ville) odysséenne étage ses maisons et ses ruelles autour de la petite rade que nous appelons aujourd'hui encore le Port de la Ville, Port Polis. Nous étudierons longuement ce mouillage. Nous légitimerons point par point cette identification. Du côté de la mer et du côté de la terre, nous verrons que Port Polis satisfait à toutes les nécessités des premiers navigateurs. Bien protégé des vents du Nord ; cerclé de plages sablonneuses qui descendent lentement sous l'eau profonde ; pourvu sur la rive même d'une aiguade abondante et commode en ce Puits, que nos cartes marines indiquent encore à la plage orientale : &est vraiment un port excellent au gré des marins homériques.

Les galères tout autour trouvent des remises de halage. Les rameurs, sans craindre vents du large ni rafales de la haute terre, s'y peuvent rafraîchir. Au fond du port, la terre s'élève lentement vers le milieu de l'île : par une autre pente, on redescend vers un autre mouillage de la côte opposée. Entre Port Polis sur le détroit et Port Frikais sur la mer du large, nous verrons que la ville d'Ulysse gardait l'une de ces routes isthmiques, dont nous avons étudié le rôle : dans la petite Île d'Ithaque, cette route isthmique est fort courte ; elle n'en est pas moins — nous le verrons — très importante. En pareille situation, Port Polis devient pour les navigateurs la grande relâche dans la porte du Nord-Ouest : c'est, pour les Achéens, le dernier reposoir sur la route du zophos. La ville d'Ulysse, capitale de ce royaume maritime, est bien la dernière ville à l'orée du monde barbare.

Le poète ajoute que les nombreuses îles du royaume entourent Ithaque, toutes proches les unes des autres.

Les autres îles donc sont tout autour d'Ithaque, άμφί. Elles sont nombreuses, πολλαί. Mais il en est trois principales, Samè, Doulichion et Zakynthos, que le poète cite nominativement. Ce sont les plus grandes, sans doute, ou les mieux peuplées. Ces trois îles sont moins voisines d'Ithaque que telles ou telles autres terres de moindre importance. Elles sont un peu à l'écart, άνευθε : tout près d'Ithaque, en effet, il est d'autres îlots ou d'autres îles, Atoko, Arkoudi, Daskalio, etc., bien plus proches que Doulichion et, surtout, que Zakynthos. Ces trois grandes îles, en outre, ne sont pas au Nord-Ouest d'Ithaque, πρός ζόφον : elles sont dans les deux maisons de l'aurore et du soleil.

Pour employer une expression homérique qui nous est familière, elles ne sont pas derrière Ithaque, sur la route de l'ombre et de la nuit : elles sont toutes devant Ithaque, sur la route de la lumière et du jour. Mais les unes sont dans la partie droite du devant, au soleil, au midi ; les autres sont dans la partie gauche, à l'aurore, à l'Est. Nous avons retrouvé deux de ces îles, Samè et Zakynthos. Ces deux-là sont au midi, au soleil d'Ithaque, πρός ήέλιον. Reste à découvrir la troisième, Doulichion, qui, seule par conséquent, peut et doit se retrouver dans la maison de l'aurore, πρός ήώ, c'est-à-dire entre le Nord et l'Est.

 

Les Anciens déjà hésitaient sur le site véritable de cette Île Longue, Doulichion, δούλιχος, δόλιχος : les marins de l'époque classique ne fréquentaient plus cette île odysséenne ou lui donnaient un autre nom ; les géographes cherchèrent Doulichion dans tout le voisinage d'Ithaque. Les Modernes n'ont fait que reprendre les hypothèses des Anciens.

Parmi ces hypothèses, il en est une que nous écartelions tout d'abord. Sous prétexte qu'en face d'Ithaque et de Port Polis, la côte septentrionale de Képhalonie a un lieu dit Douliko, certains Modernes ont remis en vogue une théorie énoncée par Strabon, qui la rapportait à Hellanikos[8]. Profondément entamée par de longs golfes qui se font face, presque traversée de part en part, Képhalonie, disent-ils, est une double fie, une paire d'îles plutôt qu'une île unique : nos vieux géographes parlent souvent des deux Képhalonies. A l'époque homérique, Samè et Doulichion seraient cette double Képhalonie : Samè serait la Képhalonie du Sud-Est, autour de la baie et de la plaine de Samos ; Doulichion serait la Képhalonie du Nord-Ouest, la longue presqu'île où nous trouvons aujourd'hui le lieu dit Douliko.

Il suffit, je crois, d'exposer cette théorie pour en voir les incompatibilités avec le texte homérique, d'une part, avec les réalités géographiques de l'autre. Le texte nous apprend que Doulichion doit être à l'aurore d'Ithaque, c'est-à-dire entre le Nord et l'Est : la presqu'île de Képhalonie est juste à l'opposé, non pas devant Ithaque, mais derrière, non pas à l'aurore ou au soleil, mais au couchant et même au zophos. Dans la réalité homérique, comme dans la réalité de tous les temps, Képhalonie ne pouvait pas être une double île : les navigateurs, parlant des deux Képhalonies, entendent la Grande et la Petite[9], Ithaque et Samè, dirait le poète homérique. Les géographes, quand ils ont une carte sous les yeux, peuvent bien voir ces golfes profonds qui, des deux parts, pénètrent l'île et semblent vouloir se rejoindre pour la couper en deux. Mais sur la mer, non plus sur la carte, les navigateurs ont une vue toute différente, une vue exactement contraire. Sur la mer, Képhalonie borde le canal de sa haute chaîne continue. Le mont Néro, de ses seize cents mètres, domine l'extrémité méridionale ; les collines septentrionales de Douliko, plus basses, dépassent encore trois cents mètres. Dans l'intervalle, le navigateur, loin d'apercevoir une coupure, ne voit au contraire qu'un front de muraille abrupte, s'abaissant régulièrement mais continûment. Partout, au long de ce rempart, la mer sans fond borde la côte escarpée. En un seul point, autour de la baie de Samos, les navigateurs aperçoivent une plaine et, dominant cette plaine, la ville dont les premiers thalassocrates appliquaient le nom à l'île tout entière : Samè. Mais cette plaine, profonde de quelques cents mètres seulement, est encore cerclée des mêmes montagnes abruptes. Elle ne s'étend pas d'une mer à l'autre, par le travers de l'île. Elle forme, non pas un isthme, mais un cirque. Ce n'est pas une coupure ni même une fente : ce n'est qu'un simple coude de la barrière montagneuse. Doulichion ne saurait donc être Képhalonie.

Autre théorie : au N.-N.-E. d Ithaque, l'île que les Anciens nommaient Leukas, les Vénitiens Santa Maura, et que nous appelons indifféremment Leucade ou Sainte-Maure, darde vers Ithaque une longue pointe ; parmi les premiers navigateurs, cette pointe aurait porté le nom de Doulichion. Cette seconde hypothèse, émise elle aussi dès l'antiquité, reprise elle aussi par les Modernes, ne me semble pas moins inacceptable. Leucade, je crois, ne peut pas être l'île Longue du poète pour la bonne raison qu'aux temps homériques elle n'était pas une île ; aujourd'hui encore, nous ne pouvons lui donner le nom d'île que par une singulière liberté de langage. Le vieux périple de Skylax a raison de nous dire que Leucade est une presqu'île, qui tient à l'Acarnanie et s'avance dans la mer jusqu'au Promontoire Blanc, au cap Leucade, sur le canal d'Ithaque[10].

Sur leurs cartes, en effet, les marins nous montrent exactement ce qu'est Leucade, — non pas une île, mais un promontoire de la côte acarnanienne. Toute cette côte d'Acarnanie, entre le golfe d'Arta au Nord et les embouchures de l'Achélôos (Aspro-Potamo) au Sud, présente le même aspect et la même nature. Ce n'est qu'un pâté d'îlots montagneux, relus les uns aux autres par une boue d'alluvions ou par des chapelets de lacs et de marécages. Dans le Sud, autour des bouches de l'Achélôos, nous voyons bien comment les apports de ce fleuve boueux, de ce Fleuve Blanc, Aspro-Potamo, ont tout récemment encore soudé à la rive continentale des îles et des îlots, qui, durant l'antiquité, devaient être ceinturés d'eau de mer ou d'eaux saumâtres. Dans le Nord, pareillement, tout au fond du golfe d'Arta, les apports d'un autre fleuve boueux, l'Arachthos des Anciens, l'Arta des Modernes ont pu modifier le tracé des côtes antiques. Les Instructions nous disent :

L'Aspro-Potamo ou Rivière Blanche n'a que 0m,6 d'eau sur la barre. C'est la plus considérable des rivières de la Grèce. Comme elle descend d'une chaîne de hautes montagnes, elle grossit beaucoup en hiver, inonde toute la plaine dans les environs de la mer et produit des dépôts considérables. La barre brise par les vents de S.-O. ; le fond est petit jusqu'à ¾ de mille au large, puis il augmente brusquement. Quelquefois l'eau est décolorée à près de 2 milles du rivage.

[Dans le golfe d'Arta], la côte Nord est formée par une succession monotone de marécages, de tourbières, de lagons, que sépare seulement des eaux du golfe une étroite bande de sable et de vase, submergée en hiver, et qui font paraître le golfe plus grand qu'il ne l'est en réalité, car ils s'avancent au loin jusqu'au terrain plus élevé. C'est à ces grands marais et â ces terrains humides que l'on doit attribuer les pernicieux effets de la malaria qui rend ce pars insalubre, en été surtout, pendant les mois d'août et de septembre. Ces lagons abondent en poissons et en langoustes et sont les rendez-vous d'une immense quantité d'oiseaux aquatiques, surtout de nombreuses bandes de pélicans qui se nourrissent des poissons du golfe. L'Ambracicus sinus était autrefois célèbre par ses poissons ; il en serait encore ainsi aujourd'hui ; mais la pêche est peu active. Les rivières Luro et Arta coulent à travers les grandes plaines et les marais, qui se sont formés entre le golfe et les montagnes où elles prennent leur source.

Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, nous voyons donc les causes actives et puissantes qui ont certainement modifié cette côte acarnanienne, soit au Nord dans le golfe d'Arta, soit au Sud dans les parages de l'Achélôos. Mais dans l'intervalle de ces deux fleuves, et particulièrement autour de Sainte-Maure, nous ne voyons ni rivières ni même torrents assez travailleurs pour nous faire supposer que les Anciens connurent ces parages très différents de ce que nous les voyons aujourd'hui. On peut admettre avec Partsch[11] que, les courants marins et la houle, jetés par les vents du Nord contre les l'alaises occidentales de Leucade, ruinent ces falaises et, de leurs débris pulvérisés, construisent le grand épi de sable qui va du cap Zuana au Port S. Nikolo, en bordant la façade septentrionale de notre île. Mais ce ne sont pas ces courants marins qui, dans les âges historiques, ont comblé l'intervalle entre les masses rocheuses du continent et les masses rocheuses de Leucade : en cet endroit, la plaine isthmique est faite de boue ; elle n'est pas faite de sables comme l'épi septentrional ; le courant maritime, d'ailleurs, porte vers le Nord.

Entre les masses rocheuses de Sainte-Maure et les masses rocheuses (monts Lamiah et Saussi) du continent voisin, les Anciens voyaient déjà le pays tel que nous l'apercevons de nos jours. Un canal artificiel traverse aujourd'hui cette plaine basse, marécageuse, que recouvre en partie une lagune profonde à peine de deux pieds. Ces terres diluées et ces eaux épaisses font un isthme véritable qui toujours empêcha toute communication maritime entre la mer du Nord et la mer du Sud. Cette plaine ressemble de tous points à l'autre étendue de champs, de marais et de lacs, qui, un peu plus à l'Est, sépare des monts Lamiah et Saussi l'Acarnanie proprement dite. Nos marins n'établissent aucune, différence entre ces deux couloirs marécageux. A leurs yeux, dans leurs descriptions, le couloir oriental, à demi noyé sous les eaux du lac Vourlia, s'étend de la baie Zaverda au port San Nikolo ; le couloir occidental, notre plaine de Sainte-Maure, va de la baie Demata au port Drepano. Nos marins, entre Sainte-Maure et la terre ferme, ne connaissent donc pas un détroit, mais un port en cul-de-sac :

Port Drepano, formé entre Sainte-Maure et la terre ferme, a 3 milles de profondeur et une largeur moyenne de 1 mille ½. Le mouillage est au fond du port, par des fonds de 22 à 13 mètres, bonne tenue, dans le S.-O. du fort de San Giorgio, de couleur blanche et situé sur une colline du continent, à 45 mètres d'élévation. Un petit îlot de roche de couleur blanche, situé au pied de la colline, projette un môle noyé dans l'Ouest ; en face, sur Sainte-Maure, les restes d'un ancien môle s'avancent dans l'Est. A l'extrémité de chaque môle une petite bouée noire marque le chenal qui mène à un mouillage intérieur.

Ce mouillage intérieur est employé par les petits bâtiments qui viennent charger le sel des grandes salines du voisinage. De l'intérieur de ce mouillage un étroit chenal d'embarcations, avec 1 mètre d'eau, conduit au môle de Sainte-Maure, dans le Nord. Une belle route mène à la capitale de l'île où il y a un télégraphe. Un vapeur venant de Patras fait escale à Port Drepano toutes les semaines.

Les vapeurs venant de Patras à Port Drepano ne sauraient monter jusqu'à Santa Maura par cet étroit chenal d'embarcations avec un mètre d'eau. Mais, par leur belle route, les gens de Santa Maura, descendant vers ce port du Sud, viennent à la rencontre des vapeurs de Patras, comme ils vont par une autre route à la rencontre des vapeurs de Prévésa ou de Corfou, sur la rade septentrionale. Leur ville isthmique a deux échelles, l'une sur la rade du Nord, l'autre dans le port méridional. Le chenal qui coupe l'isthme marécageux n'est pas et n'a jamais été un passage des marins : ce n'est et ce ne fut jamais, à vrai dire, qu'une fortification des insulaires contre les pillages des montagnards continentaux, un fossé que les colons ou thalassocrates étrangers, maîtres de Leucade, avaient creusé, entretenu et jalonné de forteresses (Forts Sainte-Maure, Alexandros, Constantin et Saint-Georges) pour se défendre contre les indigènes de la grande terre.

Les textes des Anciens sont formels là-dessus. Hérodote et Thucydide signalaient déjà les alluvions et les atterrissements que nous avons indiqués en certains points de la côte acarnanienne. Les bouches de l'Achélôos, surtout, furent célébrées par tous les auteurs de l'antiquité pour ce travail de construction qui transformait les îles en continents, comme dit le versificateur.

Hérodote pensait déjà que la moitié des anciennes îles Échinades (nous avons étudier ce petit archipel) avait été reliée à la terre ferme, et Thucydide mesurait qu'au train de l'Achélôos et de son delta, toutes ces îles avant peu seraient devenues montagnes côtières[12]. Mais pour Leucade, loin de constater un pareil travail de soudure avec la côte voisine, les Anciens nous disent unanimement que, dès l'origine, c'était une presqu'île rattachée à la grande terre. Ils connurent ici un isthme comparable, toutes proportions gardées, à l'isthme de Suez : c'était la même absence de terres montagneuses, la même étendue semi-fluide de sables, de boues, de lagunes et de marais. Mais c'était bien un isthme et, loin de supposer que Leucade autrefois ait pu être une île, tous les Anciens affirment qu'avant l'arrivée des colons doriens elle faisait déjà partie du continent. En travers de cette bande isthmique, ce furent, disent-ils, les colons doriens qui creusèrent un chenal artificiel[13]. Thucydide et Skylax nous parlent de l'isthme des Leucadiens. Strabon et les géographes s'accordent avec Polybe et les historiens pour appeler Leucade une ancienne péninsule : Leucadia nunc insola est, dit Tite-Live qui copie Polybe, vadoso freto, quocd perfossum manu est, ab Acarnania divisa : tum pæninsula erat[14], et Strabon nous donne la date exacte où le chenal artificiel fut creusé :

Leukas était jadis une péninsule de la terre des Acarnaniens. Aussi Homère l'appelle-t-il une pointe du continent. Il en fait une pérée d'Ithaque et de Képhallénie, un morceau d'Acarnanie. Ce furent les Corinthiens envoyés par Kypsélos et Gorgos qui s'installèrent sur cette presqu'île et, coupant d'un canal l'isthme péninsulaire, firent une île de Leukas[15].

Si l'on pensait à mettre en doute le renseignement transmis par Strabon et confirmé par tous les auteurs, il faudrait prendre garde que l'étude attentive des faits et des noms géographiques nous conduisent aux mêmes assertions. Voici trois sortes d'arguments fournis par l'ethnographie, la topologie et l'onomastique.

Par l'ethnographie antique, d'abord, nous voyons que Leucade diffère entièrement des autres îles Ioniennes. Les premiers colons grecs, de race et de langue éoliennes, occupèrent Zakynthos, Samè et Ithaque, qui étaient des îles et où ils n'avaient rien à craindre des sauvages terriens. Ils délaissèrent Leucade d'où les écartait sans doute la crainte des Épirotes : par l'histoire moderne de Leucade et par les incursions valaques, albanaises ou turques, dont elle eut à souffrir douze siècles durant, nous voyons les dangers du continent trop proche. Longtemps après les Éoliens, aux temps historiques, de nouveaux colons grecs plus hardis, mieux armés et appuyés, de la force corinthienne, vinrent installer à Leucade leurs familles et leur langue doriennes : encore prirent-ils le soin de creuser entre leur ville et les tribus du continent barbare le fossé que nous savons.

On a longuement discuté, parmi les Modernes, sur le site et la longueur réelle de ce fossé corinthien. Quelques-uns pensent que, la lagune actuelle existant déjà, les Corinthiens coupèrent seulement la langue de sables septentrionale qui porte aujourd'hui h citadelle. Je croirais plus volontiers, — à cause du texte d'Arrien que nous allons voir, — que le canal corinthien traversait aussi les boues fluides de la lagune. Mais la longueur de ce fossé nous importe peu. Son existence seule nous est une preuve suffisante que les bateaux homériques, avant ce travail, ne pouvaient pas user de ce cul-de-sac comme d'un détroit. Ce fossé lui-même m'apparaît sans doute comme un chenal de petite navigation, mais, plus encore, comme une œuvre de défense. Il put servir de passage aux petits bateaux. Durant l'antiquité, nous voyons même des flottes emprunter ce chemin. Mais à travers ces terres coulantes et ces eaux pâteuses, il semble bien que ce canal sans largeur et sans profondeur ne pouvait servir, comme aujourd'hui, qu'aux très petites embarcations : quand les grands vaisseaux le voulaient emprunter, c'était moins comme un bras de mer navigable que comme une route de halage, un diolcos plus encore qu'un dioryktos. Ce détroit artificiel était si peu large, si malaisé à reconnaître et si changeant, qu'il avait fallu le jalonner de pieux et de signaux pour éviter les échouages[16]. A prendre au pied de la lettre certains textes, il pourrait sembler même que ce chenal de barques était sans cesse menacé, durant l'antiquité déjà, de comblement ou d'interruption. Au XIXe siècle, il a fallu les travaux des Anglais pour lui rendre sa profondeur de trois pieds et sa largeur de quelques mètres : les Hellènes, en ces dernières années, se remettant à l'œuvre, l'ont amené, avec grand'peine, à trois mètres de profondeur.

Au bord de leur fossé, les colons corinthiens installèrent leur ville sur les premières collines insulaires, entre deux vallées d'olivettes, auprès de sources abondantes. La capitale actuelle, Santa Maura des Vénitiens, Amaxiki des Grecs, n'occupe pas le site de la ville antique. Nous retrouvons ici encore l'alternance des capitales insulaires que nous avons signalée partout. Ici, les deux capitales successives répondirent pourtant aux mêmes besoins. C'étaient moins des villes de navigateurs, de rameurs, que des villes de colons, de charretiers, amaxa, amaxikè. Toutes deux s'établirent à portée de la mer, mais non sur le rivage. Toutes deux, dans la grande plaine de l'île, parmi les champs et les olivettes, vécurent ou vivent de la vente de leurs produits agricoles, non pas de la navigation. Toutes deux, pour la commodité de ce commerce, creusèrent un canal permettant à leurs propres barques d'atteindre la mer libre ou aux embarcations des navigateurs de remonter jusqu'à leurs agoras. Mais toutes deux restèrent des villes isthmiques, continentales, bien plutôt que des ports.

La seule différence entre leurs deux sites tint à la différence de leurs temps et de leurs thalassocraties. Sainte-Maure vénitienne s'est fondée aussi près que possible de la racle septentrionale, parce que les thalassocrates lui venaient et lui viennent encore du Nord, de l'Adriatique, de Corfou. Leukas dorienne[17] s'était fondée aussi près que possible du port méridional, parce que les thalassocrates venaient alors du Sud, des mers grecques, de Corinthe. Leukas avait juché son acropole et ses murailles sur une haute butte, d'où elle faisait front aux Barbares de la côte opposée : Sainte-Maure, établie dans la plaine, eut soin de construire une citadelle en travers de l'épi de sable qui lui amenait les incursions des terriens[18]. Leukas, sous ses murs ou même à l'intérieur, avait sans doute un port, des quais, des bassins et des entrepôts bâtis, de main d'homme, — comme Sainte-Maure aujourd'hui. Leukas pouvait avoir son avant-port sur la mer du Sud, comme Sainte-Maure a son avant-port à la côte septentrionale. Leukas avait aussi creusé un canal de communication directe entre son port intérieur et l'ancrage forain, pour permettre aux grands bateaux de monter jusqu'à elle : par les dernières corrections de nos cartes marines, nous voyons comment les Grecs aujourd'hui ont, depuis Amaxiki jusqu'à la mer libre, creusé un canal qui a 7 mètres de profondeur dans l'avant-port et 5 mètres aux quais de la ville. Mais nous voyons aussi qu'avec toutes les ressources de nos ingénieurs modernes, les Grecs n'ont pas encore réussi à creuser, en travers de l'isthme tout entier, de la rade du Nord au port méridional, un véritable passage de navigation : ils se sont contentés d'approfondir un peu le chenal boueux des Anglais, le draguant à trois mètres de fond.

La topologie de Leukas, comme la topologie de Sainte-Maure, ne se peut donc expliquer que si les colons corinthiens trouvèrent ici les mêmes conditions déjà que les colons vénitiens, la même lagune sans profondeur, le même isthme marécageux, la même interruption entre la mer du Nord et la mer du Sud, la même continuité entre la masse insulaire et la rive continentale. Le nom que les colons corinthiens donnèrent à leur ville nous est un nouvel indice.

Les colons doriens appelèrent leur ville la Blanche, Leukas. Les Anciens joutent que ce nom, emprunté d'un autre site, fut sans raison appliqué par les Doriens à leur site nouveau. Les premiers navigateurs, en effet, n'avaient donné le nom de Blanche qu'à la Pierre qui termine la pointe extrême de cette même île sur la mer méridionale, sur la porte homérique du Nord-Ouest, en face d'Ithaque et de Képhalonie. Les Instructions nous décrivent le remarquable pâté blanc de ce promontoire Leukatas, dont un beau calembour italien a fait aujourd'hui le cap Dukato. Strabon nous dit : Leukas était d'abord la Pierre Blanche, le Cap Leukatas. La pierre mérite vraiment ce nom par sa couleur. On transporta plus tard le nom à la ville[19]. L'Île la Pierre, en effet, il est probable que le nom fut étendue à la région voisine, puis à l'Île tout entière. Les colons corinthiens, survenant, donnèrent à leur ville nouvelle le nom de l'île dont elle devenait la capitale. Ce sont là opérations onomastiques qui nous sont familières : nous savons comment la plupart, des îles grecques prennent le nom de leur capitale ou inversement. Sans même sortir de nos îles odysséennes, nous voyons comment, à l'époque homérique, les vocables Zakynthos, Ithaque et Samè sont tout à la fois les noms des îles et des villes. Mais la comparaison même avec Zakynthos, Ithaque et Samè, peut nous apprendre quelque chose de plus sur la date et l'origine de notre nom Leukas.

Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, à travers les changements de conquêtes et de civilisations, ces noms insulaires eurent des sorts très différents : Zakynthos est toujours le nom de l'île et de sa capitale ; Samè (ou son équivalent grec Képhalonie) et Ithaque ne sont plus que les noms des deux îles qui, pour capitales modernes, ont l'une Argostoli, l'autre Port Vathy. Cette différence de destinées onomastiques nous est expliquée par les différences des sites.. A travers tous les changements d'exploitation, Zante conserve sa capitale au même point : c'est que le site répond tour à tour à tous les besoins des exploitants, qu'ils soient thalassocrates ou colons, navigateurs ou paysans. L'île de Zante a pour les navigateurs une grande importance ; elle est située au long de la porte éléenne, sur le détroit qui borde le Péloponnèse : la capitale des navigateurs sera donc sur ce détroit. Pour les colons, l'île n'a de valeur que par la fertile plaine qui s'étend au pied des montagnes ; mais cette plaine est sur la même façade du détroit, tandis que les montagnes occupent la côte opposée[20] : la capitale des colons sera donc au même point que la capitale des navigateurs ; sémitique, grecque, romaine, byzantine, vénitienne ou anglaise, la même baie de Zante verra toujours subsister la même capitale insulaire. Les Instructions nautiques nous disent :

Zante (ancienne Zakynthos) est séparée de Céphalonie par un chenal profond et sain, large de 8 milles. L'île a 20 milles de longueur du N.-O. au S.-E. et une largeur maxima de 9 milles. Sa partie Ouest est montagneuse ; sa plus grande élévation, située à peu près au tiers de sa longueur à partir du Nord, est de 829 mètres au-dessus du niveau de la mer. Sa partie Est forme en général une grande plaine avec des plantations d'oliviers et de riches vignobles.

Baie de Zante. — Cette baie, comprise entre la pointe Krionero au N.-O. et la pointe Davia au S.-E., a 5 milles de largeur, 1 mille de profondeur, et la forme d'un demi-cercle. Lorsqu'on a doublé la pointe Krionero en venant du Nord, on aperçoit, sous un bel aspect, la ville et le château de Zante. La ville s'étend en fer à cheval le long du rivage de la baie sur une longueur de 1 mille ½ ; elle est bien bâtie, propre, avec plusieurs églises et de belles constructions vénitiennes. La Santé, la douane et la poste sont situées près de la place à l'origine du môle, dans une position commode pour les affaires. La population, de mœurs avenantes, est d'environ 22.000 habitants. Il y a un service régulier de paquebots, un télégraphie électrique, etc. Zante, le seul port d'exportation de l'île, est particulièrement animé en septembre et octobre, saison du raisin de Corinthe.

A partir de la colline du Château, une grande plaine cultivée forme avec les pentes couvertes de verdure du mont Skopo un splendide panorama. Au pied de cette montagne, se trouve la pointe Davia, morne bordé de roches, terminant la plage de sable qui s'étend le long du rivage de la baie dont il est l'extrémité S.-E. On peut se procurer à Zante des provisions et des ressources de toutes sortes, ainsi que de l'eau douce à une aiguade située un peu dans le Sud de la pointe Krionero ; mais la quantité d'eau est limitée et insuffisante pour une escadre.

A Képhalonie et Ithaque, nous n'avons rien de pareil. A travers les siècles, ces deux îles changent d'occupations et de villes. Toutes deux sont aussi bordières d'un détroit. Mais il se trouve que leurs plaines ou vallées cultivables tournent le dos a ce canal. Aux mains des thalassocrates, donc, les deux îles auront leurs deux capitales sur le détroit (c'est ce que nous voyons aux temps homériques) et les noms donnés par les premiers thalassocrates s'appliquent tout à la fois aux îles elles-mêmes et à leurs vieilles capitales, Samè et Ithaque. Mais, des colons survenant, le détroit et ses rives escarpées perdent leur importance : les plaines ou vallées de l'autre façade et leurs champs cultivables prennent leur revanche. C'est là que, tournant le dos au détroit, les villes nouvelles des terriens viennent se fixer. A la Samè (ville) homérique, succède, sur l'autre côté de Képhalonie, la Krania des Hellènes ou l'Argostoli des Vénitiens. A l'Ithaque (ville) odysséenne, succède le Port Vathy actuel. Dans les deux îles conservant toujours leurs noms primitifs d'Ithaque et Samè-Képhalonie, les noms des capitales nouvelles Krania ou Argostoli et Port Vathy appartiennent à une autre couche onomastique.

Nous pouvons suivre pour le vocable Leukas une histoire analogue, avec cette différence que les colons corinthiens n'inventèrent pas un nouveau nom pour leur capitale nouvelle : ils transportèrent seulement ce vieux nom Leukas, du site primitif où il était bien placé, à leur site où il n'avait que faire. Aujourd'hui, nous appelons Sainte-Maure cette île que les colons vénitiens dotèrent de leur château et de leur capitale Sainte-Maure, dans la plaine septentrionale, au milieu ou à portée des champs et des olivettes[21] : en face de l'Acarnanie, à l'opposé de notre route homérique du Nord-Ouest, cette plaine était, pour les colons vénitiens, la façade principale, la région habitable et vivante de leur île. Durant l'antiquité, les colons corinthiens avaient agi de semblable façon. Mais, avant les Corinthiens, les premiers occupants ou exploitants de cette terre en usaient tout différemment. C'était, à l'autre extrémité de l'île, une pointe abrupte, un rocher blanc, la Pierre Blanche, Petra Leukas, que, seule, ils connaissaient et dénommaient, — pourquoi ? Sans hésitation, nous pouvons répondre : parce que ces premiers exploitants étaient, non pas des colons, mais des navigateurs, que ces thalassocrates se souciaient, non de champs cultivés, mais de routes maritimes, et que cette Pierre Blanche leur était un repère, le dernier repère de leur grand'route vers le Nord-Ouest. Après Ithaque, dernière île et dernière ville vers le zophos, la Pierre Blanche leur marquait l'entrée véritable de l'océan des ombres et de la nuit. C'est ce que nous dit en propres termes l'un des poèmes odysséens. Au chant XXIV, Hermès emmène vers la Prairie d'Asphodèle, près des courants d'Okéanos, vers les Portes du Soleil et vers le Peuple des Songes, les âmes des prétendants : la Pierre Blanche est une étape de ce voyage[22].

L'étude de la Nekyia nous a déjà conduits à ce texte. J'ai dit qu'à mes yeux cette Prairie d'Asphodèle n'a rien de commun avec le Pays des Morts kuméen, avec la Kimmérie odysséenne, car ce chant XXIV de l'Odyssée doit être séparé du Nostos proprement dit. Mais s'il n'est pas du même auteur, il est du même

temps et, s'il ne décrit pas le même Pays des Morts, pourtant nous donne-t-il, lui aussi, des renseignements exacts sur un autre Pays des Morts aussi réel que le précédent. Au delà d'Ithaque et de la Pierre Blanche, les Hellènes eurent à la côte des Thesprotes, dans la vallée de l'Achéron, un Pays des Morts, célèbre dès la première antiquité. Pour les premiers Hellènes, c'était là qu'en vérité les morts, partis sur la route du zophos ténébreux, atteignaient la Prairie d'Asphodèle. Avant les Hellènes, il est probable que les premiers thalassocrates déjà fréquentaient en ces parages un oracle des Morts tout semblable à notre oracle de l'Averne. Hérodote nous décrit les cérémonies d'évocation qui se faisaient en cet endroit : Périandre le Corinthien avait envoyé des messagers à cet oracle des Thesprotes, au bord de ce fleuve Achéron, consulter l'ombre de sa femme Mélissa[23]. Pour atteindre la Prairie, les morts devaient doubler la Pierre.

La Pierre Blanche est donc la grande borne du couchant. C'est par là, et par là seulement, que les navigateurs primitifs peuvent sortir des mers grecques, de mers farinières, pour entrer dans les ténèbres de la barbarie anthropophage. Ces navigateurs ne connaissent pas d'autre porte du zophos. Nous-mêmes, nous n'en connaissons pas d'autre aujourd'hui. C'est à tort que le nom de île Leucade nous ferait croire à la possibilité d'une autre route. Trompés par cette appellation, notre public et nos géographes de cabinet imaginent volontiers qu'un détroit navigable sépare de cette île l'Acarnanie. Mais les marins nous disent et leurs cartes nous montrent que ce détroit n'existe pas. Il n'existait pas davantage aux temps homériques. Strabon a raison de nous dire que Leucade n'était déjà pour le poète qu'une pointe du continent.

Ce détail est d'une capitale importance pour nous bien expliquer le rôle d'Ithaque et d'Ulysse dans les Nostoi achéens. Si les thalassocrates d'alors eussent connu un chenal vraiment navigable entre l'île de Leucade et la grande terre, ils auraient de préférence adopté ce passage, car ces timides caboteurs eussent trouvé tout avantage à longer jusqu'au bout les rives du continent et à ne pas s'aventurer, comme ils faisaient, dans la mer libre et les chenaux insulaires. Du golfe de Corinthe au golfe d'Ambracie, puis au long de la côte des Thesprotes vers les eaux de Corfou, leur route du Nord-Ouest eût prudemment côtoyé le rivage de la grande terre : elle n'eût pas fait d'Ithaque leur dernier reposoir vers le zophos ténébreux ; elle n'eût pas fait d'Ulysse le grand aventurier dans la mer occidentale. Mais leur route du Nord-Ouest vint frôler Ithaque ; ils adoptèrent vers le zophos la direction que notre poète fait suivre à Télémaque dans son retour de Pylos ; de l'Élide vers Zante, puis vers Képhalonie, vers Ithaque et vers la Pierre Blanche, les premiers thalassocrates naviguèrent déjà, comme nous naviguons, d'île en île, de portes en portes : ce n'est pas que cette route insulaire fût la plus commode, sans risques ni dangers (elle est au contraire semée de pirates et de Roches Pointues, balayée de rafales et de tempêtes) ; mais il est, en vérité, qu'il n'existait déjà aucun autre chemin.

Apercevons donc bien la réalité. De la Pierre Blanche aux Bouches de l'Achélôos, les rives continues de Leucade et de l'Acarnanie décrivent un golfe entièrement clos, sans détroit dans le fond, sans porte de derrière. Leucade n'est pas une île : c'est la presqu'île de la Pierre Blanche. De cette presqu'île, les premiers navigateurs ne connaissent que cette Pierre Blanche, ce cap Leukatas : rien à leurs yeux ne distingue du continent le reste de cette terre qui n'est qu'une péninsule avancée. En ces conditions, il est trop évident que notre île Leucade n'est pas l'Île Longue, la Doulichion, du poète odysséen : elle n'a pas fait partie intégrante du royaume insulaire d'Ulysse ; elle en pu être seulement une dépendance, une métairie, une pérée.... Mais peut-être, ayant désormais une vue plus juste de ces mers, allons-nous plus facilement découvrir notre Île Longue. L'étendue dans laquelle nous la devons chercher est maintenant circonscrite et fort limitée. Doulichion est à l'aurore, au Nord-Est d'Ithaque ; elle ne peut être qu'en ce golfe acarnanien dont la courbure de roches et de marais alternés va de la Pierre Blanche aux bouches de l'Achélôos, de la porte du Nord-Ouest à l'entrée du golfe de Corinthe.

 

Sur nos cartes marines, le golfe d'Acarnanie entre Leucade et l'Achélôos est peuplé d'îles innombrables. Durant l'antiquité, beaucoup d'autres îles encore existaient, que les alluvions de l'Achélôos ont aujourd'hui soudées à la rive continentale. Parmi cet archipel, Strabon cherchait non seulement l'Île Longue du royaume odysséen, mais encore l'île ou les îles du royaume taphien, que le poète connaît en ces parages. Au temps de Strabon, les noms de Taphos et de Doulichion sont déjà tombés en désuétude et, déjà, les érudits discutent sans trêve sur le gîte exact de ces deux terres. Strabon[24] décide que Doulichion est l'embouchure de l'Achélôos, parmi les Échinades, et que le royaume des Taphiens est l'une ou l'ensemble des îles qui surgissent un peu plus au Nord, au-devant de Port Drepano, entre Leucade et l'Acarnanie (aujourd'hui, nous appelons ces dernières îles Meganisi, Kalomo et Kastos). La décision de Strabon est généralement admise par les Modernes : Partsch et Oberhümmer, en particulier, ne mettent pas en doute que Meganisi soit l'ancienne Taphos. Je ne puis partager cette opinion. Je vois bien les raisons ou les apparences de raisons qui décidèrent le choix du géographie ancien. Mais j'aperçois plus clairement encore les incompatibilités entre cette théorie de Strabon et le texte homérique.

Strabon décide que Doulichion est parmi les îles Échinades parce que, de son temps, les marins connaissent dans cet archipel côtier un îlot nommé Dolicha. C'est pour une raison toute pareille que le même Strabon retrouvait déjà parmi les mêmes Échinades les îles Pointues de la Télémakheia : ces îles Pointues, que le Poète nomme Nèsoi Thoai, dit Strabon ; sont les Îles Oxeiai des géographes plus récents ; car oxeiai et thoai sont termes synonymes. Nous savons que cette dernière hypothèse de Strabon est tout à fait fantaisiste. Nous avons retrouvé les véritables Îles Pointues, les Roches Montagne, sur la route maritime que Télémaque et les navigateurs suivent réellement entre l'Élide et Ithaque, dans le canal de Zante. L'erreur du géographe au sujet de l'île Longue me parait aussi évidente.

Les cartes de nos marins connaissent encore parmi ces îles de l'Achélôos, l'Île Large, Petala, l'Île Pointue, Oxia ; et l'Île Longue, Makri. Mais Large, Pointue ou Longue, toutes ces îles Échinades ne sont que de pauvres rochers. Strabon nous le disait déjà : toutes sont rocheuses et stériles. Ouvrez les Instructions nautiques :

L'île de Petala, longue de 2 milles ¾, haute de 260 mètres en son milieu, rocheuse et stérile, est séparée des plateaux et des marais du continent par un chenal étroit, n'offrant passage qu'à un canot. Sa côte Ouest est irrégulière, accore et rocheuse. Devant son extrémité Nord gît le rocher Shag et plus loin, dans le N.-N.-E., le haut-fond signalé plus haut.

L'île Makri a 2 milles ½ de longueur du N.-O. au S.-E., 5 encablures environ comme plus grande largeur ; elle est montagneuse, haute de 127 mètres et cultivée. A environ 1 encablure dans l'Est de son extrémité Sud, gît l'îlot Kunelli, de roche, accore, haut de 30 mètres et long d'environ 3 de mille. L'eau est profonde autour de ces deux dernières îles, dont on peut s'approcher à distance raisonnable.

L'île Oxia a près de 2 milles ½ de longueur du Nord au Sud ; sa forme est irrégulière, car elle est coupée en son milieu par un isthme baigné par une baie des deux côtés. Cette île se reconnaît facilement à son aspect sauvage et accidenté et, de plus, elle parait coupée en deux parties : celle du Nord, de beaucoup la plus haute, est formée par un pic élevé de 426 mètres, presque aussi haut que le mont Kutzulari. Sur le côté Nord de l'île, se trouve une petite baie, profonde de 1/3 de mille avec une plage, offrant mouillage aux caboteurs par 20 mètres d'eau. L'île Oxia, habitée seulement par des bergers, est accore tout autour, et séparée du continent par un chenal profond, large de ½ mille.

Ces îles rocheuses et sauvages sont, comme on voit, incapables de nourrir une nombreuse population agricole : quelques troupeaux dans Oxia, quelques champs dans Makri et le désert dans Petala, voilà tout ce qu'elles peuvent offrir. Or, la Doulichion odysséenne est une terre de culture et d'élevage : elle est riche en froment, elle est herbue. Les gens de Doulichion vivent de leurs terres et non de leurs vaisseaux. Ils n'ont pas dû partir à la croisade avec Ulysse. Mais, restés chez eux pendant que les marins du royaume s'en allaient à Troie, ils ont pu fournir cinquante-deux beaux fils à la coupe des prétendants. Samè n'en a fourni que vingt-quatre, Zakynthos vingt, et Ithaque elle-même douze : ces trois îles de navigateurs avaient envoyé leurs princes à l'armée d'Ulysse[25] ; Doulichion avait gardé les siens pour ces galantes aventures.

Parmi les autres îles qui entourent Ithaque a l'aurore, dans le golfe carnanien, il en est qui ressemblent aux Échinades par leur stérilité[26] :

L'île Arkoudi est séparée de la pointe Lipso par un passage large de 2 milles ½, et de l'extrémité Nord d'Ithaque par un passage large de 3 milles. Elle a près de 2 milles de longueur du Nord au Sud, 1 mille de largeur et 155 mètres d'élévation dans sa partie Ouest. Elle s'abaisse dans sa partie Est. Les rivages sont rocheux et accores, mais une roche noyée se trouve, dit-on, à environ 2 encablures devant sa pointe S.-E. L'île a du pâturage pour quelques chèvres.

D'autres moins désolées nourrissent quelques troupeaux :

L'île Atoko, de forme triangulaire et accore tout autour, a milles de longueur du N.-E. au S.-O. et 1 mille ½ comme plus grande largeur, dans sa partie S.-O., où l'un des trois pics qui s'y trouvent atteint 304 mètres d'élévation. Cette île est couverte de buissons et cultivée çà et là. Des chèvres et des moutons y trouvent un excellent pâturage. Sur la côte S.-E., il y a une baie avec un puits d'eau et une petite église. On rencontre sur la plage beaucoup de corail brisé.

D'autres enfin ont un peu de vignes et quelques champs bien cultivés :

L'île Kalomo a 6 milles de longueur du N.-E. au S.-O. et une largeur maxima de 2 milles ¼ ; mais à 1 mille ¾ de son extrémité Sud, elle est presque coupée en deux parties par un isthme étroit. La partie du Nord, de forme ovale, est traversée dans toute sa longueur par une chaîne de montagnes s'élevant, dans sa partie centrale, à 600 mètres au-dessus de la nier. La partie située au Sud de l'isthme n'est haute que de 200 mètres. La côte est escarpée et accore tout autour, si l'on excepte un pâté de 5m,5 qui gît à toucher le coude N.-O. de l'île et un pâté de 9 mètres, un peu plus dans l'Est. L'île est cultivée et produit d'excellent vin. La ville de Kalomo se trouve sur sa côte Est ; un môle, en dedans duquel il y a 5m,5 d'eau, abrite commodément les petits navires.

L'île Kastos, étroite, boisée, bien cultivée, a 4 milles de longueur, une côte irrégulière et 106 mètres de hauteur à son extrémité Nord. Il y a un petit village sur l'île, qui est peu habitée. Sur sa côte Ouest, se trouve une petite crique s'avançant de 3 encablures dans les terres, ouverte au Nord, avec un rocher découvert au milieu de l'entrée, en dedans de laquelle les petits caboteurs mouillent par 5m,5 d'eau. Dans l'Est de l'entrée, il y a un moulin.

Mais, cultivées ou désertes, aucune de ces îles ne peut encore mériter les épithètes homériques riches en froment et herbue, — aucune, sauf pourtant la dernière, Meganisi, l'Île Grande :

L'île Meganisi a une forme très irrégulière. Sa partie principale a 3/4 milles de longueur de l'E.-N.-E. à l'O.-S.-O. et une largeur moyenne de 2 milles ; mais, à son extrémité S.-O., une bande de terre, longue et étroite, qui s'avance à près de 4 milles dans le S.-E.-q.-E., va se terminer au cap Kephali et forme avec la partie principale de l'île une baie profonde : L'île est couverte de collines, avec des vallées cultivées ; les collines ont environ 140 mètres d'élévation dans la partie N.-E., 265 mètres dans la partie S.-O. et une centaine de mètres dans la partie centrale. Sur les côtes Nord et N.-E., il y a plusieurs criques profondes, bonnes pour les caboteurs. Les deux points principaux sont les ports de Spiglia et de Vathy, au fond desquels se trouvent les villages de Spartokhori et de Vathy ; il y a sur le côté S.-E. mi autre village qui contient un millier d'habitants. L'eau est rare.

L'île Kithro a 1 mille de longueur, 4 encablures dans sa plus grande largeur et une élévation de 91 mètres. Sa côte est irrégulière, accore et entourée par un banc, qui avance à 1/4 de mille devant sa pointe Ouest, et sur lequel on a des fonds de 9 à 30 mètres. L'île produit un peu de blé.

Cette page des Instructions nautiques nous montre bien, je crois, que cette Île Grande est, en réalité, une Île Longue. Sur la carte marine, on aperçoit mieux encore cette bande de terre longue et étroite, qui s'avance à près de 4 milles dans le Sud-Est. S'il est une terre qui mérite l'épithète dolichos, — la même épithète que la lance homérique, — c'est assurément celle-là, grâce au long bras dont elle est pourvue. Sur la carte marine aussi, l'on peut voir que Meganisi, comme l'île Kithro, est une terre à blé. A la différence des autres roches que nous venons de passer en revue, Meganisi n'est pas encombrée de montagnes abruptes. Doucement ondulée de collines sans raideur et de vallées bien ouvertes, Meganisi offre vraiment de grandes étendues cultivables. La carte nous montre les vallées carrelées de cultures, autour des villages Vathy et Spartokhori, et le nom même de ce dernier village, le Bourg des Moissons, nous en dépeint la situation au bord des terres ensemencées. Les blés de Meganisi ou de Kalomo, sa voisine, ont toujours été réputés parmi les insulaires. Dodwell pense que les blés de Kalomo sont les plus beaux du monde. Mais Leake donne la préférence aux blés de Meganisi[27].

Voilà, je crois, la Doulichion homérique. Strabon et la plupart des géographes veulent reconnaitre l'île des Taphiens. Apte à nourrir une population agricole, Meganisi me semble mal située pour servir au commerce ou aux pirateries de ces navigateurs célèbres que sont les Taphiens de l'Odyssée. Les Taphiens[28] vivent de la rame. Ils sont corsaires. Mais ils sont convoyeurs aussi, et convoyeurs de matières premières ; ils vont chercher à Témésa du cuivre et ils y portent du fer.

Un pareil métier implique un certain genre d'établissement. A cette époque, les communautés commerçantes s'installent soit aux détroits, soit aux bouches des fleuves. L'Achélôos est le plus grand fleuve de la Grèce. Sa longue vallée ouvre un chemin commode jusqu'au cœur des montagnes. Cette vallée fut toujours la voie du commerce entre les gens de la mer et les paysans ou pâtres de l'intérieur. Aujourd'hui, c'est Missolonghi, en face de Patras, qui détourne vers l'Est tout le trafic de cette vallée. J'imagine qu'aux temps homériques déjà, l'Achélôos devait avoir son port, son grand port. A la mode de ces temps, ce port pouvait et devait être quelque Tyr, Milet, Syracuse ou Marseille, je veux dire quelque îlot côtier, dont les thalassocrates avaient fait une ville bien bâtie[29].

En face des bouches de l'Achélôos, parmi les îles Échinades, les Instructions nous signalent l'île Dragonière, Dragonara :

Dragonara, la plus grande du groupe, avec 1 mille 1/3 de longueur, 13 mètres d'élévation et des bords irréguliers et accores, est bien plantée d'oliviers et forme à son extrémité N.-O. une petite anse pour les bateaux. Elle forme, avec l'îlot Kaloyero, le côté Sud de l'entrée Nord de la baie de Dragamesti.

Dragonara dans la mer fait face à cieux ou trois mouillages continentaux que nos marines fréquentent aujourd'hui en ces bouches occidentales de l'Achéloos. Au rebord du delta, en dehors des alluvions, ces mouillages se creusent et s'abritent entre les promontoires rocheux d'anciennes îles soudées aujourd'hui la côte :

Dans le S.-S.-E. de la baie de Dragamesti, et protégé dans l'Ouest par les îles Échinades, on rencontre le port de Platea, commode, enfoncé dans les terres et ouvert au S.-O., avec 1/5 de mille de largeur à l'entrée et une profondeur de ¾ de mille. Il est entouré de collines ondulées fortement boisées, et forme le mouillage le plus abrité de cette côte, avec des fonds de 16 à 22 mètres d'eau, vase d'excellente tenue. Il n'y a ni village ni eau douce ; par conséquent il est peu fréquenté. Le lac de Platea se trouve à 1 mille 1/5 dans l'intérieur.

Le port de Petala est presque entouré par les terres ; il a peu d'eau ; mais, pendant la saison des pluies, sa profondeur augmente par suite de la crue de la rivière Aspro-Potamo. L'entrée du port, large d'environ 3 encablures, est formée par l'extrémité Sud de l'île de Petala et par l'extrémité Nord d'une étroite presqu'île, longue d'environ 1 mille 1/3, ayant trois collines, dont celle du milieu est haute de 90 mètres environ. Cette presqu'île est couverte de buissons ; elle a été autrefois séparée complètement du continent auquel elle est reliée actuellement par un étroit-isthme de sable. Comme ce port est à l'entrée du golfe de Patras, il est le refuge des navires marchands qui rencontrent les violents coups de vent de S.-O. près de Céphalonie et de Zante ; il sert également de point de relâche par les gros vents de N.-E. qui descendent du golfe de Patras pendant l'hiver.

J'imagine facilement une ville de navigateurs installée sur cette Île Dragonière, au-devant de ces mouillages continentaux, où les gens de l'intérieur viennent vendre leurs produits agricoles, leurs bois, leurs minerais, et où les peuples de la mer viennent étaler leurs ustensiles et leurs manufactures. Aujourd'hui, Patras est le grand acheteur et le grand fournisseur de cette région. Chaque semaine, ses paquebots arrivent dans ces mouillages de l'Acarnanie occidentale, où les indigènes apportent leurs bêtes, cuirs, bois et céréales :

Derrière la pointe Mytika basse, sablonneuse et accore, on voit le village qui a des communications régulières par paquebots avec Patras. Dans le fond de la baie, il y a une plaine cultivée. Les bords de la baie Dragamesti sont escarpés. A gauche d'Astolio, riche village d'environ 1.800 habitants, situé au fond de la baie, le pays s'élève très rapidement jusqu'au mont Veloutzi (741 mètres), qui n'est qu'à 1 mille ½ de terre. La ville de Dragamesti est un peu plus haut dans la vallée. Un service régulier de vapeurs relie chaque semaine Patras et Astoko. L'eau est de bonne qualité on la fait près du wharf. Il ne faut compter ni sur la viande fraiche ni sur les légumes. Les habitants exportent du vin, du raisin, du blé, des bestiaux[30].

On voit clairement sur la carte marine quel rôle la Dragonière pouvait jouer en face de ces échelles continentales, au temps où les thalassocrates aimaient à s'installer sur des îlots côtiers : devant les bouches de l'Achélôos, Dragonara tenait alors le même rôle que la vieille Milet aux bouches du Méandre ou la vieille Marseille aux bouches du Rhône. La tradition semi-légendaire représentait les Taphiens comme des étrangers[31], — des Phéniciens, disaient quelques-uns[32]. Dans l'onomastique et dans les cultes de cette côte acarnanienne, E. Oberhümmer a cru découvrir maints souvenirs du passage ou de l'établissement des Phéniciens. Son étude, Phœnizier in Akarnanien, contient plusieurs remarques intéressantes, mais, à mon gré, peu ou pas de preuves certaines. Les cultes n'ont ici ni pratiques ni invocations indiscutablement sémitiques. Les noms de lieux n'offrent aucun doublet sémito-grec. Le seul nom de Taphos peut-être mériterait une attention minutieuse.

Ce nom insulaire, s'il n'est pas grec, peut rentrer dans la classe des Paros. Paxos, Pharos, Naxos, Kasos et autres noms insulaires dont le sens nous est expliqué par une étymologie sémitique. Si Taphos n'est pas grec, s'il ne veut pas dire l'Île du Tombeau (et je croirais volontiers que le tombeau, τάφος, grec n'a rien à voir ici), je ne vois qu'une racine sémitique où le rapporter, c'est t. b. b., qui signifie ramper et dont un dérivé tab, désigne un genre de reptile, crocodile ou dragon, à demi fabuleux. La transcription grecque de tab en taph-os serait conforme à tous les exemples que nous avons rencontrés le ע initial de ce mot est rendu par les Arabes en un dad, d'où la dentale, et non la sifflante, que les Hellènes ont employée ; quant à l'équivalence כ = φ, elle est d'usage courant, — sans compter qu'un calembour populaire put incliner le tab, dragon, des Phéniciens vers le taphos, tombeau, des Hellènes. Dès la première antiquité, Taphos, l'île Dragonière de nos marines, aurait été l'Île du Dragon.

Pour nous expliquer la persistance de ce nom a travers les âges, je crois que le vocable grec, Echinas, dont les Hellènes, entre les Phéniciens et nos matelots, saluèrent cette même île, n'était qu'un équivalent, un synonyme de Taphos et de Dragonara. Notre Dragonière fut pour les Hellènes une des Échinades, Έχινάδες, ou Échines, Έχΐναι, une des îles des Serpents ou des Dragons : έχις, vipère, έχιόνα, vipère et dragon fabuleux ; Échion[33] est l'un des géants kadméens, l'un des Spartes, nés des dents du dragon.

 

Si l'on adopte les sites que je propose pour Taphos et pour Doulichion, on comprendra sans peine tous les passages de l'Odyssée qui font mention de ces deux îles.

Ulysse règne sur Zakynthos, Samè, Ithaque et Doulichion. Le poète cite les Quatre Îles de ce Royaume-Uni. Le royaume comprend d'autres îlots (nous étudierons par la suite l'îlot Astéris entre Ithaque et Samè). Mais le poète connaît surtout les quatre grandes îles, qui, seules, ont une population fixe et qui, toutes quatre d'ailleurs, doivent leur renommée à leur même situation bordière de détroits. Car Doulichion, elle aussi, borde un chenal. Nos Instructions nautiques consacrent encore de longues pages à ce chenal de Meganisi qui permet aux navires de passer entre la rive orientale de Leucade et notre Longue, pour pénétrer jusqu'au fond du golfe acarnanien dans le Port Drepano. Ce chenal de Meganisi n'a pas aux temps odysséens l'importance internationale, — nous dirions aujourd'hui : mondiale — des autres chenaux de Zante, d'Ithaque ou de la Pierre Blanche : ce n'est pas la route des thalassocrates entre le Levant achéen et le Couchant barbare. Mais ce passage doit grandement servir encore aux barques indigènes pour rayonner des ports et entrepôts d'Ithaque vers les champs et la clientèle de la terre ferme.

Doulichion figure dans l'une de nos histoires odysséennes[34]. Ulysse chez Eumée, avant de se faire reconnaître, raconte une histoire de naufrages et de brigands dans laquelle des marins thesprotes le devaient conduire à Doulichion. Nous avons étudié le début de ce conte. C'est l'histoire du corsaire crétois : fait prisonnier, puis demeuré sept ans en Égypte, notre homme devient l'associé, puis la victime d'une canaille phénicienne qui l'embarque vers la Libye : tempête, naufrage, sauvetage sur le mât flottant ; le prétendu Crétois est poussé aux rivages des Thesprotes. Accueilli et vêtu par le roi, il est embarqué sur un navire thesprote qui fait voile vers Doulichion. Mais, a peine en mer, les matelots le dépouillent et l'attachent sous les bancs avec l'intention de le vendre comme esclave. Le soir, ils, débarquent dans une anse d'Ithaque, pour préparer le repas sur le rivage. Notre Crétois parvient alors à s'enfuir et à se cacher dans les taillis de la forêt côtière.

Car ce n'est pas à la côte habitée de l'île, au pied et dans le port de la capitale, que nos Thesprotes ont débarqué. La capitale odysséenne est sur la rive du détroit, à la côte nord-occidentale. Allant vers Doulichion, à l'aurore d'Ithaque, les Thesprotes, venus du zophos, ont doublé la Pierre. Blanche, puis sont venus relâcher en quelque refuge de la côte orientale. Cette façade d'Ithaque est alors déserte, abandonnée aux troupeaux :de cochons et aux forêts de chênes. C'est bien cette côte forestière que longeaient les bateaux pour aller vers Doulichion-Meganisi.

A cette côte orientale, viennent aussi les Taphiens et leur roi Mentès, dont Athéna prend la figure : Je suis Mentès, fils du sage Anchialos (le Côtier). J'ai relâché ici avec mon navire et mon équipage. J'allais à Témésa chercher du cuivre et porter du fer. J'ai remisé mon vaisseau loin de la ville, dans la campagne, au Port Rheithron sous le Neion forestier.

Nous allons retrouver ce port Rheithron, ce Port du Courant, à la côte orientale d'Ithaque, dans le mouillage que nos marins appellent Port Frikais. Nous verrons que ce port est à l'écart de la ville odysséenne, dans les olivettes et les champs. La ville odysséenne entoure la rade de Port Polis sur le détroit : Port Frikais, baigné par la mer du large, lui est symétrique sur l'autre façade de l'isthme insulaire, si bien que, Port Polis étant le mouillage de la ville, Port Frikais est le mouillage de la banlieue. De Port Frikais, les marins montent facilement à la ville ; mais les citadins peuvent ignorer quels sont les bateaux mouillés à Port Frikais : Athéna peut donc, avec toute vraisemblance, raconter à Télémaque son prétendu voyage et la relâche de son vaisseau taphien. Port Frikais est d'ailleurs le mouillage tout désigné pour les vaisseaux qui, partis de Dragonara, veulent gagner les mers occidentales de Témésa (Témésa semble bien être une ville italienne), en franchissant la porte du couchant, en doublant la Pierre Blanche : de Dragronara à Port Frikais, le rocher Atoko jalonne le chemin.

 

 

 



[1] Hercher, Hermes, I, 263-280 ; Wilamowitz, Homer. Unters., 27.

[2] Strabon, III, 157.

[3] Dans son mémoire sur la Véritable Ithaque (en grec moderne), M. N. Paulatos cite avec raison des phrases plaisantes qui correspondent, en grec moderne, à cette plaisanterie homérique.

[4] Instructions nautiques, n° 778, p. 17 et 64.

[5] Geog. Græc, Min., I, p. 91.

[6] Il est une autre épithète que le poète applique constamment à Ithaque et dont je ne tiens pas compte. C'est εύδείελος. Personne ne peut nous dire exactement ce que cette épithète signifie. Elle est appliquée à d'autres îles. Elle semble parfois être réservée aux îles, leur servir de caractéristique (XIII, 234-235) : πο τις νσων εδεελος, ἦέ τις κτ.

Les lexicographies et commentateurs, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, ont propose trois ou quatre traductions également acceptables, qu'Ebeling, dans son Lexicon Homer., nous énumère à la queue leu-leu :

bene conspicuus, illustris, qui bene cernitur ;

alii ad δείλη referentes de situ occidentali interpretantur ;

apricus, esse enim δείελον solis calorem ;

denique Schreiber meridiem versus declivis atque minus asper, quod probat Volcker etsi nunc mutata sit insulæ natura.

De toutes ces interprétations, s'il fallait choisir, je préférerais encore la seconde : δείλος dans les poèmes homériques désigne le couchant. Ithaque est bien l'Ile du Couchant sur la porte du zophos. Mais cette explication me parait aussi peu certaine que les trois autres : elle est probable ; les autres le sont aussi.

[7] Instructions nautiques, n° 778, p. 67 et suiv.

[8] Strabon, X, 456. Cf. Partsch, Kephallenia, p. 46.

[9] Cf. Michelot, Portulan, p. 545 et suiv. : Avant de sortir du canal des deux Céphalonies, du côté u Sud de la Grande, if y a une vaste rade. La petite Céphalonie met toute la rade à couvert (c'est notre rade de Samos) ; on y l'ait de l'eau sur le côté Sud, où on trouve une fontaine au bord de la mer : il ut prendre garde aux bandits. L'isle de la petite Céphalonie est à deux lieues de la grande : on y trouve un port nommé flaque.

[10] Geog. Græc. Min., I, p. 36.

[11] Cf. Partsch, Leukas, tout le chapitre intitulé die Lagune.

[12] Hérodote, II, 10 ; Thucydide, II, 102. Cf. là-dessus l'excellent livre d'Oberhümmer, Akarnanien, auquel je renvoie une fois pour toutes.

[13] Après le livre d'Oberhümmer (1887), dont je viens de parler, Partsch a publié sa monographie Insel Leukas dans le fascicule supplémentaire n° 95 des Petermann's Mitteilungen ; tous les renseignements et bibliographies sur Leucade s'y trouvent résumés.

[14] Tite-Live, XXXIII, 17., 6, Cf. Oberhümmer, Akarnanien, p. 9.

[15] Strabon, X, 451. Cf. là-dessus le chapitre die Lagune dans Partsch, Leukas.

[16] Arrien, Indic., 41 ; Geog. Græc. Min., I, 365-366.

[17] Les ruines de Leukas sont indiquées sur notre carte marine : à 121 mètres d'altitude, sur la rive insulaire du Chenal, elles font face à la moderne Paleo-Khalia.

[18] Cf. Bellin, Descript. du Golphe de Venise, p. 157 et suiv. : Cette isle est l'ancienne Leucade. Les Grecs modernes l'appellent encore Leucada et n'appellent proprement Sainte-Maure que la citadelle où il y a une église de ce nom. La situation de cette forteresse est singulière, étant entourée d'eau de tous les côtés et assez bien fortifiée. Mais ce qui contribue à sa sûreté, c'est qu'on n'y peut aborder que par de petits bateaux plats, qui ne tirent qu'un pied d'eau, que les Grecs appellent monoxyla : ils sont faits d'un tronc d'arbre creusé. Cette isle a été successivement sous la domination des Vénitiens et sous celle dés Turcs. Ensuite, elle devint une retraite de scélérats odieux à toute la chrétienté par leurs brigandages [cf. les Taphiens de l'Odyssée]. En 1684, les Vénitiens résolurent de détruire ces corsaires et ils y réussirent en se rendant maîtres de l'île et de la forteresse, qu'ils ont gardée depuis.

[19] Strabon, X, 451.

[20] Cf. O. Riemann, Zante, p. 2 : de Zante se partage en deux régions bien différentes :

1° La région occidentale, formée par une grande chaîne de montagnes, qui traverse l'île dans toute a longueur du N. au S. et dont le sommet le plus élevé est le mont Vrachiona ;

2° La région orientale, qui est une grande plaine, bordée du côté de l'E. par deux groupes de collines : l'une se termine au S. par la citadelle de la ville actuelle ; l'ancienne ville de Zacynthe devait être sur le même emplacement.

[21] Les Instructions nautiques, n° 691, p. 38, nous disent : L'île de Sainte-Maure (ancienne Leucada) un peu moins de 19 milles de longueur, 8 milles dans sa plus grande largeur et une superficie estimée 180 milles carrés. Une haute chaîne de montagnes, avec plusieurs contreforts s'avançant dans l'Est, suit toute la longueur de la hauteur la plus considérable, située dans le Sud, est le mont Stavrotas, double sommet, élevé de 1128 mètres et bien visible du Nord et de l'Ouest. Pendant l'hiver, les montagnes les plus élevées sont couvertes de neige. La végétation est généralement belle, mais elle est rare auprès du sommet des hauteurs. Il y a plusieurs plaines fertiles dont la principale s'étend dans l'Ouest t dans le Sud de la ville de Sainte-Maure et produit des olives en abondance. Le climat est bon ; cependant le rivage N.-E. est soumis à l'influence des fièvres intermittentes qui règnent pendant les mois d'été. Les tremblements de terre, qui ont lieu surtout pendant la saison des chaleurs, sont faibles et à peine perceptibles ; leur fréquence est probablement la cause de leur peu d'effet. La population de l'île dépasse 25.000 habitants ; laborieuse, paisible et hospitalière, elle se livre surtout à l'agriculture et peu à la pêche. Les principales productions sont l'huile, le vin, le blé, le maïs en petite quantité, et le sel. On a trouvé des traces de mercure auprès du mont Stavrotas.

[22] Odyssée, XXIV, 11-13.

[23] Hérodote, V, 92.

[24] Strabon, X, 458.

[25] Dans le Catalogue des Vaisseaux (Iliade, II, 625-659), il est question de Mégès qui commande les quarante vaisseaux venus de Doulichion et des Échinades sacrées, tandis qu'Ulysse commande les douze vaisseaux de Képhallènie, d'Ithaque, de Krokyleia, d'Aigilips, de Zakynthos, de Samos, etc. Tout ce passage est sûrement apocryphe : il n'en faut tenir aucun compte. Dans toute l'Odyssée, Ulysse est roi de Doulichion aussi bien que de Samè, de Zakynthos et d'Ithaque.

[26] Toutes les citations suivantes sont empruntées aux Instructions nautiques, n° 778, p. 53 et suiv.

[27] Dodwell, Classical Tour, I, p. 61 : Kalomo, which is the next in size, is well peopled and cultivated, and produces the finest flour perhaps in the World, which is sent to Corfu and sold as a luxury. Near it, is the small island of Arkodi, which produces corn and a few sheep, but has no fixed inhabitants.

[28] Les Anciens assimilent ces Taphiens aux Téléboens ; mais le poète odysséen ne connait que les Taphiens et je ne parlerai de ceux-ci que d'après le poète odysséen.

[29] Odyssée, IX, 130.

[30] Instructions nautiques, n° 778, p. 659-661.

[31] Cf. ci-dessus tout le chapitre d'Oberhümmer, Akarnanien, p. 47 et suiv.

[32] Etym. Magn., s. v. Τάφιοι.

[33] Roselier, Lexic. Myth., s. v. Echidna et Echion-Echinos.

[34] Odyssée, XIV, v. 200-359.