Ulysse choisi la route de Messine. Après les Sirènes, laissant à droite les deux roches en dôme, il aperçoit les deux autres pointes que lui a décrites Kirkè : L'une touche le vaste ciel de son sommet pointu ; une sombre nuée l'enveloppe.... La pierre est chauve et comme polie : au milieu de la falaise s'ouvre à la face Nord-Ouest une caverne tournée vers le couchant.... Là, habite Skylla, la terrible aboyeuse.... Elle a douze pieds, six cous démesurés, une tête horrible au bout de chaque cou avec trois rangées de dents.... Cachée jusqu'à mi-corps dans la caverne et dardant ses têtes hors du terrible trou, elle explore les alentours du rocher et pêche dauphins, chiens et autres monstres.... À l'entrée du détroit de Sicile, les Instructions nautiques nous décrivent la ville et la forteresse de Scylla, perchées sur une pointe aiguë de la côte italienne Cette ville est bâtie en amphithéâtre sur les falaises escarpées d'une pointe saillante au Nord. Elle contient plusieurs belles constructions et de belles fontaines ; mais ses rues sont étroites et à pic. De juillet à septembre, on fait sur la côte la pêche de l'espadon. Un château fort, élevé de 65 mètres au-dessus de la nier, est construit sur la pointe de la ville. Scylla a beaucoup souffert pendant le tremblement de terre de 1783, qui a jeté dans la mer une partie de sa pointe extrême[1]. Le tremblement de terre de 1783 a en effet coupé la pointe de Skylla. Ici donc, comme auprès du Lucrin, nous serons quelque peu embarrassés pour retrouver dans la réalité actuelle tous les détails de la description odysséenne. La plupart de ces détails pourtant subsistent encore. Tout d abord, à travers l'antiquité classique et jusqu'à nos jours, le vieux nom de Skylla s'est conservé. Nous avons déjà vu comment ce nom, antérieur à la thalassocratie grecque, nous était expliqué par une étymologie sémitique : skoula, de la racine s. k. l, est la pierre. Les vers odysséens nous donnent, à leur mode ordinaire, la vérification de cette étymologie par l'épithète qu'ils accolent à Skylla la pierreuse, Σκύλλης πετραίην : cette épithète πετραίην ne se retrouve nulle part ailleurs dans les poèmes homériques. Cette pierre marque l'entrée du détroit sicilien, comme une autre pierre en marque la sortie : au Sud, en effet, sur la même côte italienne, le détroit sicilien finit à la Pierre Blanche, Leukopetra. Comme cette Pierre Blanche, Skylla devait avoir un déterminatif, qui la distinguât des mille autres pierres semées autour des mers phéniciennes. Le poème odysséen nous a gardé, je crois, ce déterminatif dans le nom de la mère de Skylla : c'était la Pierre Coupée, Skoul'a Krat'a, disaient les Sémites ; à sa mode ordinaire, le poète grec a fait de Skoula un personnage et de Krat'a un autre personnage, et il a lié ces deux êtres par les mêmes liens de parenté qu'il établissait plus haut entre l'Épervière, l'Aigle, et le Vautour : Kratais est devenue la mère de Skylla, Κράταϊν μητέρα τής Σκύλλης. Que notre Pierre italienne mérite le nom de Coupée, les Instructions nous l'ont dit assez clairement. Mais, dans le texte odysséen, nous trouvons encore la vérification de cette étymologie : c'est l'épithète sémitique krat'a qui, développée, a donné au poète ses vers sur le sommet aigu, sur la pierre chauve et comme rabotée. L'Écriture emploie le mot kroutot pour les poutres équarries et polies. Toutes les autres caractéristiques de Skylla sont pareillement sorties du périple original. Si une transcription exacte fit de Kratais la mère de Skylla, un calembour fit de Skylla la terrible aboyeuse et lui donna la voix d'une jeune chienne, skylax : ένθα
δ' ένί Σκύλλη
ναίει δεινόν
λελακυϊα τής ή τοι φωνή μέν όση σκύλακος νεογιλής. Un autre calembour en fit un monstre horrible, pelor : ... αύτή δ' αΰτε πέλωρ κακόν. En face de Skylla, en effet, la côte sicilienne projette un long promontoire qui, durant toute l'antiquité et jusqu'à nos jours, a porté le nom de Peloros, Pelorus, Peloro. Ce nom parait n'avoir présenté déjà aucun sens aux navigateurs classiques, qui lui cherchèrent et lui trouvèrent d'admirables étymologies. On montrait sur ce cap le tombeau d'un certain Peloros, Πέλωρος, dont les Romains firent un pilote d'Annibal[2]. Ce nom de lieu doit remonter aux Sémites, en effet, mais bien plus haut qu'Annibal et que les premières marines grecques. Il est de même époque et de même origine que Skylla. Le poète odysséen le connut ; il en fit un attribut de Skylla ; mais il ne nous dit rien qui puisse nous en indiquer le véritable sens. Il faut noter que ces inventions verbales du poète pouvaient cadrer, d'ailleurs, avec certaines données fort exactes de son périple et que ces données correspondent encore à la réalité présente : Curieux de connaître ces écueils fameux par tant de naufrages, je pris une barque et la dirigeai d'abord vers Scylla. C'est un rocher très élevé, situé à douze milles de Messine sur les côtes de la Calabre, au delà duquel est bâtie la petite ville qui porte son nom. Quoiqu'il ne fit point de vent et que j'en fusse encore à la distance de deux milles, je commençai à entendre un frémissement, un murmure et je dirai presque un bruit semblable à des hurlements de chien, dont je ne tardai pas à découvrir la véritable cause. Ce rocher, coupé à pic sur le bord de la mer, renferme à sa base plusieurs cavernes, dont la plus spacieuse est appelée Dragara par les habitants de l'endroit. Les ondes, entrant avec impétuosité dans ces cavités profondes, se replient sur elles-mêmes, se brisent, se confondent, écument de toutes parts et produisent tous les bruits divers que l'on entend au loin[3]. Ces cavernes hurlantes se rencontrent tout le long du détroit sicilien. La plupart sont au ras des flots : Le beau cap ou plutôt le rocher, que les Siciliens baptisent du nom de Cap Saint-Alexis, interrompt la route. Ce cap est formé par un rocher à pic de cinq à six cents pieds au-dessus du niveau de la mer.... Taillé en forme de cône concave, on remarque sur toute sa surface cinq cavernes aussi élevées que profondes, cavernes assez grandes pour qu'une légère barque puisse y entrer et en faire le tour ; les eaux de la mer s'y engouffrent avec un bruit semblable à celui du tonnerre. Malheureusement pour nous, la grosseur de notre navire ne nous permettait pas de les suivre sous ces voûtes retentissantes. Nous eûmes assez de peine à résister aux vagues qui s'y portaient et à ne pas nous briser contre le roc rougeâtre[4]. Il est une caverne plus curieuse encore, que nous signalent les Instructions nautiques : elle n'est pas au bord de la mer, mais au sommet d'une montagne. Pourtant cette caverne aboie, elle aussi : La ville d'Ali, renommée par ses eaux minérales, s'élève en dedans du cap, sur la pente du mont Scuderi, qui a 1250 mètres de hauteur. Auprès du sommet aplati de cette montagne, il existe une caverne d'où le vent sort en soufflant avec une certaine violence[5]. Semblable à cette grotte du mont Scuderi, une caverne s'ouvrait jadis, non pas au ras du flot, mais au flanc de la falaise, sur la façade nord-occidentale de Skylla, ζόφον, et sa bouche s'ouvrait à l'Ouest, είς έρεβος. Le poète odysséen nous la décrit : μέσσω
δ' έν σκοπέλω
έστι σπέος
ήεροιδές πρός ζόφον, είς έρεβος τετραμμένον. Cette caverne n'existe plus aujourd'hui. Les tremblements de terre ont, nous le savons, bouleversé cette façade de Skylla. Mais l'exactitude des autres renseignements que le poète nous donne nous force d'admettre qu'avant ces tremblements de terre, la façade occidentale du rocher était percée à mi-hauteur d'une grande caverne. De là, Skylla pêche les dauphins, chiens de mer et autres monstres que nourrit par milliers la gémissante Amphitrite. La gémissante mer du détroit nourrit en effet par milliers les dauphins, chiens et autres monstres. Les Instructions nous ont déjà dit que Skylla pêche les espadons. Voici d'autre part ce que racontent les voyageurs : Avant de quitter le détroit de Messine, j'ai pensé que le lecteur verrait avec plaisir quelques détails sur deux pèches qui y sont en usage : l'une de l'espadon, l'autre du chien de mer. Les chiens de mer appartiennent au genre des squales : ce n'est qu'accidentellement qu'on en prend dans le détroit de Messine, soit parce qu'ils n'ont pas de passages réguliers et périodiques, soit parce que leur chair coriace n'est pas bonne à manger et qu'il y a toujours du danger à les attaquer. Leur hardiesse est si grande qu'ils vont assaillir les hommes jusqu'à l'intérieur du port. Un pêcheur, s'y baignant un jour, fut surpris par un de ces poissons qui lui trancha net la cuisse. Peu de temps après, le vorace animal fut tué aux environs du phare et l'on retrouva dans son corps cette cuisse entière, telle qu'il l'avait engloutie. Pendant mon séjour à Messine, n'ayant eu l'occasion d'assister à la capture d'aucun chien de mer, je ne puis rien dire de la façon dont on s'y prend pour les attaquer. Je me bornerai à décrire un de ces poissons.... Je m'arrêterai principalement à ses divers ordres de dents. Les dents de la mâchoire inférieure sont au nombre de soixante-quatre, laissant au milieu un espace vide. Elles forment des troupes séparés. Chaque groupe résulte de quatre rangées de dents, à la réserve de ceux qui avoisinent l'espace vide, lesquels sont composés de cinq rangées. [La chienne Skylla a, elle aussi, de multiples rangées de dents, serrées et nombreuses, toutes pleines de noir trépas.] On prend l'espadon, tantôt avec la lance, tantôt avec la palimadara, espèce de filet à mailles très serrées.... La pêche à la lance tirait à sa fin. Voici comment elle se pratique. Les pêcheurs sont pourvus d'une barque qu'ils appellent luntre. Sa longueur est de dix-huit pieds sur huit de largeur et quatre de hauteur. Sa proue est plus spacieuse que sa poupe pour donner plus d'aisance à celui qui tient la lance.... La lance est faite de bois de charme qui se plie difficilement. Sa longueur est de douze pieds. Le fer qui la termine a sept pouces de long ; il est armé latéralement de deux autres fers, appelés oreilles. Sur la proue de la luntra, le lancier épie l'espadon et le frappe dès qu'il apparait. En arrivant devant Skylla, Ulysse revêt ses armes, prend deux longues lances et quitte le château d'arrière pour venir sur le château d'avant, sur la proue du navire, afin de surveiller, comme fait le lancier de la luntre, l'apparition du monstre. Ici encore, nous retrouvons le procédé de notre poète et son habituelle transposition de faits réels en événements merveilleux. Mais ici encore nous retrouvons aussi les renseignements exacts, précis, que le poète avait puisés dans son périple sémitique. En face de Skylla, Kirkè décrit la pointe de Charybde : L'autre rocher, Ulysse, est beaucoup plus bas, tu verras. Il porte un grand couvert de ramure. Au-dessous, Charybde engloutit l'eau noire : chaque jour, elle rejette trois fois le flot et trois fois l'engloutit. Ne te trouve pas là quand elle engloutit : Poséidon lui-même ne saurait te tirer du péril. Ulysse aperçoit Charybde : La divine Charybde engloutissait terriblement l'eau salée de la mer. Quand elle la vomissait, c'était comme un chaudron bouillonnant et murmurant sur un grand feu : d'en haut, l'écume retombait sur la tête des deux roches. Quand elle avalait, c'était à l'intérieur une grande agitation, dont tout autour la pierre mugissait et ,jusqu'au fond on pouvait voir le sol de sable noir. Voici quelques pages de nos Instructions nautiques[6] : Le détroit de Messine (Fretum Siculum), qui sépare la Sicile de l'Italie, a une largeur qui varie de 1 mille 4/10 à son entrée Nord à 8 milles entre les caps Pellaro et Scaletta. La navigation de ce passage si redouté des anciens demande quelques précautions, à cause de la rapidité et de l'irrégularité des courants, qui produisent des remous ou tourbillons dangereux pour les navires à voiles. En outre, devant les hautes terres les vents jouent et de fortes rafales tombent des vallées et des gorges, de sorte que, sans une brise favorable et bien établie, un navire peut arriver à ne plus être maitre de sa manœuvre, même étant sous vapeur. COURANTS. — Les courants du détroit de Messine sont variables et atteignent parfois 5 nœuds de vitesse. Ce sont en grande partie des courants de marée, qui acquièrent leur plus grande force le lendemain de la pleine et de la nouvelle lune (sauf les perturbations dues aux vents)[7]. Le flot porte au Nord, le jusant au Sud ; mais près des côtes, existe des contre-courants dont on peut tirer parti. Ceux-ci se font sentir entre 1 heure et 2 heures après le commencement du courant principal et sont appelés refoli quand ils sont produits par le jusant, bastardi quand ils sont produits par le flot. Sur la côte de Sicile les principaux contre-courants de jusant font sentir entre la tour Palazzo (à l'extrémité S.-O. du village de Faro) et la pointe Sottile (extrémité Sud du cap Peloro), entre la Grotta et la rivière Guardia, entre San Francesco di Paola et San Salvatore dei Greci. La largeur de ces contre-courants augmente en proportion de la durée du courant principal, et devient importante aux vives-eaux où ils s'étendent jusqu'à 1 mille du rivage. Sur la côte de Calabre, le contre-courant de jusant ne se produit pas au Nord de la pointe Pezzo, mais de là jusqu'à Catona, en face de Messine, il a environ 1 mille de largeur. Avec le flot ou courant Nord, le seul contre-courant important, ou bastardo, se fait sentir sur la côte de Sicile entre le phare de Peloro et la pointe Sottile ; les autres sont insignifiants. Toutefois, sur la côte de Calabre, après 2 heures de flot, entre l'Alta Fiumara et la pointe Pezzo, il y a un contre-courant portant au Sud et atteignant sa plus grande largeur devant Canitello, où il s'étend à ½ mille de terre. Les jours de pleine et de nouvelle lune, le jusant commence à 9 heures du matin dans le détroit de Messine et porte vers Alta Fiumara (Calabre) ; de là, il se dirige vers la pointe Pezzo et la Crotta (Sicile), ensuite vers San Salvatore dei Greci, et il arrive vers 11 heures devant le phare N.-E. de Messine ; après cela, il se dirige vers Reggio (Calabre). Les jours de pleine et de nouvelle lune, le flot commence à 5 heures à la pointe Pezzo et parait ainsi être la continuation du contre-courant de jusant qui existait déjà en ce point ; il s'élargit graduellement et va s'unir au contre-courant Nord s'étendant de la tour de Palazzo à la pointe Sottile, et toute la masse des eaux s'écoule au N.-E. dans la direction du passage. Au bout de deux heures, le flot incline vers Scilla ; mais en même temps il vient du Nord un courant, appelé Rema di Bagnara, qui en s'unissant à celui portant vers Scilla produit un courant portant au large. A Messine, le courant Nord ne commence que vers 5 heures. Aux mortes-eaux, le courant Sud suit la même direction qu'aux vives-eaux et produit les mêmes contre-courants, mais ceux-ci sont moins rapides. Il commence au Faro à midi 45 minutes, et devant Messine à 5 heures 45 minutes. Au cap du Faro la montée de l'eau est à peine sensible ; à Messine elle est au-dessus de 0m,25 à 0m,50 ; mais elle est très influencée par les vents. La rencontre des deux courants opposés produit, en divers points du détroit, des tourbillons et de grands remous, appelés garofali dans la localité. Les principaux garofali sont : sur la côte de Sicile, entre le cap du Faro et la pointe Sottile, avec le jusant, et devant la tour de Palazzo, avec le flot : ce dernier garofalo est très fort (c'est le Charybde des anciens). Il existe un autre garofalo, également violent et dangereux avec le vent de S.-E., devant la pointe Secca, extrémité N.-E. du Braccio di San Ranieri. A la pointe Pezzo, sur la côte de Calabre, il y en a un autre très fort, dangereux avec le vent de S.-E. Les autres grandes agitations sans tourbillons, produites par le courant sur les inégalités du fond, sont appelées scale di Mare. PILOTES. — Comme les variations des courants rendent difficile la navigation à la voile dans le détroit, il serait imprudent, de la part d'un navire à voiles étranger, de chercher à le franchir de nuit sans pilote. Si l'on vient du Nord, on trouve des pilotes à quelques milles au Nord du phare du Faro ; si l'on vient du Sud, on en rencontre à 5 ou 4 milles au Sud de Messine. La caractéristique des bateaux pilotes consiste en une ancre peinte sur la voile, et un pavillon bleu, marqué de la lettre P en blanc, hissé à l'avant. La carte marine indique par des spirales les points ou d'ordinaire tourbillonnent ces bastardi et garofali. Le plus important de ces remous, auquel nos marins gardent le nom de Charybde, est juste en face de Skylla sur la rive opposée du détroit, un peu au Sud du cap Peloro. Ulysse, ayant franchi Skylla, échappe au tourbillon de Charybde. Il débarque sans difficulté dans le port creux de Messine. Mais, après le massacre des bœufs sacrés, il reprend la mer. Alors une tempête de Nord-Ouest, le Zéphyre, l'entraine d'abord vers le Sud, puis un coup de Sud-Est, de Notos, le rejette vers Charybde : Quand nous eûmes quitté l'île, quand aucune terre n'apparut à nos yeux, mais, seuls, le ciel et la mer, alors le fils de Kronos dressa une nuée noirâtre sur le vaisseau creux : la mer en fut tout assombrie. Le navire ne courut pas longtemps encore, car une rafale de Zéphyre hurlant cassa les deux étais du mât, qui tomba en arrière et tous les agrès tombèrent dans la sentine. Le mât frappa sur la tête le pilote assis au château d'arrière et lui mit le crâne en bouillie. Comme un plongeur, il fut précipité du château et succomba. Zeus tonne ; la foudre frappe le bateau qui vire entièrement et se remplit de soufre. Mes hommes tombent à l'eau.... Moi j'allais et venais sur la coursie. Mais une vague ouvre les flancs du bateau, qui dérive désemparé. Le mât est cassé net. Un faux étai lui restait attaché. Je prends cette courroie de peau de bœuf pour lier ensemble le mât et la quille. Alors le Zéphyre cesse. Un rapide Notos survient... qui toute la nuit me ballotte et me rejette à l'aube vers le rocher de Skylla et la terrible Charybde. Les Instructions nautiques nous décrivent aussi les vents du détroit : VENTS LOCAUX. — En hiver, les vents les plus forts et les plus fréquents sont ceux de l'E.-S.-E. et de l'O.-S.-O., ces derniers accompagnés d'une très grosse mer. Dans cette saison la lutte entre les vents opposés est fréquente, surtout avec les grands frais de N.-O. qui viennent de la mer Tyrrhénienne. Les vents d'Ouest ne durent pas autant que ceux de S.-E. et de S.-O. ; ils peuvent souffler fort, mais ils mollissent bientôt. Le vent de S.-E., au contraire, devient de plus en plus fort et souffle parfois quinze jours consécutifs. Le S.-O. lui succède généralement, mais dure peu, puis le vent tourne à l'Ouest et au Nord et le beau temps se rétablit. Le retour du S.-O. au S.-E. est indice de mauvais temps ; de même la giration du S.-E. au Nord par l'Est. En été, le beau temps est accompagné de vents de N.-O. et de Nord. Lorsque le vent souffle du Nord, il fait toujours presque calme dans le détroit, tandis qu'à Messine et à Reggio la brise est quelquefois très fraiche ; mais généralement elle tombe le soir et n'occasionne pas de mer. Dans la belle saison, le détroit est la ligne de séparation des vents d'Est et de S.-O. Les nuages apportés par les derniers s'accumulent alors sur le détroit, où il fait calme plat, tandis qu'il souffle une forte brise en dehors. Parfois, le vent de Nord [c'est le Zéphyre d'Ulysse] soufflant dans le détroit rencontre à 20 milles dans le Sud, devant le cap Spartivento, un vent de Sud [c'est le Notos d'Ulysse], ou un vent venant de l'Adriatique ; il en résulte une grande perturbation atmosphérique ; c'est ce qu'on appelle golfo di Cantara, sur la côte de Sicile, entre Taormina et Mascali. On doit se précautionner contre les lourdes rafales qui tombent quelquefois des vallée et qui sont dangereuses pour des petits bâtiments. On peut voir que, de point en point, ces instructions concordent avec tous les détails de notre description odysséenne. La tempête d'Ulysse n'est que cette rencontre des vents du Nord et du Sud dont nous parlent les Instructions. Si l'on veut mieux encore apprécier l'exactitude de tels et tels vers odysséens, il faut reprendre les récits des voyageurs modernes. L'exact et consciencieux Spallanzani visite Charybde : Quoique la marée soit presque insensible par toute l'étendue de la Méditerranée, elle se fait apercevoir dans le détroit de Messine, â raison de son étrécissement, et elle y est réglée comme ailleurs par les élévations et dépressions périodiques des eaux. Quand le vent souffle dans la direction du flux et du courant, les navires n'ont point de dangers à courir ; car, si ces deux forces leur sont contraires, ils sont dans la nécessité absolue de s'arrêter et de jeter l'ancre à l'entrée du canal ; si elles leur sont favorables, ils passent à pleines voiles avec la rapidité de la flèche. [Cf. le premier passage d'Ulysse et les conseils de Kirkè : άλλά
μάλα Σκύλλης
σκοπλημένος
ωκα νήα παρεξελάαν.] Mais lorsque le vent est opposé au courant et que le pilote inexpérimenté ou trop confiant lui abandonne ses voiles pour franchir le détroit, son navire combattu par deux forces contraires va se briser contre le rocher de Scylla ou échouer sur les bancs voisins. [Cf. les conseils d'Ulysse à son pilote : Veille au rocher, de peur que le bateau, sans même que tu t'en aperçoives, ne s'élance contre le rocher ; tu nous mettrais à mal. Les Instructions nautiques nous traduisent ces vers plus exactement encore : Sans une brise favorable et bien établie, un navire peut arriver à ne plus être maitre de sa manœuvre, même étant sous vapeur.] Voilà pourquoi vingt-quatre matelots des plus hardis et des plus robustes se tiennent jour et nuit sur la plage de Messine. Au premier coup de canon d'un navire en perdition, ils accourent et le remorquent avec leurs barques. Comme le courant n'occupe jamais toute la largeur du détroit, qu'il serpente et fait plusieurs détours, ces matelots, qui connaissent parfaitement sa marche, savent l'éviter et soustraire le vaisseau aux dangers qui l'environnent. Mais si le pilote, qui en a le gouvernement, dédaigne ces secours ou néglige de les demander, quelque habile qu'il soit, il court le plus grand risque de faire naufrage. Au milieu des tournoiements et du bouillonnement des ondes, occasionnés par la rapidité du courant et par la violence du vent, qui souffle en sens contraire, l'usage de la sonde devient inutile, les plus gros câbles se rompent et les ancres ne prennent point parce que le fond est rocailleux. Enfin tous les expédients ne sont ici d'aucun secours ; l'unique moyen de salut est de se confier aux soins, au courage et à l'expérience des matelots messinois. J'en donnerais plusieurs exemples que m'ont rapportés des personnages dignes de foi, si je n'avais été témoin moi-même d'un événement qui montre que ce parti est en effet le seul à prendre. Je nie promenais sur les collines qui dominent le détroit, lorsque je vis entrer par la bouche. du Nord un bâtiment marseillais voguant à pleines voiles et ayant pour lui le vent, et le courant. Il avait déjà fait la moitié du chemin et s'avançait heureusement vers le port, lorsque tout à coup le ciel se couvre d'épais nuages ; un tourbillon de vent soulève la mer contre la direction du courant et l'agite dans tous les sens. A peine les matelots ont-ils le temps d'amener les voiles ; de toutes parts les vagues entourent et assaillent leur malheureux navire.... Ils donnent le signal de détresse. Aussitôt, une barque se détache du rivage de Messine et vient les prendre à la remorque[8]. Spallanzani nous décrit longuement les efforts des pilotes messinois, qui réussissent à sauver ce bateau marseillais. Toutes les aventures en ce détroit ne se terminent pas aussi heureusement. Le même Spallanzani ajoute : Les bâtiments légers que le vent ou le courant entraîne, vacillent, tournoient, mais ne sont point engloutis : ils ne coulent à fond que dans le cas où les vagues, en se précipitant sur eux, les remplissent d'eau. [Cf. le vaisseau d'Ulysse, qui, après avoir tournoyé, ne sombre que frappé par la foudre et rempli de soufre.] Quant aux gros navires, ils s'y trouvent arrêtés tout à coup et restent comme immobiles ; ni le vent ni les voiles ne les peuvent tirer de là ; après avoir été tourmentés et battus des flots, ils sont poussés contre la plage voisine. Voici à ce sujet, une lettre que m'a écrite l'abbé Grano de Messine : Il n'y a pas vingt jours, nous avons été témoins de la submersion d'une polacre napolitaine, venant de Pouille avec une provision de grains. Il s'était élevé un vent de Sud-Est très impétueux. Le navire s'efforçait de gagner le port à pleines voiles ; mais la tête ou la queue du courant, pour me servir de l'expression de nos mariniers, étant déjà entrée par le phare, saisit le navire et l'entraîna dans le Calofaro. Là, ne pouvant faire usage de ses voiles, il resta quelque temps exposé à toute la furie des flots, qui finirent par l'entrouvrir et le couler à fond : la moitié de l'équipage (seulement) fut sauvée. On voit que tous les détails de la description odysséenne se retrouvent dans les périples ou les voyageurs récents. Si cette description présente quelque inexactitude, c'est en un point seulement. Elle nous représente Charybde avalant dans son tourbillon le mât et la quille du vaisseau naufragé, puis les vomissant quelques heures après. Le poète se figure Charybde comme un entonnoir profond, avec des tourbillons voraces. C'est ainsi d'ailleurs que l'imagination populaire se figure tous les gouffres marins : c'est ainsi que nous nous figurons le Malstrœm norvégien ; les spirales, que portent encore nos cartes marines, ne font que traduire aux yeux cette fausse idée de tourbillons. Spallanzani nous met en garde contre une telle représentation : On entend par tourbillon d'eau ce mouvement circulaire qu'elle prend lorsqu'elle est mue par deux impulsions contraires. Au centre de ce mouvement, il se forme une cavité dont les parois intérieures tournent sur elles-mêmes en forme de spirale. Mais dans le détroit je n'observai rien de semblable : c'était un espace de nier ayant tout au plus cent pieds de circonférence, où l'onde bouillonnait, s'élevait, s'abaissait, se heurtait, sans produire le moindre tourbillon.... Je m'étais muni de différents corps, les uns plus pesants que l'eau, les autres plus légers. J'observai que les premiers allaient au fond et ne reparaissaient plus, que les seconds surnageaient, mais que l'agitation les repoussait hors de la sphère de son activité. Cette dernière observation m'indiquait assez qu'il n'existait aucun gouffre en cet endroit, car ce gouffre aurait produit un tourbillon qui aurait attiré et englouti les corps légers nageant i la surface de l'eau. Le poète odysséen est, comme on voit, d'une exactitude parfaite quand il compare cet espace de mer, où l'onde bouillonne, s'élève, s'abaisse et se heurte sans produire le moindre tourbillon, à une marmite d'eau bouillante. Si son imagination d'un tourbillon profond, d'une cavité avec spirales descendantes et remontantes, est plus fantaisiste, il ne faut pas encore se hâter de l'inculper. Les hydrographes italiens nous disaient plus haut : Dans le détroit, les eaux qui courent vers le Sud sont toujours moins froides que celles qui se dirigent vers le Nord. Le courant Nord part toujours du fond et porte à la surface des herbes et des débris végétaux, tandis que celui qui se dirige au Sud n'a pas cette force. Ces débris arrachés du fond et rejetés à la surface ont dû faire naître l'idée et l'image de tourbillons qui avalent, puis vomissent. Il se peut que le périple ait déjà mis cette image devant les yeux du poète, par le nom même que les Sémites donnaient aux remous du détroit. Je crois en effet que H. Lewy a raison de chercher une étymologie sémitique au nom de Charybde, qui se retrouve dans le pays syrien et qui ne veut rien dire en grec : H. Lewy propose khar (ou khor) oubed (ou obd), le Trou de la Perte. Comme pour Skylla la pierreuse, Σκύλλα πετραίη, le texte odysséen nous donne la vérification de cette étymologie : Charybde est la pernicieuse, la cause de perte, Χάρυβδις όλοή ; et le poète imagine cette pernicieuse comme un trou, khar, qui, tour à tour, engloutit les eaux de la mer et les rejette. L'antiquité classique connut deux autres Charybdes. L'une était dans les parages de Gadès : nous n'en savons que le nom. L'autre était en Syrie : c'était, entre Apamée et Antioche, un trou, χάσμα, dans lequel l'Oronte s'engouffrait, c'était la Perte de l'Oronte[9]. On a signalé, dans le texte odysséen, une autre inexactitude touchant la distance qui sépare Charybde de Skylla : une portée de flèche, dit le poète ; il y a en réalité près de deux milles. Spallanzani se demandait en conséquence si depuis les temps de l'Odyssée Charybde ne s'était pas un peu déplacée. Ce n'est pas dans la réalité, je crois, qu'il faut avec Spallanzani faire la correction, mais dans le texte. Après nous avoir décrit la roche sur laquelle habite Skylla, le poète entame la description de la Pointe du Figuier, sous laquelle Charybde engloutit la mer : La seconde pointe est bien plus basse, tu verras, Ulysse, elle a un grand figuier, tout couvert de ramure ; c'est sous cette pointe que Charybde engloutit l'eau noire. Dans cette description, très complète et très bien suivie, j'ai retranché un vers du texte actuel : La seconde pointe est bien plus basse, tu verras, Ulysse, [voisine les unes des autres, tu pourrais traverser d'une flèche] ; elle a un grand figuier, etc. Ce vers est à peine correct : διοϊστεύω signifie transpercer (un obstacle) d'une flèche et non traverser (une distance) d'un jet de flèche. Ce vers en cette place est inintelligible. Ce n'est, je crois, qu'une interpolation pour faire pendant et contraste aux deux vers sur Skylla, qu'un homme robuste ne saurait atteindre, même d'un jet de flèche. |
[1] Instructions nautiques, n° 731, p. 112.
[2] Cf. Pape-Benseler, Wört. Eigenn.,
s. v.
[3] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 113-114.
[4] A. de Gourbillon, Voyage critique de l'Etna, p. 295-294.
[5] Instructions nautiques, n° 731, p. 249.
[6] Instructions nautiques, n° 731, p. 238-243.
[7] Ces renseignements sur le régime des courants dans le détroit de Messine sont dus aux hydrographes français, à la suite des travaux exécutés en 1858 sous la direction de M. B. Darondeau.
Nous croyons devoir reproduire les indications portées, relativement à ces courants, sur la carte italienne n° 47, à la suite des travaux hydrographiques effectués par le navire de la marine royale italienne Washington, sous le commandement de M. le capitaine de frégate Rossi. Nous les faisons vivre de quelques mots au sujet de l'influence des vents sur le régime des courants d'après le pilote Longo : Les courants du détroit de Messine peuvent être considérés comme de véritables courants de marée, le courant principal produit par le flot se dirigeant vers le Nord, celui de jusant vers le Sud. Ils varient de force et parfois même de direction, selon la saison ou le vent. régnant. Quatre heures avant le passage de la lune au méridien du phare de Peloro, le courant de jusant commence à se faire sentir à cette pointe, d'où il parvient à la pointe Pezzo et, deux heures après, à la pointe de San Ranieri ; il s'infléchit alors vers la pointe de Reggio et, après avoir longé la côte de Calabre jusqu'à Torre Lupo, il s'incline vers la côte sicilienne et. s'élargit en perdant notablement de sa force. A l'heure du passage de la lune au méridien, le courant de jusant règne dans tout le canal.
A la pointe Pezzo, deux heures après le passage de la lune au méridien, le courant de flot se manifeste, tandis que celui de jusant règne encore dans la partie méridionale du détroit. A la pointe de San Ranieri, le courant de flot se fait sentir deux heures après qu'il a commencé à la Pointe Pezzo, et est complètement établi dans le canal quatre heures après sa première apparition. A la sortie du étroit, il longe la côte de Calabre vers Scilla et Bagnara, d'où il se dirige au large. Il convient de faire remarquer que le changement des courants de marée ne se produit pas d'une manière régulière et que les heures indiquées ci-dessus ne représentent qu'une moyenne de l'instant de leur changement. Les courants les plus rapides d'une lunaison correspondent aux jours des syzygies, les plus faibles aux quadratures. La plus grande vitesse observée a été de 5 milles à l'heure. Sur les côtés des courants principaux, une heure environ après leur passage, il se produit des contre-courants, appelés communément bastardi ; ces bastardi, que l'on utilise pour la navigation du canal, commencent très près de terre, et, à mesure que les courants principaux perdent de leur force, ils s'élargissent jusqu'à atteindre une largeur d'un kilomètre. Ils sont faibles si les courants de flot et de jusant sont faibles, et forts si les courants principaux sont rapides.
Les principaux bastardi ou contre-courants, qui portent au Nord pendant le jusant, s'établissent près de la côte de Sicile : entre la tour du Faro et le cap Peloro ; entre les Grottes (la Pace) et la rivière de Santa Agata ; entre San Francesco di Paola et le couvent de San Salvatore dei Greci ; entre Mili et la citadelle de Messine ; entre le cap Sant' Alessio et le cap Scaletta. Sur les côtes de Calabre, le jusant donne aussi lieu à des contre-courants entre la pointe Calamizts et le village de Catona, et entre la pointe Pellaro et la tour Lupo. Il y a des eaux presque calmes entre Catona et la pointe Pezzo. Les bastardi qui prennent naissance avec le flot se produisent, sur la côte sicilienne : entre le cap Peloro et la tour du Faro, entre San Francesco di Paola et l'entrée du port de Messine et, du côté de a Calabre, entre l'Alta Fiumara et la Pointe Pezzo ; ce dernier s'étend jusqu'au milieu de l'entrée du détroit. La rencontre des deux courants produit des agitations de la mer et. y occasionne une suite de 'arts refoli ou tourbillons, que l'on nomme scale di mare. Les garofali, ainsi que les appellent les pratiques locaux, sont ces refoli ou tourbillons qui se forment aux points de rencontre des courants opposés ; cependant, lorsque ceux-ci rencontrent des différences notables de fond, ils trouvent des obstacles à leur développement. Les principaux garofali sont ceux qui se forment près de Scilla et de a tour du Faro ; ces derniers sont appelés cariodi (ou carioddi). De moindre importance sont ceux de alita Agata, de la pointe des Grottes, de Salvatore dei Greci, de la pointe Pezzo et de Catona. Les courants de marée dans l'intérieur du port de Messine durent trois heures chacun, avec un intervalle de aime de trois heures. Avec le flot, ils entrent en côtoyant la péninsule de San Ranieri ; avec le jusant au contraire, ils longent la côte Est, au nord de l'entrée, et alors les eaux sont très agitées auprès de la Santé. Le courant est plus rapide près de terre que dans le milieu du port. Le courant de flot 'établit une heure avant le passage de la lune au méridien ; celui de jusant cinq heures après ce passage ; les irrégularités sont cependant très fréquentes.
Postérieurement aux travaux italiens, il a paru à Messine une brochure intitulée : Il canale di Messina e le sue correnti, par M. Francesco Longo, chef pilote, dans laquelle l'auteur insiste sur les variations que font subir au régime des courants, dû aux phases de la lune, ainsi qu'à la montée et à la baissée de l'eau, les vents qui soufflent ou qui ont soufflé, les coups de vent et les mouvements de baromètre. Il cite entre autres phénomènes le fait qu'avec le courant qu'il désigne par scendente (descendant), c'est-à-dire celui qui porte au Sud, l'élévation des eaux dépasse de 45 centimètres le niveau le plus bas produit par celui qui porte au Nord. D'après l'auteur, les eaux qui courent vers le Sud sont. toujours moins froides que celles qui se dirigent vers le Nord. Le courant Nord part toujours du fond et porte à la surface des herbes et des débris végétaux, tandis que celui qui se dirige au Sud n'a pas cette force. Enfin, d'après M. Longo, les contre-courants, remous et tourbillons que l'on désigne sous le nom de refoli au Faro et à Messine, sont appelés garofali par les Napolitains et bastardi par les Calabrais.
[8] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 116 et suiv.
[9]
Pape-Benseler, Griech. Eigenn., s.
v. ; Strabon, VI, 275 ; Eustathe, ad Dion. Perieg., 919.