Quand nous eûmes évité les Pierres, la terrible Charybde et Skylla, nous arrivâmes aussitôt dans admirable du dieu, où étaient les beaux bœufs au large front, et les nombreux moutons gras du Soleil. Du vaisseau noir, étant encore au large, j'entendais le mugissement des vaches parquées et le bêlement des brebis.... Tirésias et Kirkè ont recommandé de ne pas toucher aux troupeaux du dieu ; mon l'équipage ne connaîtra jamais le jour béni du retour. Ulysse voudrait donc ne pas aborder en cette île du Soleil. Mais le chef de l'opposition, Euryloque, le force à relâcher pour donner à l'équipage une nuit de repos : Nous arrêtons donc le vaisseau dans le Port Creux, à l'aiguade ; mes hommes débarquent, préparent le repas ; on mange et boit à satiété ; puis nous pleurons au souvenir des chers compagnons enlevés par Skylla, et le sommeil survient au milieu de ces larmes. Dès qu'on a franchi Charybde, on trouve en effet un port creux ou plutôt recourbé, dont la cavité circulaire représente tout à fait la courbure d'un vaisseau creux. Ce port est Messine. Les Anciens nous disent que ce port reçut aux temps helléniques le nom de Messènè, Messana ou Messina, d'une colonie de Messéniens, mais que, jadis, il s'appelait en réalité la Faucille, Zanklè, Ζάγκλη : Son nom originel était Zanklè, dit Thucydide ; ce nom lui avait été donné par les Siciliens, à cause de la forme de ce lieu qui représente une faucille ; faucille en sicilien se dit zanklon[1]. Les Instructions nautiques nous disent encore : Le port de Messine est formé par une langue de terre qui se recourbe en forme de faucille et qu'on appelle Braccio di San Ranieri. L'entrée du port a environ 525 mètres de largeur entre les petits fonds qui bordent à peu de distance ses côtés et qui ne s'étendent qu'à une trentaine de mètres.... On trouve à Messine des provisions de tous genres et l'on fait de l'eau à une fontaine de la ville[2]. Cette fontaine, que nos cartes marines indiquent auprès de la cathédrale, était célèbre déjà parmi les navigateurs antiques. Certains auteurs classiques prétendent que ce fut cette source Zanklè, cette source de la Faucille, qui aurait donné son nom à tout le port[3]. Auprès de cette aiguade, le port de Messine marque l'étape médiane du détroit sicilien : c'en est le principal ou plutôt l'unique refuge. Mais des courants, qui parfois ont une grande violence, ne permettent pas d'entrer par tous les temps : Les navires à voiles à destination de Messine doivent profiter du courant. Comme les courants sont souvent très forts et variables, il serait imprudent avec un navire à voiles d'entrer dans le port sans pilote ; à l'intérieur du port, il y a peu de courant.... Quand les navires ont à louvoyer, ils ne pourront gagner s'ils ont le vent contraire ; dans ce cas, ils devront mouiller pour attendre que la renverse leur devienne favorable. Ainsi qu'il vient d'être dit, il serait imprudent à ces navires de tenter l'entrée sans l'assistance du pilote, notamment en cas de brise fraiche et lors des marées de vive-eau[4]. Les bateaux, qui viennent du Sud et que le courant empêche d'entrer dans le Port Creux, trouvent facilement des mouillages tout proches, un peu au Nord de Messine : Outre la tourelle de Ganzirri (auprès de laquelle il faut éviter de mouiller) et la pointe de la Grotta, les navires de commerce peuvent mouiller par 8 à 32 mètres : toutefois le fond est composé d'algues avec quelques roches. Auprès de la Grotta, le fond est meilleur et l'on est plus abrité du sirocco. Entre la Grotta et Messine, on peut mouiller pendant toute la saison d'été et pendant le beau temps en hiver : dans cet espace, les abords du Paradiso sont, ceux où le fond est le meilleur[5]. Pour ces bateaux, qui viennent du Sud, on voit de quelle importance est le cap de la Grotta. C'est tout près de la Grotte qu'ils doivent se réfugier, si les courants leur ferment le port creux. Plus près de Messine, ils ne trouveraient que des mouillages moins assurés : Près du couvent de San Francisco, le fond est bon ; mais à ce mouillage, comme dans le port de Messine, on éprouve souvent des remous de courant et il est difficile, sinon impossible de tenir l'ancre dégagée si l'on y reste plus de quelques heures. Nos cartes marines, pour bien indiquer ce mouillage de la Gratta, ne manquent pas de signaler le repère du dôme au bord de la pointe avançante. Le périple sémitique devait signaler aussi ce refuge de la grotte. De ce détail du périple, le poète odysséen fit, à sa mode ordinaire, un épisode de son aventure : La nuit était, passée aux deux tiers et les astres marchaient : Zeus, assembleur de nuages, souleva un vent furieux en terrible rafale et couvrit de nuées terre et mer tout ensemble ; du ciel tombait la nuit. Quand l'aurore aux doigts de rose parut, et sortit de la brume, nous remisâmes notre bateau en le halant dans une vaste grotte.... Pendant un mois entier, le Notos souffla invariablement : pas d'autre brise que l'Euros el le Notos. Ulysse voudrait descendre le détroit pour gagner les mers helléniques : ce sont bien les vents du Sud, Euros et Notos, qui peuvent lui fermer la route. Repoussé par ces vents du Sud, Ulysse remonte à la Grotta. Nos marins vont aujourd'hui mouiller près du dôme. Les premiers thalassocrates tiraient leur vaisseau dans la vaste grotte. Voilà pour les bateaux qui, venus du Sud, ne peuvent pas entrer à Messine. Pour les bateaux qui viennent du Nord, le refuge est beaucoup plus lointain, et le chemin jusqu'au mouillage le plus proche, beaucoup plus difficile. Car, après Messine, la rive sicilienne est inhospitalière : sur 50 kilomètres environ, depuis Messine jusqu'à la baie de Taormina ou de Giardini, la côte droite n'offre aucun abri : pas une anse, pas la moindre baie foraine ; à peine, de loin en loin, quelque haut promontoire, Capo di Scaletta, Capo S. Alessio, Capo S. Andrea. Les Instructions nous disent : De Messine au cap Scaletta, pointe rocheuse qui, surmontée d'une -vieille tour, est distante de 10 milles au S.-S.-O., court une plage de sable raide, à une encablure de laquelle on a des fonds de 18 à 90 mètres. La chaîne de montagnes, à partir de Messine, se rapproche de plus en plus du rivage et atteint à quatre milles une altitude de 900 à 1200 mètres ; elle est coupée par de nombreux cours d'eau aux rives généralement boisées. Au Sud du cap Scaletta, la plage se continue sur une longueur de 5 milles jusqu'au Capo d'Ali, pied d'un morne escarpé avec quelques rochers à sa base. Au Sud du cap d'Ali s'étend une plage escarpée et saine, coupée par de nombreux torrents. La plage se termine au cap San Alessio, falaise accore et escarpée portant une tour el une redoute. A 4 milles au S., la côte présente un promontoire avancé dont les deux caps St-Andrea et de Taormina sont les pointes les plus saillantes. Au Nord du cap St-Andrea, à peu de distance, est la pointe de Castellucio, qui. forme avec lui l'anse de ce nom. L'Isola, petite presqu'île placée entre les caps St-Andrea et Taormina, fait avec ceux-ci deux autres anses. On voit dans ces trois petites anses plusieurs curieux rochers de marbre rouge grossier, percées de grandes grottes dans lesquelles s'abritent d'innombrables pigeons sauvages. Le cap Taormina est une saillie rocheuse, prolongée à très petite distance par l'îlot Agonia. La baie de Taormina est comprise entre les caps Taormina et Schiso. Sur le rivage, au milieu de la haie, se trouve le village de Giardini, dans la partie Sud duquel est érigée la statue en marbre de saint Pancrace, le premier évoque de Sicile. Le chemin de fer de Messine, qui borde la baie, passe en arrière et près du village. C'est en cette baie de Taormina ou de Giardini que les navigateurs venus du Nord trouvent enfin le premier mouillage après Messine. Dans l'intervalle, la plage, raide et balayée des vents, dominée par de hautes montagnes et coupée de falaises, est dangereuse aux bateaux comme aux hommes. Les coups de vent y font rage ; du Sud et du Nord, de l'Ouest et de l'Est, de la mer et des montagnes, les rafales accourent ; en ce couloir du détroit, les courants d'air se succèdent et se contrarient. Et sur toutes les pointes, les indigènes ont toujours eu des guettes, des embuscades ou des forteresses menaçantes pour l'étranger. Il faut donc aller en droite ligne, sans relâche, de Messine jusqu'aux parages de Taormine. La route de Messine à l'ancienne Tauromenium n'offrant pas le moindre objet qui soit digne de la fatigue qu'elle coûte, nous louâmes une de ces barques que les Siciliens nomment spéronares, sorte de petit bâtiment d'autant plus convenable à un semblable voyage que, comme ils vont à la rame et à la voile, on est à peu près certain d'avancer contre vent et marée. Notre projet était donc de franchir dans notre esquif les dix ou douze lieues qui séparent Messine de la moderne Taormine, de débarquer dans cette ville et d'aller ensuite par terre jusqu'à Catane même, où le spéronare devait transporter notre gros bagage. Nous partîmes di Messine vers la lin du mois de septembre à neuf heures du matin. Le vent nous fut d'abord assez favorable et, dans l'espace de quatre à cinq heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de la petite ville d'Ali, c'est-à-dire, à environ quatre à cinq lieues du point de notre départ. Ici, les vents qui nous avaient si bien servis semblent vouloir s'opposer à notre marche et bientôt nous deviennent si contraires que nous en sommes réduits à carguer notre voile et à fendre, à force de rames, une mer houleuse et de mauvaise humeur. A la hauteur de la petite ville de Rocca Lumara, nos matelots exténués s'approchent du rivage le plus près possible et, à notre grande surprise, l'un d'eux saute à la mer et nage vers la rive. A peine eut-il gagné la terre, qu'au moyen d'une corde qu'il avait entraînée avec lui, nous le vîmes attacher la barque à quatre énormes bœufs, chargés de suppléer ici au caprice du vent et à l'inutilité de la rame.... Après douze heures de marche, pendant lesquelles nous avons fait un peu plus de dix lieues, ce n'est qu'il la nuit close que nous gagnons la ville de Taormina. Pour comble de malheur, le bureau de santé est fermé : nous ne pouvons mettre pied à terre, ni rester dans le port, vu le peu de sûreté du refuge. La crique où nous nous jetons est à une lieue au delà... : nous sommes maintenant entre l'ancien port de Vénus et l'autel d'Apollon Archégétès[6]. C'est, en effet, dans cet ancien port de Vénus que la baie de Taormina offre un ancrage le plus assuré, ou plutôt son seul mouillage constant. La baie est comprise entre le cap de Taormine, au Nord, et le cap Schiso, au Sud. Autour du cap de Taormine, il existe bien quelques mouillages. Mais, encombrés de rochers et de hauts fonds, bordés de falaises menaçantes que couronnent les forteresses et guettes des indigènes, ces mouillages présentent aux navigateurs tous les risques et tous les dangers. Sur la plage sablonneuse de Giardini, qui fait suite, «il est encore dangereux de débarquer avec les vents d'Est, disent les Instructions. Les roches du cap Schiso offrent au contraire une station commode et couverte, et ce promontoire avancé est conforme, surtout, aux besoins des premiers navigateurs : Le cap Schiso, bas et noir, a été formé par le plus ancien et le plus grand torrent de lave connu : il porte un vieux château et d'autres ruines ; c'est l'emplacement de l'ancienne ville de Naxos. Son extrémité est bordée de rochers. Mais, en dedans, à l'extrémité de la plage de Giardini, en face des restes du château, il y a un enfoncement où l'on peut toujours débarquer[7]. C'est sur ce cap Schiso que les premiers colons hellènes fondèrent leur ville de Naxos : tout au bout de la pointe, ils eurent leur autel d'Apollon Archégétès. Mais, bien avant les Hellènes, les premiers thalassocrates fréquentaient ce refuge. Le poète odysséen connut par son périple ce mouillage du Soleil, comme il connut le mouillage de la Grotte. Au Sud de Messine, cette anse d'Apollon est une autre dépendance, un complément nécessaire du Port Creux ; les vents du Nord et les courants y portent tout droit les voiliers : Au-devant de Messine, dit Strabon, on montre dans le détroit le gouffre de Charybde où les courants entraînent les barques, les font tourbillonner et les engouffrent : les débris rejetés sont balayés jusqu'à la côte tauroménienne, qui pour cette raison se nomme Kopria, le Tas de Fumier[8]. C'est en ce mouillage encombré de fumier que le poète plaça, je crois, les étables du Soleil Dominateur. Les Hellènes disent : Apollon Archégétès, Apollon le Grand Chef. Le poète odysséen dit : le Soleil Dominateur, Hélios Hypérion. C'est le même dieu et c'est, au fond, le même vocable, car ces deux épithètes grecques ne sont que deux traductions synonymes d'une seule et même épithète étrangère. Le mouillage et les cultes de Naxos ont gardé les souvenirs, faciles à retrouver, du séjour et de la religion des flottes phéniciennes. Pour une étude topologique de ce mouillage du Soleil, il est un texte très important. Appien[9] nous raconte comment Auguste vint débarquer ici, quand il attaquait la Sicile pompéienne. Sextus Pompée, qui détenait l'île tout entière, avait fait de Messine sa grande place militaire et navale. Auguste envoie l'une de ses flottes et l'une de ses armées attaquer l'île par la façade du Nord : Agrippa, qui commande cette division césarienne, défait une partie des forces pompéiennes de terre et de mer, dans les eaux des Lipari puis il débarque sur la côte sicilienne du Nord et s'installe à Milazzo. Auguste, en même temps, projette d'attaquer en personne la façade du détroit : avec son autre flotte et son autre armée, il descend les côtes ioniennes de la Calabre et arrive à Leucopetra. Parvenu à Leucopetra, César voulut franchir le détroit et atterrir à Tauromenium. Les sentinelles, postées au sommet des monts, lui ayant signalé que la passe était libre, chargea sur sa flotte tout ce qu'il put de troupes et il vint aborder sous Tauromenium, espérant que la place se rendrait. Mais la garnison refusa de recevoir ses envoyés. Il côtoya donc [la rive], le fleuve Onobala et l'Aphrodision, et vint jeter l'ancre à l'Archégétès, le dieu des Naxiens, avec l'intention d'y établir son camp et d'attaquer d'ici Tauromenium : l'Archégétès est une petite statue d'Apollon, que dressèrent les colons naxiens à leur arrivée en Sicile[10]. Ce promontoire de l'Archégétès est notre cap Schiso. Auguste y débarque. Ses troupes commencent à y dresser leur camp. Mais les Pompéiens surviennent : infanterie, cavalerie et flotte, trois forces pompéiennes marchent contre les Césariens, dont la flotte est battue. Auguste doit s'enfuir en Italie. Il laisse son infanterie à Cornificius qui, sur les rochers de Naxos, tient bon. Derrière les levées de son camp, Cornificius peut sans peine repousser tous les assauts. Mais il risque d'être pris par la famine. Il se décide donc à rejoindre Agrippa. A travers les Pompéiens et les montagnes, il s'ouvre une retraite jusqu'à Milazzo. Après son départ, les Pompéiens occupent le camp de Naxos. Tous les détails de ce texte concordent à nous expliquer la topologie de cette baie. Taormine au Nord et Naxos au Sud, les deux promontoires ont vu tour à tour s'installer deux villes également importantes, mais d'origine et de vie toutes différentes. Au temps d'Auguste, Naxos est déserte : il ne reste sur le promontoire qu'une statue de l'Archégétès et, dans l'enfoncement de la baie (au point, sans doute, où les Instructions nautiques nous disent que l'on peut toujours débarquer), un Aphrodision. Taormine, au contraire, est déjà la haute ville et la forteresse que, nos Instructions nous décrivent encore aujourd'hui : La ville de Taormina (ancienne Tauromenium) est construite à la partie Nord de la baie, sur un terrain élevé et accidenté, présentant un front de falaises escarpées, hautes de 170 mètres : elle est en partie entourée de hautes murailles. Outre plusieurs édifices, couvents et autres édifices, elle est couronnée par les belles ruines d'un château sarrasin : Au-dessus de Taormina, sur un escarpement de 550 mètres de hauteur, s'élève la petite ville de Mola avec des murs et un château en ruines[11]. En une pareille situation, sur ce promontoire escarpe qui
tient aux montagnes de la grande terre et qui, lui-même, est dominé,
surveillé, menacé par les montagnards, Taormine ne peut être qu'une ville
d'indigènes, de terriens. Les textes nous apprennent qu'elle fut, en effet,
une fondation, non pas des navigateurs grecs ou autres, mais des montagnards.
Les Sikèles occupèrent la hutte que l'on nommait
Tauros. Ils étaient une foule compacte, mais sans chef. Trouvant ce lieu
naturellement fort, ils y restèrent après avoir construit une muraille et ils
le nommèrent Tauro-menium, parce qu'ils avaient séjourné là[12]. Une pareille topographie explique l'histoire de ces villes. A si proche distance l'une de l'autre, elles n'ont jamais pu coexister. Suivant les états de la civilisations, elles se remplacent et se succèdent. Naxos, la ville des navigateurs, ne fleurit que durent les premiers siècles de barbarie sicilienne, quand les étrangers exploitent cette terre sauvage. Naxos disparaît au début du Ve siècle avant notre ère, dès que les Sikèles à demi civilisés fondent Tauromenium : depuis vingt-deux siècles. Naxos est déserte en face de Taormine florissante. La fondation de Naxos par les Hellènes vers 750 av. J.-C. est l'une des dates presque certaines de la plus vieille histoire grecque. Naxos fut la première colonie hellénique en Sicile. Ce fut sûrement à ce promontoire que les Hellènes, après avoir caboté tout au long des côtes italiennes, vinrent débarquer, juste en face du dernier promontoire italien de Leucopetra : Naxos est en effet la première pointe sicilienne qui s'offre aux navires venus par ce chemin ; c'est à Naxos que l'expédition des Athéniens touchera plus tard la terre sicilienne[13]. Thucydide nous dit que les théores partant de Sicile viennent d'abord sacrifier à cet autel d'Apollon Archégétès[14]. Il semble donc que ce dieu solaire fût en même temps un dieu du voyage. Il faut noter qu'il n'a pas un temple à la mode hellénique, mais un simple autel. Et cet autel n'est pas dans la ville, mais à l'extrémité du promontoire, en dehors du rempart, ajoute Thucydide. Enfin, si les Hellènes donnent ordinairement à ce dieu le nom d'Apollon, il semble qu'en réalité ce soit tout simplement, comme dit Appien, le dieu Archégétès. Cette épithète archégétès est celle qui, dans l'inscription bilingue de Malte, servit aux Hellènes à traduire les titres de Notre Seigneur Melkart, Dieu de Tyr, Adon Melkart Baal Sour, Héraklès Archégétès[15]. Ce Seigneur des Tyriens, ce Roi de la Ville, ce Grand Chef est un dieu solaire à la robe étoilée, et c'est un dieu de la navigation. Je crois que Melkart fut le prototype de l'Archégétès naxien et je crois que, jusqu'à nous, à travers les religions successives, ce culte s'est transmis en s'adaptant toujours aux croyances nouvelles. Aujourd'hui, la statue du Grand Chef ne se dresse plus à la pointe du cap Schiso. Mais, sur la plage de Giardini, les Instructions et les cartes nous signalent la statue d'un autre Tout-Puissant, d'un certain Pancratios, en qui les indigènes saluent le premier apôtre chrétien de la Sicile. Ce Pancratios aurait été un disciple de saint Paul. Il semble bien n'avoir jamais existé. C'est le Grand Chef, l'Archégétès des marins, qui est devenu le Saint Tout-Puissant des terriens ; jadis il protégeait les rochers du promontoire contre les flots de la mer ; aujourd'hui, il défend les champs de la plaine contre les flots de la lave : Les habitants ont érigé la statue du saint qui a empêché la lave de s'étendre sur la campagne de Tauromenium et de détruire le pays adjacent. Ils sont persuadés que cela serait arrivé sans son intercession : il conduisit la [lave] avec autant de sagesse que d'humanité le long d'une vallée basse, à la mer[16]. Les Siciliens ont l'imagination et la foi promptes. L'Aphrodite-Vénus des Naxiens leur a donné sainte Venera, dont un village, une montagne et un petit fleuve voisins de Giardini portent le nom : l'ancien mouillage d'Aphrodite est aussi devenu le port de Ste-Venera. Les gens de Messine montrent encore aujourd'hui la fameuse lettre que la Vierge Marie leur écrivit en hébreu et qui, traduite en grec par saint Paul, puis retrouvée miraculeusement dans les archives de Messine en 1467, fut traduite en latin par Constantin Lascaris, Maria Virgo, Joachim filia, serva Dei humillima, etc., Messanensibus omnibus salutem, etc. Je rapporterais donc volontiers au panthéon phénicien cet Archégétès de Naxos. J'avoue que, pour l'origine de ce premier culte, l'hypothèse peut sembler incertaine. Mais, auprès de l'Archégétès, Naxos avait gardé un autre culte plus caractéristique. Dans l'enfoncement de la baie où l'on peut toujours débarquer, près de l'aiguade, l'antiquité connut un sanctuaire d'Aphrodite, un Aphrodision, dit Appien, un téménos, une aula d'Aphrodite, disent les autres. Les ex-voto de ce sanctuaire avaient donné lieu à un célèbre dicton sur les gerres de Naxos, γέρρα Νάξια : Les Siciliens nomment gerres les phallus et triangles sexuels, les aidoia ; à Naxos de Sicile, dans l'enclos d'Aphrodite qui est sur la mer, de grands gerres étaient consacrés[17]. Le mot gerre avec cette acception n'est pas grec. En grec gerron, γέρρον, désigne seulement les objets et instruments d'osier tressé : paniers, boucliers, fascines, etc. Les Syracusains, assiégés par les Athéniens et entendant ces Hellènes de la métropole se demander entre eux des fascines, les gerres, se moquaient d'une demande aussi incongrue et traduisaient le gerre grec par le gerre sicilien : les fascines devenaient des aidoia. De la langue sicilienne ce mot passa chez les comiques : Plaute l'emploie couramment en exclamation ironique pour dire bêtises ! sornettes ! La politique ! des gerres ! Notre langue populaire nous fournirait sans peine l'exacte traduction de cette expression malsonnante : La politique ! des aidoiades ! Ce mot, qui n'est pas grec, est d'origine sémitique. Tous les Sémites tirent des racines g. ou. r, g. r.', g. r. r, etc. (qui signifient dépouiller, mettre à nu) les mots qui désignent les nudités, les parties sexuelles, les aidoia virils ou féminins : l'hébreu nous offre le mot ger(ou)a, qui, par la chute du wav, du digamma, nous donnerait le gerron ou gerra sicilien. Dans notre enceinte naxienne d'Aphrodite, la chose et le mot sont à leur place[18]. Les grands aidoia consacrés ici nous reportent aux symboles sexuels qu'Hérodote a vus sur les stèles de Palestine. Nous voyons encore ces symboles sur les nombreuses têtes carthaginoises, et les parois des cavernes sacrées de l'ancienne Phénicie en sont couvertes : telle cette caverne que les Arabes nomment la Caverne des Aidoia et que Renan décrit auprès de Byblos[19]. Au bord de ce mouillage naxien, nous avons donc surement un vieil enclos de l'Astartè phénicienne. Naxos fut l'une de ces pointes sur la mer, que les Phéniciens occupèrent sur tout le pourtour de la Sicile pour le service de leur commerce avec les indigènes : il faut toujours revenir au texte de Thucydide[20]. Cette pointe de Naxos était indispensable aux flottes phéniciennes. C'était pour elles la clef du détroit. C'était une station principale de leurs cabotages au long des côtes siciliennes et italiennes. Venus du Sud, les Phéniciens arrivaient ici après avoir longé toute la façade orientale de la Sicile. Quand les Hellènes survinrent, ce fut cette façade qui, sur le bord des mers grecques, devint grecque la première, reçut les premières colonies grecques et garda toujours les grandes villes helléniques. Mais, à travers toute l'antiquité, jusqu'à nos jours, cette façade conserva aussi les noms de lieux que lui avaient imposés les premiers thalassocrates venus de Sidon ou de l'Afrique phénicienne. La pointe la plus méridionale de la Sicile s'appelait dans l'antiquité Pachynos ; les géographes s'accordent à y reconnaître un vieil observatoire, bakhun, sémitique[21]. En montant vers le Nord, le premier mouillage assuré qui s'offre après le Pachynos vit la fortune de la Syracuse hellénique. Le site de cette ville est trop connu. Je n'ai pas besoin d'insister sur les avantages offerts aux premiers thalassocrates par cette Île aux Cailles, Ortygia. Attachée à la grande terre, séparée pourtant par un chenal, l'île était pourvue d'une excellente aiguade, de cette source Aréthuse qui, jusqu'à nous ou peu s'en faut, conserva ses poissons sacrés. Aréthuse est un nom qui ne signifie rien en grec et qui pourtant se retrouve assez fréquemment dans les mers helléniques. L'étude d'Ithaque va nous conduire au bord d'une autre Aréthuse, qui sourd, près de la Roche au Corbeau. Je crois que l'Aréthuse sicilienne sourdait aussi près d'une Roche aux Mouettes : Sour-ha-koussim, disaient les Sémites ; Syrakoussai, dirent les Grecs. Car les Hellènes n'oublièrent jamais que ce nom propre à l'origine était fait de deux vocables juxtaposés : à leur mode ordinaire, ils métamorphosèrent ces deux vocables en deux personnages, en deux femmes, et ils dirent que le fondateur de la ville, Archias, avait eu deux filles, Syra et Koussa[22]. Nous avons étudié déjà d'autres Roches sémitiques, Sour, Syros, Syrie, etc., et nous avons étudié aussi les koux ou kouss (étant donnée l'équivalence en grec du ξ = σσ), les mouettes ou alcyons que connut le poète odysséen. Les Hellènes en firent le couple légendaire Kéux-Alkyonè. Ce couple mythique habitait sur le détroit d'Eubée une Roche, que les Hellènes nommaient Trachis ; le nom grec complet eût été Trachis Alkyonès : le nom sémitique complet serait Sour-ha-kouss. La Sicile n'a pas le monopole des Syrakoussai : sur notre détroit des Lestrygons, la côte corse eut aussi sa Roche aux Mouettes, Syrakoussion ou Syrakossion, en face de Lais-Trugoniè, la Pierre Colombière[23]. Après Syracuse, les bateaux phéniciens, longeant cette côte orientale de la Sicile, trouvaient leur seconde étape à Mégare, dans le mouillage de la Caverne, Megara, dont la tradition fit aussi l'un des premiers établissements helléniques : en ces parages, les Instructions signalent de nombreuses grottes et un rocher de Grotta Santa, percé d'un trou à la base[24]. Après Mégare, le promontoire Xiphonion (xiphon), puis la plaine des Embouchures, Hybla (oubla, cours d'eau, αἱ τῶν ποταμῶν ἐκβολαὶ συνελθοΰσαι εἰς εὐλίμενα στόματα, dit Strabon[25]), puis Katane (Katan'a, la Petite ; cf. dans les Septante Κάταναθ) marquent les étapes de cette route phénicienne. Je n'ai pas le loisir en ce volume d'étudier chacune de ces étapes ; mais j'y reviendrai en un autre ouvrage : à défaut de doublets, je crois que l'on peut fournir quelques bonnes preuves de ces différentes étymologies. A travers l'antiquité grecque, cette côte resta donc semée de noms phéniciens, comme elle reste aujourd'hui semée de noms arabes : l'Etna est, pour les indigènes actuels, le Djebel, le Mont, Monte Gibello, et telle rivière, voisine de l'ancienne. Naxos, est toujours le Fleuve du Pont, Al-Kantara. Il ne faut donc pas nous étonner de trouver sur notre cap Schiso le nom sémitique de Naxos, nax. Ce nom de Naxos, que l'on rencontre dans toute la Méditerranée antique, est aussi le nom d'une île de l'Archipel. Située au centre de l'Archipel, cette ile de Naxos se reconnaît au loin par la forme caractéristique de ses hautes montagnes qui dessinent un fronton régulier. Elle a toujours servi de repère aux navigateurs : d'où le nom de Signal, Lanterne, Fanari, que les marins actuels donnent à l'un de ses monts. Nax, est l'exact équivalent de fanari : pour les Sémites, nax désigne tous les signaux érigés au sommet des monts, surtout les signaux de guerre ; dans la légende hellénique, le héros Naxos est un Karien, fils du Guerrier Polémon[26]. Sur notre côte sicilienne, la pointe de Naxos était un signal naturel ou peut-être, à l'extrémité de cette pointe, les Sémites avaient-ils érigé un signal pour guider les passeurs du détroit : à l'époque romaine, quand la navigation fut en quelque façon renversée, quand le détroit fut exploité par les thalassocrates du Nord, c'est sur l'autre rive, sur la côte italienne, qu'ils érigèrent leur signal de la Colonne Rhégienne, Columna Rhegia, ή 'Ρηγίνων Στύλις. Un peu au Nord de Rhégium, ce Signal marquait l'endroit où les navigateurs, venus du Nord et ayant suivi jusqu'en ce point la côte calabraise, pouvaient se risquer en travers du détroit sans rien craindre des tourbillons, bastardi, garofali, etc., qui bordent la côte sicilienne[27]. Au bout du Signal, les Phéniciens eurent le haut lieu du Roi de la Ville, bam'a Melkart, dont les Hellènes firent l'autel du Grand Chef, bomos Archegetou, βωμός Άρχηγέτου. Au débarcadère, dans l'enfoncement de la baie, les Phéniciens eurent l'enclos d'Astartè, dont les Hellènes firent leur téménos d'Aphrodite. Cette déesse marine des Sémites était aussi une déesse lumineuse, une parèdre de l'Archégétès. Dans le pays de Kirkè, nous avons rencontré un jeune dieu, parèdre de Feronia, dont le poète odysséen a fait un Hermès imberbe. Tout pareillement, le poète fit de la déesse de Naxos une parente, fille ou épouse du dieu Soleil, car il donna pour gardiennes aux troupeaux du dieu les nymphes bouclées, Lampétiè et Phaéthousa, que la déesse Néaira enfanta au Soleil Dominateur. Les noms de Phaéthousa et de Lampétiè, la Rayonnante et la Brillante, sont grecs et se comprennent sans peine. Mais la déesse Néaira, δΐα Νέαιρα, est inconnue du panthéon hellénique. Pans toutes les langues sémitiques, les racines n-ou-r et n. i. r signifient briller, rayonner, éclairer : ner ou neir désigne en hébreu la lampe (cf. Lampétiè) à sept branches. Les inscriptions palmyriennes nous fournissent des noms théophores Nour-bal. Je crois que la déesse Naira du poète, δΐα Νέαιρα, ne fut que la transcription exacte de baalat neira, titre rituel de cette Astarté naxienne : Astarté était ici la Déesse de la Lumière, comme elle, était ailleurs la Reine des Cieux. A sa mode ordinaire, le poète, qui transcrivait le nom étranger Néaira, nous l'expliqua par Phaéthousa et Lampétiè, dont il fit les filles de la baalat. Chez les Hébreux, la lampe de Dieu, le neir Elohim, a sept branches : dans le poème odysséen, Lampétiè, fille de Néaira et d'Hélios, garde sept troupeaux de bœufs et sept troupeaux de moutons de cinquante têtes chacun. Nous connaissons bien cette combinaison des rythmes septénaire et cinquantenaire. Nous allons voir les compagnons d'Ulysse banqueter six jours en cette île du Soleil, et partir le septième. J'ai dit qu'à mon sens, cette double série de sept troupeaux devait traduire, à la mode ordinaire de notre poète, quelque indication de son périple sur la semaine des jours et des nuits. Si nous connaissions les rites de ce sanctuaire sicilien, je soupçonne que nous retrouverions, ici encore, quelque explication réaliste de cette merveilleuse histoire des bœufs (en hébreu bakar et baker, signifie tout à la fois bœuf et malin), qui ne naissent et ne meurent jamais. Nous comprendrions aussi le prestige des peaux agitées, des broches et des viandes parlantes, qui effraie les compagnons d'Ulysse. L'Écriture nous renseigne trop peu clairement sur les différents modes sémitiques de consulter les oracles : il nous est impossible de reconnaître si ce présage des viandes et des broches n'était pas habituel peut-être aux navigateurs phéniciens. L'Astartè de Naxos avait peut-être, elle aussi, quelque oracle, ou les navigateurs venaient demander le chemin du retour. C'est pour chercher une telle consultation divine qu'Ulysse s'éloigne un instant du Port Creux et s'enfonce dans l'île. Ulysse, pour obtenir cette consultation, s'endort d'un sommeil envoyé par les dieux. Nous savons le rôle que tenaient les songes dans certains oracles. Aphrodite, dit Bouché-Leclercq[28], ne semble pas, à ne considérer que ses attributs, avoir de titre immédiat à la prescience. Mais comme ses sanctuaires orientaux étaient pleins de songes fatidiques, elle conserva en Grèce ses habitudes acquises. Nous l'avons vue associée, sous la forme à demi pélasgique de Dionè, à Zeus Naios dans les rites divinatoires de Dodone. Dans les légendes de Troade, elle prophétise les destinées du fils qu'elle tient de ses amours avec Anchise ; elle communique à Anchise lui-même le don de divination[29]. Nous devons reléguer, parmi les oracles d'Aphrodite institués en dehors de l'influence grecque, celui d'Aphaca dans le Liban, qui a conservé ou repris le caractère sémitique. Mais nous accepterons [parmi les] oracles helléniques le manteion de Paphos, qui subit pourtant l'influence phénicienne, et nous ferons semblant d'ignorer que la mère des amours était représentée, à Paphos, sous la forme barbare d'un bloc conique ou même avec les traits d'un androgyne barbu. [Tacite (Hist., II, 3), qui nous décrit ce cône de la déesse, simulacrum deae non effigie humana, continuus orbis latiore initio tenuem cubitum metae modo exsurgens, ajoute que la raison de cette image est obscure, et ratio in obscuro : je crois que nos genres naxiens nous pourraient rendre ce cône de Paphos]. L'oracle de Paphos n'avait point conservé la méthode oniromantique qui convenait, pour plusieurs raisons, à Aphrodite, déesse orientale et proche parente des divinités telluriques de la Grèce. Les desservants y préféraient l'inspection des entrailles. On prétendait que cette science avait été apportée de Cilicie à Paphos par un certain Tamiras, dont les descendants s'associèrent à la dynastie théocratique issue de Kinyras, qui était le fils ou l'amant et, en tout cas, le premier prêtre-roi d'Aphrodite. On sait par les inscriptions que les Kinyrades formaient à Paphos une caste hiérarchiquement constituée [et que] le service de l'oracle [était] organisé d'une façon régulière : e titre mantiarque, μαντιάρχος, μαντιάσχης, est attribué à un fonctionnaire. Les dernières fouilles n'ont guère enrichi l'histoire de l'oracle aphrodisiaque. Nous apprenons seulement par des documents épigraphiques qu'Aphrodite était associée à Zeus Polieus. [Nous avons retrouvé auprès de notre déesse sicilienne un Dieu de la ville, Archégétès-Melkart]. Tout compte fait, on ne connaît, des annales de l'oracle cypriote, que la consultation de Titus. C'est à cette occasion que Tacite nous indique les procédés divinatoires des Kinyrades. C'étaient dans les entrailles des victimes, lesquelles devaient toujours être des animaux mâles, de préférence des chevreaux, que les prêtres lisaient l'avenir. Titus revenait de Rome où il était allé complimenter Galba : Titus consulta d'abord sur sa navigation, de navigatione primum consulit. Quand il eut appris que la route s'ouvrait devant lui et que la mer était propice, postquam pandi viam et mare prosperum accepit, il sacrifia un grand nombre de victimes et fit sur lui-même des questions enveloppées. Le prêtre Sostratus, voyant un accord parfait des signes les plus heureux, et sûr que la déesse tenait pour agréable cette haute consultation, répond en peu de mots dans le style ordinaire et demande un entretien secret pour dérouler l'avenir[30]. Par l'exemple de Kirkè-Feronia, nous voyons que le périple décrivait au poète les rites locaux des sanctuaires maritimes. Nous savons le parti que le poète tirait de ces renseignements. Dans son île du Soleil, il procéda, je crois, comme en son île de l'Épervière. En cette anse où plus tard les théores grecs viendront sacrifier avant leur embarquement, le poète imagina quelque aventure analogue à la libération des Achéens dans le sanctuaire des affranchis. Si nous connaissions le rituel de l'Astartè-Néaira et de l'Archégétès, nous apercevrions bientôt en ce texte odysséen quelque mot, quelque allusion qui nous reporterait aux pratiques de ces cultes : le meurtre et la cuisson des bêtes sacrées nous sont décrits trop minutieusement, je crois ; j'y soupçonne quelque transposition toute pareille à celle qui produisit l'affranchissement des porcs chez Kirkè. Et l'ensemble même de cette aventure dut être imaginée, comme l'ensemble de chacune des autres histoires odysséennes, à seule fin de développer quelque formule rencontrée par le poète en son périple original. Si la terre des Lestrygons, des Fuyards, des Sardes, voit la Fuite d'Ulysse, si la terre des Sirènes, des Enchanteresses, des Lieuses, voit son Enchaînement, voici que la terre du Soleil, la rive sicilienne, voit son Isolement, son Abandon. Ulysse ne débarque en Sicile que pour obéir aux réclamations de ses hommes le violentent puisqu'il est seul de son avis. Le héros se promène dans l'île à l'écart, loin de tous ses compagnons. L'aventure se termine par la perte de tout l'équipage. Ulysse reste seul, privé de tous ses compagnons. En somme, l'épisode ne fut imaginé qu'à seule fin de nous expliquer pourquoi, seul, Ulysse a survécu. Kirkè et Tirésias lui avaient bien prédit que ses compagnons périraient et que, seul, il pourrait échapper[31]. C'est en Sicile, Etxe.lia, que le héros perd ainsi tous ses compagnons et reste seul, orbus diraient les Latins, orphelin, όρφανός, diraient les Hellènes. Car les Latins et les Grecs emploient les mots orbus et orphanos, orphelin, pour désigner un enfant privé de ses parents, les parents privés de leur enfant ou l'ami privé de son ami : όρφανός παίδων καί έταίρων, dit Platon[32]. Dans les langues sémitiques, est la racine s. k. l, qui désigne cette privation des parents, des fils ou des amis : dans l'Écriture sekoul et sikoulim désignent l'état d'un homme ou d'un pays abandonnés, quittés de tous. A tort ou à raison, le périple devait enseigner à notre poète que l'île des Sikèles était la terre de l'Abandon et de l'Isolement, l'Orphelinat. Nous ne savons pas si tel fut vraiment le sens primitif du mot Sikelia ou si nous n'avons ici qu'un calembour des thalassocrates phéniciens : sur la côte d'Italie, qui fait face, les Romains découvrirent que rhegium était la ville des rois, regum ; il est possible que l'étymologie sémitique de sikelia ait été de même valeur. Mais le fait certain est qu'Ulysse revient seul de cette île de l'abandon[33]. 15-18 avril 1901[34]. — Giardini, au pied des monts de Taormine, n'est qu'une longue rue étirée entre la plage de sable et la pente abrupte des monts. Le chemin de fer traverse Giardini dans toute sa longueur. Par ses portes et ses fenêtres, sur ses balcons, sur les terrasses, ce village de pêcheurs étale au soleil du printemps la splendeur de ses oripeaux, de ses couvertures, de ses matelas, de ses oreillers crasseux et de ses lessives claquant au souffle du mistral. Mais cette défroque est embaumée de citrons et de myrtes, et la mer du détroit danse et scintille sous le chant de la brise, dans la joie du grand soleil. La plage de Giardini est une grève admirable de sables fins, de sables moelleux, de sables dorés, qui, des falaises de Taormine, s'épandent sur une roche jusqu'au promontoire du cap Schiso. Près du village et près de la statue de saint Panerazio, les pêcheurs de Giardini ont tiré leur flottille des barques à la double corne. Ulysse reconnaîtrai ces embarcations. Entre la statue et le cap Schiso, la plage est semée de plus grands navires, que le vent du Nord empêche de monter à Messine et que les équipages ont halés sur le sable. En attendant le vent propice, les hommes dorment à l'ombre, sous la courbure du vaisseau creux ; d'autres s'étirent au soleil, recousent leurs hardes ou surveillent la marmite et la soupe de poisson qui cuit sur deux pierres. La plupart de ces bateaux viennent des villages de l'Etna. Ils sont chargés des agrumes qu'ils portent à Messine. Mais quelques-uns viennent aussi de la côte italienne. L'un d'eux, le plus grand, est encore à flot : quatre hommes le tirent au sec, sous les premières roches du cap Schiso. Vu de loin, ce cap se détache très nettement de la plage, moins par sa hauteur que par la couleur sombre de ses roches. Son échine des laves moires s'avance dans la mer, qui la mord de son écume. Elle s'enracine dans la grève de sables presque blancs. Elle apparaît comme une longue épave, échouée et demi-submergée, ou comme un morceau de terre étrangère, que le flot aurait fait dériver au large du golfe. Sur les roches et dans les verdures, une ferme carrée et le clocher de St-Pantaleone mettent leur tache blanche. La grève se poursuit jusqu'au chemin de sable qui monte sur le socle de lave et qui conduit à l'église de St-Pantaleone. Les cartes marines indiquent un puits et un château ruiné. Le puits existe à la plage même, tout près de St-Pantaleone ; ce bon saint fut sans doute installé en cet endroit par les marins qui fréquentaient son aiguade et son refuge. C'est ici, peut-être, que les premiers thalassocrates eurent leur enclos marin d'Aphrodite. Sur le chemin de sables, on monte sur le plateau du cap Schiso. Ca plateau très uni est sans grande hauteur : il ne dépasse que de cinq à six mètres le niveau de la mer. Mais, entouré de trois côtés par la vague et par le torrent de Sainte Venera, il offre une assiette facile à défendre. Deux fermes l'ont couvert de leurs jardins, de leurs orangers, de leurs olivettes et de leurs prairies. Nous entrons dans la région volcanique de l'Etna, qui de Naxos à Catane va déployer ses pentes ou ses champs de lave : Le cap Schiro, disent les Instructions, fut formé par le plus ancien et le plus grand torrent de lave. Cette lave, une fois défoncée par le travail de l'homme ou désagrégée par l'usure des éléments, porte toutes les récoltes et tous les fruits. Les enclos d'orangers alternent avec les champs de trèfle incarnat. Jamais je n'ai vu champs de fleurs comparables à ceux-ci : des grands bœufs aux cornes en lyre disparaissent dans le trèfle jusqu'à l'échine. Les fermes ont, toute l'année, leurs troupeaux de bœufs qui servent ici à tous les transports. Dès la gare de Giardini, nous avons rencontré ces grands bœufs lents aux cornes recourbées, qui paissent à deux pas de la grève. Pour les navigateurs qui viennent de la trop chaude Afrique et de la Grèce rocailleuse, ces grands bœufs, ces beaux bœufs siciliens semblent plus admirables encore. Les navigateurs qui viennent du Nord en descendant le détroit sont aussi frappés du contraste, quand ils rencontrent ces pâturages verdoyants et fleuris de l'Etna après les pentes arides, brûlées, des montagnes côtières. Au long des monts Neptuniens, qu'ils viennent de côtoyer, des jardins de Messine aux bosquets de Giardini, la rive est désolée : Nous suivîmes toute la nuit un sentier raboteux, tracé sur le rivage de la mer, au pied des monts Neptuniens, dont la longue chaîne court du Nord-Est au Sud-Ouest, depuis le cap Pelore jusqu'aux racines de l'Etna... Mes regards apercevaient très distinctement les côtes de Calabre, assez rapprochées de celles de la Sicile pour que je puisse entendre le tintement des cloches des monastères de Reggio. De Messine au bourg de Tremisteri, la campagne est aussi fertile que pittoresque : de jolis casins, des vergers d'oliviers, des bosquets d'orangers, des plantations de mûriers couvrent tout ce rivage sur une étendue de cinq milles. Plus loin les cultures s'éclaircissent, les habitations disparaissent, le pays devient stérile et sauvage... Nous avons traversé pendant la nuit les villages de Cammari, Tremisteri, Lardaria, Galati, etc. Nous avons franchi le cap della Scaletta, défendu par une vieille tour. Au point du jour, nous nous sommes trouvés sur une plage déserte, absolument inculte. Nous avancions péniblement à travers les flots de sable. Quelques chétifs figuiers d'Inde, tout souillés de poussière, s'élevaient çà et là parmi les varechs ou les égragropiles marines... De temps en temps nous traversions des ravins bordés de lauriers-roses, de myrtes, de genêts d'Espagne et d'agnus-castus. L'aspect asiatique de ces jolies solitudes, espèces d'oasis au milieu du désert, la suavité de l'air qu'on y respire, transportaient mon imagination dans les plaines de l'heureuse Arabie. Vers six heures nous avons fait halte devant la cabane d'un pêcheur. Nous nous sommes remis en route à travers un pays toujours plus triste et par une chaleur toujours plus ardente... : les orages du printemps dernier ont déchiré la surface des monts et les ardeurs de la canicule achèvent de détruire toute végétation.... Comme six heures sonnaient, nous entrions dans les murs de Taormina : il m'a fallu gravir péniblement une colline escarpée, aride, couverte de cailloux roulés[35]. A Taormine, finissent les pentes arides et caillouteuses des monts Neptuniens. Au pied de Taormine, commence la région de vallées et de plaines, qui s'ouvrent entre le pied de ces monts et le pied de l'Etna. Fleuves ou rivières, cours d'eau constants ou torrents capricieux, sources chaudes ou froides, cette région bien arrosée présente aux navigateurs un pays riant, une terre de bucolique, une suite de vallées fleuries, de petites embouchures, de deltas verdoyants, de villages et de villes. Le cap Schiso, bas et noir, a été formé par le plus ancien et le plus grand torrent de lave connu. La rivière Alcantara se jette à la mer dans une baie sablonneuse à un mille environ dans le S.-S.-O. du cap Schiso ; en été, elle est presque à sec, mais à l'époque de la fonte des neiges, elle devient un torrent rapide et considérable. Près de cette rivière, on voit plusieurs villages.... A un mille plus au Sud, débouche la rivière Minessale et, à un demi-mille de celle-ci, la rivière Fiume Freddo, cours d'eau permanent, profond et clair, provenant de diverses sources situées à environ un mille et demi de la côte ; il diffère à cet égard des autres cours d'eau voisins, dont le lit dessèche en été. A six milles et demi environ du cap Schiso, se trouve la ville de Riposto, dont la population est d'environ 10.000 habitants. La ville de Giarre (18.000 hab.) est à peu de distance dans l'intérieur et, pour ainsi dire, contiguë à Riposto[36]. Grâce aux prairies verdoyantes qui bordent la mer, et grâce aux montagnes qui, toutes proches, étagent leurs doubles et triples zones de cultures, de forêts et d'alpes estivales, cette région de l'Etna est un paradis pour les troupeaux. Les bœufs, toute l'année, peuvent l'ester dans la plaine. Les moutons trouvent, à quelques kilomètres d'intervalle, leur pâturage d'été et leur pâturage d'hiver. Chose rare sur le pourtour de la Méditerranée : on élève ici, tout à la fois, le mouton et le bœuf. Taormina n'est qu'un grand village sans police, sans industrie et fort pauvre, je ne sais trop pourquoi, car les campagnes d'alentour sont extrêmement fertiles. Je me suis donc hâté d'en partir pour me rendre aux Giardini, situés sur le littoral, petit village où au moins le voyageur n'est point condamné à une disette aussi austère.... En quittant les Giardini, j'ai traversé les belles campagnes qu'arrose le Cantara. Ce fleuve coule sous les murs de Randozzo, de Francavilla, etc. Sur ses bords couverts de gras pâturages, paissent de nombreux troupeaux aux cornes monstrueuses. Nulle part, surtout, je n'ai vu autant de taureaux, et d'une espèce aussi belle, ce qui mieux que Diodore, pourrait donner l'étymologie de Tauromenium[37]. L'explication que notre voyageur nous donne du mot Tauro-menium n'a que la valeur d'un mauvais calembour. Elle doit pourtant nous arrêter, car les voyageurs et périples de tous les temps ont procédé par calembour. Avant la fondation de Tauromenium, la falaise portait le nom de Tauros, et les Anciens lui gardèrent toujours ce nom : ils prétendirent que, pour avoir séjourné sur le Tauros, les fondateurs de la ville l'appelèrent Séjour du Tauros, Tauro-ménion[38]. C'est peut-être un jeu de mots tout semblable qui décida notre poète à mettre les troupeaux du Soleil sous cette Roche du Taureau, au long de cette Plage du Fumier. Non loin des rives du Cantara, le Fiume Freddo roule tumultueusement ses ondes sur un lit de rochers, de cailloux et de lave. Alimentées par les neiges de l'Etna, elles conservent une fraîcheur glaciale qui les rend, dit-on, très dangereuses à boire. Les pâtres ont grand soin d'éloigner leurs troupeaux des funestes rivages de ce petit fleuve.... Le pays de Mascali s'étend des rives du Fiume Freddo jusqu'au pied de la région moyenne de l'Etna et comprend onze quartiers ou paroisses. Les clochers, au milieu des vignobles, des jardins, des vergers et des prairies, forment un tableau aussi riche que pittoresque. Ici, d'immenses draperies de pampres tapissent le coteau ; là, ce sont de vastes champs de pastèques et de melons. Les lianes grimpent au sommet des sycomores. Ailleurs, vous apercevez comme une pépinière inextricable de jeunes peupliers. Approchez-vous-en, vos regards étonnés verront une plantation de chanvre dont les tiges vigoureuses s'élancent à plus de six pieds. Partout d'énormes mûriers d'Espagne ombragent les chemins, décorent les avenues, entourent les habitations, séparent les cultures. Un pasteur conduit-il près de vous son riche troupeau pour l'abreuver dans le courant d'une eau limpide ? à l'aspect de ces grosses brebis noires, habillées d'une épaisse toison, vous concevez facilement. comment Ulysse, pour s'échapper de la caverne du Cyclope, put s'attacher sous le ventre d'un bélier[39]. C'est en ce pays de l'Etna, près des eaux sacrées de l'Akis, que Théocrite fait chanter ses bouviers et ses bergers[40]. Nous sommes revenus sers la station de Giardini à travers les sables. Tout une flottille vient encore d'y chercher un refuge contre le vent du Nord qui fraichit de plus en plus. La plage est encombrée de cargaisons que les matelots débarquent et que les indigènes viennent marchander. Aux temps odysséens, cette plage voyait déjà de pareils bazars temporaires. Non loin du village, un chargement d'amphores est à vendre. Dans la verdure de leurs orangers, de leurs cyprès et de leurs vergers, les Jardins, Giardini, méritent vraiment leur nom. Derrière la ligne de leurs maisons blanches, qui bordent les sables, la falaise de Taormine s'élance, abrupte : une autre ligne de maisons blanches et de remparts la couronne ; d'autres montagnes plus hautes encore s'étagent par derrière, et le fond du paysage est fait du cône régulier, à la pointe duquel la petite ville de Mola perche ses créneaux, à 635 mètres d'altitude. Taormine est par excellence une ville haute des terriens : les Peuples de la mer, Arabes ou Français, parvinrent à s'en emparer quelquefois ; mais jamais elles ne purent s'y maintenir. Aussi longtemps que les corsaire et les flottes ennemies ont rendu la mer et la plage dangereuses, Taormine est restée la ville, la forteresse, le lieu de culte et de marché. Aujourd'hui Giardini, grâce à la station de chemin de fer, renaît sur la plage et grandit de jour en jour. Taormine n'est plus qu'une ville morte : elle vit de ses ruines, de son théâtre et des archéologues, touristes et autres pèlerins de cimetières. De Giardini à Messine, la voie ferrée n'est qu'une succession de tunnels, de ponts ou de brusques passages au bord de la grève. Poussée par le vent du Nord, la mer semble couler comme un fleuve entre les deux rives du détroit. Vue d'ici (c'est la vue que les premiers Thalassocrates, arrivant au long de ce rivage sicilien, avaient devant les yeux), la côte italienne du détroit ressemble à un grand fronton régulier, dont la plus haute pointe est faite, au-dessus de Reggio, par les sommets de l'Aspromonte et dont les deux cornes reposent sur la mer à Leucopetra et à Scylla. A Leucopetra, la corne du Sud descend régulière jusqu'au ras du flot, à peine entaillée d'un léger ressaut par les falaises de la Pierre Blanche. A Scylla au contraire, la corne du Nord est brusquement cassée, coupée à pic, et l'on comprend mieux encore le nom de Pierre Coupée que les premiers navigateurs donnèrent à ce haut cap. A Messine, sur le port ou dans la gare, on retrouve aussitôt les attelages de grands bœufs lents aux cornes recourbées : ce sont eux qui font ici presque tous les charrois. Ce port de Messine, avec sa forme en croissant ou en faucille, nous rend bien le Port Creux du poète odysséen. Les Hellènes l'ont appelé Messène par calembour, je crois. Ici, comme à Kume, ils inventèrent une légende de colonisation et une arrivé de Messéniens pour expliquer le vieux nom de Messana qu'ils ne comprenaient plus. Si nous connaissions le sens réel de ca vocable, peut-être verrions-nous qu'il n'est pas grec : comme le nom de Kume, Messana est peut-être l'un des termes, sémitique ou sicilien, du doublet dont le Port Creux est le terme hellénique : Messana-Zankloa-Limcu Glaphyros, peut-être que ces trois mots sont-ils synonymes. Mais, grec, sicilien ou sémitique ? je ne vois pas à quel étymologie il faudrait rapporter ce premier nom de Messana. Entre Messine et le Phare, la côte presque droite est une grève accueillante au pied de collines fleuries : toute cette banlieue de Messine est peuplée de villas. La pointe de la Grotta et son dôme bien dégagé déterminent seulement deux courbes très ouvertes. La Grotta offre ainsi deux mouillages aux bateaux qui viennent du Nord et du Sud. Sur le côté Nord, la courbure plus prononcée et la plage plus basse purent avoir plus d'attrait pour les barques primitives qui, sans peine, se halaient sur cette grève comme sur la plage de Giardini. La Grotta n'a plus de caverne, les habitations d'in gros village ont entièrement recouvert le promontoire : mais une fontaine abondante sourd au bord de la mer. Après la Grotta, la côte jusqu'au Phare est un peu moins peuplée. Les jardins et les verdures, descendant jusqu'au bord de la mer, ne laissent qu'une étroite plage de sables où les troupeaux de chèvres gambadent parmi les chardons et les fleurs marines. Les arbres en fleurs, les pins et le figuiers arrivent parfois jusqu'à la vague. Il ne faut pas mettre en doute, je crois, l'exactitude du renseignement que nous a transmis le poète odysséen. Les premiers navigateurs devaient signaler sur cette rive basse un grand figuier sauvage qui leur servait à reconnaître et à éviter Charybde. Ce figuier avait poussé à l'extrême lisière de la plage ; ses branches s'avançaient au-dessus du flot. Tout le long des côtes italiennes ou provençales, nos marins ont de pareilles pointes du Figuier. Dans les parages d'Ithaque nous allons trouver un cap Agriosyko, qui n'est qu'un autre cap du Figuier Sauvage ou, comme le dit le poète odysséen, de l'Érineos. A mesure que l'on approche du Phare et de la bouche du détroit, les collines côtières s'écartent un peu de la plage et laissent à leurs pieds une plus large bande de sables, de lagunes et de fourrés. Cette bande du rivage sicilien, voisine du cap Peloros, fut célèbre dans l'antiquité sous le nom de Pelorias. On vantait sa fertilité et ses terrains de chasse et de pêche tout ensemble : La Pelorias est unique par la qualité de son terrain, qui n'est jamais humide au point de devenir de la boue, et qui n'est jamais sec au point de s'effriter en poussière. A l'endroit où elle s'élargit et s'épand, elle contient trois lacs. Le premier est fort poissonneux, rien d'étonnant en cela. Mais le second est enclos de fourrés tellement épais qu'il nourrit dans ses taillis un gibier nombreux : les chasseurs y parviennent à pied sec et y trouvent à la fois, double volupté, le plaisir de la pêche et le plaisir de la chasse, duplicem piscandi renandique præbat voluptatem[41]. Les compagnons d'Ulysse ne goûtent pas cette double volupté. Ils chassent et pêchent pourtant en cette Pelorias. Mais c'est par nécessité, non par plaisir, car toujours, dans le poème, les indications du périple deviennent matière à récits décourageants et lamentables. Ayant donc épuisé toutes leurs provisions, près de mourir de faim, nos gens ont dû se livrer à la chasse et à la pêche. Après la traversée du village de Ganzirri, nous avons longé la rive continentale des lacs. Puis, à travers les vignes et les vergers en fleurs, nous sommes montés sur les collines couvertes d'arbousiers, de chênes et de figuiers. Nous dominons la Pelorias. Sous nos pieds, le lac rond miroite dans son cadre de verdures profondes. Au delà, les maisons blanches du village de Faro bordent la plage de sables fins et le détroit, qui bouillonne de garofali. En face, sur la rive italienne, se dresse escarpée, coupée à pic, la haute pierre de Scylla avec sa double ville de la plage et du sommet : ses maisons et sa forteresse semblent accrochées au flanc abrupt de l'Aspro-Monte. D'ici encore, on vérifie la justesse de l'expression Pierre Coupée : ce promontoire est taillé à pic ; sa façade marine semble rabotée. Et d'ici toute, la côte italienne du détroit, entre Scylla et Leucopetra, présente encore le même profil de fronton, dont le sommet couronne Rhégium et dont les deux cornes reposent sur la mer : la corne de Leucopetra descend régulière et droite jusqu'au niveau des flots ; la corne de Scylla cassée, coupée, tombe brusquement dans la vague. Le lac rond est couvert de barques qui pêchent au filet. Ces eaux grouillent de vie : de la surface, jaillissent en éclairs les poissons qui sautent hors de l'eau pour happer les insectes. Entre le lac rond et la mer, le village de Faro n'est qu'une longue ruelle de pauvres cases. Les hommes sont en mer ou sur le lac, en train de pêcher. Des nuées d'enfants sortent de tous les coins pour nous offrir des hirondelles vivantes. Cette pointe du Faro est un grand reposoir des oiseaux de passage. Les premiers thalassocrates avaient déjà noté peut-être cette abondance de poissons et d'oiseaux qui tombent sous la main. Le nouveau phare est construit à extrémité de la plage. Sa dernière plate-forme offre une admirable vue sur l'entrée du détroit. Le temps est clair. Une faible brise souffle du Nord-Ouest. La mer Tyrrhénienne étincelle de petites vagues ; mais sans houle, sans moutons, sans écume, cette grande mer s'étend calme et plate jusqu'au dernier horizon. Dans le détroit, au contraire, les flots contrariés dansent et chevauchent. Tout le long de la côte sicilienne, depuis le Phare jusqu'à la Grotte, de grands remous bouillonnent çà et là. La plage est bordée de bas-fonds et de roches submergées. Quelques têtes d'écueils apparaissent sous l'eau claire. Voici la roche basse sous laquelle gronde Charybde. Sa tête émerge à peine, à quelques mètres de la rive, dans le Sud du phare. Avant la construction de la grosse lanterne actuelle, cette tête de roche portait une tourelle de briques et un fanal. Sur la plage même, le flot vient mourir sans écume et sans bruit. C'est à une certaine distance de la terre, presque au milieu du passage, parmi les roches basses, que les remous sautent, écument et tourbillonnent comme une marmite d'eau bouillante. Cette comparaison odysséenne est la première qui vienne à l'esprit. S'il en fallait une autre, on devrait penser au véritable fleuve de vagues tournoyantes, qui signale l'entrée et la sortie de la marée dans le Morbihan : ce sont les mêmes courants de foudre, comme disent nos marins. Un vapeur anglais renouvelle, sous nos yeux, à l'entrée du détroit, la manœuvre que Kirkè recommandait à Ulysse. Ce vapeur, qui vient de Palerme, se rend à Malte, en relâchant à Messine. Il a suivi la côte Nord de Sicile jusqu'à la hauteur du cap Peloro. Là, au lieu de tourner vers le Sud, pour enfiler le détroit, il a continué sa route vers l'Est comme s'il voulait aborder Skylla et la côte italienne. C'est à quelques encablures seulement des rochers de Scylla que, brusquement, il change de route. Côtoyant alors la rive italienne, il évite la région des garofali. Puis, coupant à nouveau le détroit, il revient à la côte de Sicile pour entrer dans le Port-Creux. Sur la mer calme, son sillage moiré dessine longtemps la courbe savante que le pilote a décrit autour des bouillonnements de Charybde. C'est la manœuvre d'Ulysse. Michelot, dans son Portulan, nous dit : On appelle Fare de Messine un étroit ou canal de mer resserré par la côte de Calabre et par le prochain terrain de l'isle de Sicile ; il n'a environ qu'une lieue de largeur ; la côte de Calabre est fort haute, et celle de Sicile fort basse en cet endroit[42]. J'ai souvent descendu ou remonté ce détroit de Messine pour me rendre au levant ou pour en revenir, au début de l'été, en plein mois d'août ou même à la fin d'octobre. J'ai toujours vu la côte de Sicile ensoleillée, riante, et la côte de Calabre brumeuse, couverte de gros nuages noirs où de longues pannes blanches. Aujourd'hui, de nouveau, il en est ainsi. La sortie méridionale du détroit, à partir de Messine, s'ouvre sur un grand ciel dégagé. A l'entrée septentrionale au contraire, tandis que la côte sicilienne est éclairée du même soleil, sous le même azur pommelé, la côte calabraise est chargée de nues et de pluie. Une photographie (que je n'ai pas faite ce jour-là ; je l'ai achetée à Messine) nous montre encore cette couronne de brouillards et de nuées au-dessus de Scylla. Le poète a raison de nous dire qu'un noir nuage entoure constamment le sommet de la roche, sans que jamais, [durant toute la saison navigante], été ni automne, l'azur n'y vienne paraître. Sur place, cette description odysséenne dépouille toute apparence légendaire ; les détails les plus poétiques reprennent un air de vraisemblance. Il y reste quelques embellissements sans doute, quelques arrangements littéraires, soit dans le choix des mots, soit dans la disposition des épisodes. Mais il y reste bien plus encore de vérité géographique, scientifique, précise. En un seul point, le poète semble tourner le dos à cette vérité : dans son récit, il ne maintient pas toujours les intervalles exacts, les distances réelles qui, sur le terrain, existent entre les différents théâtres d'une même aventure. Je reviendrai là-dessus quand je traiterai la Composition de l'Odyssée. Ce détroit de Charybde, comme le détroit de Lestrygons, comme le détroit de Kalypso, nous montre bien que le poète n'a pas vu en place, de ses yeux vu les sites qu'il décrivait : il n'a pas franchi à la voile ou à la rame la distance qui séparait, par exemple, l'Ours du Puits, Perejil du Cap de la Vigne, ou le Port-Creux de l'Anse du Soleil. En ses vers donc les distances s'effacent et disparaissent, comme elles s'effacent aujourd'hui encore et disparaissent aux yeux d'un lecteur qui, pour connaître ces parages, prendrait, non pas les chemins de la mer nébuleuse, mais les descriptions des Instructions nautiques. Comparez donc les vers odysséens, non pas directement à la réalité matérielle, à la réalité des choses même, mais à la réalité décrite, à la réalité des livres et portulans : vous verrez qu'en ce Nostos d'Ulysse il n'est pas un détail entièrement imaginé, faux ; les moindres expressions, quand nous pouvons les comprendre et quand nous avons quelque texte à quoi les comparer, redeviennent à nos yeux ce qu'elles étaient dans l'esprit du poète ou dans les oreilles de ses auditeurs, des expressions exactes, précises, techniques, et non pas des tératologies poétiques.... Le soleil s'est couché. Brusquement le crépuscule tombe. Nous revenons vers Messine au long du détroit qui peu à peu se couvre d'ombre. Les dernières lueurs du couchant incendient les nuages qui couronnent Scylla de leurs masses cuivrées. Nous rentrons à Messine quand toutes les rues sont pleines d'ombre. Sur le vaisseau, qui doit nous conduire à Lipari, nous dormirons dans le Port-Creux. Messine pour Ulysse était déjà le port du sommeil. Le sommeil tient une grande place dans cet épisode du Nostos. A peine arrivé au mouillage, l'équipage achéen s'est endormi. Puis c'est Ulysse qui a succombé au sommeil, à l'heure même ou sa présence éveillée eût été le plus nécessaire pour empêcher le massacre des troupeaux sacrés, Mais les dieux versèrent le sommeil sur les paupières du héros. Notre poète aurait-il dans son périple rencontré quelque mot qui lui fit imaginer en ces parages ce rôle prépondérant du sommeil ? Toutes les langues sémitiques ont le verbe i. s. n pour signifier dormir : la forme piel se rencontre dans l'Écriture pour signifier faire dormir ; le participe de cette forme nous donnerait messan. Je soupçonne en cette dernière histoire du Nostos quelque explication du mot Messana ou Messènè, toute semblable aux explications de Sikelia, Sardoi, Korsoi, etc., que nous avons rencontrées plus haut. A mesure que l'on étudie plus minutieusement ce texte odysséen, il semble que la broderie poétique y devienne plus légère, moins compacte, et que, par derrière, la trame solide et continue du périple réel transparaisse à de plus nombreux endroits. Bien avant l'arrivée des colons messéniens, le nom de Messana devait être attaché à ce Port Creux. La tradition voulait que la ville eût été fondée d'abord par des pirates venus de Kume. Thucydide nous dit que cette première fondation avait été antérieure à la colonisation chalcidienne sur cette façade orientale de la Sicile[43]. Nous savons que le poète odysséen connut cette Kume des Opiques sous le nom d'Hypérie. Nous savons que des gens d'Hypérie aux Vastes Campagnes, des Kuméens de Campanie, fuyant les Kyklopes qui les tracassaient sont venus à la côte de Corfou fonder la ville d'Alkinoos. Entre Kume et la Phéacie, nous avons retrouvé quelques traces onomastiques ou légendaires qui, sur le contour des terres italiennes, nous gardaient, semble-t-il, un souvenir de ce passage des Phéaciens. Messine dut être l'un des points principaux de cet itinéraire. Nous voici maintenant au terme du Nostos. De Kalypso chez Alkinoos, du détroit de Gibraltar à l'entrée de l'Adriatique, on voit que le récit d'Ulysse nous fournit cinq ou six grandes étapes. Il est à noter que la plupart de ces étapes sont à quelque porte de la Mer Occidentale : les Phéaciens gardent le Canal d'Otrante ; les Lotophages ouvrent le passage entre la Sicile et l'Afrique ; Charybde et Skylla veillent au l'are de Messine, les Sirènes aux Bouches de Capri, les Kyklopes au détroit de Nisida, les Lestrygons aux Bouches de Bonifacio et Kalypso aux Colonnes d'Hercule. Dans la mer redoutable, qui s'ouvre au-delà d'Ithaque, le poète cannait en résumé sept grandes portes, qui toutes présentent quelques risques aux navigateurs (je reviendrai longuement a ce sujet, quand nous traiterons la Composition de l'Odysseia). Dans les mers civilisées, d'autre part, sur les routes achéennes qui rejoignent Ithaque à l'Archipel et aux côtes d'Asie Mineure, le poète connaît trois autres portes dangereuses et les guetteurs d'Astéris barrent le canal d'Ithaque ; les Roches Pointues encombrent le canal de Zante ; les coups de vent, les courants et la houle ferment le plus souvent les Bouches de Cérigo. En résumé, il semblerait que depuis les côtes d'Asie Mineure, où le poète est installé, jusqu'aux extrémités de la Grande Mer, où demeure Kalypso, la Télémakheia et le Nostos nous décrivent dix portes redoutées. Nous savons comment la Méditerranée phénicienne avait sept grandes îles et comment la Méditerranée grecque en eut dix. Nous connaissons les sept sages de la Grèce primitive et les dix orateurs de l'Athènes classique. Mais pour mieux comprendre le rôle des portes en notre poème odysséen, il faut revenir à la dernière, à la principale, à celle qui tout au bout des mers achéennes ouvre véritablement aux navigations ou aux rêveries des Achéens le chemin des mers inconnues, à la porte d'Ithaque.... Ulysse a terminé son récit dans l'assemblée des Phéaciens. Alkinoos lui donne un transatlantique pour revenir clans son royaume[44]. |
[1] Thucydide, VI, 4.
[2] Instructions nautiques, n° 731, p. 246 et suiv.
[3] Stéphane de Byzance, s. v.
[4] Instructions nautiques, n° 731, p. 245.
[5] Instructions nautiques, n° 731, p. 246.
[6] A. de Gourbillon, Voyage critique à l'Etna, I, p. 289 et suiv.
[7] Instructions nautiques, n° 731, p. 251. Cf. P. Rizzo, Naxos Siceliota, Catane, 1894.
[8] Strabon, VI, p. 268.
[9] Appien, Bell. Civ., V, 109-115.
[10] Appien, Bell. Civ., V, 109.
[11] Instructions nautiques, n° 731, p. 250.
[12] Diodore Sic., XIV, 59.
[13] Thucydide, VI, 50.
[14] Thucydide, VI, 3.
[15] C. I. S., n° 122 et 122 bis.
[16] Cf. Démeunier, Voyage en Sicile, I, p. 124.
[17] Prov. App. Vatic., I, 40, p. 266.
[18] Sur tout ceci, consulter mon article Gerres dr Naxos, Mélanges Perrot, p. 5-7
[19] Hérodote, II, 107. Renan, Mission de Phénicie, p. 647 et suiv.
[20] Thucydide, VI, 2.
[21] Cf. H. Lewy, Semit. Fremdw., p. 15.
[22] Cf. Pape-Benseler, Wört. Eigenn., s. v.
[23] Ptolémée, III, 2, 4.
[24] Instructions nautiques, n° 751, p. 261.
[25] Strabon, VI, p. 267.
[26] Diodore Sic., V, 52.
[27] Cf. Pauly-Wissowa, s. v. Columna Regia.
[28] Bouché-Leclercq, Hist. Divine., II, p. 301 et suiv.
[29] Hymn. hom., in Vener., 196 sqq. ; Dion., I, 48.
[30] Tacite, Hist., II, 4.
[31] Odyssée, XI, 112-114.
[32] Platon, Lois, V, p. 730.
[33] Odyssée, VII, 247-248.
[34] Notes de voyage.
[35] De Foresta, Lettres sur la Sicile, I, p. 93 et suiv.
[36] Instructions nautiques, n° 731, p. 251.
[37] De Foresta, Lettres sur la Sicile, I, p. 122 et suiv.
[38] Diodore Sic., XIV, 59.
[39] De Foresta, Lettres sur la Sicile, I, p. 128.
[40] Théocrite, Idyl., I, 65 et 69.
[41] Solin, éd. Mommsen, p. 52.
[42] Michelot, Portulan, p. 285.
[43] Thucydide, VI, 4, 5.
[44] Au sujet de l'oracle du Soleil et des troupeaux sacrés, il est un texte de .périple que j'ai oublié le mentionner plus haut et qui pourtant. nous rend toutes les particularités de notre récit Odysséen : terre déserte, bestiaux divins, sommeil prophétique, etc. C'est, dans le Périple du Pont Euxin d'Arrien, la description de l'Île d'Achille (Geog. Graec. Min., I, p. 398).