Ulysse et ses compagnons ont hiverné chez Kirkè. Au bout de l'année, quand les longs-jours sont revenus, l'équipage songe à ses foyers et demande à repartir, Mais leur impose, avant de revoir leur patrie, le voyage au Pays des Morts et la visite au devin Tirésias, qui leur indiquera le chemin du retour. De tous les épisodes du Nostos, ce Voyage au Pays des Morts, cette Nekyia odysséenne, est le plus suspecté, le plus torturé par les philologues, nos contemporains, A les en croire, cet épisode tout entier ne serait qu'une amplification de date très récente, un ornement surajouté très tard au poème primitif. Il me parait qu'en cette opinion, il y a une part, mais une part seulement, de vérité. A ne s'en tenir même qu'aux grandes lignes de l'ensemble, on voit bien que cette Nekyia est une sorte de monstre démesuré, qui dépare l'agencement général du poème. La Nekyia occupe tout le chant XI à elle seule, elle a six cent quarante vers. Les autres épisodes du Nostos tiennent parfois en quarante, parfois en deux cents vers : jamais une seule aventure n'accapare un chant tout entier. Ici, la matière était commode à amplifier. Les aèdes postérieurs, les correcteurs, interpolateurs et faussaires ont pu donner libre cours à leur fécondité. A première lecture, telles de ces interpolations sautent aux yeux. Le catalogue des femmes illustres (v. 225-327) avec le refrain : τὴν δὲ μετ᾽ Ἀντιόπην ἴδον... τὴν δὲ μετ᾽ Ἀλκμήνην ἴδον... τὴν δὲ μετ᾽
Ἰφιμέδειαν et le catalogue des héros (v. 563-654) avec le refrain : τὸν δὲ μετ᾽ Ὠρίωνα... ne sont que des imitations ou des morceaux d'autres poèmes qui n'ont rien de commun avec les Nostoi, mais dont nous connaissons et possédons quelques types, tel le catalogue des Oiai. Sans grande chance d'erreur, on peut rejeter les catalogues du texte primitif. Il me semble, de même, qu'il faut écarter les vers 327-385, où brusquement, on ne sait pourquoi, Arètè et Alkinoos interrompent le récit d'Ulysse et prennent la parole pour répéter des choses déjà dites ou ne proférer que d'inutiles banalités. Donc, sans remords ni regret, si j'avais à établir le texte de ce chant, je pratiquerais tout d'abord deux coupes à blanc du vers 225 au vers 387 et du vers 565 au vers 628 : j'écarterais à première vue ces deux cent vingt ou deux cent trente vers. Il nous resterait alors un récit parfaitement homogène et ordonné. Ulysse vient à l'entrée des Enfers, comme l'a voulu Kirkè. Il fait le voyage par mer, puis par terre. Il accomplit le sacrifice rituel et voit son compagnon Elpènor, sa mère, et Tirésias qui l'entretient de son retour. Puis il parle son chef Agamemnon [ici encore, un petit couplet interpolé, v. 416-457, sur la perfidie des femmes], à son ami Achille et à son ennemi Ajax [en ce dernier couplet, je supprimerais bien des vers]. Puis la foule des ombres l'épouvante. Renseigné sur les chances et les chemins du retour, il revient à la terre des vivants. Dans l'épisode ainsi réduit, je ne dis pas que les philologues n'aient pas de bonnes raisons pour suspecter encore plus d'un passage et, surtout, plus d'un vers. J'ai la sensation très nette au contraire que, çà et là, des vers isolés ou par groupes de deux et de trois, mais dont le nombre au total peut être assez grand, ont été interpolés : le plus difficile de notre tâche serait précisément de discerner ces vers parasites ; le plus souvent nous n'y parviendrions pas. Peut-être même d'assez longs passages seraient-ils discutables : je pense (nous en verrons par la suite quelques raisons) que les rencontres avec Agamemnon, Achille et Ajax doivent être entièrement supprimées. Mais tout cela n'est que détail à mes yeux pour la solution du problème, tel que je le vois. A notre ordinaire, ce ne sont point des études ni des arguments philologiques ou littéraires qui nous importent. C'est la réalité géographique, l'exactitude matérielle de cette description qui doivent, à mon sens, nous fournir les seules raisons décisives. Quel que soit cet épisode dans la rédaction actuelle du poème, une seule question m'intéresse : cet épisode existait-il dans la rédaction primitive ? Et pour résoudre cette question, une seule méthode m'apparaît : la comparaison avec les autres aventures du Nostos. La Nekyia ressemble-t-elle aux autres aventures d'Ulysse par un souci respectueux de la vérité géographique ? ou n'est-elle, au contraire, que pure imagination, conte populaire, rêve poétique ? Le poète en a-t-il inventé la matière ? ou l'a-t-il empruntée, comme la matière des autres aventures, à ce que nous appelons le périple original, aux Instructions des navigateurs phéniciens ? La réponse, à mon avis, ne saurait être douteuse : avant les embellissements, développements et agrandissements des aèdes postérieurs, le poème primitif avait une Nekyia, un Voyage au Pays des Morts. La matière de cet épisode, comme celle de tous les autres, est sûrement empruntée à ce que nous appelons le périple original. Car nous allons retrouver ici les mêmes souvenirs sémitiques et les mêmes descriptions exactes que dans les autres aventures du Nostos. Le Pays des Morts odysséen n'est pas plus chimérique que la Lotophagie ou la Kyklopie. A une journée de navigation de Kirkè, à la distance indiquée par le poème, ce Pays dés Morts existe. Nous pouvons deviner seulement que nous aurons plus de mal à rétablir la parfaite concordance entre la description odysséenne et la réalité actuelle. Deux complications en effet vont intervenir, tout à fait indépendantes de notre méthode ordinaire et de notre théorie. Nous venons de voir l'une de ces difficultés : il est certain que le texte primitif du poème a, dans l'ensemble et dans le détail, subi de graves et multiples altérations. ; en plus d'un endroit, il nous faudra travailler sur un texte douteux ou corrompu. Nous allons bientôt découvrir l'autre difficulté : il est non moins certain que, sinon dans l'ensemble, tout au moins dans le détail, ce Pays des Morts lui-même, cette région de l'Italie réelle, a subi depuis l'antiquité des altérations aussi graves. Voilà deux raisons qui ne nous permettent pas d'appliquer ici notre méthode avec la même rigueur, Elles sont, je le répète, tout à fait indépendantes de ma volonté. Je prévois que les adversaires de ma théorie useront et abuseront de ce chapitre. Si je ne suis pas le texte actuel mot à mot, ils m'accuseront de renoncer à mes habitudes plus homériques et de couper, à tort et à travers, pour la seule commodité, de l'argumentation. Si je suis le texte avec une fidélité scrupuleuse, ils accuseront ma méthode plus homérique d'être si peu exacte s'applique même à un texte où jamais l'on n'a reconnu le ton homérique. Qu'ils apprécient, du moins, les difficultés de ma tâche. Quand je leur proposerai quelque suppression dans le texte actuel, qu'ils en étudient les motifs, avant d'attribuer cette suppression à la commodité ou à la difficulté de la preuve. Il est trop évident que cette Nekyia doit être émaillée d'ornements postiches. La matière même invitait, ou plutôt forçait, les aèdes postérieurs à de perpétuelles retouches. A mesure que de nouvelles idées .sur le Pays des Morts, des conceptions différentes de l'Enfer, étaient adoptées par les auditoires successifs, les chanteurs ou éditeurs du poème furent obligés de compléter le texte primitif, pour le mettre au goût du jour.... En dépit de ces changements, je crois que, par l'étude des faits et noms géographiques, nous pouvons retrouver le primitif Pays des Morts, tel que le périple original, avec son ordinaire exactitude, le décrivait au Poète odysséen. Kirkè donne à Ulysse quelques détails très précis sur le site et la nature du Pays des Morts : Ne te mets pas en peine d'un pilote à bord. Dresse le mât. Ouvre les voiles. Puis, reste tranquille. Le souffle du Borée te portera. Quand tu auras traversé sur ton navire l'Okéanos, il est une petite plage avec le bois de Perséphone, peupliers élancés et saules : hales-y ton vaisseau, sur le bord de l'Okéanos aux tourbillons profonds, et va toi-même dans la demeure humide de l'Hadès.... Ulysse suit de point en point les ordres de Kirkè. Du palais de la déesse, il redescend à son vaisseau et à la mer ; du sanctuaire de Feronia, il revient à l'Île de l'Épervière. Il fait remettre le navire à flot et dresser le mât. Un bon compagnon de vent arrière, qui leur vient de Kirkè, les pousse durant tout le jour. Le soleil était couché et toutes les rues pleines d'ombre, quand ils arrivent au bout de l'Okéanos. Ils tirent le vaisseau, débarquent et s'en vont à travers la plage étroite, jusqu'au lieu indiqué par la déesse. Le texte nous donne d'abord un renseignement très précis sur le gîte de ce Pays des Morts. Ce pays est situé au Sud de Kirkè, à une journée de navigation. Il faut un bon vent du Nord, un Borée plein arrière, pour l'atteindre. Tournant le dos à Kirkè, l'on n'y arrive qu'après une grande journée de traversée rapide. Or dans le Sud du Monte Circeo, sur cette même côte tyrrhénienne, à cent kilomètres en ligne droite, à cent vingt ou cent trente kilomètres en suivant les courbes de la côte, il fut un Pays des Morts, qui resta célèbre durant toute l'Antiquité et tout le Moyen Age : nos touristes le visitent encore. Ce Pays des Morts n'était pas maritime : du moins, il ne touchait pas au rivage même de la mer. Il était situé à quelque distance de la côte. Cette distance pourtant n'était pas grande, ni le chemin malaisé ; on pouvait aller, en bateau, jusque dans les environs. Car ce Pays des Morts était situé sur le rivage Nord du golfe de Naples, au fond de la baie de Pouzzoles. Il était composé essentiellement d'un de ces Yeux Ronds, d'un de ces Kyklopes que nous avons décrits. C'est l'Averne. Nous savons déjà que l'Averne est un cratère volcanique, dont l'effondrement central est occupé par un lac profond. Un sourcil abrupt enclot ce lac de toutes parts, sauf vers la mer. De ce côté, une brèche est ouverte qui, de plain pied, fait communiquer le lac et le rivage marin. Mais, entre le lac et la mer, s'étend un plat pays de quelques kilomètres, dont une lagune occupe les trois quarts. Cette lagune est le Lac ou Golfe Lucrin. Les Anciens disent d'ordinaire Golfe Lucrin, Sinus Lucrinus. C'est un golfe en effet, un ancien golfe tout au moins, qu'une mince jetée sépare aujourd'hui de la mer libre. Cette jetée existait dans l'antiquité déjà : elle passait pour être une œuvre des hommes, un travail d'Héraklès. Elle était couverte autrefois par les tempêtes, si bien que la mer entrait dans le Lucrin. Cette jetée a toujours été, et elle est aujourd'hui encore, percée de chenaux et d'émissaires, qui déversent les eaux du Lucrin dans la baie. Au temps d'Auguste, Agrippa, coupant cette jetée, puis creusant un canal entre le Golfe Lucrin et le Lac Averne, rêva d'établir dans l'Œil Rond l'une des grandes stations de la flotte impériale. Le canal fut creusé sans peine en ce sol de tuf friable. Mais on s'aperçut que le Lucrin manquait de la profondeur nécessaire aux grands bateaux. Depuis l'antiquité, la topographie locale a quelque peu changé par suite des éruptions et soulèvements volcaniques que nous avons décrits déjà : au XVIe siècle, le Monte Nuovo, élevant brusquement sa taupinière de cent mètres, a comblé le canal entre l'Averne et le Lucrin, rétréci la plaine côtière et le Golfe. Bien d'autres détails topographiques ont dû se modifier soit à l'occasion de cette éruption violente, soit par le lent caprice des forces souterraines. Aux temps romains, voici la description que Strabon nous donne de ce pays, après les grands travaux des ingénieurs d'Agrippa : C'est dans l'Averne que l'on place la Nekyia homérique ; là, dit-on, était un oracle des morts. Là, dit-on, vint Ulysse. L'Averne est un golfe profond, mais étroit au goulet, présentant la forme et les dimensions d'un port, mais n'en pouvant tenir le rôle à cause du Lucrin large et sans profondeur, qui le sépare de la mer. L'Averne est cerclé de hauts sourcils abrupts, dressés tout autour, sauf à l'entrée du côté de la mer. Les pentes, aujourd'hui défrichées, étaient jadis une forêt impénétrable et sauvage, dont les grands arbres couvraient le lac d'une ombre favorable aux superstitions. Les indigènes racontaient que les oiseaux tombaient asphyxiés, quand ils volaient au-dessus du lac. On donnait à ces parages le nom de Ploutonion. C'était, disait-on, le pays des Kimmériens. Pour sacrifier aux dieux mânes et les invoquer, on y venait sur des barques, et des prêtres, moyennant salaire, enseignaient les rites. Non loin de la mer, est une source donnant naissance à un petit fleuve : c'était le Styx, disait-on avec son oracle. Non loin de là, un courant d'eau chaude était le Pyriphlégéthon, et non loin encore l'Acherousia. Éphore dit que les Kimmériens, dans le voisinage, habitaient des maisons souterraines, nommées argilles ; ils communiquaient de l'une à l'autre par des souterrains et conduisaient aussi les étrangers vers l'oracle, qui lui-même était au fond d'un souterrain. Ils vivaient de leurs mines et de l'oracle. Les prêtres ne voyaient jamais le soleil et ne sortaient que la nuit. C'est pourquoi Homère a pu dire : Jamais le soleil brillant ne les éclaire. Ces Kimmériens disparurent chassés par un roi que l'oracle avait déçu ; mais ils se transportèrent ailleurs. Voilà pour les récits légendaires. Aujourd'hui la forêt de l'Averne a disparu, coupée par Agrippa. Le pays s'est couvert de maisons. Un canal souterrain décharge l'Averne dans la mer de Kume. On peut voir l'inanité des anciennes fables. Le golfe Lucrin s'étend [au-devant] ; il n'est séparé de la mer que par un cordon littoral ; ce cordon n'a que la largeur d'une grand'route ; ce fut l'œuvre d'Héraklès. Les tempêtes le couvrent sans peine et rendent la circulation dangereuse. Agrippa l'a amélioré.. Aujourd'hui une entrée laisse pénétrer les petits bateaux. Quelques auteurs donnent à ce golfe le nom d'Acherousia[1]. Je dois dire qu'étudié de prés, ce texte de Strabon semble nous être parvenu en fort mauvais état, avec de graves lacunes et des répétitions, avec des fautes de copiste qui en rendent les phrases incorrectes, parfois même incompréhensibles. Mais, dans l'ensemble, ce texte nous décrit fort exactement quel chemin Ulysse a dû suivre, s'il est venu en ce Pays des Morts. Après avoir traversé la haute mer depuis Kirkè jusqu'à la Kyklopie, Ulysse est entré dans le Golfe Lucrin qu'il a pu traverser en bateau. Au fond du Lucrin, il a trouvé la rive basse ; il y a laissé son navire : il est allé à pied vers l'Averne. C'est, de point en point, le voyage que nous décrit l'Odyssée. Ulysse, parti d'Ai-aiè, traverse la mer, puis l'Okéanos, en bateau ; il gagne ensuite à pied, par une plage étroite, le Pays des Morts. Les deux itinéraires concordent absolument, à condition que le Lucrin de la réalité soit l'Okéanos du périple odysséen. Or, je crois qu'il en est ainsi. Je crois que les deux noms Sinus Lucrinus et Okéanos désignent une seule et même chose : ce ne sont que les deux termes d'un seul doublet latino-sémitique. Le nom de Sinus Lucrinus est latin. Exactement traduit, il signifie golfe du lucre, lucrum, du bénéfice, du commerce, des richesses. Les Grecs rendraient ce terme par Ploutonion, Πλουτώνιον, ou, plus complètement, par Kolpos Ploutonios, Κόλπος Πλουτώνιος : ce pays, nous dit Strabon, était un Ploutonion. En cet empire d'Hadès-Plouton, le nom n'a rien que de convenable[2]. Si nous cherchions au terme latin Sinus Lucrinus un équivalent sémitique, il faudrait, pour rendre le mot sinus, recourir à la racine h.ou.k, et au substantif hik ou hok, qui a tous les sens de sinus au propre et au figuré ; car hok désigne tout à la fois le sein, la poitrine de l'homme, et la courbure, l'intérieur, le creux des choses. Pour rendre le mot lucrinus, il faudrait recourir à la racine e.ou.n, et au substantif ewon ou ewan, qui signifie richesses, moyens de vivre, etc. Le terme complet hok-ewan, nous traduirait mot pour mot Kolpos Ploutonios, Sinus Lucrinus. La transcription de hok-ewan en okean-os est conforme à tous les exemples que nous avons déjà rencontrés (par la chute du ה initial et du ו médian). Je crois donc que notre Okéanos du périple n'est que le Golfe du Lucre, le Sinus Lucrinus de la réalité. Contre cette étymologie d'okeanos, une objection très forte se présente aussitôt. Dans la géographie légendaire et réelle des Hellènes, l'Okéanos est situé, non pas sur les côtes italiennes, mais aux dernières extrémités du monde occidental, au delà des Colonnes d'Atlas. A chaque extrémité du monde, les poèmes homériques connaissent déjà l'Okéanos qui cercle la terre de ses courants sans borne[3]. Il suffit peut-être d'ouvrir un Allas antiquus pour résoudre cette objection. Au delà des Colonnes, les Anciens conservent toujours le nom de Golfe du Commerce, Kolpos Emporikos, à la mer qui s'étend le long des côtes marocaines. Ce Kolpos Emporikos n'est, par le nom, qu'un autre Sinus Lucrinus : les Latins emploient le mot lucrantes pour désigner les trafiquants, les marchands ; les Grecs diraient emporoi, έμποροι. Ce nom de Kolpos Emporikos, dit Strabon, vint des établissements de commerce phéniciens[4]. Et de fait, ce nom doit remonter aux premières marines. Il ne saurait s'expliquer autrement. A nos marins, les côtes marocaines, toutes droites, ne présentent aucun golfe. Mais, ayant franchi le détroit de Gibraltar, les premiers thalassocrates crurent ne découvrir, entre les côtes espagnoles et les côtes marocaines, qu'une nouvelle dépendance, une nouvelle poche de la Mer Intérieure, un golfe cerclé de terre, tout semblable aux autres golfes que, l'un après l'autre, les détroits de la Mer Intérieure leur avaient ouverts — tel le golfe de la Marmara derrière les Dardanelles ; tel le golfe du Pont-Euxin derrière le Bosphore ; tel le golfe d'Azov derrière le détroit de Panticapée ; ou tel encore le golfe Adriatique derrière la passe des Phéaciens, etc. ; tel, enfin, le grand golfe du Couchant derrière la passe des Lestrygons —. Jusqu'à Gibraltar, la mer Intérieure n'avait offert aux premiers navigateurs qu'une série de détroits menant toujours à de nouveaux compartiments fermés. A Gibraltar, les côtes espagnoles, d'un côté, les côtes marocaines, de l'autre, semblaient s'ouvrir et se recourber pour former un golfe nouveau. D'où le nom de golfe imposé, puis conservé à cette mer libre. Toute l'antiquité garda ce nom de lieu qui, sur nos cartes exactes, est impossible à comprendre, car cette côte marocaine ne le mérite en aucune façon. Il fallut aux navigateurs des âges suivants une longue série d'explorations lointaines pour se persuader que ce prétendu golfe était en réalité une mer sans borne ; qu'au Nord et au Sud, de chaque côté du détroit, les deux rives d'Europe et d'Afrique ne convergeaient pas vers quelque point reculé du monde occidental, mais s'éloignaient de plus en plus l'une de l'autre ; bref que les deux parois des continents ne se recourbaient pas pour enclore un golfe, mais que, tout au contraire, les deux branches du golfe, se poursuivant indéfiniment, divergeaient de plus en plus vers le Sud et vers le Nord pour enfermer les continents dans leurs flots sans limite. Le golfe devenait ainsi le fleuve circulaire qui doit entourer la terre.. Le Golfe de la Richesse ou du Lucre, Ok-eanos, désigna désormais le fleuve sans limite qui encercle le monde. Aux temps homériques, les Hellènes ont déjà reçu des navigateurs de Sidon la notion et le nom de l'Okéanos occidental. Le poète odysséen connaît déjà cet Océan, comme il connaît Atlas et Kalypso. Au bord de cet Océan, il localise déjà la bienheureuse Terre du Couchant, où vont habiter les Élus. Parmi ses contemporains, dans la notion commune des Hellènes, l'Okéanos est déjà un grand fleuve au rapide courant. De là viennent, je crois, les épithètes βαθυδίνης, aux tourbillons profonds, et βαθύρροος, au courant profond ; que le poète applique à l'Okéanos italien, au Sinus Lucrinus. Ces épithètes ne sauraient exactement convenir au Lucrin. Ce n'est pas que le Lucrin soit partout une nappe sans profondeur, ni qu'il n'ait aucun courant : ses émissaires se déversent dans la mer par des chenaux d'eau courante et tourbillonnante. Quand Strabon nous dit que les plans d'Agrippa échouèrent à cause de l'interposition, entre l'Averne profond et la mer libre, du Kolpos Locrinos marécageux et nombreux, il faut bien noter d'abord qu'en ce passage mutilé ou gâté, une correction s'impose : nombreux, πολύν, ne veut rien dire. Même si on la prend dans le sens de large, grand, spacieux (πολύς πόντος, dit Hésiode), cette seconde épithète ne concorde pas avec le reste du texte ; donc, une correction s'impose, telle que άπλοΰν, non navigable. Il faut noter ensuite que cette indication de Strabon ne concorde pas avec les renseignements de nos marins : Environ deux milles et demi du fort de Baye, dit Michelot, est la ville de Pouzzoles. Entre les deux, il y a un grand enfoncement... et une plage de sables, derrière laquelle est un petit étang qu'on appelle le lac de Lucrine, au milieu duquel il y a trente brasses de profondeur d'eau[5]. Le lac Lucrin a des profondeurs de 5 mètres[6]. Il est possible que le voisinage et les alternatives des volcans Phlégréens aient souvent fait varier cette profondeur. Ces volcans, en particulier le Monte Nuovo, ont, depuis l'antiquité, gravement altéré l'aspect extérieur et l'architecture de cette région. Et de ceci découle la grosse difficulté, que nous ne rencontrions pas dans l'explication des autres aventures odysséennes. Partout ailleurs, depuis les âges homériques jusqu'à nos jours, nous avons pu constater que nul changement profond, radical, ne s'était produit dans la nature même des sites ni dans les grandes lignes des paysages décrits par le périple odysséen. Ici, au contraire, nous savons de science certaine qu'une montagne tout entière a poussé au milieu de cette plaine, où jadis le Lucrin étendait peut-être son marécage. Avant l'éruption de ce Mont Neuf, la plaine abondait en sources chaudes et froides. Le petit village de Tripergole, qui s'élevait en cet endroit, était rempli d'étuves et peuplé de baigneurs[7]. Durant l'antiquité romaine, toute cette région de fumait de sources sulfureuses, is locus Cumas apud, acri sulphure
montes oppleti, calidis ubi filmant fontibus aucti[8]. Aujourd'hui , sur la rive occidentale du Lucrin, jaillit encore une énorme source chaude, qui forme aussitôt un petit fleuve et déverse dans le Lucrin une rivière de feu, un pyriphlégéthon, comme dit le poète odysséen. Durant l'antiquité, les Pyriphlégéthons abondaient sur tout le pourtour du Lucrin. Ils couvraient le pays de leurs buées et de leurs épaisses fumerolles. Sous l'ombre des forêts, que Virgile et Strabon nous décrivent encore, tuta lacu nigro nemorumque tenebris[9], et sous le voile pesant de ces fumées volcaniques, cette région de l'Avertie était une terre d'obscurité et, d'ombre, que jamais le soleil brillant n'inonde de ses rayons sur les malheureux mortels, règne toujours la nuit pernicieuse. En ce pays obscur, dit le poète odysséen, habite le peuple des hommes Kimmériens. Dans les langues sémitiques, la racine k. m. r. désigne l'obscurité, la noirceur, et le substantif pluriel (à l'état construit) kimeriri, se rencontre dans l'Écriture pour signifier les éclipses de jour, les soudaines ténèbres. A sa mode ordinaire, notre poète odysséen a personnifié les Ténèbres que son périple lui décrivait : de la région des kimeriri, il a fait le pays des Kimmériens ; d'une part, il a transcrit le vocable sémitique en kimmerioi, et il l'a traduit, d'autre part, en nuit pernicieuse. C'est bien là son habituelle façon de procéder : auprès du vocable étranger, il nous en donne toujours la traduction grecque. En ce pays de vapeurs, vaporiferas, blandissima littora, Baias[10], où le feu mélangé aux eaux couvre le rivage de ses exhalaisons, littora,
qua mediis alte permixtus anhelat ignis aquis, et operta domos incendia servant[11], Strabon et les Anciens retrouvaient sans peine le Pyriphlégéthon des Enfers[12]. Ils retrouvaient aussi les eaux froides du Styx et du Kokytos. Nous voyons par là que Strabon avait déjà sous les yeux notre texte actuel de l'Odyssée : dans son Pays des Morts odysséen, coulaient déjà un Styx et un Kokytos auprès du Pyriphlégéthon. En ce texte pourtant, je serais disposé à supprimer les trois vers où ces fleuves sont énumérés. Ces trois vers me semblent interpolés. Ces trois vers ne se trouvent que dans la description faite d'avance par Kirkè du Pays des Morts : quand Ulysse et ses compagnons abordent à la plage étroite et aux demeures humides d'Hadès, le poète ne nous parle pas de ces fleuves. Que l'on étudie, en outre, ce passage dans le discours de Kirkè. Kirkè explique le chemin que devra suivre Ulysse : Quand tu auras en bateau franchi l'Océan, au point où sont une plage étroite et les bois de Perséphone et de longs peupliers et des saules, en cet endroit tire ton vaisseau au bord de l'Océan torrentueux et, toi-même, va dans la maison humide d'Hadès. Là ensuite, ô héros, étant venu tout près comme je te l'ordonne, creuse une fosse..., etc. Ce fragment de discours est parfaitement clair. J'en ai pourtant retranché trois vers, car le texte actuel nous dit : Toi-même va dans la maison humide d'Hadès. [Là, dans l'Achéron, roulent le Pyriphlégéthon et le Kokytos, ni est un déversoir de l'eau du Styx, et la Pierre et le confluent de deux fleuves tumultueux.] Là ensuite, ô héros, étant venu tout près, etc. Voici le texte : ἀλλ᾽
ὁπότ᾽ ἂν δὴ νηὶ δι᾽
Ὠκεανοῖο περήσῃς, ἔνθ᾽
ἀκτή τε λάχεια καὶ ἄλσεα
Περσεφονείης, μακραί τ᾽ αἴγειροι καὶ ἰτέαι ὠλεσίκαρποι, νῆα μὲν αὐτοῦ κέλσαι
ἐπ᾽
Ὠκεανῷ βαθυδίνῃ, αὐτὸς δ᾽ εἰς
Ἀίδεω
ἰέναι δόμον εὐρώεντα. ἔνθα μὲν εἰς
Ἀχέροντα Πυριφλεγέθων τε
ῥέουσιν
Κώκυτός θ᾽,
ὃς δὴ Στυγὸς ὕδατός ἐστιν
ἀπορρώξ, πέτρη τε ξύνεσίς τε δύω ποταμῶν ἐριδούπων· ἔνθα δ᾽ ἔπειθ᾽, ἥρως,
χριμφθεὶς πέλας,
ὥς σε κελεύω, βόθρον ὀρύξαι[13]. Les trois vers, que je propose de supprimer, outre qu'ils sont inutiles dans la suite du discours, sont en eux-mêmes incompréhensibles. Le mot Pierre manque au qualificatif qu'il faudrait restituer d'après un autre passage du poème : c'est la Pierre Blanche, Aeux4 :c'ea Ilizo-r,v, que le poète nomme au chant XXIV, quand Hermès emmène les âmes des prétendants au long des cours de l'Océan et de la Pierre Blanche..., vers la Prairie d'Asphodèle où habitent les âmes[14]. Ce chant XXIV de l'Odyssée fait partie de la Mnestérophonie : il n'a rien a voir avec notre Nostos. Je crois que, pareillement, ce séjour des âmes, cette Prairie d'Asphodèle n'a rien à voir avec notre maison d'Hadès. Car il faut prendre ces derniers mots maison d'Hadès au pied de la lettre. Près de l'Averne, en effet, Ulysse trouve une maison, une chambre d'Hadès. On la peut voir encore aujourd'hui. Les guides nous disent : Au Sud du lac Averne, on remarque des grottes et des galeries pratiquées dans le tuf. L'une d'elles, à quelques centaines de pas de l'endroit où aboutit le chemin du lac Lucrin, s'appelle Grotte de la Sibylle ou Grotte de l'Averne. On y pénètre par une porte en briques et l'on traverse d'abord une longue galerie humide taillée dans le roc et pourvue de soupiraux perpendiculaires. A peu près à mi-chemin entre les deux lacs, une galerie étroite conduit à une petite chambre carrée où se trouve, dit-on, la Porte des Enfers. Près de là on remarque une autre chambre : le sol est couvert d'un pied d'eau tiède, qui prend sa source dans le voisinage[15]. C'est à cette maison humide d'Hadès qu'Ulysse vient à pied, après avoir traversé l'isthme étroit et plat, la petite plage, qui sépare le Lucrin de l'Averne, l'Okéanos du Bois de Perséphone. Ulysse n'entre pas en cette maison : il se tient auprès de l'entrée. Ulysse ne descend pas aux Enfers : ce sont, au contraire, les âmes qui sortent de l'Érèbe, par la Porte des Enfers, pour monter jusqu'à lui. Les âmes, attirées par l'odeur du sang, accourent auprès de la fosse que le héros a creusée. Cette fosse n'est pas dans l'Enfer ; elle est au dehors, devant la maison d'Hadès. On ne saurait trop insister là-dessus. Une fois qu'Ulysse a traversé l'isthme entre le Lucrin et l'Averne, il est arrivé à destination ; il s'arrête ; il ne va pas plus loin ; il ne descend pas au séjour souterrain des morts ; il reste sur cette terre des ténèbres, dans le pays des Kimmériens. Les âmes montent de l'Enfer pour venir jusqu'à lui, puis s'en retournent dans la maison d'Hadès. Ulysse ne voit donc et ne peut voir ni la Prairie d'Asphodèle, ni la Pierre Blanche, puisqu'elles sont dans l'Enfer, ni les Fleuves, Achéron, Styx et Kokytos, puisqu'ils coulent au séjour des âmes, et qu'ils n'ont rien à faire avec notre pays réel des Ténèbres, avec notre terre des Kimmériens. Voilà pourquoi je supprimerais du texte primitif les trois vers signalés plus haut. Et je serais enclin à supprimer de même les autres passages de notre Nekyia où la Prairie d'Asphodèle est mentionnée. Dans la Nekyia actuelle, cette Prairie n'est mentionnée que deux fois : une fois dans le catalogue des héros dans un couplet des τόν δέ μετ', une autre fois dans l'épisode d'Achille. Le premier de ces passages tombe de soi : il me semble évident que ces catalogues n'ont jamais appartenu au Nostos primitif. Je croirais volontiers qu'il faut aussi couper le second : cette rencontre d'Ulysse et d'Achille n'est qu'un fragment ou la continuation de l'une de ces Érides[16], de ces Disputes, que nous connaissons bien ; à côté des Nostoi, des Retours, dont l'Odyssée est un modèle ou une collection, ces Érides, ces Disputes, formaient un genre littéraire, tout à fait distinct, mais aussi répandu, dont l'Iliade est le type. On devine sans peine comment les aèdes postérieurs furent entrainés à ces interpolations, non seulement par la mode littéraire du jour et pour flatter le goût ou l'érudition de leur auditoire, mais surtout pour satisfaire à la conception nouvelle qu'eux-mêmes et leur public se faisaient de la Nekyia. Par l'exemple et par l'imitation de Virgile, nous voyons en effet que les Anciens interprétaient d'une étrange façon ce voyage au Pays des Morts. Pour eux, ce voyage réel vers une région terrestre se transforma en une miraculeuse descente dans l'Enfer : Virgile croit imiter le poète odysséen en envoyant Énée jusqu'au séjour des Mânes. Guidé par la Sibylle, Énée s'enfonce donc sous terre ; il parcourt une longue route ténébreuse, souterraine ; il franchit toute une série de portes et de vestibules, avant d'atteindre les enfers. Énée refait ainsi le voyage que la légende hellénique prêtait à nombre de ses héros, à Orphée, à Pollux, à Thésée, à Héraklès, à tous ceux qui descendirent au séjour des Mânes pour en ramener une amante ou un ami. Énée lui-même nous dit qu'il va renouveler l'exploit de ces héros : si
potuit Manes arcessere conjugis Orpheus..., si fratrem
Pollux alterna morte redernit itque reditque viam toties ; quid
Thesea magnum, quid memorem Alciden ?[17] Dans la légende ordinaire des Hellènes, ces descentes aux Enfers sont fréquentes en effet. Mais ces descentes légendaires n'ont rien de commun avec le voyage réel dont le périple sémitique fournissait l'itinéraire à notre poète odysséen. Ce n'est pas la légende des Hellènes qui peut nous expliquer notre Nekyia odysséenne. Le voyage d'Ulysse n'a rien de commun avec les expéditions de Thésée ni d'Héraklès. C'est aux Sémites, à l'Écriture, que nous devons recourir si nous voulons trouver un texte de comparaison : Samuel mourut. Tout Israël le pleura. On l'ensevelit à Rama, dans sa ville. Saül supprima les magiciens et sorciers du pays. Les Philistins se rassemblent et viennent camper à Sonam. Saül rassemble tout Israël et campe à Gilboa. Saül, ayant vu le camp des Philistins, craignit et son cœur s'épouvanta. Saül consulta le Seigneur. Le Seigneur ne répondit ni par des songes, ni par des présages, ni par des prophètes. Saül dit à ses gens : Cherchez-moi une femme nécromancienne, et j'irai l'interroger. Ses gens lui répondirent : Il y a une femme nécromancienne Aïn-Dor. Saül se travestit et se couvrit de vêtements étrangers. Il alla avec deux hommes. Il vint chez cette femme la nuit et lui dit : Prophétise-moi par la nécromancie et fais-moi monter [de l'enfer] celui que je te dirai. La femme répondit : Ne sais-tu pas ce qu'a fait Saül et comme il a supprimé les magiciens et sorciers ; pourquoi séduis-tu mon âme pour me mettre en péril ? Saül lui jura par le Seigneur et lui dit : Dieu vive, si quelque mal sortira pour toi de tes paroles. La femme lui dit : Qui te ferai-je monter ? Saül répondit : C'est Samuel qu'il faut me faire monter. La femme vit Samuel et poussa un grand cri et dit : Pourquoi me tromper ? Tu es Saül. Saül dit : Ne crains rien. Mais qui as-tu vu ? Elle dit : Je vois des dieux qui montent de la terre. Saül dit : Qui aperçois-tu ? Elle dit : Un vieillard qui monte : il est couvert de la robe. Saül reconnut Samuel et se prosternant à terre, il l'adora. Samuel dit : Pourquoi m'as-tu troublé en me faisant monter ? Saül dit : Je suis dans l'angoisse. Les Philistins combattent contre moi. Le Seigneur s'est détourné de moi ; il ne me répond plus, ni par des prophètes, ni par des songes. J'ai crié vers toi pour que tu me fasses connaître ce que j'ai à faire[18]. Dans ce texte biblique, il est des mots d'une explication difficile. Cette femme, qui fait monter les morts, est appelée par l'Écriture une baalat-ob ; j'ai traduit par nécromancienne ; les Septante et la Vulgate disent ventriloque, έγγαστρίμυθος, ventriloqua. On aperçoit les raisons de cette traduction : ob signifie l'outre ; baalat-ob, la femme à l'outre, au ventre, devient la ventriloque. Il est probable qu'au temps des Septante ces vieilles pratiques de magie avaient disparu et que ces termes anciens n'étaient plus compris : cette traduction de baalat-ob me parait un simple calembour. En arabe, la racine oub signifie retourner, revenir ; ob serait le retour, et la nécromancienne, la baalat-ob, serait la femme du revenant[19]. Quant au mot qui signifie consulter les morts, c'est dans l'Écriture le verbe d. r. s : si le poète odysséen a choisi Tirésias pour intermédiaire entre Ulysse et les morts, je ne puis m'empêcher de croire que peut-être le d. r. s. sémitique ne fut pas étranger à ce choix. Il est bien regrettable que nous connaissions si mal les pratiques des nécromants hébreux ou phéniciens : je crois que bien d'autres détails en notre conte odysséen nous ramèneraient à ces pratiques sémitiques. lie même, si nous connaissions mieux les rites particuliers de l'Averne, nous verrions peut-être que les sacrifices d'Ulysse en cet endroit se rapprochent singulièrement des vieux rites italiques. Les textes latins ne font que nous mentionner la lustration sur le chemin de l'Averne, lustratio ad iter Averni[20]. L'un des sacrifices les plus employés pour la lustration italique est le sacrifice du porc, du mouton et du taureau, suovetaurilia[21]. C'est précisément le sacrifice que Tirésias recommande à Ulysse pour expier le meurtre de Polyphème. Ce sacrifice du porc, du mouton et du taureau n'est pas dans les mœurs homériques ; il n'est mentionné qu'en ce passage du chant XI de l'Odyssée et en un autre passage du chant XXIII (v. 277) : en ces deux passages, ce n'est toujours que la même lustration, recommandée par Tirésias, pour expier le meurtre de Polyphème. Malgré l'insuffisance de nos moyens de comparaison, une conclusion apparaît, je crois : c'est une évocation à la mode des Sémites que décrivait le périple original et que copia fidèlement le poète odysséen ; ce n'était pas une descente à la mode des Hellènes. Les aèdes postérieurs, qui sans doute n'avaient plus devant les yeux ni dans l'esprit l'exacte représentation de ces évocations sémitiques, retouchèrent, développèrent, dénaturèrent le poème original et le mirent en l'état où nous le voyons aujourd'hui : de ce pèlerinage d'Ulysse vers les nécromants de l'Averne, ils firent un singulier mélange d'évocation et de descente. En ce mélange, certains éléments restent distincts, facilement discernables. Je crois, pour mon compte, que tout le début de notre chant XI appartient au poème primitif : les 225 premiers vers (voyage d'Ulysse ; sacrifice ; Elpénor ; Tirésias ; Antikléia) me paraissent n'avoir subi aucune altération. Par contre, du vers 225 au vers 655, il me semble que le texte actuel n'a rien de commun avec le texte primitif ; ici, tout ou presque tout me semble d'invention postérieure ; je crois du moins impossible de faire la part certaine des interpolations : ces quatre cent dix vers me sont tous presque également suspects. Au fond, ne poursuivant qu'un but précis, l'identification du Pays des Morts odysséen avec l'Averne, j'estime que ces vers rejetés ou acceptés n'ont pas grande importance. L'incertitude du texte fait seulement que, pour la Nekyia, nous ne saurions pousser cette identification des lieux dans le même détail que pour les autres aventures odysséennes. Mais l'ensemble subsiste : l'Averne nous rend, en ses grandes lignes notre Pays des Morts odysséen. Et peut-être, en ce nom même de l'Averne, trouverions-nous un dernier argument. Avernus, disaient les indigènes ; Aornos, dirent les Hellènes qui firent ici encore un de leurs jeux de mots : l'Averne devint le lac sans oiseaux. Les Romains adoptèrent ce calembour et les indigènes eux-mêmes le répétèrent ; principio,
quo Averna vocantur nomine, id ab re impositumst, quia sunt avibus contraria cunctis[22]. En réalité, les volatiles. n'ont jamais déserté ces forêts : les canards, oies, sarcelles et oiseaux de passage couvrent à certaines époques les eaux du lac. A-ornos n'est sûrement qu'un jeu de mots : Dion Cassius transcrit plus exactement avernus en aouernis, Άουερνις[23]. Il faut reporter, je crois, ce nom d'avernus à la même couche onomastique que beaucoup d'autres vocables de cette région kuméenne : Oinotria, Kumè, etc. nous avons, dans l'épisode des Kyklopes, retrouvé maintes traces sémitiques. L'Averne n'est qu'un Kyklope, un Œil Rond, un Œil rempli de forêts et d'eau : au bout de l'isthme étroit, c'est le bois sacré de Perséphone (cf. le texte de Diodore Sic., IV, 22), άλσεα Περσεφονείης, dit le poète odysséen qui, parmi les arbres de cette région, nomme le peuplier et le saule. Ces deux arbres, en effet, saule et peuplier, sont caractéristiques de ce paysage napolitain. Mais il est un autre arbre que nous avons rencontré déjà près de la caverne de Polyphème et dont la silhouette, encore plus caractéristique, se profile sur toutes les pentes de ces collines : le pin-parasol. L'Écriture donne le nom de aorn ou aworn à un arbre élancé, qui sert à fabriquer les mâts de navires ; les traducteurs l'identifient au pin. C'est de aorn ou aworn, que les Anciens, je crois, tirèrent Avernus, Aouernis, Aornos. Je crois que le lacus avernus était primitivement le lac des pins ; mais, faute de doublet, je ne saurais certifier cette étymologie. 20 avril 1901[24]. — Le tramway, qui va de Naples à Pouzzoles, puis à la Plage de Cuma, longe jusqu'au Lucrin le pied des collines Phlégréennes. La route est bordée d'étuves, de bains chauds et d'établissements thérapeutiques, qui utilisent les innombrables sources thermales ou jets de vapeurs de cette côte volcanique. Avant cette exploitation industrielle, la rive déserte devait offrir aux premiers navigateurs une succession presque ininterrompue de ruisseaux bouillonnants et fumants, de sets vaporeux, de buées et de fumerolles. C'était bien le pays des brumes et des nuées, dont parle le poème odysséen. Hannon le Carthaginois nous décrit dans son Périple une côte toute pareille, une côte de flammes et de vapeurs, laissant tomber à la mer des ruisseaux de feu et opposant aux marins un sol inabordable à cause de sa chaleur[25]. Le tramway longe ensuite la lac Lucrin. Les rails sont posés sur la jetée qui sépare de la mer les eaux du lac. Cet isthme, disaient avec raison les Anciens, était une œuvre artificielle. Cette œuvre était antérieure sans doute à la colonisation grecque : Héraklès, bien avant les temps helléniques, avait construit cette chaussée pour le passage de son troupeau de bœufs géryoniens. Entre le Lucrin et la mer, cette chaussée fort étroite est percées de canaux pour déverser le trop-plein du lac. Des barrages et de petites écluses régularisent ce courant. Des filets et des claies retiennent le poisson. Avant ces travaux de l'homme, — on le peut bien voir sur place, — la mer pénétrait librement dans ce Golfe Lucrin. Une route plate contourne le Lucrin à l'Est et conduit à l'autre isthme qui sépare le Lucrin de l'Averne. Tout au long de cette route, nous longeons la rive boueuse du Lucrin et les pentes abruptes du Monte Nuovo. L'Averne ouvre devant nous la grande brèche de son sourcil. C'est par cette brèche que la route plate, sans une montée, unit le bord du Lucrin au bord plat de l'Averne : voilà bien, au fond du Lucrin, aux termes de l'Okéanos, la petite plage du poème odysséen. Le lac de l'Averne, ceinturé d'une margelle de pierres, dort parmi les bouquets de saules[26] et de peupliers : en couronne, au sommet des pentes abruptes de son sourcil, les pins-parasols lui font un diadème. Ulysse, ayant laissé son navire au fond du Lucrin, est venu jusqu'à cette rive de saules et de peupliers. Au pied du sourcil, voici la Porte des Enfers, devant laquelle, ayant creusé sa fosse, il a fait le sacrifice rituel. Les guides plus haut nous ont décrit avec une parfaite exactitude cette Porte des Enfers et cette maison humide d'Hadès. De point en point, la description odysséenne peut s'appliquer à notre site. Les navigateurs primitifs venaient ici consulter l'oracle des morts et demander aux nécromants le chemin du retour. C'était peut-être une femme, une baalat-ob, qui servait ici, comme à Aïn-Dor, d'évocatrice. La légende indigène n'oublia jamais qu'une prophétesse, une sibylle, vivait jadis en ces parages kuméens. Peut-être est-il plus vrai qu'on ne croit, le rapprochement que firent les auteurs chrétiens entre cette Sibylle de Kume et la Sibylle d'Aïn-Dor. C'est par quelque substantif tiré de la racine d.r.s. que les navigateurs sémitiques désignaient peut-être cette Sibylle. Que l'on imagine un substantif féminin de la forme dires'a ou deres'a, et l'on apercevra comment le poète odysséen prit Tirésias pour intermédiaire entre Ulysse et les âmes de morts. Dans la légende thébaine de Tirésias, on trouverait de nombreux détails, qui nous ramèneraient à la même hypothèse. Tirésias, durant sa vie, avait plusieurs fois changé de sexe, tantôt femme, il portait, comme un roi d'Orient, un sceptre de kyanos. Si nous avions le loisir d'étudier ici cette légende de Tirésias, je crois que, dans la Béotie de Kadmos aussi bien qu'en notre chant de l'Odyssée, ce devon apparaîtrait comme un proche parent de la Sibylle sémitique... Nous sommes revenus au tramway en achevant le tour du Lucrin par sa rive occidentale. Dans un recoin des collines, une source chaude bouillonne en un grand œil fumant : c'est le Pyriphlégéthon de Strabon. Par un ruisseau d'eau tiède, il se déverse dans le Lucrin ; avec force signes de croix, des paysans viennent y baigner un pauvre cheval étique : ces eaux sacrées restent toujours miraculeuses. |
[1] Strabon, p. 244-245.
[2] Cf. Roscher, Lexic. Myth.,
s. v. Hades, p. 1786. Plat., Crat.,
p. 405.
[3] Cf. Buchholtz, Homer. Real.,
I, p. 54.
[4] Strabon, XVI, p. 845.
[5] Michelot, Portulan, p. 270.
[6] Sur tout ceci, cf. Beloch, Campanien, p. 172.
[7] Cf. Beloch, Campanien, p. 174.
[8] Lucrèce, VI, 748-749.
[9] Virgile, Énéide, VI, 238.
[10] Stace, Sylves, III, 5, 97.
[11] Stace, Sylves, V, 3, 169.
[12] Strabon, V, p. 241.
[13] Odyssée, X, 507-516.
[14] Odyssée, XXIV, 11-13.
[15] Baedeker, Italie mérid., p. 91
[16] Cf. P. Girard, Revue des Études Grecques, 1902, n° 65-60
[17] Aen., VI, 120-123.
[18]
I Samuel, XXVIII. 3-15.
[19] Gesenius, Thesaurus, s. v.
[20] Cf. Beloch, Campanien, p.
169.
[21] Cf. Daremberg-Saglio, l'admirable article Lustratio par Bouché-Leclercq.
[22] Lucrèce, VI, 741-742.
[23] Cf. Pauly-Wissowa, s. v. Avernus.
[24] Notes de voyage.
[25]
Geog. Græc. Min., I, p. 12-13.
[26] A propos de ces saules, je ne sais comment traduire l'épithète ώλεσίκαρποι : elle me semble susceptible de deux interprétations, aux fruits qui avortent ou aux fruits de mort.