LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE NEUVIÈME. — KIRKÈ ET LE PAYS DES MORTS.

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉPERVIÈRE.

 

 

Ulysse fuyant les Lestrygons ne prend pas les chemins de la nuit. Il revient au jour, à l'aurore, chez Kirkè, dans l'île Aiaiè, où sont les maisons de l'Aurore, fille des ténèbres, et lés chœurs et le levant du soleil[1].

Il faut bien comprendre ces différents termes que la langue des Grecs classiques ne suffirait pas à nous expliquer.

Pour les Égyptiens, le ciel reposait sur quatre piliers. A la conservation de chacun d'eux, un dieu était attaché : Osiris ou Horus, l'épervier, présidait au pilier méridional, Sit au pilier septentrional, Thot à celui de l'Ouest, et Sapdi, l'auteur de la lumière zodiacale, à celui de l'Est. Ils partageaient le monde en quatre régions ou plutôt en quatre maisons, délimitées par les montagnes qui bordent le ciel et par les diamètres qui se croisent entre les piliers. Chacune de ces maisons appartenait à un seul d'entre eux et les trois autres dieux, ni même le Soleil, ne pouvaient y entrer, y séjourner ni la traverser sans avoir obtenu l'autorisation du maitre[2]. Cette conception et cette nomenclature se rencontrent aussi dans les cosmogonies des autres peuples orientaux : De même que pour les Égyptiens, le monde, pour les Chaldéens, est une sorte de chambre close en équilibre au sein des eaux éternelles. La terre en est la partie basse et comme le plancher. Elle a la forme d'une barque renversée, creuse en dessous, non pas d'un de ces canots effilés en usage chez les autres peuples, mais d'une couffe, d'une espèce d'auge ronde dont les tribus du bas Euphrate se servent depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Elle va s'exhaussant des extrémités jusqu'au centre, ainsi qu'une grosse montagne les régions neigeuses, où l'Euphrate prend sa source, en marquent à peu près le sommet. On avait imaginé d'abord qu'elle se divisait en sept zones, superposées le long de ses flancs à la façon des étages d'un temple. On la partagea plus tard en quatre maisons, dont chacune répondait, comme les maisons de l'Égypte, à l'un des quatre points cardinaux.... L'expression astronomique ou astrologique, Kibrat Arbai ou Irbiti, les Quatre-Maisons, s'applique à des données de géographie et d'histoire courante. [Les  roitelets de Chaldée], si minimes qu'ils fussent, déguisaient leur faiblesse sous le nom de Rois des Quatre-Maisons, Rois de l'Univers, Rois de Shoumir et d'Akkad. Ces noms sont entrés dans le protocole des rois d'Assyrie qui s'intitulent shar Kibrat Arbai, prince des Quatre-Maisons, et shar Kishati, pince de l'Univers[3].

Je crois que les maisons de l'aurore de notre poème odysséen ne sont que la traduction d'une expression orientale. Cette tournure est un ï-.g.Z EtEreivov dans les poèmes homériques. Mais elle correspond à un mode d'orientation que nous avons signalé déjà. Comme les Sémites, nos marins odysséens, qui ne cherchent pas le Nord pour déterminer leur position, se demandent toujours où est le levant et où est le couchant, où le soleil, qui éclaire les mortels (car il y a un soleil qui éclaire les morts), monte sur la terre et où il descend. C'est ce qu'Ulysse tout a l'heure va dire à ses compagnons. La phrase reviendra sans cesse :

... ο γρ τ δμεν, π ζφος οδ π ἠώς,

οδ π ἠέλιος φαεσμβροτος εσ π γααν,

οδ π ννεται[4]....

La valeur de ces différents termes apparaît clairement si nous imaginons la terre sous la forme d'un édifice carré, dont les quatre angles seraient au Nord, à l'Est, au Sud et à l'Ouest : los quatre façades seraient donc Nord-Est, Est-Sud, Sud-Ouest, Ouest-Nord. La façade Nord-Est verrait le soleil à son lever : c'est le côté, la maison de l'aurore et du levant. La façade Est-Sud recevrait les rayons du soleil pendant presque toute la journée : c'est le midi, le jour, la maison du soleil. La façade Sud-Ouest verrait le soleil à son coucher c'est la maison du soir, du couchant. Enfin la façade Ouest-Nord ne reçoit jamais le soleil : c'est le côté, la maison de l'ombre, ce que le poète odysséen appelle zophos, ζόφος, et ce que les commentateurs classiques traduisent par σκία, l'ombre, σκότος, l'obscurité[5]. Sur ces quatre façades, soufflent les quatre vents : le Borée vient du Nord-Est ; le Notos vient du Sud-Est ; l'Euros vient du Sud-Ouest ; et le Zéphyros vient du Nord-Ouest.

Mais ces quatre façades et ces quatre vents se groupent toujours deux à deux. Car, pour s'orienter, l'homme se tourne vers le levant et vers le soleil : il a donc une moitié du ciel, soit deux maisons, devant soi, et l'autre moitié du ciel, deux maisons, derrière. Nous avons vu que le poète odysséen connaît ces termes et les emploie. Pour lui, tout ce qui est devant est l'aurore et la lumière ; tout ce qui est derrière est le couchant et l'ombre. Les peuples habitent soit devant, vers l'aurore et le soleil, soit derrière, vers l'obscurité, vers le zophos, ces deux groupes constituent l'humanité tout entière :

ἠὲ πρς οων σπερων νθρπων[6].

..... σασι δ μιν μλα πολλο,

μν σοι ναουσι πρς ἠῶ τ ἠέλιν τε,

δ σσοι μετπισθε ποτ ζφον ερεντα[7].

Pareillement, devant et derrière, par groupes de deux, les vents se contrarient : devant, c'est le Borée et le Notos ; derrière, l'Euros et le Zéphyros. Quand tous les vents soufflent à la fois, la navire est jeté du Notos au Borée, et de l'Euros au Zéphyre[8].

Kirkè, habite devant, dans la maison de l'aurore et du levant, vers l'aube qui est fille des ténèbres. Le soleil, en son tour quotidien, passe du levant (Nord-Est) au midi (Est-Sud), puis au couchant (Sud-Ouest) et de là, pendant la nuit, il traverse le zophos ténébreux, en éclairant les morts, d'où il revient à son lever. L'aube sort donc des ténèbres ; elle est fille du zophos ténébreux, puisqu'elle %lui succède.

Les Égyptiens avaient quatre soleils, ou plutôt quatre dieux symbolisant les phases principales de la vie du soleil pendant le jour et pendant l'année. Ra symbolisait le soleil au printemps et avant son lever ; Harma-Khouiti était le soleil de l'été et du matin ; Atoumou, le soleil de l'automne et de l'après-midi ; Khopri, le soleil de l'hiver et de la nuit. Ces quatre dieux n'étaient en réalité que des personnes ou des épithètes de Ra, qui successivement passait par chacune de ces formes et, chaque jour, accomplissait son voyage circulaire d'aube en midi, en couchant et en nuit, pour revenir en aube. Je croirais volontiers que dans notre poème odysséen ces tours et retours du soleil, cette marche ou danse en rond, sont désignés par χοροί, les chœurs. Il me semble qu'expliqués ainsi les termes odysséens maisons de l'aurore, retours et levers du soleil, deviennent parfaitement clairs.

Ulysse, en quittant les Lestrygons, ne prend donc pas les chemins de la nuit. Il vogue face à la lumière ou plus exactement, pour parler comme les Sémites, vers la face de la lumière, el-pene-or. Tournant le dos à la Sardaigne, il coupe d'Ouest en Est notre mer Tyrrhénienne et, juste en face des Bouches de Bonifacio, il rencontre au-devant des côtes italiennes l'île de Kirkè. Depuis les thalassocraties les plus anciennes jusqu'à nos jours, cette île a toujours conservé le même nom. Elle s'appelle aujourd'hui Circeo ; les Romains disaient Circei et les Grecs Κίρκειον. Grâce au poème odysséen, nous voyons que le nom grec, νήςος Κίρκης, n'est que l'exacte traduction d'un nom sémitique antérieur, Ai-aiè, Île de l'Épervière.

J'ai déjà traité de ce doublet. J'ai fait remarquer la fidélité du poète à traduire, scrupuleusement et jusqu'aux moindres nuances, les noms de lieu que qui fournissait son périple original. En grec, le féminin épervière, kirkè, κίρκη, est presque inusité : c'est le masculin kirkos, κίρκος, qui sert pour les deux genres ; le seul article, masculin ou féminin suivant les cas, sert à distinguer le mâle et la femelle. En hébreu, au contraire, le seul féminin ai'a est usité pour les deux sexes. Les Hébreux employaient le mot ai'a comme nom propre, même pour désigner des hommes : les Septante ont transcrit ce nom propre hébraïque en aie, αΐε, ou aia, αΐα : deux personnages bibliques, le fils de Zibéon et le père de Rispa, portent ce nom. Le périple devait dire Ai-Ai'a, l'Île de l'Épervière[9] : le poète a traduit scrupuleusement île de Kirkè, νήςος Κίρκης, en faisant de l'oiseau une épervière et de la nymphe une femme. Mais il a transcrit non moins scrupuleusement en Ai-aiè, Αίαίη.

Là, sur une pointe, nous entrons le vaisseau en silence dans un port aux bons mouillages : un dieu nous conduisait. Descendus à terre, nous restons deux jours et deux nuits, couchés [sur le sable], rongeant notre cœur de chagrins et de fatigues. Quand l'Aurore aux cheveux bouclés amena le troisième jour, je pris ma lance et mon glaive pointu  et, quittant le vaisseau, je montai rapidement sur un observatoire pour distinguer traces ou voix humaines. Parvenu au sommet de la guette escarpée, je restai debout : sous mes yeux, une fumée montait de la terre aux larges routes, dans le palais de Kirkè, à travers les taillis touffus et la forêt. Je me demandai d'abord si j'irais m'enquérir, puisque cette noire fumée était en vue. Puis, à la réflexion, il me parut plus avantageux de regagner d'abord le croiseur et le rivage de la mer, de faire manger mes hommes et d'envoyer à la découverte. J'étais déjà redescendu non loin du vaisseau à la double corne, lorsqu'un dieu, prenant pitié de mon abandon, m'envoya, en travers même de la route, un grand cerf dix cors. Des pâturages de la forêt, il descendait au fleuve pour boire : le soleil déjà haut l'altérait. Il sortait du bois. Je le frappai en plein dos sous l'échine. Le bronze de ma lance le traversa de part en part. Il tomba dans la poussière, en bramant, et son âme s'envola. Alors montant sur la bête, je retirai de la plaie le bronze de ma lance, que je laissai par terre, couchée. Puis j'arrachai des pousses et des brindilles et j'en tressai un lien, long d'une coudée, bien tordu des deux bouts. Je liai en un paquet les quatre pattes de l'énorme bête. Je pris la charge sur mon dos, et je m'en allai vers le vaisseau noir, en m'appuyant sur ma lance.... Je jetai la bête au long du navire et j'éveillai, l'un après l'autre, tous mes hommes.

L'épisode de Kirkè va se dérouler sur deux théâtres, dont voici le premier : une île rocheuse au-dessus d'un port, au bord d'un fleuve, à l'orée d'un grand bois giboyeux. L'autre théâtre, que le poète nous décrira tout à l'heure, est le palais même de Kirkè à l'autre bout de la forêt.

 

Au-devant de la côte italienne, l'île de Kirkè dresse sur la mer ses 541 mètres de roches. C'est une masse rocheuse, isolée, très remarquable, avec un sommet s'élevant presque à pic de la mer, disent les Instructions nautiques[10]. Sur son point culminant, qui atteint 541 mètres, on voit les ruines du temple de Circée, un sémaphore et diverses constructions. La tour Paola est à la pointe N.-O. Sur la batterie Cervia, à la pointe la plus Sud du mont, entre les tours Cervia et del Fico, on allume un feu fixe blanc, haut de 38 mètres au-dessus de la mer et visible de 11 milles. Ce feu est placé sur une tour ronde et blanche. Un sémaphore est établi sur la pointe Cristoforo.

Ulysse va monter sur cet observatoire, sur cette guette abrupte.

Le Monte Circeo, pour les marins, a toujours été une le, bien qu'il tienne par l'une de ses façades à la plaine du continent : Située à l'extrémité Sud des marais Pontins, cette montagne a l'apparence d'une île quand on la voit à distance, reprennent les Instructions nautiques. C'est bien une île, en effet : la mer libre la baigne sur ses faces du Sud et de l'Ouest ; elle trempe dans les lagunes et les marécages, dans la mer des marais Pontins, à l'Est et au Nord : Cette montagne de Kirkè est vraiment insulaire entre la mer et les marais, dit Strabon[11]. On peut mouiller des deux côtés du mont Circeo, ajoutent les Instructions. Mais on est mieux dans la partie Est, au-dessous du village San-Felice, par onze à dix-huit mètres, sable, à ¾ de mille de la terre, bien abrité ainsi des vents de Nord et d'Ouest ; on doit avoir soin de ne pas rallier le côté du cap où le banc de la côte, en dedans de la ligne du fond de cinq mètres, s'étend à un demi-mille. Ces recommandations ne peuvent convenir qu'à nos marines, dont les grands vaisseaux mouillent en eau profonde, loin des rives basses. Les marines odysséennes, qui tiraient leurs navires sur les sables, allaient s'échouer ailleurs. Au mouillage de la côte orientale, que recommandent nos Instructions nautiques, elles préféraient l'autre façade de l'île : là, une cale, que les cartes marines nous indiquent encore, était jadis le Port de Circei. Cette cale s'offre d'elle-même aux navigateurs, qui arrivent de la haute mer occidentale. Pour les petits bateaux des premiers thalassocrates, cette cale est bien plus commode que la rade foraine de San Felice. Sous la tout Paola, qui couronne l'extrême pointe de notre île vers l'occident, un étroit chenal conduit à la lagune de Paola, au fond de laquelle les indigènes ont encore leur Port. du Buffle. Les caries et les Instructions nautiques nous indiquent en cet endroit l'ancien port romain.

Quand les premiers Romains fondèrent une colonie en ces parages fréquentés, ce fut en effet au bord de cette lagune qu'ils installèrent leurs entrepôts : les ruines de la ville romaine subsistent autour de ce mouillage, qui s'appelle aujourd'hui Cala dei Pescatori, le Port des Pêcheurs. Enclos de toutes parts, le port offre un merveilleux refuge aux barques qui savent y pénétrer. Mais ici, comme dans la Petite Île des Kyklopes, il faut bien manœuvrer : la passe est étroite. Ici encore, c'est un dieu qui pilote le vaisseau d'Ulysse jusqu'à ces grèves du fond, où tout se tait, ou le flot vient mourir en silence.

Sur cette grève, les marins trouvent de l'eau douce. Au milieu des sables, sourd la Fonte della Bagnaja. L'île elle-même a des sources en grand nombre : à mi-pente, toujours bien fournie, sourd la Fontana di Mezzo Monte. Autre avantage pour nos marins primitifs : cette île est trouée de grottes nombreuses, les unes au ras même du flot qui y pénètre, les autres derrière une grève asséchée, Grotta delle Capre, Grotta del Precipizio, Grotta della Maga. Cette dernière grotte de la Magicienne est de beaucoup la plus grande : elle s'ouvre en face de la mer du Sud, au-dessous de San Felice. Notre poète odysséen connaît ces grottes : Tirez le navire à terre, va dire Kirkè aux Achéens : cachez le chargement et les agrès dans les cavernes. La Grotte de la Magicienne, avec sa petite grève ou vient mourir le flot, se prête bien à cette manœuvre.

Le vaisseau d'Ulysse est entré dans la cale, ναύλοχος ές λιμένα. Rompus de fatigue, les hommes débarquent et se couchent sur le sable. Durant deux jours, roulés dans leurs manteaux, ils ne veulent plus rien entendre. Mais Ulysse ne  peut pas rester ainsi dans l'ignorance de ce pays inconnu. Le troisième jour, il quitte le vaisseau et monte au sémaphore. Il arrive au sommet de la Garde. Il domine l'île tout entière, et la mer et les terres environnantes[12]. Devant lui, vers le Sud, se déploie l'océan sans limite. La façade méridionale de l'île plonge brusquement dans la grande mer.

L'île est couronnée d'une mer sans limite. Dans le texte homérique, ce vers s'applique à l'île même de Kirkè et à la terre adjacente. Il est possible que, dans le périple, il en fût ainsi : les premiers navigateurs, mal renseignés sur l'étendue et la nature véritable de ce continent italien, en ont pu faire une île, comme ils firent de l'Espagne une Île de la Cachette, I-spania. Le nom même I-talia rentrerait dans la catégorie de ces noms insulaires qui nous sont familiers : l'étymologie que les Anciens donnent habituellement, italia = vitalia = terre des veaux, vitulus, est de même valeur à mes yeux que celle de Oinotria = terre du vin : ce n'est qu'un simple calembour.

Mais une autre explication me semble plus vraisemblable. Je crois qu'à sa mode ordinaire notre poète grec a combiné ici différents détails de son périple sémitique et qu'il a appliqué à l'île même de Kirkè ce que le périple disait peut-être du voisinage. Dans l'épisode de Kalypso et dans celui des Phéaciens, dans plusieurs autres encore, nous avons rencontré déjà ou nous rencontrerons un pareil procédé : chez les Kyklopes, la Petite Île devient une l'île aux chèvres, alors que, dans la réalité, deux îles, Nisida et Capri, existent, dont l'une est la Petite Île, Nesis, et l'autre l'Île aux Chèvres, Kapraia. Ici, devant Ulysse, la grande mer déroule l'infini de son océan, πόντος άπείριτος, que rien ne limite, sauf à l'horizon méridional les Îles Océaniennes, les Îles du Pontos : Πόντιαι, Pontiæ, disaient les Anciens ; nous disons Ponza. De ces îles, je crois, le périple sémitique donnait aussi l'exacte description ; mais notre poète transporta l'un des traits de Ponza à sa terre de Kirkè. Strabon, qui pour la description de cette côte italienne copie visiblement quelque périple détaillé, nous dit : En bonne vue, sont situées deux îles de haute mer, Pandataria et Pontia, petites, mais bien peuplées[13].

Derrière Ulysse, vers l'Est et le Nord, s'étend la terre italienne. Basse, plate, incertaine, coupée de bois et de marais, cette rive italienne déploie, elle aussi, jusqu'à l'horizon montagneux, sa mer de forêts et de maquis, d'où monte par endroits la fumée des campements de pâtres et de charbonniers.

Tout le long de la mer, depuis Astura jusqu'à Terracine et même au delà, pendant près de cent kilomètres, cette terre italienne présente le même aspect. Dans l'intervalle qui sépare les flots du large et les montagnes de l'intérieur, une chaîne de dunes borde la mer ; une suite de lagunes et de marais borde la dune ; une succession de forets et de fourrés impénétrables s'étend entre les lagunes et le pied des monts. Sables, forets et marais, c'est une autre mer véritable, une étendue plane, monotone et déserte. Selva de Terracina, Macchia di Bassiano, Macchia di Caserte, Macchia del Quarto, Macchia del Piano, les façades Nord et Est de notre île de Circei sont entourées de cette selva et de ces maquis, que le poème odysséen nous décrit fort exactement par les deux termes δρυμά πυκνά, fourrés, et ϋλη, forêt. Les Instructions emploient encore les deux mots : Une ceinture de maquis borde la plage de sable et, en dedans, on voit de grands massifs d'arbres. Les descriptions des voyageurs le font que développer ces deux termes :

Le lendemain, notre hôte s'est décidé à nous prêter de petits chevaux fort espiègles, mais, au fond, d'un bon caractère, pour faire une promenade dans la macchia de Cisterna. Lui-même, monté sur le plus fougueux de ces animaux et tenant à la main une longue gaule qui semble une lance, à l'aide de laquelle il baissait ou levait fort habilement les barrières, s'est mis en tête de la caravane. Il n'est pas facile de cheminer dans ces terrains coupés de bois et de marécages. Sans un guide, on s'y perdrait, et si notre hôte ne nous eût pas donné l'exemple en passant le premier, nous n'eussions certainement pas traversé certains ruisseaux où nos chevaux avaient de l'eau jusqu'au poitrail. Nous sommes bientôt arrivés au centre d'une belle forêt qui n'est que la continuation de celle de Tossa Nuova, où croissent des chênes, des chênes verts ou lièges, et des ormes de toute beauté. Par endroits de grandes lianes courent d'un arbre à un autre : on pourrait se croire dans quelque forêt de l'Amérique. A vrai dire, l'exploitation y est si difficile et le prix du bois si peu élevé, que beaucoup d'arbres meurent sur pied et qu'on ne se donne pas la peine de ramasser ceux que le vent renverse. Il y a donc peu de différence entre ces forêts et celles du Nouveau Monde. De temps à autre, nous rencontrions un buffle égaré, que notre guidé chassait à grands coups de gaule vers l'apparence de sentier que nous suivions. Dans les endroits les moins fourrés, nous entendions des grognements et nous avons vu passer, plusieurs reprises, des bandes de sangliers qui vivent dans ces marécages comme dans une terre promise. Des aigles et, je crois, des pyrargues volaient dans les clairières et donnaient. la chasse aux palombes et aux canards qui, à plusieurs reprises, se sont envolés par bandes nombreuses au milieu des roseaux. Quelle belle chasse nous aurions pu faire, si nous eussions eu des fusils ! Mais j'oublie que, dans ces forêts vierges du vieux monde, la chasse est gardée !... De tous les animaux de Circé, il ne reste guère aujourd'hui que des sangliers dont les troupeaux habitent les forêts et les marécages[14].

La ferme de Campo Morto, seul bien qui reste à l'église Saint-Pierre de Rome (1833), est située près des Marais Pontins, entre Velletri et Nettuno. Cette ferme possède 400 chevaux, plusieurs centaines de bœufs, vaches, buffles, etc. En outre, elle a deux mille porcs, nourris de glands dans la forêt, qui continue presque sans interruption, depuis la Toscane jusqu'au mont Circé, et qui est pleine de chênes blancs. Les marais nourrissent les buffles. La partie la plus élevée de la ferme entretient quatre mille moutons[15].... La chasse est très considérable dans ces marais. On y trouve des sangliers, des cerfs, des bécasses. On se sert de petites barques et l'on descend, ou nu-pieds ou avec des bottes, dans les endroits où les barques ne peuvent aller[16]....

Du haut de son observatoire, Ulysse domine cette mer de verdure. Nulle trace de l'activité humaine. Nul bruit humain. Seulement, de ci, de là, quelques fumées de charbonniers, quelques trouées que le bétail à demi sauvage se fraie dans les fourrés et, rayant cette verdure, la coupant de part en part, quelques larges routes.

Rien de plus singulier que ces macchie, qui ne sont ni selva, forêt, ni bosco, bois. Ces macchie sont le résultat de la plus mauvaise [exploitation]. Ce sont des arbres, des arbrisseaux, des buissons, taillés, coupés, brisés à toutes les hauteurs, et la hache du charbonnier y est toujours en combat avec la nature la plus féconde qui, partout où l'on cesse de la tourmenter, s'élance et reprend ses droits et sa beauté.... L'épine blanche fleurissait partout. Le coassement universel des grenouilles remplaçait le chant des oiseaux. Nous roulions sur un pavé antique, si parfaitement conservé que, par réflexion, on était effrayé de l'absence de vie.... A travers l'épaisse forêt, se croisent mille sentiers tracés par le bétail à demi sauvage....

Toute cette côte est bordée d'une suite contiguë de dunes de douze a quinze pieds d'élévation, éloignées de la mer de trente à quarante pas. Entre la mer et les collines, est la voie de Sévère, recouverte quelquefois de sable. Derrière les dunes est la forêt. Nos guides paraissaient craindre de dépasser Torre Paterno, l'unique habitation qu'il eût sur cette côte.. Ils montaient fréquemment sur les collines de sable pour chercher, à travers la forêt, l'asile désiré. Tout à coup nous voyons du feu sur le rivage. C'était l'habitation temporaire de vingt-cinq pêcheurs napolitains, qui faisaient leur souper dans des cabanes de ramée, de paille et de roseaux.... Arrivés [près d'eux], nous fûmes peu rassurés en voyant des hommes basanés, à demi sauvages, tous armés de couteaux ou de coutelas à la ceinture. Mais heureusement pour nous ces cabanes étaient près de Torre Paterno, au bout même du sentier qui devait nous conduire à l'asile désiré, à l'unique gîte qu'il y eût pour nous dans ces déserts[17].

L'épithète εύρυοδείη, aux larges voies, appliquée par le poète à ce pays désert, peut sembler étrange. Pourtant je croirais volontiers que le poète trouva cette épithète dans son périple. Aujourd'hui, sur les cartes de l'état-major italien, l'intérieur de ce pays apparaît tout rayé de chemins rectilignes qui, de la mer, montent à l'intérieur et qu'aucun accident de terrain ne vient forcer au moindre coude. Route des Pêcheurs, Strada dei Pescatori, le nom, que portent plusieurs de ces chemins, indique suffisamment leur usage : c'est par là que les gens de la mer montent vendre leur poisson aux bourgs et villes de l'intérieur. Ces chemins ne sont aujourd'hui que des sentiers : ce ne sont plus les larges routes de cette plaine. Depuis l'antiquité romaine, ce n'est plus à travers la forêt et les maquis, ce n'est plus vers la mer occidentale, vers la côte du large et vers l'îlot montagneux, que descendent les grands chemins des indigènes. Tout au contraire : Via Appia, Linea Pia ou chemin de fer Rome-Terracine, depuis les Romains jusqu'à nos jours, les routes évitent cette traversée des Marais Pontins ; elles se tiennent au delà du marais, sur le dernier talus des monts, et elles viennent aboutir au mouillage de Terracine. Mais aux temps primitifs il en allait tout différemment : la colonie romaine de Circei, disait la tradition, remontait jusqu'aux premiers temps de la République, peut-être même jusqu'à la Royauté[18] ; l'existence de cette colonie et son rôle dans le commerce des premiers siècles nous prouvent qu'avant l'établissement des routes vers Terracine, c'est à Circei qu'aboutissaient les grands chemins de l'intérieur. En cet état du commerce primitif et de la civilisation, notre île parasitaire servait de station aux Peuples de la mer : c'est vers cet entrepôt des étrangers que descendaient tout droit les larges voies des indigènes. Les archéologues, d'ailleurs, semblent avoir retrouvé les preuves qu'avant l'époque romaine cette région des Terres Pontines connut des jours prospères et put nourrir des populations nombreuses. Avant la conquête de ce pays par les Romains, aux premiers siècles de l'époque classique, au temps de l'Odyssée, cette Plaine Pontine était couverte de routes, sillonnée de canaux et de drainiages. C'est un fait que Moulin de la Blanchère a bien mis en lumière par son mémoire intitulé Un Chapitre d'Histoire Pontine[19].

Par un beau jour du commencement d'avril, l'observateur qui, tournant le dos à Velletri et à ses vignes, monte sur un des tombeaux de l'Appia et regarde la campagne vide, voit un spectacle singulier. L'asphodèle (Asphodelus ramosus), porrazzo des Romains, règne sur les collines latines. Partout où le sol n'a pas été remué, où la nature n'a pas brisé le tuf, les touffes de la plante se dressent, emplissant l'air de leur odeur. En cette saison, du milieu de chacune, s'élève une tige haute et robuste, portant des fleurs d'un blanc à peine rosé, rayé de violet pâle. Semée un peu partout, au hasard, couvrant d'un tapis plus épais les pentes où le roc n'est garni que d'une faible épaisseur de terre, l'asphodèle affectionne certains endroits particuliers. On la voit croître, plus serrée le long de plusieurs grandes lignes qui courent à travers la campagne tantôt sinueuses, tantôt droites ; ses hautes fleurs, qui ont parfois 1 mètre, permettent à l'œil de suivre ces tracés, qu'autrement rien ne distinguerait dans le paysage uniforme. Or ces tracés, ce sont des routes. Aimant les terres peu épaisses sous lesquelles la pierre est presque à fleur de sol, l'asphodèle suit les voies romaines. L'Appia elle-même en est couverte, et jamais on n'explore les lignes sur lesquelles la plante croit abondante, sans retrouver sous ses touffes les dalles de lave d'un pavage : tantôt elles sont à peine cachées, tantôt elles se voient à nu ; d'autres fois on n'aperçoit rien, mais toujours, en fouillant un peu, on les trouve. Quand ces solitudes étaient vierges, il y a cent ans, ou même cinquante, Fabretti, Kircher, Pratilli, Westphal, Gell et Nibby auraient pu, du haut du monument dont nous n'avons plus à Sole e Luna que la trace, suivre de l'œil tout un réseau se déroulant sur le vert d'alentour, en longues [traînées] d'asphodèles....

Ces vieux chemins, que seule l'asphodèle dessine, encore à nos yeux, remontent bien au delà de l'époque romaine. Ils sont antérieurs à l'âge classique. Ils furent abandonnés dès la première conquête de ces régions par les Romains :

Aujourd'hui, ce n'est que par tronçons que ces vieux chemins apparaissent. En suivant ces routes antiques, on en reconnaît deux espèces. Les unes vont à une ville voisine, comme celle de Velitræ à Antium, ou comme l'Antiatina, qui rattache cette même cité à l'Appia : c'étaient, sinon des routes consulaires, au moins des chemins importants, des voies de grande communication. D'autres, au contraire, non moins belles, non moins bien faites en apparence, quoique souvent moins larges et toujours privées de trottoirs, se dirigent à travers la campagne vers des endroits parfois sans nom. Celle qui se détache de l'Appia après le Ponte di Miele est une des plus curieuses à suivre. Elle subsiste presque en entier et a plus d'un mille de longueur sur 2 m. 40 de large. Elle se compose d'une simple chaussée faite en blocs de lave tout semblables à ceux de la route principale : ils viennent de la même carrière, qui est au Ponte di Miele. A 900 mètres environ, elle passe le long d'une magnifique citerne, qu'on appelle les Cento Archi et aussi les Cento Colonne. En réalité il y a trente-six arcades et vingt-huit piliers formant cinq longues travées voûtées de 3 m. 50 environ de haut : la contenance du réservoir approche de 5.000.000 de litres. Comment, par où se remplissait-il, c'est ce que son état de ruine ne permet pas de reconnaître ; mais on voit le déversoir sous la route. Peut-être y avait-il une construction sur la plate-forme. En tout cas, c'est un très bel ouvrage, qui fait penser à la Piscina Mirabilis de Bauli. La route le côtoie, suit la crête du mamelon où il s'enfonce, et arrive enfin, au bout de de celle-ci, au lieu nommé la Civitana. Située à 165 mètres d'altitude, la Civitana domine au loin le pays ; seules, les crêtes de San Gennaro, au-dessus de la source de la Parata, limitent son horizon au nord-ouest ; partout ailleurs, il est sans bornes. La nature semble avoir fait ce point pour être le centre, le chef-lieu de toute la campagne voisine.

La Plaine Pontine, dans ses parties les moins basses, présente en grand nombre ces embranchements et bifurcations de routes ruinées, qui semblent ne mener nulle part ou dont les directions, tout au moins, semblent n'avoir jamais concordé avec les sites des villes classiques.

Presque au même point où se détache la route de la Civitana, d'autres chemins s'embranchent. L'un d'eux est dirigé sur Lazzaria. On le nomme la Selciatella, bien qu'on retrouve à peine quelques débris de selci sur ses trois premiers kilomètres ; mais ensuite le dallage apparaît, intact et avec sa bordure, et se continue vers la ferme. C'est la route de Velitræ à Antium par Campomorto, où peut-être fut Satricum. Westphal, qui a vu toutes ces chaussées moins ruinées, pense que là était une bifurcation, une branche courant sur Antium, l'autre sur Astura. Une autre voie se détache après le Fosso di Civitana ; venue de Velletri, elle s'en allait à Conca, où une enceinte semblable à celle d'Ardée marque la place d'une vieille cité, et de là peut-être Astura. Non loin du monument de Sole e Luna, une route encore s'éloigne de l'Appia, dans la direction du sud-est ; j'en ai relevé des tronçons jusqu'auprès du Formal del Bove. La description de la Voie Appienne dans cette première section nous en a fait rencontrer sept ou huit qui la coupent. Enfin il parait fort probable, bien que les indices soient moins sûrs, qu'une soie venue de Cora croisait l'Appia en avant de Cisterna, et allait, transversalement aux autres, vers Presciano et au delà. Entre ces routes et l'Appia, des chemins existaient encore, viæ privatæ, analogues à celle qui mène à la Civitana ; et l'on trouve dans ce même espace aussi d'autres indices de l'industrie humaine. La Selciatella di Lazzaria est bordée de vrais champs de moellons, qui marquent la place d'édifices, de tombeaux. Une vaste citerne, au bord de la chaussée, présente quatre grandes chambres, dont deux divisées par des arcs ; elle pouvait contenir plus de 900.000 litres.

Cette abondance de routes ne se peut comprendre qu'en un pays peuplé, bien cultivé, fertile, prospère. Les textes et les traditions de l'époque primitive nous disent qu'en réalité la Plaine Pontine connut une période de grande richesse.

Il y a eu un temps où les campagnes latines étaient peuplées, étaient fertiles et où les plus riches de toutes furent celles du bassin Plantin. L'histoire la plus ancienne de Rome contient peu de faits positifs. Mais il en sort des données générales, des impressions d'ensemble que le bon sens peut contrôler et que des indices archéologiques sanctionnent. Que les Terres Pontines fussent, dans les légendes, présentées comme un riche pays, comme la partie la plus fertile du Latium, cela ressort de nombreux textes. Dans l'histoire primitive de Rome, la famine revient à chaque instant, et c'est lors dans les Terres Pontines que les Romains vont demander du blé[20]. On les voit, pressés par la faim, y faire la guerre pour se ravitailler[21]. Ce pays est à peine conquis par les légions que le peuple y demande des champs, et les tribuns lui en promettent[22]. Enfin, dès l'âge le plus antique, la légende des Rois y place une cité extraordinairement florissante : ses voisins en sont épouvantés ; Tarquin y trouve, quand il l'a prise, un butin fabuleux[23]. Cette Suessa Pometia a dû être sur le bord oriental de la région qui nous occupe ; certainement son territoire s'étendait en partie dans le bassin de l'Astura.

L'étude de la viabilité n'a été faite qu'en gros dans ces campagnes. Westphal lui-même, qu'on ne saurait trop louer, n'a guère vu que les principales voies. Il a trop pris pour point de départ l'Appia et n'a pas souligné l'importance historique des petits chemins. La voie Appienne passe au travers de tous ces systèmes locaux comme elle passe près ou loin des villes, sans en tenir le moindre compte. Elle est le produit d'une autre époque et de besoins tout différents : elle n'a pour but ni de relier les uns ni de desservir les autres. Elle ne peut rien apprendre sur l'état du pays. Un lacis serré de voies locales montre, au contraire, ce qu'il était. Les chemins privés qui mènent aux villæ, les chemins vicinaux ou d'intérêt commun, les routes de grande et de moyenne communication sont des témoins d'une valeur immense. J'ai déjà dit quelle destruction a effacé la plupart de ces voies, celles surtout qui n'étaient pas dallées ou qui ne l'étaient pas en lave. Toutefois la présence de tombeaux, de monuments rangés en lignes, la persistance des passages suivis, plus grande et aussi remarquable que celle des lieux habités, la nécessité que ceux-ci fussent réunis aux places voisines, tous ces indices mettent sur la .trace des vestiges archéologiques, et quelquefois même suppléent. On arrive, par la pratique, à saisir les lois qui président à la disposition des réseaux et qui rarement sont violées. De chaque ville [préromaine], des routes s'en vont en étoile dans plusieurs directions. Il faut remarquer que ces routes ne vont jamais à un point éloigné ; encore moins ont-elles pour objectif Rome, ou même la Voie, sauf quand celle-ci est proche. La limite est la ville voisine, ou plutôt le système voisin.

Si réellement les Terres Pontines ont, avant les temps romains, connu une période de richesse et de peuplement, leur réseau de routes dut être fort complet. Car, à travers ces eaux et ces terres diluées, on n'imagine pas que l'homme et les bestiaux pussent aisément circuler sans un système de chaussées artificielles. Pour unir à la côte ces villes préromaines, il fallait de larges voies dallées. Du haut de son observatoire, Ulysse n'apercevrait plus aujourd'hui ces larges routes ; il n'en faut pas conclure que l'épithète odysséenne εύρυοδείη fût alors inexacte. Les villes, fermes et routes primitives ont disparu ; mais le sous-sol a gardé jusqu'à nous un réseau de drainage, qui fut antérieur, lui aussi, à l'époque romaine, et qui, dès l'époque romaine, commença d'être négligé. Les premiers Romains eux-mêmes semblent n'avoir plus entretenu ce réseau. Les auteurs anciens ne- nous en ont jamais parlé. Les seuls travaux des archéologues ont réussi à le remettre au jour :

La raison en est fort simple. Ce système correspond à un temps très différent de l'âge littéraire. Celui-ci se place vers l'époque où les campagnes latines sont en pleine décadence : le latifundium est partout, le désert se crée, l'abandon atteint de plus en plus toutes les terres. Évidemment ce n'est pas alors que se fit un travail d'ensemble plus analogue, ai-je dit ailleurs, à l'œuvre instinctive et parfaite d'une colonie de castors ou d'une république de fourmis qu'aux produits de l'expérience humaine. Et ce n'est pas non plus à l'âge précédent, où les moissons cèd.ent la place aux prés, où la culture diminue peu à peu avec la population libre, où la guerre dévaste, où la conquête dépeuple les pays Latin et Pontin, où il n'existe plus de groupement des forces permettant même de concevoir des opérations pareilles. Il faut donc remonter d'un saut aux premiers âges, agricoles de Rome, de l'Italie, du Latium. Les communautés rustiques de l'époque primitive peuvent seules donner assez de bras à une œuvre commune de ce genre : chacune, se mettant au travail, en fait ce qui lui est utile, et le pays est bonifié. Il va de soi que ce moyen coûteux ne put pas rester en usage dans les temps où l'on ne chercha plus qu'à dépenser le moins possible, ou la pâture donna un revenu sans exiger presque aucune mise de fonds, où la culture périt, écrasée par ses frais. Voilà pourquoi les agronomes romains, soit qu'ils connussent ce drainage, soit qu'ils l'eussent déjà oublié, se sont bien gardés de le donner en exemple dans leurs manuels pratiques[24].

Il faut donc oublier la désolation actuelle et concevoir qu'aux temps odysséens, les terres étaient habitées, cultivées : un peu en dehors de la bande maritime, que ravageaient les corsaires, des villes s'étaient bâties, entre lesquelles des routes traçaient leurs lignes droites. Mais, sous les pieds mêmes d'Ulysse, la plaine n'était qu'une mer de verdure, rayée de grandes routes. La forêt escalade encore les pentes du Monte Circello. Autant la façade maritime de l'île est abrupte, rocailleuse et nue, autant la façade continentale est verdoyante et bocagère. Myrtes, orangers et palmiers nains se mêlent aux chênes et aux yeuses. Des sources et des ruisseaux ont dans le flanc du rocher creusé de frais vallons. Plusieurs ruisselets en descendent vers le Fleuve Tors, Rio Torio, sorte de fosse toujours pleine, qui, sur le front continental de notre îlot, borde la masse du rocher et mène les eaux boueuses dans le golfe de Terracine. Ce Bosco de San Felice est peuplé de gibier. C'est là, près du Fleuve, qu'Ulysse tuera son cerf : l'onomastique actuelle a encore une Torre Cervia, Tour de la Biche ; le périple primitif connaissait peut-être ici un Port du Cerf, comme nos marins y connaissent encore un Port du Buffle.

En haut du sémaphore, Ulysse a réfléchi. Il s'est demandé s'il descendrait tout droit vers les fumées qu'il apercevait dans les bois. Mais il a pensé qu'il valait mieux rentrer au vaisseau, faire manger ses hommes et délibérer avec eux. Il revient sur ses pas et voici qu'en travers de sa route, la bonté divine fait passer un cerf, qui, des clairières de la forêt, descendait boire au Fleuve.

Ulysse tue le cerf et le rapporte au campement, où les hommes, toujours roulés dans leurs manteaux, n'ouvrent un œil et ne daignent secouer leur torpeur qu'il l'annonce de ce gibier merveilleux. Toute la journée, on mange et l'on boit son saoul. Le soir, on se recouche sur le sable, le ventre plein. Le lendemain seulement, Ulysse fait son rapport et donne à l'assemblée les résultats de son exploration : Du haut du sémaphore, on aperçoit une grande terre, plate, boisée, qui doit être habitée, puisque j'ai vu de la fumée monter de la forêt et du maquis.... Les hommes l'interrompent de leurs cris de douleur : Encore une aventure de Kyklope et de Lestrygons ! non ! non ! plus de pareilles histoires ! Mais Ulysse tient bon : il faut aller voir. On se partage en deux escouades, l'une sous Euryloque et l'autre sous Ulysse. On tire au sort pour décider laquelle des deux restera près du vaisseau, laquelle montera à la découverte vers les fumées et l'intérieur du pays. Le sort tombe sur Euryloque, qui part avec sa bande. Ils montent vers le palais de Kirkè. Ils s'éloignent du vaisseau et de la mer ; Ulysse, après eux, suivra ce même chemin.

Ce n'est pas la route qu'Ulysse avait prise le premier jour pour monter à l'observatoire. Cette route de l'observatoire s'éloignait du vaisseau seulement ; mais elle ne tournait pas le dos à la mer.

Le palais de Kirkè est loin de la mer, à l'intérieur du pays. On y monte de la plage, comme des échelles levantines on monte à la ville. Voici le second théâtre où va se dérouler la fin de l'aventure.

 

Entre la cale et le palais de Kirkè, s'étendent la forêt et le maquis. Euryloque et sa bande s'en vont à travers ce fourré.

Ulysse s'en ira de même à travers l'île forestière. Au-delà des bois marécageux, la montagne offre ses vallons, ses vallons sacrés. C'est là, dans un lieu découvert, que les palais de Kirkè dressent leurs murailles de pierres polies.

En ce palais, habite la déesse des fauves, la nymphe des bêtes féroces. Autour d'elle, se pressent les loups de montagne et les lions, qu'elle a charmés et qui la caressent comme des chiens.

Euryloque et sa bande arrivent chez Kirkè. La déesse des fauves les accueille, mais leur prépare des mélanges, des kykéons pernicieux. Tous ceux des Achéens qui avalent ces mélanges sont métamorphosés en cochons et enfermés par la déesse. Le seul Euryloque redescend au campement de la côte et raconte la terrible aventure. Alors Ulysse monte, à son tour, du vaisseau et de la mer. A travers la foret et le maquis, il arrive au vallon sacré. Là, sur le seuil de la sainte demeure, Hermès se présente à lui et lui remet une plante merveilleuse, le molu, par laquelle Ulysse, sauvé du maléfice, forcera Kirkè à délivrer ses compagnons et à leur rendre la forme humaine. Grâce au molu, le héros triomphe de la magicienne. Il sauve ses compagnons, puis, redescendant à la côte, il va chercher ceux qui restaient auprès du vaisseau. Tous remontent chez Kirkè. On s'installe en cette demeure bien fournie : toute une année, on fait la fête, mangeant, buvant et folâtrant avec la bonne déesse et ses jolies chambrières.

Transportons cette description odysséenne sur les cartes du rivage italien. On donne le nom de Plaine Pontine ou de Marais Pantins à la grande étendue plane qui, des dunes de la mer et des roches de Kirkè, s'en va jusqu'au pied des premières montagnes continentales. A 20 kilomètres environ des roches de Kirkè, ces montagnes continentales dressent leur muraille abrupte qui, du Sud au Nord, du promontoire de Terracine aux contreforts du mont Albain, s'allonge parallèlement à la côte latine sur près de 100 kilomètres. Cette muraille abrupte est appelée par les Italiens actuels Monts Lepini. Elle est couronnée de faites qui dépassent 1500 mètres. Elle présente à la Plaine Pontine une façade continue et droite, qui tombe de 600 ou 700 mètres à pic, si bien qu'au bord de la mer verdoyante des Marais, c'est une brusque falaise et comme le vrai rivage de la péninsule montagneuse. Cette Plaine Pontine n'a pas, ainsi qu'on pourrait croire, sa pente régulièrement inclinée du pied des monts vers le rivage de la mer occidentale : ses fleuves ne descendent pas, perpendiculaires à la direction des Monts Lepini. Tout au contraire, c'est parallèlement à cette chaîne des monts que, lentement, en nappes tournoyantes et huileuses, les eaux s'écoulent vers la plage de Terracine. Quand on monte de Kirkè vers les montagnes de l'intérieur, il faut traverser d'abord la selva et les macchie, la forêt et les fourrés, puis trois et quatre petits fleuves qui, mal contenus dans leurs rives incertaines, bordés de marécages et de flaques, couvrent de leurs inondations ou de leurs lacs cinq à six kilomètres de plaine.

En face de Kirkè, les Monts Lepini pointent l'éperon du Morte Leano. Vers cette Punta di Leano (comme disent les cartes de l'état-major italien), se dirigeait toute droite, avant l'établissement de la grand'route actuelle, l'une de ces Strade dei Pescatori, Routes de Pêcheurs[25], dont nous avons parlé : nos cartes marines, en même temps qu'elles indiquent la grand'route actuelle au long de la plage entre San-Felice et Terracine, marquent aussi ce vieux chemin tout droit entre San-Felice et la Punta di Leano. Avec ses 676 mètres d'altitude, ce Monte Leano surveille la plage et le marais. Il est surplombé lui-même par des montagnes bien plus hautes : il n'est que le contrefort avancé de la haute Montagne des Enchanteresses, Monte delle Fate, dont les 1100 mètres dominent l'arrière-pays. Au pied du Monte Leano, s'ouvre dans la chaîne des Lepini un étroit vallon, la Valle de San Benedetto, à l'entrée duquel jadis la Déesse des Fauves, Fer-onia, avait un sanctuaire. Durant toute l'antiquité, le culte de Feronia subsista en ce temple fameux. C'est chez cette déesse des bêtes féroces que vont monter nos Achéens. Ils traversent d'abord la forêt et le maquis :

Au delà du marais de Latin, commencent les forêts de Borghèse, où l'on fait tous les neuf ans des coupes réglées. Ces bois, taillés par le pied, repoussent avec une abondance qui rend la forêt impénétrable. Le chêne vert, le liège au tronc grisâtre et déchiré, le laurier, l'olivier, entremêlés de poiriers et de pommiers, souvent entourés de rosiers, de myrtes, de lentisques, le tout enlacé de lierre, de vigne ou de chèvre-feuille, formaient des massifs impénétrables, entre lesquels on découvrait çà et là de sombres sentiers, peut-être primitivement l'ouvrage des sangliers ou des troupeaux sauvages. Cependant le chant de mille oiseaux semblait verser la vie dans la nuit de ces épaisses ombres ; leurs cris et leur fuite subite, quand on venait à passer, animaient ces solitudes profondes[26].

Nos Achéens vont à cette fumée que, du haut de son observatoire, Ulysse aperçut vers l'intérieur, au delà des maquis et de la forêt, dans le palais de Kirkè.

Le pays semble désert : ni fermes, ni villages. De tout temps, cette partie des Marais Pantins, la plus basse et la plus voisine de la mer, a été déserte ou déshabitée durant la saison chaude. Alors même que les parties hautes avaient leurs villes et fermes préromaines, ce bas pays trop inondé présentait déjà son aspect actuel. Durant l'été, les bûcherons et les troupeaux transhumants l'abandonnent. Il faut attendre, l'automne pour voir redescendre ici les pâtres et les charbonniers :

Au mois d'octobre, dans l'Apennin, on sent que la neige approche ; dans la plaine Pontine, les pluies de novembre vont réveiller la nature desséchée et abattre un peu les fièvres. A cette époque, la macchia se remplit. De l'Apennin romain, des Abruzzes, de toutes les montagnes, une foule de gens viennent s'y établir. Déserte en septembre, la macchia en décembre a la population d'une ville : 20000 âmes environ y habitent. Bassiano, Anticoli, Veroli, dix autres pays s'y déversent. Chacun, dans la montagne, a ses habitudes, ses intérêts, ses contrats, qui le lient à un territoire pantin où l'on retourne tous les ans. Donc, dans l'immense forêt pontine, chacun va retrouver sa lestra, c'est-à-dire un essart fait par lui ou par un devancier, souvent par un ancêtre, car des familles se sont perpétuées. pendant des siècles sur ces essarts. Une staccionata, lice grossière garnie de broussailles, enferme les bêtes : des cabanes, en forme de ruche, enferment les gens. Pour son compte ou pour le compte d'un autre, l'occupant exerce l'un ou plusieurs des mille métiers de la macchia. Berger, vacher, porcher le plus souvent, bûcheron parfois, toujours braconnier et rôdeur, usant de la macchia sans scrupule comme un sauvage de la forêt vierge, il vit et, de son industrie, fait un revenu au maitre du sol et à son propre maitre, qui lui a confié des bêtes, quand les bêtes ne sont pas à lui. Ainsi se passent six à sept mois. Juin arrivé. Les marais sèchent. Les mares ont tari. Les enfants tremblent de la fièvre. Les nouvelles du pays sont bonnes. En quatre jours, les chemins se couvrent de gens qui regagnent les montagnes. Famille par famille, lestra par lestra, la macchia se vide. On ne rencontre que ses habitants escortant leurs chevaux, leurs ânes et leurs femmes, chargés de tout ce qui doit s'emporter. Bien rares sont ceux que juillet surprend encore dans ces parages. La forêt est abandonnée à vingt espèces de taons et d'insectes qui rendent la vie impossible[27].

Dans le récit odysséen, nous sommes en été, au cours ou vers la fin de la saison navigante. Car Ulysse et ses compagnons, depuis leur départ de Troie, ont déjà dépensé plusieurs mois chez les Lotophages, les Kyklopes, Aiolos et les Lestrygons. La saison est avancée ; ils vont hiverner chez Kirkè où, toute une année, ils resteront à manger, à boire, à faire la fête.

Nous connaissons ces hivernages e t nous avons décrit les interminables séjours des marins francs à Milo, Nio ou Mycono.... Nous sommes donc en été : la foret est déserte. On n'entend que le chant des oiseaux dans les arbres, le cri des aigles et des éperviers, les fuites de sangliers ou de cochons dans le taillis.

Euryloque et sa bande ne sont pas trop rassurés.... Mais la forêt s'éclaircit. On atteint le marais. On approche des monts. On aperçoit des traces de l'activité humaine. Voici une maison de pierre :

Nous étions à cent pas de Torre Paterno. Nous avançons. Nos guides nous précèdent à travers la forêt. Il était nuit close. Nous arrivons à une maison. Notre escorte nous dit d'attendre, non à la porte, — il n'y en avait point, — mais au bas de l'escalier : Pourquoi attendre ?Pour savoir si nous sommes reçus. Nous voilà donc seuls dans la forêt, au hasard de passer une nuit assez froide, couchés sur un sol en quelques endroits pestilentiel, auprès de ces pêcheurs napolitains inconnus, sans autre asile que celui des sangliers et des porcs-épics ou des troupeaux sauvages que nous entendions s'agiter dans le taillis. Le plus grand et le seul véritable danger nous était inconnu : les Barbaresques croisaient près de nous, avec une flottille, et enlevaient jusqu'aux petits enfants qu'ils trouvaient sur cette côte.... Enfin le cliquetis des armes pesantes de nos gardes, qui descendaient les escaliers, nous annonça la réponse du berger. On nous dit de monter....

Avant de me coucher, je conversai avec mes hôtes, dont la chasse paraissait être la principale occupation. Ils me parlèrent des bêtes sauvages qui habitaient les forêts de Laurente. Il y a beaucoup de porcs-épics sur toute cette côte. Les sangliers sont communs et l'ont toujours été. Il parait que même au temps de Pline, où la population avait atteint son plus haut terme, les collines voisines étaient couvertes de bois. Les sangliers s'accouplent fréquemment avec les truies et l'on aime la race qui en provient. Virgile parle des sangliers de Laurente,

multosque palus Laurentia sylva

 astus arundinea.

Les loups ne sont que trop communs dans ces bois, disaient les bergers. Les cerfs, assez communs dans les environs de Laurentum, rappellent le charmant tableau du cerf de Silvia dans le septième livre de l'Énéide[28]....

Nos Achéens arrivent de même auprès d'une haute maison de pierre, où une belle femme chantait en travaillant : Est-ce une déesse ? est-ce une mortelle ? crions pour voir, et tous se mettent à crier.

Cette maison est en dehors du marais, dans les premiers vallons de la montagne, en une clairière dégagée. Ce n'est pas une cabane provisoire, une hutte de branchages, une pauvre staccionata, comme dans leurs lestras en font les charbonniers et les pâtres. C'est une maison véritable, durable, une haute et grande maison de pierres travaillées, un palais ou un temple, une sainte demeure.

Au seuil du vallon sacré maintenant encore est un vallon béni, la Valle de San Benedetto, cette demeure sacrée, peuplée de bêtes fauves, n'est que le sanctuaire de Feronia. Tout concorde à cette identification. Prenez les descriptions des archéologues :

Feronia avait son sanctuaire a l'entrée de la Vade, au pied de la Punta di Leano, à trois milles de Terracine. Là étaient son bois sacré, sa fontaine, son temple, dont le soubassement en gros blocs a subsisté jusqu'à nos jours. Son culte est l'une des plus vieilles religions rustiques de l'Italie. Rome le reçut des Falisques. On sait aujourd'hui que Feronia n'était point une Junon, comme l'avait dit Servius, mais bien une divinité chthonienne, parente de Maaia et de Tellus, compagne de Sorarius dans le fameux sanctuaire du Soracte. On lui rendait un culte barbare dans des bois généralement redoutés. On trouve des Luci Feroniæ chez les Sabins, chez les Volsques. Mais les sanctuaires les plus célèbres étaient celui du mont Soracte et celui-ci, que quelques auteurs placent à tort dans le pays circéien. Avec les idées gréco-romaines, Feronia fut assimilée à Proserpine. On lui donnait les épithètes grecques de Άνθηφόρος, Φιλοστέφανος : on l'identifiait avec la Korê de Syracuse, avec la Vierge, fille de Déméter, non encore ravie par Pluton. La seule représentation certaine que l'on ait d'elle est sur les médailles de la gens Petronia, famille d'origine sabine. La tête est d'une jeune fille couronnée, comme l'a démontré Borghesi, de fleurs de grenadier en boutons. Dans ce sanctuaire, la déesse présidait aux affranchissements. On faisait asseoir l'esclave sur une certaine pierre dans le temple ; on lui couvrait la tête du bonnet pileus et l'on prononçait la formule : Bene meriti servi sedeant, surgant liberi[29].

De Kirkè à Feronia, du récit odysséen aux rites de ce sanctuaire italique, il est bien des points de ressemblance. Feronia, la déesse des forêts, est la déesse des Fauves : les fauves, fer-i, ont Fer-onia, comme Bell-um a Bell-ona, Pom-a a Pom-ona, les Bov-es Bub-ona, etc. ; Petr-onia de Petrus, Fid-onia de Fidus, etc., nous expliquent Fer-onia de Ferus. Dans le conte odysséen, ces fauves, lions et loups des montagnes, apparaissent et font cortège à la déesse. Mais ils n'apparaissent qu'un instant et ce n'est pas en fauves, mais en cochons, que vont être changés les compagnons d'Ulysse. Cette apparente anomalie ne doit pas nous surprendre : les récits des voyageurs nous ont fait connaître, auprès des fauves de la montagne, les troupes de sangliers et de cochons sauvages, qui abondent à travers le maquis, couchant dans le fourré et vivant, non de pâtée, mais de fruits, glands ou cornouilles.

L'onomastique de ce pays a fourni — nous le verrons bientôt — la matière de notre conte odysséen : l'abondance des pourceaux, que signalent les voyageurs, avait déjà valu, dès la première antiquité, les noms de Suessa et Setia à de villes toutes proches de Feronia.

Feronia, déesse des fauves comme Kirkè, est en outre la déesse :de l'affranchissement. Il suffit de lire avec attention le texte odysséen pour retrouver dans le palais de Kirkè les mêmes cérémonies et jusqu'aux mêmes formules rituelles. Feronia délivre, libère les esclaves ; Kirkè devra délivrer, libérer les compagnons d'Ulysse.

Délivrés de la servitude, les affranchis de Feronia changent leur condition de brutes humaines pour la condition d'hommes véritables : Ils se dressent libres, surgunt liberi. Mot pour mot, c'est pareillement que, délivrés de leur servitude bestiale, les compagnons d'Ulysse vont se dresser, quand Ulysse aura forcé la déesse à les délier, à leur ouvrir la porte de l'étable, les délivrer de leurs formes de cochons.

Chez Feronia, la résurrection de l'esclavage vers la liberté est précédée pour le futur affranchi de la perte des cheveux ; il doit se présenter à la déesse, la tête tondue, chauve :

ut ego hodie raso capite calvus capiam pileum,

comme dit Plaute[30]. Quand les compagnons d'Ulysse se dressent devant la déesse, ils perdent eux aussi leurs poils et ils redeviennent des hommes plus jeunes, plus beaux et plus grands.

L'épisode des Lestrygons, au pays des Sardes, des Fuyards, était avant tout la Fuite d'Ulysse ; notre épisode de Kirkè, au pays de Feronia la Libératrice, est avant tout l'Affranchissement, la Libération de l'équipage.

Mais les ressemblances ne s'arrêtent pas là. Avant d'arriver chez Kirkè-Feronia, Ulysse rencontre au seuil du vallon sacré, un jeune homme ou plutôt un jeune dieu, dont la barbe commence à fleurir et dont la jeunesse est pleine de charmes ; c'est Hermès à la baguette d'or.

Auprès de Feronia, les Italiotes adoraient un dieu que les Romains assimilèrent à leur Jupiter et qui portait l'épithète de Axour ou Anxur. Ce Jupiter Anxour n'était pas le père des hommes et des dieux, le dieu à la barbe fournie et vénérable : c'était un Jupiter enfant ou jeune homme, Jupiter puer, Jupiter imberbe. L'épithète Anxour, disaient les Gréco-romains, venait de cette première barbe, qui fleurissait à peine ses joues et qui se passait encore du rasoir : les mêmes auteurs de calembours et calembredaines avaient trouvé que Feronia, apportée de fort loin, disaient-ils, par les navigateurs, devait son nom à ce transport maritime. Les monnaies de la gens Vibia nous montrent le dieu Axour sous les traits d'un jeune homme, encore imberbe, portant le sceptre et la coupe : sa tête est couronnée de feuillage[31]. Le poète odysséen a nommé ce dieu Hermès. C'est en effet un jeune dieu, un dieu-fils, et non pas un dieu-père. Comme Hermès, Jupiter Axour tient la baguette : c'est Έρμείας χρυσόρραπις, Hermès à la baguette d'or, qui parcourt les forêts de l'île quand il descend du lointain Olympe.

Ulysse rencontre ce parèdre de Feronia à l'entrée du temple. Le dieu, pris de pitié, donne au héros une recette pour éviter les pièges de la magicienne : Il arracha de terre une plante et m'en fit connaître la nature. Elle était noire à la racine ; mais elle avait des fleurs laiteuses. Les dieux la nomment molu et, pour les hommes mortels, elle est difficile à arracher ; mais les dieux peuvent tout.

Le nom de molu n'est pas grec : il ne se rencontre en aucun autre passage de la littérature grecque ; l'auteur odysséen lui même le tient, non pour un mot hellénique et humain, mais pour un vocable divin. L'Écriture donne le nom de m. l. ou. h, à une plante des sables, dont les pauvres gens font parfois un mets, une salade, dirions-nous : le mot sémitique m. l. h, en effet, signifie sel. En grec, l'équivalent exact de ce nom de plante est άλιμος (άλς, sel), et la plante ainsi désignée est notre atriplex halimus. Cette plante, disent les Dictionnaires de Botanique[32], est appelée communément pourpier de mer elle se mange en salade ou confite dans du vinaigre. C'est un arbuste, dont les feuilles seulement et les jeunes pousses sont comestibles. La fleur est d'un jaune alleux. Cet arbuste se rencontre sur toutes les côtes méditerranéennes. Mon ami M. Caullery, professeur à la Faculté de Marseille, a bien voulu m'en procurer un plant. Il m'écrivait en même temps la lettre que voici :

Je vous envoie des rameaux et des feuilles. Quant aux fleurs, il n'y en a pas en cette saison et, pour la racine, il faut croire que ni moi ni le jardinier, qui m'a accompagné au parc Borelli, n'étions des dieux : nous n'avons pas réussi à en avoir une. L'Atriplex halimus forme des arbrisseaux en touffes qui s'élèvent à un ou deux mètres et qui s'accrochent aux rochers le long de la Corniche. Mais son véritable habitat est dans les terrains sablonneux. La racine est un pivot qui s'enfonce profondément dans les sables en se tordant progressivement en hélice. Il est par suite très difficile de l'extraire. D'après notre propre expérience, on ne réussit qu'à casser la souche à ras de terre. Ce dernier résultat est accessible à un homme de force moyenne, quand il s'agit d'un arbrisseau moyen. La fleur est jaunâtre, disent les livres et les jardiniers. Elle est pâle, peu colorée, comme toutes les polygonées. La racine est jaunâtre, avec des radicelles plus sombres. Celle que je vous envoie n'est pas noire. Mais, dans certains terrains, il arrive forcément que la racine prenne une teinte plus foncée. La plante, dans son ensemble, est d'un vert glauque, qui, très clair, lui donne de loin l'aspect gris blanchâtre.

L'halimos, dit Pline, a suscité bien des discussions parmi les auteurs. Les uns le décrivent comme une plante frutescente, touffue, blanche, sans épines, avec des feuilles comme celles de l'olivier, mais plus tendres on les cuit et on les mange ; la racine, à la dose d'une drachme dans de l'eau miellée, dissipe les tranchées, les convulsions et les ruptures.... Les autres disent que c'est une plante maritime, salée, d'où son nom, avec des feuilles longues, arrondies et comestibles. On en connaît une espèce sauvage et une espèce cultivée : l'une et l'autre s'emploient avec du pain contre les dysenteries, avec du vinaigre contre les maux d'estomac. On applique les feuilles crues sur les ulcères invétérés, et elles adoucissent les élancements des plaies récentes, les douleurs de vessie et les foulures. L'espèce sauvage, a des feuilles moins. larges, mais des vertus plus actives, surtout contre la gale des bêtes et des gens. La racine est en outre employée en frictions pour blanchir là peau et les dents. La graine, mise sous la langue, empêche de sentir la soif. On mange aussi l'espèce sauvage et on les confit toutes deux.... Des auteurs pensent que, pour Hésiode, asphodèle et halimos sont synonymes.... On prétend que, semé devant la porte des métairies, l'asphodèle est un préservatif contre les maléfices. Nicandre ordonne la graine ou les bulbes contre les serpents et les scorpions, et il en fait mettre sous le chevet pour écarter ces bêtes malfaisantes. On s'en sert aussi contre les animaux marins venimeux et contre les scolopendres terrestres[33].

Je crois que molu est la transcription grecque du mot sémitique dont halimos serait la traduction. Nous avons, dans cette expression du poète, la même marque d'origine que, plus haut, dans gauloi et phokè. Ce sont mots sémitiques qui passèrent du périple dans le poème, en ne prenant qu'un léger vêtement grec. Molu, me semble en effet la transcription de malouh ou molouh, étant donné que la dernière consonne ה est une aspirée que seuls les Sémites arrivent à prononcer : nous savons qu'elle est très souvent négligée par les Hellènes et qu'ils ne savent au juste comment la rendre. Le molu ou molouh avait sa place dans le périple original. Entre la Forêt et le Vallon, le périple devait décrire le Marais et la Plage sablonneuse, toute semée d'atriplex halimus : Le sol, dit Bonstetten en décrivant l'île du Tibre auprès d'Ostie, était couvert de marguerites blanches, de coquelicots rouges et surtout d'asphodèles, plante bulbeuse, haute de trois pieds, dont l'île est presque entièrement couverte. Cette belle plante, qui porte une tige et des fleurs semblables à la hyacinthe, n'est d'aucune utilité pour le bétail qui n'y touche jamais ; ses fleurs inodores, blanches et rayées de rose, sont d'un bel effet. Une variété est, dit-on, le fameux molu, donné à Ulysse par Mercure pour se garantir des charmes de Circé[34]. Le périple original devait aussi raconter comment les indigènes se servent de cette plante contre les serpents qu'ils charment et contre les maléfices qu'ils redoutent hermès le donne à Ulysse pour cet usage.

L'onomastique actuelle connaît en ces parages le Mont des Magiciennes, la Montagne des Fées, Monte delle Fate. Durant l'antiquité, les Marses, peuple du voisinage, étaient des charmeurs de serpents, des devins, des magiciens, des sorciers. Descendants d'un fils de Kirkè, les Marses conservaient les recettes et l'art de la déesse, Marsis, a filio ejus orta gente, quos esse domitores serpentium constat[35]. Durant toute l'antiquité, les auteurs et poètes romains vantent les secrets merveilleux de ce peuple charmeur : le nom de marsus devint même synonyme à Rome de devin et de sorcier. Aujourd'hui encore, les habitants de ce canton conservent leur vieille renommée :

On chasse ici le blaireau, non seulement pour sa chair, qui est .très délicate, mais aussi pour sa fourrure, qu'on regarde comme un préservatif puissant contre l'influence des mauvais esprits. Les jeunes gens portent souvent un morceau de cette peau sur leurs chapeaux ; les femmes, et surtout celles qui sont mariées, en mettent sous leurs corsets pour se garantir, ainsi que leurs enfants, des enchantements, car on croit encore que les habitants des montagnes, les anciens Marses, près du lac Fucino, sont adonnés à la sorcellerie. Aucun cheval ne serait réputé en sûreté si sa bride ne portait aucun ornement de peau de blaireau. Les mulets et les ânes même sont également pourvus de ce charme puissant, qui acquiert une nouvelle force de la bénédiction annuelle de Saint Antoine[36].

Les Marses ne sont pas un peuple maritime. Ils ont leur domaine dans les Apennins de l'intérieur, assez loin de la côte. Mais ils vivent, comme leurs voisins, de leurs troupeaux et surtout de leurs moutons : chaque année, ils descendent durant plusieurs mois, au bord de la mer, pour fuir la neige des Apennins et retrouver les pâturages d'hiver. Aux temps du périple odysséen, je crois que déjà il en était ainsi. Les premiers navigateurs eurent, comme les montagnards actuels, leur Mont ou Cap de l'Enchantement, Axour ou Anxour. Car ce nom de lieu est antérieur aux temps grecs et romains. Comme Ai-aiè, c'est, je crois, un nom sémitique. Il est du même temps qu'Aiaiè, — de la même famille que l'Épervière, dirait le poète odysséen. Au long de cette côte italienne, l'Épervière n'est point isolée. Elle a toute une famille de proches parents, dont le poète .odysséen fit ses père, mère, frère et sœur : Kirkè est fille de Persè, sœur d'Aiètès. Ce ne sont point là inventions du poète. L'onomastique de cette côte italienne va nous rendre tous ces personnages.

 

Pour les navigateurs partis de hume (nous connaissons le rôle éminent de ce port aux temps de notre périple) et voguant vers-le Nord, la côte italienne présente jusqu'aux parages du Mont Albain le même aspect, la même alternance de promontoires avançants et de grèves rentrantes.

En partant de hume, une première grève, plate et bordée de lagunes, s'en va presque droite jusqu'à l'avancée de Castel Volturno, jusqu'à ce Promontoire du Vautour, où le Fleuve du Vautour, le Vulturnus des Anciens, le Volturno des modernes, vient déboucher à la mer. Du Vautour, une seconde grève, plus courte mais aussi droite, mène au pied du Monte Massico, le Massicus ou Massikos des Anciens. Puis, en demi-cercle, une troisième grève bien plus basse et plus marécageuse, avec le delta de l'ancien Liris (Garigliano), conduit au promontoire aigu, recourbé et très avancé dans la mer, que les Anciens nommaient Kaieta ou Caieta : nous disons Gaète ; les Hellènes se souvenaient que le premier nom de ce débarcadère était Aiètès. Plus basse encore et plus marécageuse, mince cordon de sables et de boues, une nouvelle grève couverte de forêts et de maquis unit le cap de Gaète au cap de Terracine, que les Anciens nomment aussi Atour. Puis, de Terracine à notre Île de Kirkè, nouvelle courbe de boues, de sables et de dunes, bordant les maquis et la forêt et servant de façade méridionale aux marais de la Plaine Pontine. Enfin, de Kirkè à Astura, sur la façade occidentale de cette plaine, autre courbe toute pareille de sables, de lagunes, de maquis et de bois. Astura, l'Île de l'Autour ou du Faucon, n'est en petit qu'une répétition de l'Île de l'Épervière. Au-devant de la côte basse, c'est un piton rocheux, noyé dans le sable et l'alluvion : Les ruines d'une forteresse, connue autrefois sous le nom de Insula Astura, sont réunies à la côte par un pont ; dans le N.-E. de la pointe, on voit l'embouchure de la rivière Astura, qui prend sa source dans les montagnes d'Albano[37].

A partir d'Astura, l'aspect de la côte change un peu : elle est encore basse et sablonneuse avec de petites lagunes et de grands bois. Mais l'arrière-pays n'est plus une plaine. Ici, les dernières pentes du Monte Cavo (Monts Albains) s'approchent de la mer : elles l'atteignent au promontoire de l'ancienne Antium, le Porto d'Anzio actuel. Depuis ce cap d'Anzio jusqu'aux bouches du Tibre, une nouvelle vue de côtes, toute différente de celle qu'ils ont eue jusque-là, va s'offrir aux navigateurs :

Le cap d'Anzio est rocheux et entouré de bancs. Sur 25 milles de long, entre Port d'Anzio et le Tibre, la côte est saine au delà de 1 demi-mille : on a, à 1 mille, plus de dix mètres de fond. La terre est moyennement élevée et boisée. A 14 milles dans l'Est, s'élèvent les monts Albano, remarquable groupe de montagnes, dont le sommet, le Monte Cavo, a 950 mètres de hauteur. La tour Vajanica est sur la plage à 12 milles dans le Sud-Est de l'embouchure du Tibre. Sur les collines, on voit le village et la tour de Prattica. Les falaises d'argile se continuent jusqu'au cap d'Anzio[38].

Pour les navigateurs, surtout pour les marines primitives, cette différence de rivages est capitale : elle eut, sur la disposition des habitats et sur les mœurs des indigènes, une influence déterminante. Il faut bien étudier la nature de ce pays.

Entre Porto d'Anzio et le Tibre, le pays est dominé par l'énorme piton volcanique des Monts Albains. Ce volcan éteint n'a jamais eu de réveil au cours des temps historiques. Mais ses déjections en longues pentes coulèrent jadis jusqu'à la mer. Elles y tombèrent par une chute brusque, par une falaise peu élevée, mais très abrupte, au pied de laquelle les alluvions du Tibre et des torrents albains n'ont créé qu'une mince plage de sables et de boues. Juchées sur la falaise, les villes primitives de cette région, Lavinium et Ardea, furent des villes hautes à la mode homérique : au pied de leurs acropoles, elles eurent une plage de sables ou de vase, où l'on pouvait tirer les bateaux, tel le mouillage de Laurentum. Au point où la falaise est le plus proche de la mer, une marine indigène installa son port d'Antium, qui pour les marines classiques n'est pas un refuge[39], et qui pour les marines modernes n'est devenu abordable qu'après les travaux des papes : Porto d'Anzio, nommé aussi Port d'Innocent XII, est formé par un môle qui s'étend à 250 mètres de la côte vers le Sud, point où il forme un coude de 100 mètres environ vers l'Est ; on travaille actuellement à le prolonger par un bras ou enrochement[40]. Mais les barques primitives avaient fait de ce promontoire une grande station de piraterie : les gens d'Antium furent les premiers marins 'indigènes de cette côte.

Lavinium, Ardea ou Antium, ce n'est pas en de telles villes hautes que les étrangers s'installent des bouches du libre au Faucon, Astura, les seuls indigènes trouvaient des sites pour leurs villes. Entre le Faucon et le Vautour, Vulturnus, au contraire, les premières marines étrangères rencontraient leurs sites favoris d'entrepôts ou de reposoirs, sur ces pointes avançantes, sur ces îles parasitaires dont l'île de Kirkè, l'Épervière, nous offre le meilleur type. Faucon, Épervière, Vautour, Astura, Kirkè, Vulturnus, ces noms de lieux nous sont expliqués par la quantité d'oiseaux de proie dont les voyageurs récents nous parlaient tout à l'heure. Dans la forêt giboyeuse, dans les lagunes et marais peuplés d'oiseaux d'eau, dans la mer poissonneuse (cette côte durant l'antiquité eut ses guettes et pêcheries de thon ; elle a encore ses Routes des Pêcheurs), les faucons, vautours, éperviers et aigles marins trouvent facilement une abondante nourriture, et les terriens ne viennent pas déranger les nids sur ces promontoires abrupts, dans ces îlots déserts. Par notre poème odysséen, nous pouvons reporter cette onomastique jusqu'aux premiers thalassocrates. Car nous voyons que l'île de l'Épervière était déjà pour les Sémites Ai-aiè, et, dans la famille homérique de Kirkè, nous allons retrouver les autres oiseaux de proie qui donnèrent leur nom aux promontoires du voisinage.

Kirkè est fille du Soleil, qui éclaire les humains, et Persè, que l'Océan enfanta.

La parenté de Kirkè et du Soleil n'est pas surprenante : ίέραξ ou κίρκος, est l'oiseau, le messager d'Apollon[41].

La parenté de Kirkè avec Persè nous sera non moins facile à comprendre si nous expliquons ce mot étranger par une étymologie sémitique. Persè n'offre en grec aucun sens : dans l'Écriture, peres ou pers'a, désigne une sorte d'oiseau de proie ; les commentateurs[42] y reconnaissent l'aigle ou vautour de mer, haliæetus ossifragus : L'aigle de mer, haliæetus, naît du croisement de plusieurs espèces d'aigles et il donne naissance à de petits vautours, e quibus vultures progenerantur minores[43]. Persè est notre promontoire du Vautour : les deux mots Persè-Vulturnus doivent être mis dans le même rapport que Aié-Kirkè ; nous avons d'une part un doublet gréco-sémitique, d'autre part un doublet latino-sémitique. Et les deux noms Kaieta-Aiètès sont encore dans le même rapport. Si Kirkè a pour frère le pernicieux Aiglon, Aiètès, c'est que le premier nom du promontoire Kaieta fut, nous disent les Anciens, Aiètès[44]. Ce nom Aiètès se présente avec un facies grec : c'est άετός, αίετός, αίητός, l'aigle. Quant à Kaieta, les indigènes se souvinrent toujours que ce mot étranger leur avait été apporté par les thalassocrates. Mais ils ne savaient plus au juste à quelle thalassocratie ils en étaient redevables. Les Grecs cherchèrent une étymologie grecque et trouvèrent un mot dialectal de Laconie, kaieta, qui signifie le trou, le creux : sur cette côte rocheuse, trouée de grottes, kaieta ne leur sembla pas déplacé[45]. Cette étymologie laconienne, — comment expliquer la présence des Laconiens en cet endroit ? — parut inacceptable à d'autres qui firent de Kaieta un personnage de la légende troyenne, une nourrice d'Énée[46], et l'Énéide popularisa cette légende. En réalité, nous trouvons dans le Lévitique un certain oiseau k-a-t : il est catalogué parmi les oiseaux impurs, à côté du nis, qui nous a donné le nisos de la légende mégarienne et les nosim de la côte sarde, à côté du selk, qui nous a donné les solkoi ou solchoi de la même côte sarde, à côté du koux, qui nous a donné le kèoux ou kèx de notre texte odysséen, à côté de l'aiè, qui devint kirkè sur cette même côte italienne, à côté de l'anap'a, que nous avons cru retrouver dans l'anopaia odysséenne, à côté du pers enfin, que nous venons d'étudier. Ce k.a.t est un oiseau de proie qui vit au désert. On ne sait au juste quel oiseau les Hébreux désignaient sous ce nom. Les Septante et les commentateurs hésitent en leurs traductions. Parfois ils proposent d'y reconnaître le pélican. Mais cette opinion est fort douteuse[47]. D'autres voudraient y reconnaître le butor. Le k.a.t doit être une sorte d'aigle, αίετός : les Hellènes transcrivirent en Kaieta et traduisirent en Aiètès l'original sémitique k.a.t, qu'ils rencontrèrent sur ce rocher, comme ils transcrivaient en Aiè et traduisaient en Kirkè l'original ai'a du promontoire voisin.

Île de l'Autour, Astura, île de l'Épervière, Aiè-Kirkè, cap de l'Aigle, Kaieta-Aiètès, cap du Vautour, Persè-Vulturnus : on voit comment tous les noms de cette côte rentrent dans la même famille onomastique. Grâce aux traditions locales et grâce à l'Odyssée, on voit aussi comment près des noms grecs et romains nous pouvons, pour trois au moins de ces promontoires, retrouver le premier vocable sémitique : pour Astura, seulement, rien ne nous indique le nom dont les premiers navigateurs saluèrent cette île de l'Autour.

Mais, dans les intervalles de ces différents caps ou îles des Oiseaux, la côte italienne nous offre encore deux promontoires intermédiaires : le cap de Terracine et le promontoire du Massique. Or, pour le cap de Terracine, la tradition nous a conservé aussi un doublet. Car Terracina, disent les Anciens, s'appelait d'abord Anxour ou plus exactement Axour, Axor, Άξωρ. Nous avons vu le beau calembour que firent les Hellènes pour expliquer ce dernier mot : Axour, άνευ ξυροΰ. Ce n'est pas autrement qu'ils voulurent expliquer aussi Terracina par τραχεινή, la rocheuse. Il me semble probable que ni l'un ni l'autre de ces vocables n'a rien à faire avec la langue grecque. Pour Terrakina, j'inclinerais n'y voir qu'un nom étrusque ou indigène, de la même forme que Tarquiniæ, Tarquinus, etc. Quant à axour, toutes les langues sémitiques possèdent la racine axar, avec la signification de lier, enchaîner : axour, dans l'Écriture, est la geôle, la prison : je crois qu'Axour serait l'équivalent du latin claustra ; un peu au Nord de Kirkè, sur la plage occidentale de cette même région Pontine, les Romains avaient une station qu'ils nommaient, nous ne savons pourquoi, Clostra Romana. Mais du sens propre enchaîner, lier, les Sémites ont dérivé, comme la plupart des peuples, le sens figuré lier par des enchantements, fasciner (fascio, lier, enchaîner ; fascino, enchanter), ensorceler. Pour ce dernier sens, les Hébreux recourent plus volontiers à la racine habar, qui est l'exact synonyme de axar ; mais d'autres Sémites emploient axar. Le Roc de la Prison, Axour, Clostra, pourrait donc être aussi le Cap de l'Enchantement. Et je crois que dans son périple original notre poète odysséen trouva le mot en cette double acception. C'est pourquoi il fit enfermer, lier, les compagnons d'Ulysse par l'enchanteresse. Kirkè les attache dans l'étable ; il faudra qu'Ulysse les délie, les détache.

Et Kirkè les enchante par ses drogues, έθελξεν, surtout par ses mélanges. Car elle mêle à la nourriture des drogues funestes, et elle fabrique aussi avec du vin, du miel, de la farine et du fromage, une boisson mélangée, un kykéon pernicieux.

Les Hébreux connaissent aussi des mélanges de vin, de miel et d'autres condiments[48]. Si les Hellènes ont, de leur verbe κυκάω, mélanger, brouiller, tiré le nom de leur kykéon, les Hébreux, du verbe טסך, massak, mélanger, mêler, ont tiré leur substantif m.ss.k, טסך, que l'Écriture vocalise messek, mais dont la vocalisation primitive était massik. Le massik est une sorte de vin mélangé (de drogues ou de parfum), un vermouth. Massikus ou Massikos, Μάσσικος, est le nom de notre dernier promontoire italien : c'est une excellente transcription du טסך, massik, sémitique (les Hellènes ont fait du ס leur ξ, dont les deux σσ sont un habituel équivalent). Massikos est le Cap du Kykéon.

 

En cet épisode de Kirkè, comme dans les précédents, je crois qu'il nous est maintenant facile de retrouver le procédé habituel de notre poète et la nature des matériaux dont son œuvre fut composée : c'est toujours le même anthropomorphisme, donnant la personnalité et la vie humaines à des mots, à des choses ou à des êtres que le périple original fournissait à notre auteur. Mais il est facile aussi de rétablir, sous les enjolivements de ces aventures, la réalité historique de cette description et la topologie primitive de cette côte italienne. Aux temps où Hypérie, au bord de la Vaste Campagne, était une station des étrangers, l'Île de Kirkè dut tenir le même rôle au bord de la Région Pontine et du pays albain, dans ce qui devint ensuite le pays du Latium et de Rome. Mieux encore qu'Hypérie, voyez combien Kirkè devait servir aux flottes étrangères.

Pour la commodité de l'exposition, considérez comme un delta continu toute la côte latine, qui va du promontoire de Terracine, où les Monts Lepini touchent la mer, jusqu'au promontoire de Civita-Vecchia où les montagnes et collines étrusques plongent aussi dans la mer leurs dernières avancées. Les bouches du Tibre au Nord et les marais Pontins au Sud font de cette rive latine une étendue boueuse et malsaine, qui n'est pas moins inabordable du côté de la terre que du côté de la mer. Les bouches du Tibre et les marais Pantins, il est vrai, sont un peu séparés les uns des autres : les dernières pentes des monts Albains interposent ces quelques lieues de falaises dont nous avons parlé ; mais ces falaises sont aussi peu abordables, aussi dépourvues de ports, disait Strabon. En résumé, de Terracine à Civita-Vecchia, la côte latine n'est qu'un front de delta. Aux temps historiques, les besoins de Rome firent créer en pleines bouches du Tibre, sur le fleuve même, le port artificiel d'Ostie. Créé par la volonté humaine, contre toutes les lois naturelles que nous connaissons bien, ce port n'eut qu'une durée éphémère ; encore sa création suppose-t-elle les ressources d'un empire universel comme l'était celui de la Rome impériale.

Pour ce delta latin comme pour les autres deltas méditerranéens, la loi est toujours la même : les véritables ports ne peuvent se fonder qu'en dehors des plages boueuses, à droite ou a gauche de la plaine d'alluvions, sur les premières pentes des montagnes :Et nous voyons bien qu'à travers l'histoire, Rome eut toujours ses embarcadères naturels soit au promontoire des Monts Lepini, à Terracine, soit au rebord du plateau étrusque, à Civita-Vecchia aujourd'hui, à Cæré-Agylla durant les premiers siècles.

Le rôle actuel de Civita-Vecchia se comprend sans peine : c'est aux roches du Nord que nos marines venues du Nord, de Livourne, de Gènes ou de Marseille, abordent le delta. Le rôle ancien de Terracine est aussi rationnel : les marines antiques venaient du Sud, c'est aux roches du Sud, à Terracine, que s'installa leur grand emporium ; la Via Appia vers Terracine tenait pour la Rome classique le rôle que le chemin de fer vers Civita-Vecchia tient aujourd'hui pour la Rome papale et la Rome piémontaise. Si, plus haut que l'antiquité romaine, nous remontons jusqu'aux marines primitives et jusqu'aux siècles héroïques, nous voyons qu'à la rigueur les indigènes eurent quelques stations intermédiaires entre Civita-Vecchia et Terracine : sur les dernières falaises des monts Albains, grâce au halage des barques primitives, de hautes villes s'étaient bâties ; la tradition légendaire connaît les flottilles de Laurentum, de Lavinium et d'Arden. Ces hautes villes, semi-légendaires, ont eu quelque importance longtemps avant la fondation de Rome : les récits de l'Énéide contiennent, en cela, une part de vérité. Mais nous savons que Lavinium et Ardea ne purent être que des stations indigènes.

Sur le front de la plaine Pontine, au contraire, les îlots parasitaires du Faucon et de l'Épervière, Astura et Kirkè, semblent disposés par la nature pour le service des navigateurs étrangers, qu'ils soient commerçants ou pirates ou tous les deux ensemble. Le Faucon pourtant n'est à vrai dire qu'une aiguille de roche sans ressources et sans étendue. L'Épervière, seule, peut offrir aux thalassocrates primitifs les conditions de sécurité et de ravitaillement qu'ils cherchent en un bon mouillage. Avec sa haute guette que l'on aperçoit de loin et qui surveille la terre et la mer ; avec son mouillage bien clos et pourtant déserté des indigènes, où l'on n'a rien à craindre de leur voisinage ; avec ses plages de sable où l'on tire le vaisseau et où l'équipage se repose en un confortable campement ; avec ses fontaines et ses cavernes ; avec son gibier et ses forêts : cette Île de Kirkè, mieux encore que l'île de Kalypso, est un paradis des marines primitives. C'est vraiment un poste de séjour, une station d'hivernage, un lieu de doux repos et de bombance. On y peut, toute une année, manger, boire et dormir sans crainte du lendemain. On tire le vaisseau à la grève. On remise les agrès et les marchandises dans quelque grotte. Au long de la façade continentale, le petit fleuve, les lagunes, le maquis, les forêts et les marécages établissent comme un fossé et un rempart contre la terre ferme ; les vaisseaux, magasins et campement sont à l'abri de toute surprise.

Il est pourtant facile de commercer avec les indigènes, car à douze ou quinze kilomètres d'ici, au pied des montagnes continentales, non loin du Cap de l'Enchantement, le sanctuaire de Feronia est, grâce a ses sources abondantes et grâce a la trêve sacrée de la déesse, un lieu de foires et de marchés, un rendez-vous des marins et des montagnards. Ce n'est pas faire une hypothèse bien hardie que d'imaginer auprès de ce sanctuaire les mêmes panégyries, les mêmes marchés, la même affluence de dévots et de marchands, la même rencontre d'indigènes et d'étrangers qu'auprès d'un autre sanctuaire de la même déesse, sur les frontières de l'Étrurie continentale. Là, au pied du Soracte, les habitants des cités voisines accouraient en foule aux fêtes de la déesse, les uns par motif de piété, les autres par motif d'intérêt ; commerçants, artisans, agriculteurs y tenaient les marchés les plus animés de toute l'Italie[49], mercatu ad Feroniæ fanum frequenti negotiatores romanos deprehensos[50]. Le marché de Terracine remplace aujourd'hui ces antiques foires de Feronia.

L'agriculture [et la pâture] attirent beaucoup d'étrangers dans les marais Pontins. Comme il n'y a point de population dans ce milieu inhabitable, il faut chercher des bras ailleurs. C'est la montagne romaine et la montagne napolitaine qui fournissent les travailleurs dont on a besoin. Des provinces de Sora, d'Isernia, d'Aquila, les travailleurs arrivent par bandes, bandes d'hommes, bandes de femmes, familles groupées en troupeaux, suivant le pays, les conventions et les convenances. Du labour jusqu'à la récolte, ce sont ces gens-là qui font tout. Les pays autour de la palude envoient leurs femmes ou leurs hommes. Le territoire est un pays d'exploitation. On n'y habite pas ; on y vient. Dans la ville même de Terracine, le besoin [de travailleurs étrangers] se fait sentir au même degré. Il y a de petits pays dont la population entière vit de Terracine et s'y transporte pour six ou huit mois. Terelle, petit bourg napolitain, y envoie ses femmes et ses hommes ; pas un être valide ne reste au logis, sauf les prêtres et quelques signori qui n'ont pas besoin de travail. Avant la fin de l'automne, les Terellans arrivent à Terracine. Ils occupent, au delà du canal, un village de gourbis, faits de bruyère, de branches et de vieux ais pourris, où ils nichent avec leurs cochons.... Pendant plus de la moitié de l'année, Terracine est submergée par la foule des gens du dehors. Tous les costumes se coudoient, l'indigène avec son capotto romain toujours doublé de molleton vert, l'Aquilan au carrick bleu sombre, l'Abruzzin dans sa mantella couleur terre.... Types, costumes, patois, intérêts viennent se rencontrer là, et de loin. Certaines gens ont à faire de vrais voyages d'émigrants, trois, quatre, cinq et six jours de marche, pour retourner d'où ils sont venus[51].

Terracine, sur le bord de la mer, ne put être fondée qu'a une date récente, après la disparition des pirates. Au temps des corsaires, c'est à l'écart de la plage, aux dernières pentes des monts continentaux, autour des sources et du sanctuaire de Feronia, que les mêmes populations de l'intérieur avaient leur bazar, non seulement les Volsques, pâtres et agriculteurs des Monts Lepini, mais encore les habitants de la vallée du Liris, Latins, Herniques et Aurunces, et les montagnards des Apennins, Sabins, Èques, Marses, Caracènes, Hirpins, etc. Cette foule bigarrée de dévots et de maquignons, de bergers et de charmeurs de serpents, venait des villes et bourgs de l'intérieur, Albe, Velletri, Præneste, Setia, Privernum et Sora. Rome n'existait pas encore. Rome, ville des pontifes, est la ville du pont. Rome n'a d'existence et de fortune que le jour où des relations par voie de terre s'établissent entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, le jour où le pont du Tibre et son pontife peuvent lever un péage sur ce commerce. Quand les Étrusques, maîtres de la Toscane, du Latium et de la Campanie, détiennent et exploitent tout le pays italien depuis Florence jusqu'à Naples, le pont du Tibre devient un grand passage de caravanes et d'armées : c'est alors que la grandeur de Rome commence. Mais, aux temps odysséens, nous sommes encore deux, trois ou quatre siècles avant celte domination des Étrusques. Les indigènes n'ont pas encore les yeux tournés vers le Capitole. C'est l'îlot de Kirkè qui attire leurs convoitises et leurs regards. Là, débarquent les étrangers avec leurs manufactures et leur camelote. De là, montent les caravanes étrangères vers le sanctuaire de Feronia, où, sous la protection des dieux, le marché s'installe. Ce sanctuaire est dans une situation tout à fait analogue aux grands temples de la vieille Grèce, Olympie, Delphes, Éleusis, Héraion d'Argos, Hyakinthion d'Amyclées, etc., — tous à une étape, courte ou longue, des débarcadères maritimes, au point de rencontre des caravanes étrangères et des foules indigènes. Il n'est donc pas étonnant que le périple original ait décrit ce sanctuaire avec autant de détails que le débarcadère lui-même et que, près de l'île de Kirkè, notre poète ait connu la grande maison de la déesse.

 

Lundi 13 mai 1901[52]. — A travers la Campagne romaine, au long des aqueducs brisés, le train nous emmène de Rome à Terracine. Après la traversée toute droite de la Campagne déserte, la ligne ferrée atteint le pied des Monts Albains. Elle les gravit et contourne à mi-pente, en creusant ses tunnels et ses tranchées dans la roche compacte ou dans les terres noires du volcan. A mi-pente, jusqu'à Velletri, c'est un demi-cercle presque régulier que la ligne décrit autour de la butte volcanique, dont la tête, chargée de forêts et de villes, se perd dans un brouillard épais et dont les pentes, chargées de maquis, dévalent à la mer resplendissante, grande plaque d'étain bruni avec deux barques immobiles. Velletri est assise entre deux monts, entre la butte volcanique des Monts Albains et la chaîne calcaire des Monts Lepini. Velletri garde cette trouée, ce confluent de routes. Ici, les routes du pays albain et de la région pontine se réunissent pour franchir cette passe et gagner les vallées de l'intérieur. De Velletri, l'ancienne Via Appia redescend vers la région pontine : le chemin de fer de Terracine suit jusqu'au bout l'antique voie, sauf un léger crochet vers Privernum. Tout le long de la descente, depuis Velletri jusqu'à Terracine, c'est la même vue du pays, le même contraste, à droite et à gauche, entre la mer verdoyante des Maris Pontins et la muraille abrupte des Monts Lepini.

A droite de la voie ferrée, les Marais Pontins déploient à l'horizon leur morne immensité de maquis, de marécages, de flaques luisantes ou fleuries, et leurs bouquets d'arbres isolés. Au fond, une ligne noire de forêts cache la vue de la mer ; mais la longue et raide échine du Monte Circeo se détache au-dessus des arbres, en plein ciel, et figure une île véritable. Toute cette campagne semble déserte : pas un village, pas une maison ; au long de la voie seulement, quelques gourbis, quelques bandes de cochons noirs et quelques enclos de légumes ou de céréales. Sur des ronds de pierres brutes ou de dalles antiques, qui leurs servent de fondations, les gourbis ne sont que des cônes de branchages, de mottes, de paillis, dont un revêtement de paille ou de joncs complète la couverture. Les enclos de légumes ou de blé sont épars tout autour, au milieu des terres noires, au bord des sources qui, partout, sourdent, bouillonnent, tournoient et s'épandent parmi les roseaux et les fleurs.

A gauche de la voie ferrée, un court glacis de roches calcaires, de petites collines rondes et nues, de fourrés et d'olivettes, supporte la muraille des Monts Lepini qui surgissent à pic. D'un seul jet, ils montent à 500 et 600 mètres. Leur façade abrupte est un véritable front de forteresse qui s'allonge jusqu'à Terracine, tout droit, du Nord au Sud, sans un redan, sans une coupure. Ces 500 mètres de roches trouées de cavernes n'offrent que de loin en loin un escalier naturel ou les lacets d'une route taillée de main d'homme, pour gagner les villes qui perchent au sommet, parmi les arbres. Dès le plus vieille antiquité, avant même les temps romains, des villes primitives, Cora, Norba, Ulubræ, Sétia, ont juché leurs murs cyclopéens tout au haut de cette falaise, dont leurs remparts continuent la montée dans le ciel. Fuyant les pirates de la plage, les fièvres et les fauves du marais, ces villes indigènes surveillaient et surveillent encore la mer lointaine et les troupeaux ou les cultures du bas pays. En un seul endroit, cette muraille des Monts Lepini est coupée d'une double porte. Aux deux côtés d'une colline qui se dresse, isolée comme une île, au-devant des monts, cette double porte conduit à un petit val intérieur, où s'est bâtie l'antique Privernum, la moderne Piperno. De ce val, par des cluses et des cols assez larges, montent les routes qui traversent la chaîne des Lepini et qui, de l'autre côté, vont aboutir à la vallée du Trérus, aux pays des Berniques et des Marses. Le chemin de fer contourne la colline, entre par une porte dans le val de Privernum, en ressort par l'autre porte, et revient aux Marais Pontins pour reprendre la descente vers Terracine.

La même vue de pays continue de défiler à droite et à gauche de la ligne serrée. A droite seulement, les sources deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus abondantes ; leurs tourbillons confluent en deux petits fleuves, l'Ufente et l'Amaseno, qui bordent la voie ; plus verdoyant encore, plus fleuri, mieux peuplé de gourbis et de cochons noirs, le Marais a quelques troupeaux de bœufs, quelques maisons de pierre, moulins ou stations de poste., qui bordent l'ancienne route des diligences. A gauche, de même, les Monts Lepini, moins abrupts, ont un plus long glacis d'olivettes, de vignes, de cultures ; entre leurs promontoires mieux articulés, se creusent quelques vallons. La voie ferrée coupe le plus large et le plus profond de ces vallons, pour aller de la Punta di Leano au promontoire de Terracine. C'est le Val de San Benedetto, entre l'ancien sanctuaire de Feronia, que nous irons visiter au pied de la Punta di Leano, et la station de Terracine. La voie ferrée aboutit juste au bord de la grève marine.

Nous quittons le chemin de fer. Une petite pluie fine, presque fondue en un brouillard épais, noie la plaine et la mer dans sa buée monotone. Tout le jour, cette buée et cette pluie vont. nous accompagner sur la route du Monte Circeo. Entre Terracine et le Circeo, la route traverse d'abord une large bande de terres noires et de verdures aquatiques, ou 5 kilomètres de marécages, de fleuves et de canaux. Des ponts de bateaux sont établis sur ces cours d'eau vaseux. D'anciennes tours de guette jalonnent, la plage où, récemment encore, les corsaires de Tunis et d'Alger venaient faire leurs rafles de grandes et belles chrétiennes pour les harems barbaresques. Puis la route s'enfonce en un terrain sablonneux, tout couvert d'arbustes, la Macchia del Piano, maquis de genêts, de lentisques, de pins rabougris, de genévriers et d'atriplex halimus. Voici le molu, tout semblable à celui que j'ai décrit plus haut. Il nous est impossible d'en avoir la moindre racine toutes les pousses que nous voudrions arracher nous cassent dans la main au ras du sol.

Nous atteignons enfin la forêt de grands arbres, de chênes-liège, de beaux chênes, d'ormes et de pins, qui s'étend au pied du Monte Circeo. Selva di Terracina et Bosco San Felice, cette forêt, aux arbres vigoureux, est trouée de clairières et d'essarts. Dans ces lestras, des gourbis dressent leurs cônes de branchages sur leurs socles de pierre. Des équipes de bûcherons, des bandes de cochons noirs ; quelques troupeaux de bœufs et de moutons suivent le chemin. Le chien de notre cocher fait lever un renard, qui file entre les jambes des chevaux : C'est un bon pays de chasse, affirme le cocher. On y trouverait encore les loups et les fauves de Feronia-Kirkè.

Devant nous, tout au bout de la large route, au-dessus des arbres, le Monte Circeo profile dans la brume son échine insulaire, où pointent, comme deux vertèbres aiguës, le pic du Sémaphore (374 mètres) et la Guette de la Cala dei Pescatori, voilà bien la garde, l'observatoire du poète odysséen... Nous allons à travers les taillis et la forêt. Puis nous atteignons le fleuve. Nous franchissons sur un pont de bois ce Rio Torto, qui sépare des bois sablonneux les roches et les vignes du Monte Circeo. Le bourg de San-Felice est bâti à mi-pente, sur la façade de l'îlot qui regarde Terracine. C'est toujours la même alternance des capitales insulaires. L'île de Kirkè, possédée aujourd'hui par les terriens, a son bourg principal sur la côte du détroit (car les Marais sont un détroit véritable entre elle et le continent). Fréquentée jadis par les Peuples de la mer, l'île eut sa grande ville sur le côte opposée qui regarde le large, auprès de la Cala dei Pescatori.

Du sommet du Monte Circeo, on a, dit-on, une vue admirable sur la mer et sur la terre, quand le temps est beau. Aujourd'hui la buée pluvieuse arrête nos regards à quelques pas. Mais les guides et les indigènes affirment que, par un temps clair, la vue de mer n'est bornée à l'extrême horizon que par les monts de la Sardaigne : les thalassocrates primitifs, pour aller d'Hypérie au détroit des Lestrygons, devaient suivre jusqu'ici la côte italienne et, d'ici, couper lamer ténébreuse, tout droit vers la Sardaigne qui leur apparaissait. Du côté de la terre, la vue embrasse toute la façade occidentale de l'Italie depuis les Monts Albains jusqu'au Vésuve. Au premier plan, avec ses fourrés et ses arbres, ses maquis et sa forêt, se déroule la morne étendue des Marais Pontins coupée de clairières et de larges routes. Au fond, la muraille des Monts Lepini tombe dans la mer par le cap de Terracine et pointe vers l'île de Kirkè l'éperon le plus élevé de la Punta di Leano. Les photographies, à défaut du temps clair, nous ont bien rendu la vue qui s'offrait à Ulysse du haut de son observatoire, sur les fourrés et les bois de la plaine, jusqu'à la Punta di Leano et jusqu'au palais de Kirkè.

Nous revenons à ce palais de Kirkè, à ses ruines de Feronia. Nous avons traversé à nouveau la Selva di Terracina et la Macchia di Piano, repris la route et les ponts qui mènent à Terracine. Puis, de Terracine, nous avons suivi la Via Appia : au long du canal chargé de barques et d'écumes, sous un dôme de chênes et d'ormes, à travers le Val de San Benedetto, nous sommes venus à la Punta di Leano, qui brusquement surgit du marécage. Dans les arbres, voici l'Aqua Ferronia, dont les bouillons sourdent à la limite du rocher et du marais, sur le pied le plus extrême de la Punta di Leano.

De grosses pierres polies, anciennes assises du temple, et une troupe de cochons noirs, descendants des compagnons d'Ulysse, marquent encore auprès des sources la place du sanctuaire. Ces sources ont toujours eu leur grande utilité. Elles font aujourd'hui tourner un moulin. Elles alimentaient au Moyen Âge une forteresse dont les donjons et les tours couronnent les dernières roches de la Punta di Leano : de ce lieu découvert, qui domine le marais et les hautes verdures, on pouvait surveiller toute la plaine et le débarquement des Peuples de la mer. Depuis la première antiquité, le site a peut-être subi quelques changements. Aux temps odysséens, les alluvions n'avaient pas encore repoussé aussi loin qu'aujourd'hui le front des plages. La courbure du rivage n'unissait pas encore directement l'île de Kirkè au promontoire de Terracine. Peut-être ce dernier promontoire était-il entouré d'eaux. Entre lui et la Punta di Leano, peut-être un golfe marécageux s'enfonçait, semblable au golfe actuel de Fondi entre Terracine et Gaëte. La courbure du rivage marin dessinait alors un grand coude depuis les rochers de Kirkè jusqu'à la Punta di Leano et depuis la Punta jusqu'à Terracine. En cet état de la côte, les sources de Feronia, plus voisines de la plage, devaient avoir encore une plus grande renommée : leur sanctuaire ne pouvait pas être inconnu des gens de mer.

Mais tel même qu'il est aujourd'hui, ce site de Feronia fait bien comprendre l'ancien afflux des indigènes et des marins, qui jadis venaient trafiquer ici, sous l'abri de la trêve sacrée. Descendus sur leurs ânes par la trouée de Privernum, les montagnards s'arrêtaient ici : îles restaient à l'écart du marais, où les coups de brigands et les dents des fauves sont toujours à redouter, à bonne distance de la plage, où les rafles et razzias des Peuples de la mer ont tôt fait de changer un homme libre en esclave. Montés sur leur campement insulaire, les marins étrangers s'arrêtaient ici : ils restaient à le porte des monts, en ce lieu découvert où l'on n'avait à craindre aucune surprise des terriens. Terracine alors, promontoire maritime, n'était qu'une roche déserte, dangereuse tout à la fois aux indigènes qui pouvaient y tomber dans une embuscade des marins, et aux marins qui n'y auraient séjourné que sous la menace perpétuelle des indigènes. Aujourd'hui, les églises et les boutiques de Terracine ont dépeuplé le sanctuaire de Feronia : les seuls cochons noirs sont encore fidèles à la source sacrée et à ses pierres vénérables.

 

 

 



[1] Odyssée, XII, 3-4.

[2] Maspero, Hist. anc., I, p. 128.

[3] G. Maspero, Hist. anc., I, p. 543 et 596.

[4] Odyssée, X, 190-192.

[5] Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.

[6] Odyssée, VIII, 29.

[7] Odyssée, XIII, 239-241.

[8] Odyssée, V, 293-296 et 330-333.

[9] Cf. Bochart, Hieozoïc., II p. 191.

[10] Instructions nautiques, n° 731, p. 68-69.

[11] Strabon, V, 252.

[12] Consulter la description du Monte Circello par A. Thiébaut de Berneaud, dans Annales des Voyages de Malte-Brun, t. XXIII, année 1818, p. 1-42.

[13] Strabon, V, 253.

[14] De Mercey, La Toscane et le Midi de l'Italie, II, p. 201 et suiv.

[15] De Mengin-Fondragon, Nouveau Voyage en Italie, II, p. 114.

[16] De Lalande, Voyage en Italie, VI, p. 458 ; Lullin de Chateauvieux, Lettres d'Italie, p. 177.

[17] Ch. V. de Bonstetten, Voyage dans le Latium, p. 56-58, 125-126.

[18] Cf. Pauly-Wissowa, s. v. Circei.

[19] Mémoires présentés à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, X, p. 35 et suiv.

[20] Tite-Live, II, 9, 34 ; IV, 25. Dionys., V, 26 ; VII, 1.

[21] Dionys., VII, 19.

[22] Tite-Live, VI, 3, 6, 21.

[23] Tite-Live, I, 53 ; Dionys., III, 50. Voir Terracine, essai d'histoire locale, Paris, Thorin, 1883, chap. III, p. 39-40.

[24] M. de la Blanchère, Voyage, p. 150.

[25] Cf. de Proni, Mémoire sur les Marais Pantins, Atlas, carte 1.

[26] V. de Bonstetten, Voyage, p. 167.

[27] M. de la Blanchère, Terracine, p. 11.

[28] V. de Bonstetten, Voyage, p. 125-130.

[29] M. de la Blanchère, Terracine, p. 27.

[30] Amphitr., 463 ; cf. Servius, ad Aeneid., VIII, 564, et VII, 809.

[31] Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v. Auxurus et Feronia.

[32] Baillon, Dict. de Bot., p. 313, s. v. Atriplex. Je dois ces renseignements à mon ami L. Matruchot, professeur à l'Université de Paris.

[33] Pline, XXII, 32-33, et XXI, 68 ; d'après la traduction de Littré.

[34] V. de Bonstetten, Voyage, p. 100.

[35] Cf. Pline, VII, 2, 7 ; XXV, 5, 2 ; XXVIII, 6, 1 ; XXI, 45, Z. Cicéron, de Divin., I, 58 ; II, 33. Virgile, II, 749. Sel., VIII, 498. Horace, Ép., V, 76 ; XVII, 29.

[36] Marie Graham, Voyage dans les montagnes de Rome (1819), p. 66.

[37] Instructions nautiques, n° 751, p. 68.

[38] Instructions nautiques, n° 751, p. 67.

[39] Strabon, V, 231 ; sur tout ceci, cf. Pauly-Wissowa, s. v. Antium.

[40] Instructions nautiques, n° 731, p. 67.

[41] Odyssée, XV, 526.

[42] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v. ; Bochart, Hieros., II, 5.

[43] Pline, X, 3, 6.

[44] Tim. ap. Diodore Sic., IV, 56.

[45] Strabon, V, 233.

[46] Strabon, V, 233.

[47] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v. קאה.

[48] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v. טסך.

[49] Denys d'Halicarnasse, III, 32.

[50] Tite-Live, I, 30, 5.

[51] M. de la Blanchère, Terracine, p. 12-14.

[52] Notes de voyage.