De là nous naviguons au plus tôt, le cœur navré, contents d'échapper à la mort, mais pleurant nos chers compagnons. Nous arrivons dans l'île Aioliè. Là demeurait Aiolos Hippotadès, cher aux dieux immortels, dans une île flottante, qu'un mur de bronze infrangible ceignait tout autour ; une pierre chauve s'en élançait vers le ciel : Αἰολίην δ᾽ ἐς νῆσον ἀφικόμεθ᾽· ἔνθα δ᾽ ἔναιεν
Αἴολος Ἱπποτάδης, φίλος ἀθανάτοισι θεοῖσιν, πλωτῇ ἐνὶ νήσῳ· πᾶσαν δέ τέ μιν πέρι τεῖχος χάλκεον ἄρρηκτον, λισσὴ δ᾽ ἀναδέδρομε πέτρη[1]. Pour ce voyage entre les Kyklopes et l'île Aioliè, le poème ne nous donne encore aucune indication précise de temps, de distance, de vent ni de marche. Mais les Anciens s'accordaient à retrouver cette île Aioliè dans la plus orientale des Lipari, dans l'île Ronde que les Grecs nommèrent Strongulè : les Italiens en ont fait Stromboli. Nous ouvrons les Instructions nautiques : Cette île, la plus N.-E. du groupe des Îles Lipari, s'élève en forme de cône à 940 mètres au-dessus de la mer. Tout dans son ensemble indique qu'elle est le produit des feux souterrains. Le cratère, qui fait face au N.-O., est à peu près au tiers de la montagne, à partir du sommet. Il est continuellement en ignition, avec de fréquentes explosions, et il vomit constamment des matières enflammées. D'après le dire des insulaires, les perturbations atmosphériques auraient une grande influence sur le volcan ; ainsi les tempêtes, particulièrement celles venant du Sud, sont précédées d'épaisses masses de fumée. Malgré l'existence de ce volcan, Stromboli est très fertile et produit un des meilleurs vins de la Méditerranée, du froment, de l'orge, du coton, des raisins, des figues, etc. Les cultures sont belles et s'étendent assez haut sur la montagne. Le principal bourg, défendu par une batterie, est sur le côté Est de l'île. Il est partagé en deux parties, formant les paroisses de San Vincenzo et de San Bartolomeo. Les maisons sont basses et à terrasses. Quelques-unes ont deux étages. On voit encore des traces d'anciens édifices et de tombeaux. A San Vincenzo, il y a une fontaine alimentée par une petite source de la montagne. La plage, placée au-dessous des maisons, est de sable noir brillant et se termine par la pointe rocheuse della Scaro, où il y a une grande caverne appelée Grotta dei Bovi Marini ou Grotte des Veaux Marins. Cette caverne a 25 mètres de long, 10 mètres de large à l'entrée et 2 mètres de haut. L'extrémité Nord de l'île est composée de lave rugueuse. La côte N.-O. forme une petite baie, qui se trouve immédiatement au-dessous du cratère, et le volcan y projette fréquemment une pluie de pierres incandescentes. La côte Ouest de l'île est également composée de lave rugueuse. L'extrémité Sud est une pointe basse de galets. Le long de la côte, de ce point à San Vincenzo, il y a plusieurs excavations. L'une dans la colline, un peu au-dessus de la Punta del Uomo, est remarquable parce qu'on y trouve le beau et brillant minerai de fer appelé fer spéculaire[2]. Cette page des Instructions nautiques nous offre de nouveau, en raccourci, toute l'histoire véridique du Kyklope qui gronde, vomit et lance des pierres : c'est quelque Instruction semblable sur les volcans de la Campanie qui servit de modèle au poète odysséen. Mais cette page nous offre aussi la fidèle peinture de l'île Aioliè. Stromboli, qui surgit de la mer, au Nord du détroit de Messine, est un cône volcanique. Vue du sommet ou des pentes de la montagne elle-même, l'île se présente aux insulaires comme faite au tour, toute ronde dans un cercle d'eau : on comprend le nom que lui donnèrent ses colons grecs, Strongulè, la Ronde. Mais si les insulaires la peuvent voir ainsi, les navigateurs l'aperçoivent autrement : avant de la voir ronde, ils la voient haute, très haute. Elle atteint presque mille mètres d'altitude et, de son cratère, monte une colonne de fumée durant le jour, une lueur de feux intermittents durant la nuit, si bien qu'on aperçoit cette île de tous les rivages voisins : Étant parti de Naples pour me rendre en Sicile le 24 août 1788 et ayant dépassé, l'entrée de la nuit, les bouches de Capri [c'est la sortie du golfe des Kyklopes], je commençai à découvrir ce phénomène bien que j'en fusse éloigné de cent milles. Il apparaissait comme une légère bouffée de flammes, qui, à l'improviste, frappait, mais faiblement, les yeux, durait deux ou trois secondes et disparaissait tout d'un coup. Au bout de dix ou douze minutes, la flamine reparaissait, puis s'éteignait de nouveau. Les matelots regardaient ces feux avec plaisir ; ils me disaient que, sans eux, ils courraient souvent risque, dans les nuits obscures ou orageuses, ou de faire naufrage en pleine mer ou de se briser sur les côtes voisines de la Calabre. Quand le jour fut venu, je me trouvai très près de l'île volcanique. La vive clarté du soleil avait fait disparaître la lumière du volcan. Je ne voyais plus à la place des flammes que des fumées.... J'avais devant moi Stromboli. Sa cime était couverte d'une fumée très épaisse[3]. Cette Île Haute n'offre eux navigateurs qu'une seule plage de galets. Partout ailleurs, c'est un talus abrupt, une muraille presque droite, avec des coulées de laves, pareilles à des trainées de métal fondu, puis solidifié : ces coulées lui donnent bien l'apparence métallique dont parle le poète, un mur de bronze infrangible. Les Instructions nautiques disent en parlant des côtes abruptes de la Sardaigne : Une côte de fer, d'aspect désolé, découpée par quelques anses ouvertes au Nord-Ouest, s'étend entre l'îlot Rossa et la pointe Vignola[4]. Dans la bouche ou sous la plume de nos marins, cette expression côte de fer revient sans cesse ; quand ils veulent nous dépeindre une façade de roches lisses, une rive accore, rocheuse et sans abri. Pour Stromboli, l'expression serait d'autant plus juste que cette muraille est vraiment métallique Le cinquième et dernier des produits volcaniques de Stromboli est le fer spéculaire. Il se trouve, au Sud, à plus d'un mille des habitations, dans un rocher de lave coupé à pic au bord de la mer. Les insulaires en avaient recueilli quelques échantillons isolés au pied d'un rocher. Le métal est cristallisé en lames verticales à la roche qui lui sert de matrice.... Les lames sont si brillantes, si polies, que l'acier le plus fin [le périple odysséen connaît mal l'acier et ne peut comparer ces parois brillantes qu'au métal le plus usuel parmi ses contemporains : c'est une muraille de bronze, χάλκεον] ne leur est pas supérieur à cet égard. Elles réfléchissent la lumière comme un miroir sans tache.... On ne voit jamais une lame placée isolément. Elles sont toujours assemblées plusieurs ensemble. Elles forment ainsi des groupes de vingt pouces et plus de circonférence. En général la couleur des lames, à l'exception de quelques teintes violettes, est semblable à celle du plus bel acier. Elles brillent dans leurs cassures comme à leur surface. Malgré leur dureté (άρρηκτον, dit le poète), elles ont la fragilité du verre[5]. Dans une île voisine, Spallanzani a vu une montagne qui ressemble mieux encore à notre île odysséenne : La montagne della Castagna peut avoir un mille d'étendue au bord de la mer. Qui croirait qu'elle est entièrement formée d'émaux et de verre ? Je savais que cette île abondait en vitrifications. J'avais lu la relation de Dolomieu, qui avait ajouté à l'idée que je me faisais de leur profusion. Mais pouvais-je m'attendre à les voir entassées dans un seul lieu, au point de s'élever comme une montagne ? Que l'on se figure un torrent qui, se précipitant d'un lieu élevé et roulant de cascade en cascade, est tout à coup saisi et figé par un froid aigu. Sur la pente où ses eaux rapides coulaient, on ne voit plus qu'une glace immobile. Telle est l'apparence sous laquelle se montrent ces matières vitrifiées au sommet et sur la pente de la montagne de la Castagna. Mais à sa base l'aspect est différent ; on y voit, sous la couche supérieure, d'autres couches vitreuses mises à nu par le battement des flots de la mer[6]. Côte de fer, mur de bronze ou montagne d'émaux et de verre, la comparaison diffère un peu suivant les époques et suivant les littératures. Mais, dans la bouche du poète homérique, la comparaison n'a rien de plus merveilleux que dans la bouche de nos marins ou du savant Spallanzani. Cette côte de bronze existe réellement dans l'île Aioliè, comme la côte de fer dans l'île de Sardaigne. Autre merveille : Aioliè est flottante. [Près du mont della Castagna], Campo Manco est une montagne qui s'élève presque perpendiculairement au bord de la mer. Elle est dénuée de plantes, à l'exception de quelques-uns de ces végétaux stériles qui s'attachent aux rochers les plus arides. Elle n'est formée que de pierres ponces toutes blanches. De loin on la dirait couverte de neige depuis son sommet jusqu'à sa base, immense carrière d'où l'on tire toutes les ponces employées en Europe à divers usages. Là, se rendent les vaisseaux français, italiens et autres destinés au trafic de cette production volcanique. La pierre ponce, quoique universellement regardée comme un produit du feu, est un des corps dont l'origine a le plus excité de contestations parmi les chimistes et les naturalistes. La plage de Campo Bianco m'offrit d'abord quantité de ces pierres qui surnagent sur l'eau[7]. Nombre de volcans rejettent la ponce. C'est sous une pluie de ponces que Pompéi fut ensevelie. Stromboli a eu de ces éruptions : Je viens au quatrième genre de productions volcaniques de Stromboli les pierres ponces. On les trouve à un tiers environ de l'élévation de l'île dans la partie de l'Est, sur le bord des sentiers qui traversent les vignes et dans les excavations formées par la chute des eaux. Elles sont, non pas en masses, mais dispersées en petits morceaux peu abondants. On reconnaît aisément qu'elles ont été déterrées par la main des hommes ou par l'effet des pluies, et, si l'on suit leurs traces dans le sable à plusieurs pieds de profondeur, on les y découvre clairsemées et dans leur état primitif. Stromboli a donc vomi autrefois des ponces et n'en vomit plus aujourd'hui. Le Vésuve donne l'exemple, mais plus en grand, de pareilles alternatives[8]. Ces éruptions de ponces ont pour la navigation des effets surprenants. Les marins étui n'v sellaient pas habitués crieraient vite au miracle : Ce qui est arrivé dans ce port n'est pas moins étonnant, raconte Thévenot au sujet de Santorin. Je le rapporterai ici comme je l'ai appris de diverses personnes en plusieurs endroits. Il y a environ dix-huit ans que, dans la nuit d'un certain dimanche, commença dans le port de Santorin un très grand bruit, lequel s'entendit jusqu'à Chio, qui en est éloignée de plus de deux cents milles, mais de telle sorte qu'on crut à Chio que c'estoit l'armée vénitienne qui combattoit contre celle des Turcs.... Ce fut un feu qui se prit dans la terre du fond du port de Santorin et y fit un tel effet que, depuis le matin jusqu'au soir, il sortit du fond de la mer quantité de pierres de ponce, qui montaient en haut avec tant de roideur et tant de bruit, qu'on eust dit que ce fussent autant de coups de canon. Cela infecta tellement l'air que dans ladite île de Santorin il mourut quantité de personnes. Cette infection se répandit aussi loin que le bruit qui l'avoit précédé. Car non seulement dans cette île mais même à Chio et à Smyrne, tout l'argent devint rouge. Ces pierres de ponce, qui sortirent de là, couvrirent tellement la mer de l'Archipel que durant quelque temps, quand il régnoit certains vents, il y avoit des ports qui en estoient bouchés, en sorte qu'il n'en pouvait sortir aucune barque, pour petite qu'elle fût, que ceux qui estoient dedans ne se fissent le chemin au travers de ces pierres ponces avec quelques pieux[9]. Aujourd'hui encore, Thèra, couverte de ponces, est ceinturée de ces pierres flottantes, que le flot jette et reprend au gré de la brise, sur les grèves de l'Est et du Sud. Stromboli avait une pareille ceinture quand elle apparut comme une île flottante aux premiers navigateurs : πλωτή ένί νήσω. Les géographes des âges suivants, qui n'avaient pas vu le phénomène, — Stromboli ne rejetant plus de polices aux époques classiques, cherchèrent et découvrirent vingt explications de ces trois mots si clairs : πλωτή, disaient-ils, ne veut pas dire navigante, mais naviguée, parce qu'on naviguait tout autour, ou parce que l'île est sur le passage de toutes les navigations, ou parce qu'elle fournit aux navigateurs des indices sur le temps qu'ils doivent rencontrer en mer[10], etc. Mais le poète dit vraiment que l'île était flottante et il le dit avec raison, car, ici encore, il ne fait que reproduire une vue de côtes, d'après les marins dont il suit le périple. Sur une ceinture de pierres ponces, l'île flottante dressait sa haute pierre dénudée : λισσή δ' άναδέδρομε πέτρη. Cet hémistiche ne fait aussi que traduire ou paraphraser le nom que les marins primitifs avaient donné à l'Île Haute, Ai-oliè, Αί-ολίη. Ce nom rentre, en effet, dans la série qui nous est familière. A côté de I-spania, E-nosim, Ae-naria, Ai-aiè, etc., ce nom prend place parmi les noms insulaires commençant par ai, e, ou i, אי, ai, ou י, i, l'île. Le second terme ολιη est la transcription grecque du déterminatif que les Sémites avaient donné à cette île, ai. Toutes les langues sémitiques ont la racine עלה, ol'a, avec le double sens transitif de monter, gravir, et intransitif de s'élever, surgir. Les Arabes ont tiré de cette racine toutes les formes verbales, substantives, adjectives, participiales, etc., pour signifier être haut, être éminent, le comble, la grandeur, le lieu élevé, etc. Les Hébreux ont le verbe עלה, ol'a, et le substantif עולה, ool'a, etc. Ce dernier substantif désigne l'escalier, la rampe, la pente ; son exacte transcription nous donnerait en grec olia, ολιη : l'île Oliè, Αί-ολίη, serait l'Île de la Rampe. Mais la forme participiale, identique, da, nous rapprocherait davantage encore de notre texte odysséen : l'île Oliè serait l'île Montante. Les Septante traduisent ce verbe sémitique עלה par le verbe grec άναβαίνειν : le poète odysséen emploie άναδέδρομε, ce qui est exactement la rame chose. Ai-oliè est donc l'Île qui Pointe. Entre l'Île Ronde des Hellènes et l'Île Pointante des Sémites, nous apercevons sans peine les raisons qui créèrent la différence d'onomastique : On parvient difficilement à la connaissance exacte de la disposition intérieure d'un pays montueux et volcanisé, si l'on ne commence par se former une idée juste de son ensemble. Il faut pour cela se placer au sommet de la montagne la plus élevée.... Après avoir fait le tour de l'île Lipari et étudié ses rivages, je me transportai sur le mont San Angelo, qui est le plateau le plus éminent de l'île. En la considérant de cette hauteur, je ne lui trouvai point cette figure conique qui est propre aux îles de Stromboli et de Vulcano, elle me parut au contraire fort irrégulière[11].... J'employai un jour à faire pied le tour des bases du Stromboli. J'y découvris partout la même solidité de structure, excepté dans un coin au Nord où le tuf existe et se prolonge jusqu'à la mer. Partout où le sable est répandu, il ne forme, pour ainsi dire, que l'écorce du sol. On retrouve au-dessous la charpente de l'île, composée de laves solides. Cela est surtout manifeste dans certaines côtes rapides, mises à nu par l'écoulement des eaux pluviales ou par l'action des vents.... On peut jouir de l'aspect du cratère soit de la mer, en prenant une position favorable, soit de la terre, en gagnant le sommet de la montagne. Je voulus l'observer de ces deux points de vue et je me déterminai d'abord pour le premier, afin de profiter d'un calme qui s'offre si rarement sur une mer presque toujours soulevée par les tempêtes. Je pris donc une barque et, après avoir côtoyé l'île, l'espace de 5 milles ½ au Nord, j'arrivai en face d'un lieu où les matières lancées par le volcan viennent retomber dans la mer. C'est une côte dont l'inclinaison s'éloigne peu de la verticale ; mesurée par le pied, elle a environ ½ mille de largeur ; sa hauteur est d'un bon mille. Elle va se terminer en pointe et représente un triangle isocèle dont la base est baignée par la mer[12]. Voilà sous quel aspect les marins ont toujours aperçu et noté les cônes volcaniques pointant à leur horizon : ce qu'ils en voient d'abord, c'est la hauteur ; ce qu'ils en décrivent et en dénomment, c'est avant tout la hauteur. Seule, la hauteur peut leur être utile à connaître, quand ils naviguent en ces parages où le volcan leur doit servir de repère. Prenez, par comparaison, les récits des premiers explorateurs de Ténériffe : Entre les choses remarquables de
ces îles, dit l'un, il y en a deux entre autres : l'une est qu'au milieu de
Ténériffe il y a une montagne très haute, en pointe de diamant, qui jette le
feu comme le mont Gibel de Sicile et il y a bien quinze lieues à monter, ce
que l'on ne peut faire qu'en trois jours. Ce mont s'appelle Pic de Ténériffe
ou de Terregra, et de là on découvre plus de 50 ou 60 lieues loin et on
remarque aisément toutes les autres îles. On ne peut aller au plus haut que depuis la mi-mai jusqu'à la
mi-août, à cause de l'excessive froidure et des neiges, ce qui a donné sujet
aux Anciens d'appeler cette île Nivaria
ou Neigeuse.... Cette île, dit un
autre, est relevée en forme de coteaux et au milieu d'icelle se voit une
montagne grandement droite et ronde,
qu'ils appellent Pic de Teithe et dont la situation est telle : sa pointe est fort droite et contient en hauteur quinze grandes lieues. Elle jette
souvent feu et soufre et est en forme de chaudron. Deux milles aux environs (du sommet), vous ne voyez que cendres et pierres
ponces. Deux milles plus bas, c'est un
pays qui toute l'année est couvert de neige. Plus
bas, s'y rencontrent quantité de grands et puissants arbres,
Au-dessous, sous trouverez grande quantité de lauriers.... Ténériffe, dit un
troisième, a été appelée Nivaria ou Neigeuse. Le nom de Ténériffe lui a été imposé
par les habitants de l'île de la Palma, car tener
en langage palmérien signifie neige, et iffe,
montagne. Elle est de forme triangulaire. Quant à la grande montagne de
Teyda, je ne sais si elle donne plus grande admiration quand vous en
approchez ou quand Vous la regardez de loin : il y a deux journées et demie
de chemin jusques au haut[13]..... Voyez encore dans la Méditerranée levantine, comment les Instructions nautiques nous décrivent le volcan de Nisyros : C'est une île formée de montagnes de roche volcanique. Un cratère irrégulier occupe la plus grande partie de son centre. Ce grand cratère, dont les bords atteignent des altitudes de 410 à 570 mètres, renferme un cratère plus petit qui est le point culminant de l'île et atteint 692 mètres. Les côtes sont très escarpées et montrent jusqu'à leur sommet des terrasses qui retiennent la terre entraînée dans la saison des pluies[14]. Les Hellènes, qui ont colonisé cette île de Nisyros, nous l'ont décrite de leur point de vue de terriens : C'est une île, ronde, haute, en pierre meulière, avec une ville, un port, des thermes et un temple de Poséidon : elle a quatre-vingts stades de tour[15]. Mais le nom que l'île avait gardé pour les Hellènes et garde encore pour nous, Nisyros, implique une autre vue de côtes. Car ce nom rentre dans la colonne des noms insulaires, qui, ne présentant aucun sens en grec, s'expliquent par une étymologie sémitique. Nous n'avons pas ici de doublet pour nous garantir la valeur d'une pareille étymologie. Mais il semble bien que Nisyros, Νίσυρος, doive être proche parente de Syros, Σύρος. Nous savons que Syros est la transcription du terme sémitique sour, la Roche. Je crois pareillement que Nisuros est la transcription grecque de nisoura, la Garde des Phéniciens. Ce terme de nisoura sert, dans la Bible, à désigner tous les postes et tours de guette, élevés dans les vignes ou sur les routes du désert. Appliqué à notre île pointue et à sa tour isolée dans la mer, ce nom se comprend de lui-même. Si l'on veut le mieux expliquer, il suffit de considérer l'onomastique de telles autres îles similaires. Parmi les îles Lipari, Felicuda et Alicuda se présentent les dernières à l'Ouest. Les maisons de Felicuda sont éparses en divers points de l'île ; elles contiennent environ 600 habitants. Celles d'Alicuda, où la population est plus faible, n'occupent que la partie de l'Est et du Sud-Est. Le reste de l'île n'offre que des rochers, des ruines et des précipices. Les maisons ou, pour mieux dire, les cabanes de ces deux îles, ainsi que les presbytères, sont bâtis, non au pied de la montagne, ce qui paraîtrait plus naturel, mais vers le milieu du sommet. Je ne pouvais comprendre cette préférence donnée à des sites aussi âpres et aussi rapides, tandis que vers les bords de la mer, dans l'une et l'autre île, il régnait des plans doucement inclinés qui auraient dû inviter les habitants à s'y établir. Mais ils m'apprirent que Felicuda et Alicuda se trouvant par leur éloignement hors de la protection de leur capitale, l'île de Lipari, elles étaient anciennement infestées de corsaires turcs et surtout tunisiens, qui y débarquaient à la faveur des ténèbres, surprenaient dans le sommeil les individus qui habitaient le bord de la mer, et les emmenaient captifs après leur avoir enlevé tout ce qu'ils possédaient. Ces attaques nocturnes se sont renouvelées, même de nos jours (1788), dans les deux rivières de Gênes. Les habitants de Felicuda et d'Alicuda se virent donc obligés de transporter leurs demeures sur les hauteurs, où le danger était moins grand. Bien que les îles Éoliennes soient encore exposées à l'invasion de ces pirates, on les reçoit parfois de manière à leur ôter l'envie d'y revenir. Toujours est-il prudent d'y placer les habitations sur les lieux levés d'où l'on peut signaler leurs manœuvres. Voilà pourquoi on tient sur la montagne della Guardia, à Lipari, une sentinelle qui veille nuit et jour[16]. La Garde de Lipari et la Garde de Nisyros sont semblables de tous points. Ces deux cônes volcaniques, qui dominent toute l'île et les mers et les terres voisines, sont d'admirables guettes pour scruter les golfes côtiers et les détroits insulaires. De pareilles Guardia sont fréquentes dans l'onomastique des îles éoliennes : Ustica a sa Guardia dei Turchi, qui porte aujourd'hui un sémaphore ; Lipari a son mont della Guardia. De même, le nom de Nisyros a été répandu dans toutes les îles Sporades, au voisinage de notre île de Nisyros : Nisyros est encore une ville de Kalymnos, et une ville de Karpathos ; sur la côte en face de Nisyros, une autre guette grecque, Σκοπιή, surveille le détroit de Myndos. Donc cette île de Nisyros, qui, pour les Hellènes insulaires, est d'abord ronde et ensuite haute, avait été, pour les Sémites marins, d'abord haute et ensuite ronde : c'était d'abord une Garde. Tout pareillement, notre île ronde des Hellènes, Στρογγύλη, Stromboli, avait été l'île haute des mêmes marins Sémites, Ai-oilè, Αί-ολίη : Stromboli, dit le pilote Michelot, a environ dix-huit milles de circuit ; elle est presque ronde et fort haute. Le poète odysséen nous en décrit très exactement l'élévation et la rondeur tout ensemble. Ici encore, il faut seulement prendre au pied de la lettre ses épithètes dites poétiques, et tout aussitôt nous apercevons, derrière les vers du poète, la Haute Pierre Montante, enclose d'une muraille circulaire de laves métalliques, et flottant sur une ceinture de ponces. Dans Ai-oliè, règne le maitre des vents, qui les déchaîne ou les enchaîne. Zeus a fait d'Aiolos le distributeur des vents. Au sujet de Stromboli, les Instructions nautiques disent aujourd'hui encore : D'après le dire des insulaires, les perturbations atmosphériques auraient une grande influence sur le volcan : aussi les tempêtes, particulièrement celle venant du Sud, sont précédées d'épaisses masses de fumée[17]. Ce dire des insulaires a longtemps trouvé la créance la plus entière parmi les navigateurs. Indigènes ou étrangers, tous les marins tenaient le volcan pour le meilleur prophète des vents et dés tempêtes. C'est par l'étude de ce phénomène que Spallanzani commence son enquête sur l'île : Quand je touchai terre, il était neuf heures du matin. Animé par la curiosité, je montai à l'instant même sur les flancs du volcan. L'acide sulfureux s'y manifestait d'une manière si piquante et si incommode que je fus obligé ce jour-là de regagner la plaine. J'employai le reste de la journée à interroger les insulaires, m'adressant à ceux qui, ayant sans cesse [le volcan] devant les yeux, devaient en être instruits mieux que personne. Voici les informations qu'ils me donnèrent. Lorsque le vent du Nord ou du Nord-Ouest souffle, les fumées sont petites, blanches, et les détonations très modérées. S'élève-t-il un vent de Sud-Ouest, de Sud-Est ou de Sud, les fumées s'étendent davantage ; elles sont noires ou du moins obscures, et les détonations plus fortes et plus fréquentes. Si l'un de ces trois vents souffle avec violence, il arrive souvent que la fumée se répand sur l'île entière et l'obscurcit comme un brouillard pluvieux.... Les fumées épaisses, abondantes, qui correspondent pour l'ordinaire avec des éruptions plus violentes et plus fréquentes, n'accompagnent pas seulement les vents de Sud-Ouest, de Sud-Est ou de Sud ; mais elles les devancent de quelques jours. C'est par leur apparition que les habitants de l'île annoncent les temps favorables ou contraires à la navigation. Nous voyons souvent, me disaient-ils, des bâtiments hivernés à Stromboli, prêts à lever l'ancré, parce que la mer parait favorable ; mais heureusement pour eux nos prédictions les retiennent dans le port et ne les trompent jamais. Au reste ces présages vrais ou faux ne sont pas le résultat des observations modernes des insulaires ; on les retrouve dans l'antiquité la plus reculée. C'est aisé d'imaginer comment, de génération en génération, ils se sont transmis aux habitants actuels qui les feront passer à leurs descendants. Éole, qui faisait sa demeure à Stromboli, a été appelé dans la fable le roi des vents, probablement parce qu'il était parvenu, suivant quelques écrivains, à prédire le vent qui devait souffler, par la diversité des fumées et des éruptions. Que l'on me permette de rapporter ici les observations que j'ai faites moi-même sur les rapports des phénomènes de l'atmosphère avec ceux des volcans, pendant une station de trente-cinq jours aux îles Lipari. Car il n'est aucun point de cet archipel et de la mer qui l'environne, d'où l'on ne puisse découvrir les fumées diurnes et les flammes nocturnes de Stromboli. Dans cet espace de temps, le vent de Sud-Ouest souffla avec violence le 13 septembre et le 1er octobre. La première fois, on n'aperçut aucune modification sensible dans le volcan, qui, dans cette circonstance, aurait dû, suivant l'opinion commune, exhaler plus de fumée et faire entendre des détonations plus fortes. Mais, la seconde fois, ces symptômes arrivèrent selon l'indication des insulaires. Le vent Sud-Est souffla les 21, 26 septembre et 7 octobre. Ce vent, si nous les en croyons, a les mêmes corrélations avec le volcan que le précédent. En effet, deux fois, les jets de feu parurent plus considérables et la fumée sortit en plus grande abondance ; mais l'augure faillit la troisième fois. Le vent de Nord, au contraire, qui, au dire des insulaires, laisse le volcan tranquille, souffla avec impétuosité le Il et le 12 octobre. Il fut précédé et accompagné d'explosions, qui s'entendirent dans les autres îles, et d'une fumée qui couvrit la moitié de Stromboli. J'ajouterai que, pendant des temps de calme parfait, le volcan parut néanmoins très courroucé. Ces remarques me porteraient à ne pas adopter entièrement les aphorismes des habitants de Stromboli, d'autant plus que les autres insulaires pensent différemment. Me trouvant un jour à Felicuda, l'on voyait d'une vue distincte, pendant la nuit, les éruptions de Stromboli, qui, malgré la tranquillité de l'air, étaient alors très fortes, presque continuelles et suivies chacune d'une détonation qui se faisait entendre parfaitement à cette distance. Je demandai à un marinier de l'endroit ce qu'il pensait des présages du volcan ; il me donna cette réponse courte et sage : Stromboli ne fait pas le matelot. Toutefois, pour décider s'il existe des rapports directs et immédiats entre les vicissitudes de l'atmosphère et celles du volcan, et pour connaître la nature de ces rapports, il faudrait avoir, ce qui nous manque absolument, une longue suite d'observations faites sur les lieux par un physicien aussi éclairé qu'impartial[18]. Quand un observateur aussi sagace, quand un savant aussi critique que Spallanzani tient encore au XVIIIe siècle un pareil langage, on peut imaginer la créance générale qu'a toujours rencontrée, chez les Anciens et chez les Modernes, le dire des insulaires. Il faudrait citer vingt passages des Modernes et des Anciens, remonter de citations en citations, à travers le Moyen Age et l'antiquité romaine, jusqu'aux origines grecques les plus reculées ; on trouverait à chaque génération la même croyance : Les flammes et fumées de Strongulè permettent de prédire quel vent il fera ; aujourd'hui encore — c'est un fait certain — les insulaires annoncent les coups de vent par avance, dit Martianus Capella (livre VI, 648). Le périple qui servit au poème odysséen rapportait déjà ce dire des insulaires. L'Odyssée nous le répète à sa façon, c'est-à-dire en le pliant à une aventure de son héros. Car si l'on prête quelque attention aux détails de cette aventure, on verra bientôt qu'il faut, pour l'expliquer, recourir aux opinions rapportées plus haut par Spallanzani. Les insulaires prétendent que, d'après les vents, le volcan s'irrite ou s'apaise, exaspère ou se calme : les vents de la partie Nord le mettent en belle humeur et en paix ; les vents de la partie Sud le courroucent et le font mugir. Or, Ulysse, arrivant du pays des Kyklopes, — donc poussé par les brises de la partie Nord, trouve d'abord un Aiolos charmant, qui l'accueille et le choie, qui le caresse et le retient, qui n'a pour lui que bonnes paroles et présents d'amitié, qui l'aime tout un mois, et dès qu'Ulysse en témoigne le désir, Aiolos le laisse mettre à la voile et lui donne les vents favorables : Ulysse s'embarque. Aiolos, toujours charmant, lui procure un bon vent de la partie Nord, une brise du Nord-Ouest, un Zéphyre qui doit pousser la flottille vers la terre natale. Ulysse vogue neuf jours et neuf nuits : le dixième jour, il apercevait déjà la terre de la patrie.... Par cette seule numération décimale, nous pouvons deviner que ceci est une invention du poète grec, une fantaisie surajoutée au périple sémitique, lequel devait compter plutôt par semaines. Mais nous retrouvons bien vite les données du périple.... Le dixième jour, les compagnons d'Ulysse ouvrent le sac des vents donné par Aiolos tout aussitôt les brises se renversent et la flottille est ramenée chez Aiolos. On était parti par un vent du Nord-Ouest : c'est donc un vent du Sud-Est qui ramène. Aussi trouve-t-on Aiolos et ses fils en pleine rage : J'essayai de les fléchir par de douces paroles, mais eux se turent et il me répondit : Décampe de mon île, plus vite que cela, ô le plus vil des hommes. Je n'ai pas le droit d'accueillir et de convoyer un individu que détestent les dieux fortunés. Décampe ! tu viens nous apporter la malédiction des dieux ! Et, sur ces mots, il me chassa de son palais, malgré mes lourds sanglots. Les observations démontrent que les vents exaspèrent les flammes du volcan et que les calmes les apaisent. Cela n'a rien d'absurde. Car le vent prend naissance et accroissement des souffles de la mer ; il est tout naturel que la même matière et la même cause allument le feu des foyers et les flammes des volcans. Polybe dit que le Notos est annoncé par une nuée noire qui couvre toute l'île et l'empêche d'être vue des côtes siciliennes. Le Borée fait clairer et dresser la flamme, et gronder les bruits. Le Zéphyre produit des effets moyens. Mais, grâce à ces phénomènes, on peut trois jours d'avance prédire le vent qui soufflera[19]. C'est Strabon qui nous donne ces détails à propos d'un
autre cratère des îles Lipari, à propos de l'île Hiéra ou Thermésia. Cette
île ressemble à Stromboli : c'est aussi un volcan en pleine activité ; nos
marins l'appellent Vulcano : Le mont Vulcano annonce
le changement de temps vingt-quatre heures avant son arrivée, par un bruit
extraordinaire semblable à celui d'un tonnerre lointain. Si l'on fait
attention à la fumée qui sort alors avec plus d'abondance, on connaîtra de
quel côté doit souffler le vent, par la plus ou moins grande densité de la
fumée, par sa couleur plus ou moins obscure. Lorsque le vent doit tourner au
Sud ou au S.-E. (le Notos d'Ulysse), la fumée est épaisse et noire. Elle s'élève à une si
grande hauteur qu'elle répand partout l'épouvante ; on entend alors les
mugissements (cf. la colère d'Aiolos et
ses discours irrités), accompagnés parfois de
secousses capables d'effrayer ceux-là même qui y sont le plus habitués. Quand
le vent passe au Nord, au N.E. ou au N.-O. (le Zéphyros d'Ulysse), la fumée
s'élève doucement ; elle est moins dense et parfaitement blanche ; les mugissements
ne sont pas aussi forts et les secousses n'ont pas lieu (cf. la douceur accueillante d'Aiolos)[20], etc. Vulcano possède donc les mêmes propriétés que Stromboli. Dans l'estime des indigènes, les deux volcans se font concurrence pour la prédiction des tempêtes et pour la connaissance des temps. Suivant les époques, la clientèle de l'un grandit aux dépens de l'autre. Aux temps odysséens comme aujourd'hui, les périples et les Instructions nautiques ne parlent que de Stromboli. Aux temps gréco-romains, Polybe et Strabon ne parlent que de Vulcano. Cette alternance nous est expliquée par les changements politiques de l'archipel, qui tour à tour s'appelle archipel des Lipari ou archipel des îles d'Éole, suivant que sa capitale, tour à tour, s'installe à Lipari ou dans notre île d'Aiolos. A travers l'histoire, en effet, il est facile de voir comment. et pourquoi se déplace le centre politique et commercial des Sept îles. Aujourd'hui, c'est Lipari qui est la principale du groupe. Elle possède la cathédrale, le collège et le bagne. Son commerce est actif avec les autres îles aussi bien qu'avec Messine, Palerme, Naples[21], etc. Au siècle dernier, il en était de même : Lipari, la plus grande des îles, est aussi la plus peuplée : on y compte neuf à dix mille habitants. Son état civil est composé d'un juge criminel, du fisc, d'un gouverneur militaire qui est pour l'ordinaire un vieux invalide, et d'un juge civil. Un évêque, dix-huit chanoines du premier ordre, quatorze du second, cent vingt à cent trente prêtres, forment l'état ecclésiastique. Les Liparites sont persuadés que leur [île était la patrie d'Éole] et leur ville le siège de son petit empire.... On y compte trois édifices un peu apparents : le logement de l'évêque, celui du gouverneur et l'église cathédrale, qui renferme un mobilier précieux, des vases et une belle statue en argent de son patron saint Barthélemy. Les mariniers se livrent à un petit commerce extérieur : plusieurs d'entre eux font trafic de galanteries, comme ils disent, à la foire de Sinigaglia ; ils achètent des toiles, des mousselines, des voiles ou autres marchandises du même genre, et ils les vendent à Messine, Catane, Palerme et autres lieux de la Sicile[22]. Aux temps gréco-romains déjà, Lipari, seule, attire l'attention des historiens et géographes : elle possède la ville, les cultes communs et le commerce[23]. Ce règne de Lipari remonte jusqu'aux premiers temps de la colonisation grecque. Du jour où les Knidiens et les Rhodiens, chassés de la côte sicilienne par les Phéniciens et les Élymes, vinrent coloniser l'archipel dépeuplé ou presque désert[24], ce fut Lipari qui eut la capitale et le grand port, et nous voyons bien les raisons topologiques, qui firent de Lipari la capitale nécessaire pour ces premiers colons. Lipari est de beaucoup la plus grande de ces îles, la mieux cultivable, la plus fertile. En réalité, c'est la seule capable de nourrir une nombreuse population. Les autres îles de l'archipel ne sont que des pitons ou des chaos volcaniques. Lipari, seule, a des plaines : Deux grandes plaines, mais de dimensions différentes, sont bien cultivées et produisent de bons fruits, du coton, des olives, des légumes et la quantité de blé nécessaire aux habitants pour trois mois ; le vin de Malvoisie de ces plaines est renommé[25]. En outre, la position centrale de Lipari, au milieu de l'archipel, en fait pour les insulaires le lieu tout indiqué de réunions politiques, religieuses ou commerciales. Elle est proche de la côte sicilienne, d'où les insulaires doivent tirer le blé et les viandes que leur archipel ne leur fournit pas en assez grande quantité, et où, par contre, ils vont vendre leur vin, leurs fruits et les autres produits de leurs vergers. La sûreté relative de son port en eau profonde fait de Lipari le grand entrepôt du commerce local. Le caractère des insulaires de Stromboli est celui de tous les hommes qui vivent loin des grandes villes et dans l'isolement. Leur cœur n'est point corrompu et, dans leur simplicité, ils ne cherchent point à étendre le petit nombre de connaissances qu'ils ont acquises et qui suffisent à leur bonheur. Leur plus grand voyage est à Lipari : cette ville, toute petite qu'elle est, leur parait très grande et fait le sujet de leur admiration.... Leur plus grand profit est dans la vente de leur malvoisie qu'ils portent dans cette île capitale, où ils trouvent aisément à s'en défaire[26]. Enfin Lipari peut avoir des relations de commerce beaucoup plus étendues, avec d'autres nations, mêmes lointaines, grâce aux produits de ses volcans, à sa ponce, à sa lave, à ses eaux chaudes, etc. Les Romains construisirent à Lipari une ville de bains et une ville industrielle. Diodore nous décrit les splendeurs de cette ville, qui était le Luchon ou l'Aix-les-Bains de son temps : Je dois dire un mot des raisons qui ont amené le développement et fait non seulement la fortune, mais aussi la renommée de la ville de Lipari. La nature lui avait donné de bons ports et des eaux chaudes. Elle devint un lieu de cures par ses bains, mais aussi une ville de plaisir et de repos très fréquentée. Les malades accourent en foule de la côte sicilienne ; les bains leur rendent une merveilleuse santé. Mais l'île possède en outre des mines célèbres d'alun qui font la richesse des insulaires et des Romains : cette denrée, si utile, n'est produite que par Lipari et un peu par Mélos, qui ne peut suffire qu'à une faible clientèle. En réalité, Lipari jouit d'un monopole et fait les prix, d'où les incroyables bénéfices qu'en tirent les exploitants. L'île, sans être très grande, est suffisamment fertile et particulièrement agréable à habiter. La mer fournit des poissons en abondance[27]... Lipari a donc le commandement des six autres îles : elle possède tout l'archipel ; elle en cultive les pentes ; elle en surveille et défend les ports. Quand les pirates, étrusques dans l'antiquité ou turcs de nos jours, attaquent les îles, c'est Lipari qui sert de garde, de forteresse et de refuge. Contre les Étrusques, Lipari arme une flottille, qui finit par triompher de ces pirates : les dîmes importantes, qu'elle offre au temple de Delphes, propagent alors sa renommée chez tous les Grecs. C'est ainsi que l'archipel devient les Îles Liparéennes, Λιπαραΐαι Νήσοι. Les Liparéens habitent leur ville, mais ils vont sur leurs barques cultiver et exploiter les autres îles, dit Pausanias. En cet état de choses, c'est Vulcano, juste en face du port de Lipari, qui devient le grand indicateur des vents : Stromboli est plus éloignée de la capitale, et la vue de son volcan est :masquée par le haut promontoire du Monte Rosa, qui ferme au Nord-Est le port des Liparéens. Mais il est facile de concevoir et de reconstituer un état social et politique de l'archipel, où Stromboli prend sa revanche, où Lipari tombe au second rang. Nous voyons à travers toute l'antiquité que, malgré la richesse et la primauté de Lipari, les Sept Îles gardent toujours le nom donné par les premiers navigateurs : elles ne sont pas l'archipel des Liparéens, mais, d'abord, l'archipel d'Aiolos, les Îles Éoliennes, Αίολίδες Νήσοι. Les marins de l'antiquité leur gardent toujours ce vieux nom. C'est que Lipari pour les indigènes et les colons peut être le centre, la capitale, la ville la plus célèbre de l'archipel. Mais pour les navigateurs, pour les marins étrangers qui ne labourent que les champs humides, c'est Stromboli qui est le point, le plus remarquable. Stromboli, pour les navigateurs, est la tête, le chef de l'archipel. Des Sept Îles, Stromboli est, sinon la plus haute, du moins la plus lointainement visible : vers sa pointe de 940 mètres, vers son panache de fumée durant le jour, vers la lampe de feu durant la nuit, les regards convergent de toutes les mers et terres environnantes. Son pic est le jalon et, tout ensemble, le phare de toutes les routes de navigation qui vont aux détroits de Messine, et de Bonifacio ou qui en viennent. Quel que soit le trafic international établi dans la mer Tyrrhénienne, Stromboli en devient forcément l'un des repères, et le plus important, le plus facile à reconnaître. L'Île de Stromboli est beaucoup moins grande que celle de Lipari. Mais les marins n'ont que faire de la grandeur des îles. Pour diriger leur route, c'est la hauteur et la forme qui leur importent le plus, et, même, les navigateurs primitifs préfèrent, nous le savons, les petites îles presque désertes aux grandes îles trop peuplées. Sur un petit îlot, ils se sentent plus à l'aise pour leurs relâches, mieux protégés contre le caprice ou la violence des insulaires. Nous savons qu'ils demandent seulement aux petites îles d'avoir un port, une aiguade et, si faire se peut, une caverne[28]. Reportons-nous à la description de Stromboli dans nos Instructions nautiques : Le principal bourg de Stromboli est sur le. côté Est de l'île. A San Vincenzo, il y a une fontaine alimentée par une petite source de la montagne. La plage placée au-dessous des maisons est de sable noir brillant et se termine par la pointe rocheuse della Scaro, où il y a une grande caverne appelée la Grotte des Veaux Marins ; elle a 25 mètres de long, 10 mètres de large et 2 mètres de haut[29]. La situation et la nature de ce mouillage durent en faire un excellent point d'appui pour les premiers thalassocrates levantins. Aujourd'hui, nos marines occidentales prennent la plus occidentale des îles, Ustica, pour guide et point de repère : L'île d'Ustica, disent les Instructions, forme une excellente marque pour les navires qui, venant du Nord, vont à Palerme ou sur la côte Nord de la Sicile. Cette île est entièrement formée de matières volcaniques, mais sa fertilité est extrême et elle est bien cultivée[30]. Aux temps odysséens, le cône de Stromboli est la meilleure marque pour les bateaux qui viennent du Sud, et, tournée vers l'Est, sa plage s'offre aux caboteurs qui viennent du continent ou du détroit. Aioliè se trouve sur la route de tous les bateaux qui montent des bouches de Messine aux côtes italiennes et aux bouches de Sardaigne, et de tous ceux qui, inversement, descendent vers les bouches de Messine : Le rivage, dit Spallanzani, n'a ni port ni anse pour servir de refuge aux gros navires. Ils cherchent un abri sous le vent de l'île et courent risque de couler à fond quand ils veulent éviter d'échouer sur le sable. Mais les felouques de l'île étant légères, on les tire aisément à terre et on les remet en mer avec la même facilité. Par la facilité du halage à terre et de la mise à flot, nos vaisseaux odysséens ressemblent à ces felouques : pour eux, cette plage de Stromboli aura donc la même utilité. L'aiguade, dans ces îles volcaniques, est d'une
particulière importance : Le climat de ces îles,
disent les Instructions, est généralement
salubre et le temps généralement doux et frais. L'eau douce manque
généralement, bien qu'on trouve sur la plupart des îles quelques petites
sources : les habitants sont, par suite, obligés de construire de vastes
citernes[31].
Les Instructions et les voyageurs ne manquent jamais de signaler les
moindres sources de l'archipel : Sur Didyma, à peu
de distance de la mer, près de Sainte-Marie, est une fontaine d'eau douce,
qui flue continuellement. Autrefois elle sourdait presque au niveau de la
mer, qui se mêlait souvent à ses eaux et en rendait l'usage impossible. Aujourd'hui,
l'on a fait une coupure verticale au rivage et la source débouche à quinze
pieds plus haut. Telle est son abondance qu'elle fournit cinq jets, chacun d'un
pouce de diamètre, chose extraordinaire dans une petite ne volcanique.....
On ne voit pas couler un seul filet d'eau vive et
potable dans les deux îles de Felicuda et d'Alicuda. Les habitants ont
recours à des citernes et, sont exposés à beaucoup souffrir si les pluies
viennent à manquer pendant plusieurs mois[32]. Stromboli est
la mieux partagée de ces îles : Sur le penchant de
la montagne, à peu d'élévation, on trouve une petite source d'eau douée qui
serait loin de suffire aux besoins des habitants, si, à quelque distance de
là, il n'en jaillissait une autre plus considérable et qui ne tarit jamais.
Sans ce secours, le pays ne pourrait subsister, car les citernes s'y
dessèchent durant les ardeurs de l'été[33]. Si nous revenons maintenant a notre description odysséenne d'Aioliè, il embue que le périple original ait donné exactement à notre poète les mêmes enseignements que nos Instructions nous donnent aujourd'hui. Le périple écrivait la plage au-dessous des maisons et la source voisine de l'habitation : Nous débarquons sur la rive où nous puisons de l'eau. Les équipages, à la hâte, prennent leur repas auprès des croiseurs (tirés à sec). Quand nous avons rassasié notre soif et notre faim, je pars avec un héraut et l'un de mes hommes vers les maisons d'Aiolos. Pour les premiers thalassocrates, Stromboli est donc l'île
la plus importante, parce qu'elle est la plus utile à leurs relâches. Elle
est alors la capitale des Sept Îles. L'archipel compte en réalité six grandes
îles et quatre ou cinq îlots et rochers ; mais depuis les temps les plus
anciens, il n'est jamais parlé que des Sept
îles Lipariennes ou Éoliennes[34] (nous sommes habitués à cette numération par sept).
Aux temps odysséens, Stromboli, étant la relâche des étrangers, était aussi
le grand marché des indigènes. Les insulaires des îles voisines devaient y
venir sur leurs barques, comme ils vont aujourd'hui à Lipari ; pour s'approvisionner
de denrées exotiques, de tissus et d'articles manufacturés. Ici, comme dans
leurs autres relâches, les étrangers séjournaient : Ulysse y reste tout un
mois. Ici, comme dans les autres ports, les étrangers étalaient leur
pacotille, et les insulaires apportaient leurs fruits, leurs fromages, leurs
vivres et produits agricoles. Les six autres îles dépendaient alors d'Aioliè
pour leur commerce et leur ravitaillement. Le poète odysséen, traduisant ces
faits à sa mode habituelle, nous raconte qu'Ulysse trouve Aiolos entouré des
six ménages de ses enfants, qui chaque jour viennent
prendre leur repas chez leur père chéri et leur mère vénérable, et près
d'eux, il y a des monceaux de choses précieuses. Durant le jour, la maison
est pleine de la fumée des viandes et de la plainte des flûtes. Le soir, ils
se retirent et vont dormir auprès de leurs femmes, sur leurs tapis et leurs
couches ciselées. Aiolos a six fils, qu'il a marié à ses six filles. Nous avons déjà rencontré ces mariages fraternels chez les Phéaciens, dans la famille d'Alkinoos[35]. Le roi de l'Île Haute — celui qui, maitre d'Aioliè, s'appelle Aiolos, comme le maitre des Yeux Ronds, de la Kyklopie, s'appelle Kyklope — le roi Aiolos a donc marié ses six filles à ses six fils qu'il a installés comme vice-rois sur les six autres îles de l'archipel. Grâce à ces mariages fraternels, toute cette famille royale vit dans l'union la plus complète, sans les rivalités et les intrigues qui trop souvent divisent les harems et la descendance des roitelets levantins. Ils sont heureux. Ils sont riches. Ils passent leurs journées à banqueter et leurs nuits à faire l'amour : Tous ceux qui ne sortent point hors de l'isle, raconte Thévenot en parlant de Santorin, mènent une vie de poltrons, car ils ne font que boire, manger, dormir et jouer aux cartes[36]. Le périple odysséen n'avait pas le mépris de Thévenot pour cette vie de poltrons. Que faire de mieux, quand on possède la terre de ces Îles volcaniques où tout pousse sans grand travail de l'homme, et quand la mer voisine fournit en outre cette abondance de poissons dont parlent Diodore et tous les voyageurs ? L'île de Lipari produit du coton, des légumes, des olives en petite quantité. Le froment y est excellent. Mais la richesse de l'île consiste en ses vignobles, qui fournissent des vins de différentes qualités. La plus commune, celle dont les habitants font leur boisson ordinaire, est si abondante que l'on peut en exporter deux à trois mille barriques par an, sans que le pays en souffre. Le fameux malvoisie de Lipari, dont le nom seul fait l'éloge, est un vin de couleur ambrée, généreux et suave tout à la fois, qui inonde la bouche d'un goût délicieux et laisse un arrière-goût de douceur non moins agréable.... A Lipari et dans toutes les îles Éoliennes, le figuier prospère à merveille et s'élève jusqu'à dix et même quinze pieds de hauteur. Sa tige acquiert un pied de diamètre et quelquefois davantage. Ses fruits, dont la grosseur égale un œuf de poule d'Inde, sont doux, agréables et d'une facile digestion.... L'hiver à Stromboli n'est point rude ; jamais de gelée ; s'il tombe un jour de la neige, ce qui arrive rarement, elle fond le lendemain.... Le poisson est abondant, volumineux, surtout le congre et la murène. Je suis resté là peu de jours, mais j'ai vu des coups de filets qui ont rapporté plus que toutes les pêches réunies des autres îles pendant le temps que j'y ai demeuré. Ces poissons sont excellents. Vivant dans une température douce et plus propre à la reproduction des espèces, il ne faut s'étonner s'ils multiplient davantage[37]. Ces rois d'Aioliè ont alors toutes les galanteries que les voyageurs plus récents signalent à Lipari. 17 avril 1901[38]. — Sur le petit vapeur, qui part de Messine, j'ai fait le tour des Îles. Messine n'est pas le vrai port des îles : c'est à Milazzo que chaque jour arrivent les vapeurs de Lipari. Mais, chaque quinzaine, de Messine à Lipari, de Lipari à Satina, de Satina à Panaria, puis à Stromboli et à Lipari de nouveau, la Corsica, d'escale en escale, dessert les quatre îles orientales. Partis de Messine durant la nuit, nous apercevons, dès la sortie du Phare, les lueurs tremblotantes et les éclairs intermittents de Stromboli. Le volcan est pourtant en période d'accalmie et, le vent du Nord soufflant, notre capitaine nous déclare que le volcan restera tranquille. Notre capitaine est toujours persuadé que les grondements et les silences, les fumées et les lueurs de Stromboli sont le meilleur des baromètres pour la connaissance des temps. A l'aurore, nous sommes à la côte de Lipari. A notre droite, sur la mer retroussée par le grand vent du Nord, le cône de Stromboli se détache, net et régulier. Tout le jour, notre navigation semblera tourner ses lacets dans le champ de cet observatoire. Le port et la capitale de Lipari s'éclairent à peine des premiers rayons de l'aube. Cette lumière encore trop lâche fait mal saillir les creux et les avancées de la côte inhospitalière. Quelles étranges montagnes aux couleurs éclatantes, lie de vin, vert de gris, poudrées de verdure ou de blanche ponce ! et quelles murailles métalliques, infrangibles, autour de ces îles aux formes géométriques, aux dômes ou aux cônes réguliers ! On parle toujours des sept îles Lipari : en réalité, sans compter les rochers et simples écueils, c'est dix ou onze îles et îlots qui parsèment l'horizon, dont huit grandes îles au moins. Stromboli, Basiluzzo, Panaria, Salina, Lipari, Vulcano, Alicuri, Filicuri, etc., toutes ces îles, nettement distinctes, sont vraiment des terres indépendantes et pourtant similaires, aux yeux du navigateur. Notre capitaine me parle des dix îles ; car les marins d'aujourd'hui estiment à une dizaine le nombre de ces terres éoliennes : la semaine des Sept Îles est sûrement un chiffre rituel[39]. Après une courte escale au port de Lipari, nous reprenons notre périple vers Salina, dont nous faisons le tour complet. L'île de Salina mérite son nom ancien, les Jumeaux. C'est un double dôme, qui, tout poudré de vert et de ponce, étonne le regard par ses cassures lie de vin et par ses murailles luisantes de roches vitrifiées. Entre les deux dômes, se creuse une vallée riante qui tombe en dos d'âne sur la mer du Sud au port d'Arenella, et sur la mer du Nord au port de Malfa. C'est en cette vallée, la plus riche et la plus ouverte, que l'île devrait avoir son bourg principal. Mais pour la commodité des échanges, pour les relations avec la capitale Lipari, c'est à la côte orientale que les indigènes ont installé leur petite ville de Salina. Salina, Arenella, Malfa, nous avons perdu de longues heures à attendre devant chacune de ces échelles les barques qui nous apportaient à bord un ou deux émigrants. La maladie a tué les vignes. Les insulaires doivent émigrer. Chaque jour, un ou deux s'en vont ainsi à Milazzo ou à Messine pour gagner Naples et l'Argentine. Les fils d'Aiolos n'ont plus de quoi banqueter ni même se nourrir. Il faut dire aussi que la sécurité des mers a surpeuplé leurs îles : au bon temps des pirates barbaresques, les insulaires pouvaient procréer à leur aise ; la course leur enlevait, pour les marchés de Tunis et d'Alger, plus d'enfants qu'ils n'en pouvaient fournir. Les îles, dépeuplées aux siècles derniers, se sont couvertes de villages depuis la conquête française de l'Algérie. Aujourd'hui, l'un après l'autre, ces villages se vident : la misère, puis la faim, sont apparues avec le phylloxéra. Le cône de Stromboli se détache toujours à l'horizon. Au long de Panaria et de Baziluzzo, nous voguons tout droit vers sa pointe. Il en sort à peine quelques bouffées de loin en loin. Notre capitaine oriente sa route par le Sud et par l'Est de l'île. Avec ce vent de Nord-Ouest qui fraîchit, c'est la route la plus commode : la masse du volcan va s'interposer pour nous couvrir de cette brise, et nous pourrons côtoyer de tout près les bords de l'île, sans craindre les pierres ni les cendres vomies par le cratère : Rien à craindre, dit le capitaine, c'est le beau temps ; avec ce vent du Nord, le vieux ne grogne ni ne crache. Quand le vent tourne au Sud, le vieux se met en rage ; alors c'est un tremblement qui secoue l'île comme un bateau sur mer et, gare de dessous ! c'est une pluie, tout autour, de cailloux et de châtaignes cuites. Nos dictionnaires géographiques ne nous disent pas différemment : Stromboli a environ 6 kilom. de l'Est à l'Ouest, et 4 kilom. du N.-O. au S.-E. Elle compte six cents habitants. De formation entièrement volcanique, elle est constituée par le Tempone del Bruciato, montagne de 926 mètres dont l'ancien cratère occupe le centre. Le nouveau, situé plus au Nord et ayant une altitude de 660 mètres, jette continuellement des flammes, surtout quand le vent souffle du Sud et que le temps est orageux[40]. Et les marins étrangers pensent aussi que, par les vents du Sud, les fureurs du volcan peuvent être dangereuses. L'amiral anglais H. Smyth raconte : J'allai un jour, sur ma chaloupe canotière, de Milazzo à Stromboli, lorsque s'éleva un vent furieux du Sud-Est, qui me mit dans l'impossibilité de jeter l'ancre en face de S. Bartolo, où les vagues s'élevaient à la hauteur des maisons. Il ne nous restait qu'un moyen de n'être pas jetés sur les côtes de la Calabre, alors occupées par Murat : c'était de nous réfugier sous le cratère, dans une baie de la pointe Scherrazz. Nous restâmes là pendant un jour et deux nuits, abrités en partie contre les vents et la tempête, mais non sans courir les plus graves dangers. Le cratère vomissait une pluie incessante de pierres rougies qui, chassées avec rapidité, venaient tomber tout près de nous ; d'autres faisaient explosion dans les airs avec un fracas horrible et leurs fragments retombaient autour de nous comme des éclats de bombes[41]. Nous abordons l'île de Stromboli par le Sud. Nous doublons la pointe Lena. Voici la muraille abrupte et circulaire qui, toute droite, jaillit de l'eau et dresse jusqu'aux nues sa façade métallique. Les coulées vitrifiées et les roches croulantes alternent de cap en cap. Par endroits, quelque taches de ponces blanchâtres et quelques poudrées de verdure habillent encore le pied de la montagne ; mais au sommet, c'est la pierre chaude, d'où, par intermittence, surgissent en beaux panaches les volutes de fumée. Nous côtoyons l'île à quelques mètres. Sur les pentes rapides, des cailloux cascadent et rebondissent jusqu'à la mer. Le seul embarcadère de l'île est à la pointe Nord-Est, près du village de S. Vivenzo. Là, au-dessous du cône, de longues pentes de terres blanches descendent lentement jusqu'à la plage de sables noirs. Notre vapeur reste au large ; des barques viennent à bord prendre marchandises et passagers. La plage de débarquement est spacieuse. Sur deux ou trois cents mètres, entre les pentes du volcan et la pointe rocheuse della Scaro, s'étend une grève de cailloutis et de petits cristaux noirs. Six grosses felouques y sont tirées à sec au moyen de rouleaux, qui servent à cet usage sur toutes les grèves de ces îles volcaniques, car les sables aigus endommageraient la coque des navires. Le bourg de San Vicenzo ne descend pas encore jusqu'à la mer. Aux siècles derniers, dans toutes ces îles, la piraterie barbaresque avait forcé les villages à quitter le bord de l'eau, pour s'enfuir aux pentes ou même au sommet des montagnes. Depuis la disparition des corsaires, dans toutes les îles, les villages redescendent lentement vers les échelles. L'une après l'autre, les maisons neuves se risquent un peu plus près de la grève. C'est ainsi que toute la façade nord-orientale de Stromboli se couvre de cases blanches, qui, par groupes de trois ou quatre, mais le plus souvent isolées, viennent planter leurs murailles basses et leurs terrasses au milieu des figuiers et des vignes. Peu à peu, entre les deux hameaux de S. Vicenzo et S. Bartholo, toute la côte se repeuple. Les anciennes cases, perchées sur les pentes de la montagne, ne serviront bientôt plus qu'aux pauvres et aux troupeaux, ou de magasins pour l'huile et la vendange. Aux temps odysséens, la piraterie florissante avait chassé les maisons du bourg loin de la plage : Ulysse doit monter vers la haute maison d'Aiolos. Les gens de mer du siècle dernier connurent encore l'habitation de Stromboli à l'écart de la mer. Aujourd'hui, l'église et le vieux bourg restent encore sur les premières pentes du volcan. Dans quelques années, tout le bourg sera revenu à la grève. De cette grève de Stromboli, on aperçoit très nettement le cercle des monts de Sicile et l'Italie qui ferment l'horizon, avec la coupure de Messine qui peut ouvrir un passage, et le grand triangle de l'Etna dont le casque de neiges étincelle dans l'azur. Pour les marines primitives, il faut bien mesurer l'importance de cette station éolienne, de sa guette, de sa plage, de sa caverne et de sa fontaine. A quatre-vingts ou cent kilomètres du port de Messine, — à une petite journée de navigation —, Stromboli offre l'étape du premier soir aux voiliers levantins qui viennent de franchir cette porte des mers occidentales. Et c'est aussi l'étape de retour pour les bateaux qui, de la mer Tyrrhénienne, veulent regagner, par le détroit, les mers levantines ou africaines. A Messine, disent les Instructions nautiques[42], les vents dominants pendant l'été sont ceux de N.-E. et de S.-E. Avec les vents de S.-E., les bateaux, qui montent du détroit vers la mer Tyrrhénienne, arrivent tout droit à cette plage de Stromboli ; de là, ils peuvent continuer, soit vers les côtes d'Hypérie et de la Vaste Campagne, soit à travers la mer nébuleuse, jusqu'à la porte de l'Extrême Occident qui s'ouvre entre la Corse et la Sardaigne et dont six ou sept cent kilomètres, six ou sept journées de navigation, séparent Aiolè : nous allons suivre la flottille d'Ulysse vers cette porte des Lestrygons. Inversement avec les vents du N.-E., les bateaux qui descendent du golfe de Naples viennent droit à ce reposoir, dont ils aperçoivent le lointain signal dès la sortie des Bouches de Capri. Stromboli, que nos bateaux à vapeur dédaignent, présentait donc une grande utilité aux voiliers des premiers thalassocrates. contempler d'ici le panorama des terres italiennes et siciliennes, on comprend que ce lieu de relâche servait aussi d'entrepôt : d'ici, les manufactures étrangères étaient distribuées à tous les roitelets des côtes environnantes. Avant de renter à Messine, notre bateau est revenu chargé de la ponce à la côte de Lipari, au petit port de Canneto. Cette rade foraine de Canneto s'ouvre au Nord de la montagne qui abrite la rade de Lipari. En ce mouillage, tout est ponce, la mer, la plage et les collines. La ponce flotte autour des bateaux, poudre les monts, couvre les rues. A travers la ponce et la lave, je suis allé jusqu'à la capitale de l'île, à cette ville de Lipari qui, jadis perchée au haut d'une falaise inaccessible, ne communiquait avec son port que par un escalier taillé dans la roche, — et pourtant les corsaires de Dragu l'ont prise, ruinée et dépeuplée. Aujourd'hui la ville descend à la marine... Quand je suis revenu à Canneto, le soleil était déjà tombé derrière l'horizon. Rien ne saurait dépeindre l'étrangeté de ce petit port de neige, dans le crépuscule du soir blanc ; les grands bateaux, immobiles parmi la mer de ponce, semblaient emprisonnés dans la banquise de cette île flottante : Strabon raconte d'après Posidonios, comment un jour, en ces parages, on vit apparaître sur l'eau une boue flottante qui se congela et, devenue solide, prit l'aspect de pierres à meule, ὁρᾶσθαι πηλὸν ἐπανθοῦντα τῇ θαλάττῃ...., ὕστερον καὶ γενέσθαι τοῖς μυλίταις λίθοις ἐοικότα τὸν πάγον[43]. |
[1] Odyssée, X, 1-4.
[2] Instructions nautiques, n° 708, p. 236-237.
[3] Spallanzani, Voyage des Deux-Siciles, trad. G. Toscan, II, p. 57.
[4] Instructions nautiques, n° 731, p. 158.
[5] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 75-77.
[6] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 253-254.
[7] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 207-209.
[8] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 71-72.
[9] Thévenot, I, chap. 68.
[10] Cf. les textes réunis par Cluverius, Sicil. Ant., p. 398 et suiv.
[11] Spallanzani, Voyage, etc., III, p. 1-2.
[12] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 23-24.
[13] Cf. Bergeron, Voyages, I, p. 111-119.
[14] Instructions nautiques, n° 778, p. 276.
[15] Strabon, X, 488.
[16] Spallanzani, Voyage, etc., IV, 95-96.
[17] Instructions nautique, n° 731, p. 236.
[18] Spallanzani, Voyage, etc., II, 10-12.
[19] Strabon, VI, 275-276.
[20] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 175-176.
[21] Instructions nautiques, n° 751, p. 230-252.
[22] Spallanzani, Voyage, etc., II, p. 67-81.
[23] Cf. les textes réunis par Cluver., Sicil. Ant., p. 400 et suiv.
[24] Pausanias, X, 11, 3 ; 16, 7.
[25] Instructions nautiques, n° 731, p. 231.
[26] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 86-88.
[27] Diodore Sic., V, 10.
[28] Voir dans le premier volume de cet ouvrage, le début du livre III.
[29] Instructions nautiques, n° 731, p. 237.
[30] Instructions nautiques, n° 731, p. 226.
[31] Instructions nautiques, n° 731, p. 226.
[32] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 91-99.
[33] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 88.
[34] Diodore Sic., V, 10 ; cf. Strabon, Pline, Mart. Cap., et les textes réunis dans Cluver., Sicil. Ant., p. 59 et suiv.
[35] Odyssée, VII, 54-55.
[36] Thévenot, Voyage, I, chap. 68.
[37] Spallanzani, Voyage, etc., IV, p. 62-64. 81-86.
[38] Notes de voyage.
[39] Cf. Dolomieu, Voyage aux îles Lipari, p. 3 : Les îles sont au nombre de dix qui ont chacune un nom particulier, savoir : Lipari, Vulcano, les Salines, Panaria, Baziluzza, Lisca, Datoli, Stromboli, Alicuda et Felicuda. Cf. W. Hamilton, Campi Phlegraei, pl. XXXVII : Stromboli est une des onze les qu'on nomme actuellement les îles de Lipari.
[40] Vivien de Saint-Martin, Dict. Géogr., s. v. Stromboli.
[41] A. Boscowitz, les Volcans, p. 257.
[42] N° 731, p. 207.
[43] Strabon, VI, p. 277.