Ulysse revient de l'Averne, à travers la plage basse. Il retrouve son bateau au fond du Golfe Lucrin. Il se rembarque. A la rame d'abord, puis à la voile, il sort du Golfe et regagne la mer libre. Un jour de navigation le ramène à l'île de Kirkè. Il tire son bateau sur la grève d'Aiaiè. On installe à nouveau le campement dans la Cala dei Pescatori. Une escouade remonte chez Feronia pour chercher le cadavre d'Elpénor, reste là-bas sans sépulture. Kirkè apprend ainsi le retour des navigateurs. Aussitôt elle descend à la plage, avec ses chambrières qui apportent des provisions. Elle offre à nos gens un grand festin qui dure tout le jour. Il est entendu que, le lendemain, on reprendra la mer et que la déesse enseignera le chemin du retour : Feronia avait, elle aussi, un oracle que venaient consulter les Peuples de la mer. Toute la journée donc, on mange, on boit, on fait la fête. Le soir Kirkè prend Ulysse à l'écart et le met en garde contre les périls qui vont l'assaillir, Sirènes, Charybde et Skylla, ou contre les tentations qu'il devra surmonter dans l'île du Soleil. Le lendemain, Ulysse reprend la mer. A la rame, ils sortent de la Cale. Puis le même « bon garçon » de vent, envoyé par Kirkè, les pousse encore sur la même route que lors du premier départ vers le Pays des Morts : ils descendent à nouveau vers le Sud ; ils voguent au long des côtes italiennes vers le détroit de Messine. La brise et le pilote mènent le navire. Ulysse répète alors à ses hommes les conseils de Kirkè touchant les Sirènes. Tu arriveras d'abord aux Sirènes, qui charment tous les hommes. Quiconque les approche sans défiance et prête l'oreille à leur chant, ne revoit plus sa femme ni ses enfants accourir à sa rencontre ; il ne rentre plus en sa demeure ; les Sirènes le charment de leur voix perçante, dans la prairie où elles sont assises : autour d'elles, git un amas d'ossements humains et de peaux corrompues. Depuis longtemps, on a fait remarquer avec justesse que, nulle étymologie grecque ne peut nous expliquer le nom des Sirènes, Σειρήνες. Par contre, une étymologie sémitique se présente aussitôt pour ces chanteuses, pour ces filles du chant, comme dirait l'Écriture, benot-ha-sir[1]. Le mot hébraïque sir, chant, cantique, serait exactement transcrit par le début du mot grec Sir-ènes, Σειρ-ήνες. Pour la fin de ce mot grec, on propose d'ordinaire d'y reconnaitre le mot sémitique hen, grâce : sir-hen serait le chant de grâce, comme eben-hen est la pierre de grâce, la pierre précieuse. Cette étymologie ne me semble pas inacceptable. Pourtant elle ne me satisfait pas : je crois que, du texte même odysséen, une autre explication peut ressortir, qui s'imposera avec plus de certitude. Nous savons en effet comment le poète met en œuvre les noms et les données de son périple. Toutes les fois qu'il transcrit un vocable sémitique, il s'arrange pour nous le commenter aussi ou pour nous le traduire en son contexte : le plus souvent, en outre, — nous en avons eu l'exemple le plus typique dans la fuite d'Ulysse au pays des Fuyards, — le plus souvent l'aventure entière ne semble imaginée que par un développement poétique ou anthropomorphique de tel ou tel vocable du périple original. Or voyez, d'une part, ce que le poète nous dit des Sirènes et voyez d'autre part, l'aventure qu'il imagine en leurs parages. Les Sirènes sont des chanteuses ; mais ce sont aussi des magiciennes, des fascinatrices, en prenant ce mot en son sens primitif et complet, c'est-à-dire des femmes qui lient par leurs enchantements : tel est le sens du latin fascinare, fasciare, ou du grec θέλγω. Les Sirènes charment les hommes, elles les enchaînent, elles les retiennent par leurs chants magiques. L'aventure d'Ulysse dans les parages des Sirènes n'est
aussi qu'un enchaînement : Bouche les oreilles de
tes compagnons, lui a dit Kirkè ; quant à
toi, écoute les Sirènes, si tu veux ; mais que ton équipage t'enchaîne pieds
et mains, sur le croiseur, et si tu supplies tes compagnons, si tu leur
commandes de te délier, qu'ils te chargent de liens plus nombreux. Ulysse répète à son équipage les conseils de Kirkè. Les choses se passent ainsi. Ulysse se fait attacher pieds et poings. Puis vainement, pour accepter l'invitation des Sirènes, il demande qu'on le détache. Ses compagnons le lient plus étroitement et le serrent. Ils ne le détachent que lorsque la voix des Sirènes a disparu dans le lointain. Si l'épisode des Lestrygons dans le pays des Sardes, des Fuyards, est la Fuite
d'Ulysse, si l'épisode de Kirkè dans le sanctuaire de l'affranchissement est
la Libération, on voit que l'épisode
des Sirènes est, avant tout, l'Enchaînement.
Aussi, pour rendre compte de cette aventure et, d'autre part, pour expliquer
mot à mot la formule du poète les Sirènes fascinent
par le chant, je crois qu'une étymologie de Sir-ènes s'impose : c'est sir-en,
chant de fascination. Le mot en viendrait de la racine 'n. n, comme hen
vient de la racine h. n. n. Cette
racine 'n. n existe dans toutes les
langues sémitiques. Les Arabes en font un usage fréquent pour signifier d'une
part attacher, retenir (surtout
tenir et gouverner un cheval par les rênes), et d'autre part nouer par des maléfices (en particulier nouer l'aiguillette, comme disaient nos pères)
: de cette racine, les Arabes ont tiré les mots corde,
rênes, et les mots ensorcellement, impuissance
sexuelle ; ils en ont aussi tiré le mot nuage (les Latins emploient
pareillement fascia). Les
Hébreux usent moins fréquemment de cette racine 'n.
n : ils en ont pourtant tiré, eux aussi, le mot nuage, anan,
et un verbe, de sens plus obscur, qui parait signifier se livrer à des opérations magiques, soit de
divination (suivant les uns), soit de
fascination (suivant les autres). Les
Sirènes tout ensemble fascinent les hommes et révèlent l'avenir : Arrête ton navire, afin d'entendre notre voix. Jamais personne
n'est passé sur son noir bateau, sans écouter la voix harmonieuse de nos
bouches et sans avoir été charmé et instruit de ce qu'il ignorait, car nous
savons tous les exploits des Argiens et des Troyens sous la vaste Troie et nous
savons tout ce qui se passe sur la terre habitable. Il est un autre détail en ce texte odysséen qu'il ne faut pas négliger si l'on veut retrouver l'onomastique originale de ces îles : les Sirènes sont assises dans une prairie. Nous connaissons par l'Écriture plusieurs noms de lieu de la forme : Prairie des Acacias, Prairie des Vignes, Prairie de la Danse. C'est un équivalent de ce dernier nom Abel-Mehol'a, Prairie de la Danse, que je restituerais à l'origine de notre légende odysséenne : les premiers navigateurs appelèrent cette île Aben Sir-en, Prairie de l'Enchantement ou du Chant Magique ; les Hellènes traduiraient en Leimon Épodès, et les Latins en Pratum Carminis. Car le grec et le latin nous peuvent fournir la traduction exacte du chant magique, sir-en, des Sémites : c'est incantare, incantamenta carminum, έπ-ωδή ou έπ-αοιδή. Les Septante appellent chanteurs d'épode, ceux que l'Écriture appelle les lieurs de liens, hober habarim : Eschyle nous donne une exacte définition de épodè, quand il nous parle du chant lieur[2]. Le nom des Sirènes resta, durant toute l'antiquité, attaché à un petit archipel de roches et d'îlots, qui se trouvent sur la côte italienne, au Sud de la presqu'île sorrentine, dans le golfe actuel de Salerne et d'Amalfi, dans l'ancien golfe de Pæstum, à la porte du détroit de Capri que les marins appellent les Petites Bouches. Ces îlots s'appellent aujourd'hui (on ne sait pourquoi) les Coqs, Galli. Les Instructions nous disent : A un mille ½ dans l'Est de Vivara, on trouve le groupe des trois îlots Galli, considérés autrefois comme lé séjour des Sirènes. Le plus grand et le plus Est du groupe a ¼ de mille de longueur ; il est couvert de broussailles et porte une tour à son sommet. Les deux petits, nommés Castellucia et Rotonda et situés à petite distance dans l'Ouest, sont sains, surtout dans le Sud. Ulysse passe devant les Sirènes sans débarquer. L'Odyssée ne nous donne aucun détail caractéristique sur cette Prairie de l'Enchantement. Nous ne pouvons donc pas nous livrer à notre travail habituel de comparaison entre le texte homérique et la réalité. Mais, par leur situation, les Galli conviennent bien à la place que doivent occuper les Sirènes dans l'itinéraire d'Ulysse. Sur la route qui mène de Kirkè à Charybde et Skylla, c'est-à-dire au détroit de Sicile, les navigateurs rencontrent cet archipel quand ils ont traversé le golfe des Kyklopes et franchi le détroit de Capri. Pour les premiers thalassocrates, cet archipel des Sirènes marquait une étape assez importante. Car il faut, ici comme ne pas négliger la différence des temps : les Galli n'ont pour nous aujourd'hui, les Sirènes n'avaient déjà pour les Gréco-romains durant l'antiquité classique aucune importance ; les premiers thalassocrates y devaient au contraire posséder une relâche presque indispensable. Pour les thalassocrates étrangers, en effet, ces îlots étaient la clef des Bouches de Capri : ici, leurs corsaires pouvaient surveiller l'entrée ou la sortie du détroit ; ici , leurs marchands pouvaient attendre un vent favorable quand, venus du Sud, ils rencontraient un coup de mistral, qui leur fermait les Bouches, ou quand, venus du Nord, ils avaient la descente fermée par quelque coup de sirocco. Nous avons longuement étudié le rôle de ces îlots gardiens de détroits : Astéris, dans le détroit d'Ithaque, nous fournira l'occasion d'y revenir. En ces parages italiens, les Bouches de Capri sont l'une des grandes routes de la navigation. De tout temps, les navigateurs eurent en ces parages quelque grande relâche. Quand les indigènes naviguent (c'est le cas aujourd'hui) ou quand les thalassocrates sont en même temps marins et colons (ce fut le cas des Hellènes), les uns et les autres installent leurs guettes et leurs reposoirs au long de la côte continentale : Paestum, Salerne, Amalfi bordent le pourtour du golfe voisin. Mais nous n'avons pas à répéter, une fois encore, comment et pourquoi les premiers thalassocrates de Sidon ou de Hume préféraient aux ports continentaux l'abri d'îlots côtiers, ou même de simples roches insulaires. Les Sirènes, pour eux, tenaient la place de Paestum ou d'Amalfi. Si l'on veut mesurer l'importance à leurs yeux de cette relâche, que l'on relise seulement quelques récits de voyageurs. Quand le temps est beau, la sortie des Bouches de Capri n'offre aucun danger : Au déclin du jour, nous sommes sortis du golfe de Naples par l'étroit canal, qui sépare de Caprée l'ancien promontoire de Sorrente autrement dit Cap Minerve et plus communément appelé aujourd'hui la Punta della Campanella.... Après avoir doublé le Cap Minerve, nous tournâmes à l'Est, laissant sur notre gauche trois petits Îlots que la muse d'Homère avait daigné célébrer et qui, de nos jours, n'ont pas même un nom. Virgile les désigna encore sous le nom de Scopuli Sirenum[3]. Mais souvent, à la sortie des Bouches, les navigateurs rencontrent des vents contraires ou des menaces de tempête, qui les forcent à des relâches et à de longs séjours dans n'importe quel vertige : L'île de Caprée et le Cap della Campanella resserrent la mer et ne laissent au pilote qu'un passage étroit et dangereux. Cependant, grâce à l'habileté de nos mariniers et à la connaissance qu'ils ont de toute cette côte, nous avons doublé le Cap sans accident et nous avons débarqué, après avoir fait trente milles, en un endroit assez chétif nommé Donna Overa, servant de retraite à quelques misérables occupés de la pêche du thon. N'allez pas croire que ce soit l'agrément du lieu qui nous ait engagés au débarquement : rien moins que cela ; c'est la prévoyance de notre patron, qui, lisant dans les cieux une tempête prochaine, nous a exilés sur ce rivage. Que le mot d'exil ne vous paraisse pas trop fort : nous nous trouvons dans un endroit vraiment désert, sans pain, sans viande, avec de mauvais vin, point de lit et forcés de coucher sur le spéronare. La prédiction de notre patron a été accomplie. Nous avons eu toute la nuit une tempête effroyable. Un moment la mer était si grosse et ses vagues s'élevaient si fortement, que nos mariniers ont été obligés de tirer leur bâtiment encore plus haut sur le rivage de huit à neuf pieds. Le schiroc, qui souffle avec violence, relâche nos fibres et nos nerfs au point qu'on se sent une espèce de dégoût général pour toute espèce de travail. D'après le voyage et la relation de M. Brydonne, je croyais que ce vent destructeur et malfaisant ne régnait que dans le fort des chaleurs ; mais sur ces parages on est accoutumé à le sentir dans toutes les saisons. Le désagrément même de ces mers, en hiver, est de voir subitement naître ce courant dans les airs et étendre sa puissance avec la plus grande violence pendant quinze ou vingt. jours ; il enchaîne, pour ainsi dire, à une côte souvent inculte le voyageur surpris tout à coup par cet ouragan. Voici déjà trois jours qu'il nous retient ici ; qui sait pour combien nous en avons ? Tout le long de la côte, à la distance d'un mille l'une de l'autre, sont élevées des tours en maçonnerie, dont chacune renferme quatre invalides et un sergent, destinés à épier les descentes que les Turcs pourraient faire et à en avertir aussitôt les garnisons voisines par des signaux placés à cet usage au haut de ces tours. Nous avons été obligés de nous arrêter à Donna Overa depuis le 25 novembre jusqu'au 28. Nous en sommes enfin partis le 29 avec un vent favorable, qui nous a fait traverser en peu de temps le golfe de Salerne, qu'on regarde comme très périlleux, à cause des courants d'eau qui y règnent et qui auraient pu facilement faire chavirer notre bâtiment. Mais sur les huit heures du soir, le 29, le vent devint si violent, que nous fûmes obligés de relâcher et d'aborder à Garouille, l'ancienne Agropolis, qui n'est dus qu'un misérable bourg. La triste apparence de ce nouveau séjour nous effraya beaucoup d'abord, lorsque notre patron nous annonça le soir que de quelques jours nous ne pourrions nous remettre en mer. Nous nous consolâmes bientôt de ce contretemps en apprenant qu'il quatre milles seulement d'Agropolis, étaient situés les fameux temples de Paestum.... Ayant achevé notre tournée de Paestum, et le vent, s'étant déclaré favorable, nous nous sommes remis le 2 décembre en mer. Mais une petite bourrasque nous a obligés d'aborder de crainte de chavirer.... Enfin après avoir trois fois descendu sur le rivage, nous sommes enfin arrivés aujourd'hui (5 décembre) à la rade de Messine[4]. Si les bateaux, qui descendent vers Messine, trouvent aux Bouches de Capri les rafales contraires du sirocco (vent du Sud), inversement les bateaux qui montent vers Naples y trouvent les interminables courants de mistral : aux uns et aux autres, il faut un reposoir. Faute de prévoir les coups de vent, le capitaine inexpérimenté risquerait essuyer quelque tempête terrible ; un ouragan soudain jetterait son bateau contre les rocs des îlots ou de la côte sauvage : les peaux de ses matelots iraient pourrir, et leurs os blanchir autour des Sirènes, sur la Prairie de l'Enchantement. Pour les premiers thalassocrates, les Sirènes tenaient donc le rôle qui échut plus tard à la Pæstum des Hellènes, à la Salerne ou à l'Amalfi des Italiens. Venues du détroit de Sicile, les barques phéniciennes arrivaient ici, soit en cabotant au long de la grande terre, soit en courant tout droit à travers la mer, depuis l'Île Haute, Ai-oliè. Tel de ces îlots, Gallo Lungo ou Castellucia, leur offrait l'aiguade, auprès des ruines qui marquent aujourd'hui l'emplacement des anciennes forteresses byzantines et normandes. Car, au Moyen Age et jusqu'à nos jours, les maîtres de la côte italienne, pour défendre ces îlots contre les corsaires de Sicile ou d'Afrique, durent construire des guettes et entretenir dans chacune quatre invalides et un sergent : les Arabes et Barbaresques se faisaient volontiers de ces îles une station, un point d'appui. C'est que ce détroit de Capri et cette presqu'île sorrentine marquent une division naturelle dans les côtes et mers italiennes. On peut dire que le climat, les vents et les flottes de l'Afrique montent jusqu'aux palmiers d'Amalfi. Sur la façade Nord de la presqu'île, le golfe de Naples est européen. Sur la façade Sud, le golfe de Salerne est semi-africain ; Salerne fut une université arabe, fondée par Constantinus Africanus ; toute l'histoire d'Amalfi n'est qu'une lutte contre Pise pour garder le monopole commercial de l'Afrique et du Levant. Je n'ai pas visité l'archipel des Sirènes. Mais M. Affilia Mori a bien voulu fouiller pour moi les archives cartographiques de l'Institut géographique de Florence, et M. N. Mansi (de Ravello), très familier avec les pêcheurs et chasseurs de cette côte, m'a fourni (le minutieux détails sur ces trois îlots. Les Galli sont au nombre de trois. Deux ne sont que des roches coniques, élevées de 50 à 54 mètres au-dessus de la mer : elles se nomment la Castelluccia et la Rotonda. La troisième, il Gallo Lungo, beaucoup plus grande, a la forme d'une longue faucille, dont la concavité, tournée vers la Castelluccia et la Rotonda, détermine une rade assez bien close par ces deux îlots. Sur la face convexe de Gallo Lungo, se creuse une petite anse, nommée la Praja, qui offre un mouillage assez commode, avec une plage très courte , au pied d'un morne de 54 mètres : une maisonnette moderne est construite au fond de cette anse ; les ruines d'une ancienne tour occupent le sommet du morne. Ces rochers, m'écrit M. Mansi, sont couverts d'herbe et de taillis rabougris : par endroits, c'est un véritable pré de narcisses. En 1848, la famille des comtes de Guissi essaya de construire une ferme pour l'élevage des lapins ; la tentative réussit d'abord ; mais, en 1873, une tempête terrible balaya tout l'archipel et noya les lapins. Aujourd'hui, les ilots ne sont guère visités qu'au mois de mai par les nombreux chasseurs de la côte, qui y viennent pour le passage des cailles. Ce pré de narcisses est tout semblable au pré de persil et de violettes que nous avons rencontré sur le rocher de Kalypso ; de part et d'autre, le poète odysséen a traduit en prairie, λειμών, le mot sémitique abel : les Sirènes habitent dans une prairie de fleurs, dans un pré de narcisses. Au delà des Sirènes, Kirkè laisse à Ulysse le choix entre deux routes. Deux routes, en effet, s'ouvrent aux navigateurs qui, venus des Bouches de Capri, veulent gagner les mers du Sud en contournant la Sicile. Suivant qu'ils se dirigent vers Carthage ou vers la Grèce, vers les mers levantines ou vers les mers africaines, les vaisseaux doivent aller à droite ou à gauche, passer à l'Ouest ou l'Est de la Sicile, devant Trapani ou devant Messine : Lorsque tes compagnons t'auront fait dépasser les Sirènes, je ne te dirai pas, de point en point, laquelle des deux routes tu devras choisir : c'est à toi de voir. Mais je te les décrirai toutes deux. De ces deux routes, c'est la seconde que choisit Ulysse. Pour gagner au plus tôt les mers grecques, il prend le chemin de Messine, la route entre Charybde et Skylla : nous allons suivre le héros sur ce chemin. Mais Kirkè nous décrit aussi l'autre route ; du moins elle nous en indique le principal repère, avec assez d'exactitude pour que nous puissions le retrouver : De ce côté, se dressent les Pierres en dôme, autour desquelles mugit la grande houle d'Amphitrite au regard bleu. Les dieux bienheureux les appellent Planktai. Jamais les oiseaux ni les colombes, qui portent à Zeus le père l'ambroisie, ne dépassent la première ; mais, chaque fois, la pierre chauve enlève une de ces colombes et Zeus en doit renvoyer une autre pour refaire le nombre intégral. Pis de l'autre pierre, jamais un vaisseau n'est passé sans naufrage : planches de navires et corps de matelots, tout succombe sous les flots de la mer et sous les rafales du feu dévastateur[5]. Depuis les Bouches de Capri, quand on navigue vers le Sud, Spallanzani nous racontait plus haut comment, sur l'Île Haute, Ai-oliè, le cône et le panache de Stromboli offrent un repère certain aux navires qui veulent atteindre Messine. Si l'on veut au contraire descendre vers Trapani, il faut appuyer un peu à droite : ce n'est plus Stromboli qui sert de guide ; mais une autre des îles Lipari dresse plus haut encore son profil aussi caractéristique. Car à droite de Stromboli, un peu derrière, les navigateurs, qui viennent du Nord, aperçoivent l'île Salina dont l'altitude dépasse 960 mètres, alors que Stromboli n'atteint guère que 940 mètres. Cette lie s'appelait dans l'antiquité Didyme, la Jumelle, ou Didymoi, les Jumeaux, Δίδυμοι. Ses deux hautes montagnes, en forme de dômes ou de mamelles, lui méritent bien ce nom. Les Instructions nautiques nous disent[6] : Salina (Didyme ou les Jumeaux) — Cette île, reconnaissable à deux hauts sommets coniques, paraît être d'origine volcanique : on y voit encore les traces des cratères qui ont dû s'éteindre dans les temps préhistoriques et qui sont maintenant les endroits les plus riants et les plus fertiles de tout le groupe des îles Lipari. Entre le mont dei Porci, élevé à 860 mètres et situé dans la partie Ouest, et le mont San Salvatore, haut de 960 mètres et situé dans la partie S.-E., une vallée s'étend de chaque côté vers la mer : elle est riche et productive et mérite le nom qui lui est donné de Fossa Felice ou Vallée Heureuse. Voilà, je crois, l'un des plus jolis calembours que jamais aient inventés les navigateurs. L'île Salina a bien deux montagnes, que sépare une riante et fertile vallée. Mais cette vallée s'appelle le Val de l'Église, Val di Chiesa. Le nom Fossa Felice, la Vallée Heureuse, est une faute de transcription pour Fossa delle Felci, le Trou des Fougères. C'est non pas la vallée, mais la plus haute des montagnes qui porte ce dernier nom à cause de son cratère éteint, tout est rempli de fougères. Nous allons trouver dans notre texte odysséen un calembour presque aussi joli. Les deux sommets coniques de Salina sont les deux Pierres en dôme, Πέτραι έπηρεφέες, que décrivait Kirkè : les Pierres Jumelles, Πέτραι Δίδυμοι, diront les navigateurs grecs. Pour comprendre tous les détails de notre description odysséenne, il suffit de transposer ce nom grec dans la langue des premiers thalassocrates. Si l'on suppose que ce nom grec Πέτραι Δίδυμοι eut un précédent sémitique, ce devait être thourim tamim, les Roches Jumelles. Nous avons étudié déjà le mot thour, thourim : nous savons comment les Hellènes ailleurs le transcrivirent en thourion, θούριον, et le traduisirent en roche droite, όρθόπαγος : thourim serait donc un bon équivalent des pierres, πέτραι, de notre texte odysséen. Quant au mot hébraïque tamim, il peut être soit le pluriel de tam, signifiant jumeaux, soit le singulier d'une forme adjective tamim, signifiant parfait, complet, intégral : au sens matériel et au sens moral, tamim désigne un nombre intégral ou un homme intègre, une victime sans défaut ou une année complète ; c'est l'exact équivalent du latin integer. C'est ce mot tamim, je crois, que notre poète odysséen a traduit par intégral, έναρίθμιος, dans cette petite histoire d'oiseaux et de colombes, qu'il inventa à sa mode ordinaire pour expliquer ce nom de lieu. Notez que cette histoire d'oiseaux et de colombes, prise en elle-même, est aussi peu compréhensible que, chez les Lestrygons, l'histoire du bouvier qui interpelle le berger. Que viendraient faire ici ces colombes, dont la Pierre chauve enlève toujours l'une ? Mais, si en hébreu notre mot thour, thourim, veut dire la Pierre, les Pierres, Πέτρη, Πέτραι, c'est le mot similaire tour, tourim, qui désigne la colombe, les colombes, πέλειαι. D'ailleurs la racine thour, d'où les Hébreux et Araméens ont tiré thour, le rocher, signifie proprement voler, voltiger, s'élancer : c'est de cette racine que les Arabes ont tiré un nom générique pour tous les oiseaux, thaïroun, le volatile, — ποτητά, dirait le poète odysséen, — et un nom particulier pour le pigeon de poste, thaairoun, πέλειαι. On entrevoit comment l'onomastique des Roches Jumelles, Thourim Tamim, put fournir au poète odysséen son histoire de la colombe intégrale, tour ou thour tamim. Après l'histoire d'Antiphatès-Korsos, qui est tout à la fois le Mordeur et le Contradicteur, cette histoire des colombes n'a rien qui puisse nous surprendre. Quand nous traiterons de la composition de l'Odyssée, nous reviendrons longuement à ces jeux de mots et allitérations. Déjà les Instructions nautiques nous ont montré comment le calembour fleurit parmi les navigateurs. En veut-on un autre exemple ? Près du cap Misène, une lagune, que les Italiens nomment Mare Morto, devient pour nos Provençaux le Port de Mala Morte[7]. En notre texte odysséen, voici encore un exemple tout semblable. Le poète nous dit : Les Pierres se nomment Planktai, dans la langue des dieux bienheureux. Ce mot de planktai présente un sens, et même plusieurs sens, en grec ; il peut signifier les Errantes ou les Choquées. Si l'on prend le sens de Pierres Errantes, il est possible d'imaginer une explication : ce volcan de Salina (nous allons voir qu'il était alors en pleine activité) put être une île errante, une île de ponce et de pierres flottantes, au même titre que l'île Aioliè était une île qui nage. Mais les poètes et rhéteurs des âges suivants préférèrent le sens de Pierres Choquées et ils assimilèrent ces Planktai odysséennes aux Sym-pleg-ades argonautiques, aux deux Pierres du Bosphore qui se choquaient l'une contre l'autre et qui s'étaient fixées après le passage du navire Argo[8]. C'est pourquoi les interpolateurs introduisirent dans le texte odysséen les quatre vers sur Jason. Ces derniers quatre vers sont assurément Interpolés. Je crois, néanmoins, que les roches Planktai figuraient dans le texte primitif. Le nom même de Planktai me parait un sûr garant de l'authenticité de ce passage. Ce nom n'est pas une invention du poète : c'est la .simple transcription d'un mot étranger, que le poète rencontra dans le périple original et qu'il ne fit qu'habiller à l'a grecque. Car, ici comme plus haut, pour planktai comme pour molu, le poète nous prévient que ce sont là, non des vocables helléniques, humains, mais des vocables étrangers, divins. Molu peut être expliqué par les langues sémitiques ; il semble que planktai pourrait avoir une pareille étymologie. Tous les Sémites possèdent la racine p. l. k., avec le sens être rond ou plutôt conique, pointer à la façon des mamelles : de cette racine, les Hébreux ont tiré leur mot pelek qui désigne le bout arrondi du fuseau ; les Arabes en ont tiré les noms palakoun, globe, sphère et colline arrondie, palkatoun, bout du fuseau et colline arrondie au milieu d'une plaine[9], etc. Les deux cônes volcaniques de Salina, dressant leurs mamelles au milieu des flots, méritent à coup sur une semblable appellation : l'épithète έπηρεφέες que le poète grec donne à ses Pierres en dôme ne serait que l'exacte traduction du mot sémitique dont πλαγκταί serait la transcription. Comme nos marins transforment Fossa delle Felci en Fossa Felice, je crois que le poète odysséen tira ses planktai de quelque pelek, pelek'a, ou (pluriel) pelekot, ou (état construit) peleket, que lui fournissait son périple. Dolomieu nous décrit ainsi les montagnes de Salina : La montagne de l'Ouest se nomme Malaspina. Sa forme est le cône le plus parfait que j'aie encore vu ; sa hauteur perpendiculaire est de plus d'un mille ; son sommet est presque pointu ; à peine s'aperçoit-on qu'il soit tronqué ; il porte cependant, m'a-t-on dit, une fosse ou cratère peu apparent. Sa pente est extraordinairement roide et on est étonné que les matières dont elle est formée puissent se soutenir sur aussi peu de talus. Son pied même est trop escarpé pour être susceptible de culture. Je ne fus pas tenté de la gravir, parce que je n'y voyois qu'une fatigue extrême, peut-être même l'impossibilité de parvenir jusqu'en haut.... L'autre montagne se nomme Monte della Fossa Felice. Lorsque j'entrepris de la gravir, je ne la jugeai pas aussi haute que le centre de Lipari ; elle ne me parut pas fort rapide et je ne crus pas l'accès de son sommet difficile. Mais lorsque j'eus traversé les vignes qui enveloppent son pied et que je fus arrivé au milieu des genêts, la difficulté de la marche et le temps que j'employai m'apprirent que je m'étois trompé. Je crois que cette montagne est la plus haute des îles Æoliennes et qu'elle s'élève, de plus d'un tiers, au-dessus du plus haut sommet de Lipari. J'eus une peine inouïe pour arriver jusqu'à son sommet.. [C'est un ancien cratère] rempli de fougères, qui ont donné à la montagne le nom de Fossa Felice, Cratère aux Fougères[10]. Ces dômes, ces mamelles, sont des volcans qui peut-être, aux temps odysséens, étaient en pleine activité ; leurs coulées descendaient jusqu'à la mer bouillonnante : Le flot et les rafales de feu dévorant emportent les planches des navires et les corps des équipages. Salina, dit Spallanzani, est ainsi nommée de nos jours, à cause du muriate de soude que l'on y recueille dans un coin du rivage. Elle portait autrefois le nom de Didumè, c'est-à-dire Jumelle, qu'elle devait à deux montagnes, qui de loin lui donnent l'apparence de deux îles voisines l'une de l'autre, quoique réellement elle contienne une troisième montagne distincte des deux autres. C'est, après Lipari la plus grande des îles Æoliennes, car elle a quinze milles, de circonférence. J'en fis le tour. Je la traversai dans sa région moyenne et dans sa région supérieure. J'examinai sa charpente formée de laves courantes. Je portai mon attention principalement sur celles qui plongent dans la mer du côté du Sud. Je vis qu'elles avaient coulé du sommet des montagnes, en parcourant un espace de plus d'un mille et qu'elles s'étaient précipitées presque perpendiculairement dans les flots. Je reconnus en même temps que ces courants avaient des époques distinctes.... La lave supérieure recouvre mie autre lave, celle-ci est placée sur une troisième et ainsi des suivantes[11]. Les périples anciens que copie ou résume Diodore disent : Toutes ces îles eurent de grands épanchements de feu, dont les cratères et les bouches subsistent, visibles jusqu'à ce jour[12]. Strabon (VI, 277) nous rapporte de son côté un récit de Posidonios, qui pourrait ne sembler que le développement de nos deux vers odysséens. Le fait raconté par Posidonios est historique. Il s'est passé dans les parages de nos Jumeaux, entre les îles actuelles de Panaria (?) et Vulcano, Hera et Euonymos, disaient les Hellènes : Posidonios raconte qu'un jour à l'aube, vers le solstice d'été, on vit entre Hiéra et Euonymos la mer se gonfler tout a coup à une formidable hauteur et, quelque temps, elle se tint ainsi comme soulevée par quelque souffle en une nappe continue, puis elle retomba. Ceux qui osèrent approcher en barque virent des cadavres de poissons entraînés par le flot ; la chaleur et l'odeur insupportable incommodèrent ces navigateurs et les mirent en fuite. Une barque, qui s'était trop approchée, perdit une partie de son équipage et ne ramena les survivants qu'à grand'peine vers Lipari : les survivants furent atteints de crises semblables à l'épilepsie, d'où brusquement, ils revenaient à l'état de santé. Quelques jours après, on put voir la mer couverte d'une sorte de boue flottante, d'où montaient des flammes, des fumées et d'épaisses vapeurs ; puis cette boue se solidifia et donna naissance à une sorte de croûte, toute semblable à la pierre à meule. Le préteur de Sicile, T. Flaminius, ayant averti le Sénat, une députation vint dans l'îlot et à Lipari pour sacrifier aux dieux infernaux et aux dieux de la mer. Il est probable que les premiers thalassocrates, dont le poète odysséen copie le périple, avaient assisté à quelque phénomène aussi terrifiant, soit que les volcans de Salina fussent alors en activité, soit qu'une éruption sous-marine eût subitement soulevé les flots et projeté les rafales du feu dévastateur. A serrer de près les vers odysséens, il semblerait que la première hypothèse fût la plus conforme a certains détails du texte : c'est de l'une des deux montagnes, semble-t-il, que les navigateurs ne peuvent approcher et que tombent les rafales. Il se pourrait alors que l'histoire des colombes eût une autre origine que le seul calembour onomastique. Par leur situation entre la Sicile et la Sardaigne, sur la grande route que suivent les oiseaux migrateurs, quand ils passent d'Europe en Afrique, les îles Éoliennes ont toujours été un lieu de refuge et de rendez-vous pour les oiseaux de passage : Les oiseaux sédentaires à Lipari, dit Spallanzani[13], sont la perdrix, le verdier, le pinson, le chardonneret, la chouette et le corbeau. Ce dernier habite pour l'ordinaire les champs cultivés et niche sur les rochers les plus escarpés, qui ne le sont pas assez pour qu'on ne puisse leur enlever quelquefois leurs petits. Quant aux oiseaux errants, je n'en ai pas vu un seul. On met dans ce nombre les diverses espèces de lari et le pélican charbonnier qui vont et viennent en quête de leur pâture et quittent indifféremment l'eau salée des mers pour l'eau douce des rivières et des étangs. Rarement ils se montrent dans les îles Éoliennes, ainsi que les autres oiseaux aquatiques. Il n'en est pas de même des oiseaux de passage. Les tourterelles et les cailles arrivent en avril et s'arrêtent pendant quelques jours : elles reviennent en septembre pour quelque temps encore. Les hirondelles font plus ; elles nichent.... Quand je quittai Lipari, c'était le 15 octobre ; il restait encore quelques hirondelles. Je dois observer que, deux jours auparavant, il était survenu une tempête accompagnée de pluie et de grêle et que le lendemain, au point du jour, j'avais vu une centaine d'hirondelles se rassembler au-dessus du château et partir avec un vent du Sud-Ouest. Les îles Lipari sont donc pourvues de nombreux oiseaux, quand les éruptions et gaz volcaniques ne chassent pas ces volatiles. Mais les volcans en activité sont désertés par les oiseaux : Stromboli, ajoute Spallanzani, n'est habité par aucun oiseau stationnaire : on a essayé d'y faire nicher des perdrix sans succès. L'onomastique actuelle des îles Lipari traduit assez fidèlement cette différence. Sur les îles éteintes, Ustica, Éricusa, Panaria, etc., les Secca di Colombaia, Falconara, Punta Palumba, etc., font face aux îles et caps della Colombaia, Palumbo, etc., de la Sicile occidentale[14], où les colombes tenaient une grande place dans le culte phénicien d'Astartè, sur le mont Éryx. Mais autour des volcans actifs, Vulcano ou Stromboli, ces noms d'oiseaux et de colombes ne se retrouvent pas. |
[1] Cf. H. Lewy, Semit. Fremdw.,
p. 205 ; Muss-Arnolt, p. 54.
[2] Eschyle, Eum., 296. Cf.
Smith, Dict. of the Bible, s. v. Divinaton,
p. 491.
[3] De Foresta, Lettres sur la Sicile, I, p. 12.
[4] De Borch, Lettres sur la Sicile, I, p. 11-43.
[5] Les quatre vers qui suivent, et où il est question de Jason, sont, je crois, une interpolation qu'il faut retrancher. Pour nos études, d'ailleurs, ces vers n'entrent pas en ligne de compte (XII, 69-72).
[6] Instructions nautiques, n° 731, p. 228.
[7] Cf. Michelot, Portulan, p. 265.
[8] Cf. Duchholz, Homer. Real.,
I, p. 270.
[9] Cf. Kazimirski, Dict. Arab.,
s. v.
[10] Dolomieu, Voyage aux îles Lipari, p. 91-93.
[11] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 115-116.
[12] Diodore Sic., V, 7.
[13] Spallanzani, Voyage, IV, p. 76-78.
[14] Instructions nautiques, n° 732, p. 227, 228, 271, 272.