LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE SIXIÈME. — LA CHANSON DES CORSAIRES.

CHAPITRE II — LES CONTES ÉGYPTIENS.

 

 

Notre corsaire achéen, parti de Crète le septième jour, était resté une semaine d'années en Égypte. Ménélas, après un séjour d'une semaine d'années dans les pays estranges, est arrêté trois semaines de jours dans l'île de Pharos. En ceci, rien de merveilleux ni d'inusité. Nous savons que l'attente d'un vent favorable peut durer trois semaines et davantage. En ces parages du Nil, les vents soufflent ordinairement du Nord. Le Borée et le Zéphyre ferment le retour aux bateaux qui reviennent vers la Grèce et qui voudraient avoir des vents du Sud. Les Instructions nautiques comptent que les vents de Nord, Nord-Est et Nord-Ouest soufflent ici environ 250 jours par an ; de mai à novembre, surtout, durant la saison navigante des Anciens, ces vents soufflent plus de 150 jours sur 180[1].

J'attendis en Alexandrie, dit Thévenot, que le temps fût bon pour passer avec la saïque à Bossette. Mais voyant que le vent ne changeait point et qu'apparemment la saïque ne pourroit passer à Bossette d'un mois, je débarquai mes hardes et résolus d'y aller par terre[2]. — Je trouvai heureusement, dit d'Arvieux, une saïque qui allait lever l'ancre pour Saint-Jean d'Acre. Je fis marché avec le patron. Nous mîmes à la voile [de Damiette] avec un petit vent du Sud, qui nous porta au bogas : c'est ainsi qu'on appelle la bouche du Nord-Est, par laquelle le Nil entre dans la mer. Mais il fallut y attendre que le teins devint propice pour passer outre.... Nous fûmes quatorze jours entiers au bogas à cause du vent de dehors, qui étoit si violent qu'il avait poussé des montagnes de sable dans la bouche.... Pendant ce long terme nous fîmes fort mauvaise chère. Nous étions réduits à ne manger que du riz, des fruits secs, des oignons et des légumes que nous assaisonnions avec de l'huile de sésame, qui est un fort mauvais ragoût[3].

Ménélas et ses compagnons, en leur île de Pharos, sont réduits à plus mauvaise chère encore. Leurs provisions sont épuisées et la disette se fait sentir, quand, le vingt et unième jour, Ménélas rencontre une fille divine qui va les tirer de peine, Eidothéa, fille de Proteus. Elle indique à Ménélas le moyen de surprendre et d'enchaîner le Vieux de la Mer, le devin véridique, Proteus, qui sur ce rivage vient chaque jour paître son troupeau de phoques. Elle fournit à Ménélas quatre peaux de phoques sous lesquelles le héros se cache avec trois compagnons. Elle lui donne aussi de l'ambroisie pour atténuer la terrible odeur de ces peaux huileuses. Quand le Vieux sort de l'eau, nos gens le saisissent et le lient. Il a beau se débattre et prendre vingt formes terribles ou grotesques : ils ne le lâchent que lorsqu'il a satisfait leur curiosité de l'avenir. Il leur révèle donc la route à suivre pour rentrer dans leur patrie, les sacrifices à faire pour apaiser les dieux, et il les met au courant de ce qui s'est passe dans l'armée des Achéens pendant leur sept années de Retour.

Un lecteur non prévenu, qui chercherait un pendant à ce conte, irait tout droit aux Mille et une Nuits, et sûrement il trouverait de pareilles histoires dans les sept voyages de Sindbad le marin. Ici donc, Ératosthène aurait beau jeu de railler les Plus Homériques et d'affirmer que le poète a souci, non pas de vérité, mais uniquement de tératologies. Ce sorcier qui se change en lion, en serpent, en panthère, en gros cochon, en arbre, en feu, bref en tout ce qui lui plaît ; ce pasteur de phoques dans une fie déserte ; ce devin qui révèle le passé et l'avenir ; cette fille des dieux qui donne l'ambroisie pour trahir son père, — quelle galerie d'êtres irréels !... Et ce sont pourtant des personnages historiques qui, en réalité, ont figuré dans l'histoire égyptienne.

Tous les peuples, sans doute, ont leurs contes de magiciens. Les corsaires francs du XVIIIe siècle ont connu des personnages sachant à leur gré apaiser ou déchaîner la tempête : On répandit partout, raconte d'Arvieux, que cette tempête avait été excitée par un magicien auquel l'Émir Fekherdin s'était adressé pour cela et que, faute de s'être bien expliqué, le sort épargna les seules galères du Grand Seigneur et n'eut de force que sur les bâtiments qui étaient dans le port. On vit une grosse nuée noire se lever du côté du Nord qui, en s'avançant, produisit des vents impétueux, mêlés d'éclairs et de tonnerre, qui firent dérader tous les bâtiments et les jetèrent sur des récifs[4]. Les folkloristes auraient donc beau jeu de nous trouver, chez les peuples blancs, nègres et faunes de toute la terre, cent personnages qui pourraient extérieurement ressembler au Proteus de Ménélas. Mais n'oublions pas que les vieux Égyptiens

avaient déjà leurs contes de sorcellerie, et que ces contes nous sont parvenus en des monuments écrits, sous leur forme originale. Or, s'il est quelque chose que les marins empruntent volontiers aux contrées et aux flottes étrangères, ce sont les contes : les corsaires francs nous ont rapporté de l'Égypte musulmane les Mille et une Nuits. C'est que la navigation à voile réserve aux équipages de longues heures d'inaction, soit à bord quand le vent bien établi se charge de pousser le vaisseau et quand on laisse faire le pilote et la brise, soit à terre quand le mauvais temps retient les flottilles au mouillage. Pour occuper ces flâneries, chaque voilier, jadis, avait son conteur renommé qui réunissait autour de lui un nombreux auditoire et qui, durant des heures, inventait ou répétait d'interminables romans. L'invention, en général, n'en était que médiocre. Avant l'embarquement, le conteur avait fait provision, à terre et chez les autres marins, de romans et d'aventures, qu'il récitait ensuite sans y changer un mot : d'une escadre à l'autre, d'une génération à la suivante, les mêmes récits, à peine arrangés, se transmettaient. Or, l'Égypte fut une mine de contes pour les marines de tous les temps. Au début de l'histoire écrite, les Hellènes déclaraient lui avoir emprunté leurs fables ésopiques et ces animaux merveilleux qui parlent, a Bissent et raisonnent en hommes :

Les Égyptiens, dit G. Maspero, aimaient qu'on leur contât des histoires. C'étaient de préférence des aventures merveilleuses où leur curiosité s'intéressait, des bêtes parlantes, des dieux déguisés, des revenants, de la magie.... Le héros des histoires égyptiennes se meut au milieu de ces incidents, sans paraître les considérer comme étranges, et de fait ils n'avaient rien qui heurtât les probabilités de la vie courante. On connaissait dans chaque ville des sorciers qui savaient se transfigurer en bêtes ou ressusciter les morts. Les contes de la fantaisie la plus extravagante ne différaient de la réalité que pour accumuler en une douzaine de pages plus de miracles que [dans la vie courante] on n'était accoutumé à en voir pendant des années. C'est la multiplicité des prodiges qui donnait à la narration son coloris d'invraisemblance romanesque, et non pas les prodiges eux-mêmes. Seule, la qualité des personnages sort de l'ordinaire. Ce sont des fils de roi, des princes syriens, des Pharaons, quelquefois un Pharaon vague et sans individualité, qu'on désigne par un titre, Pirouiaoui, Prouiti, le plus souvent un Pharaon choisi parmi les plus illustres, Khéops, Sésostris, Amenothès, etc.[5] .....

Le seul fait d'introduire Pharaon en ces histoires imposait un certain style, tout au moins certaines formules protocolaires. Pharaon étant dieu sur la terre, les mortels ne parlent de lui qu'à mots couverts, avec des périphrases devenues populaires. Il est le Double-Palais : paroui-aoui, disaient les Égyptiens, ou parou, φαραώ, pharaon, ont transcrit les Sémites, les Hellènes anciens et les peuples modernes. Il est Sa Majesté ou Sa Sainteté, le Soleil des Deux Terres, l'Horus Maître du Pays. Il est encore la Sublime-Porte : Prouiti, Prouti, disaient les Égyptiens. C'est le nom de prouiti ou prouti que le poète homérique reprend sous la forme de Πρωτεύς, proteus. Son Proteus n'est que le Pharaon des contes d'Égypte. Dès qu'ils rencontrèrent ce Proteus homérique, les prêtres égyptiens de l'époque classique reconnurent leur Pharaon des contes. Et ils remirent ce Pharaon à sa vraie place, dans une dynastie imaginaire. Ils dirent à Hérodote que Proteus était un roi de Memphis, successeur de ce Phéron le borgne, qui devait recouvrer la vue quand il rencontrerait une femme n'ayant jamais couché qu'avec son mari, et prédécesseur de ce Rampsinit l'opulent, qui fut si prestement volé par les fils de l'architecte.

L'histoire de Rampsinit ne nous est connue que par Hérodote. G. Maspero l'a néanmoins éditée parmi les Contes populaires de l'ancienne Égypte, au même titre que les véritables contes égyptiens trouvés sur papyrus, et il nous explique fort bien comment, de bonne foi, Hérodote et les Hellènes avaient transporté e conte dans l'histoire authentique[6].

Les interprètes, les prêtres de basse classe, qui guidaient les étrangers, connaissaient assez bien ce qu'était l'édifice qu'ils montraient, qui l'avait fondé, qui agrandi et quelle partie portait le cartouche du souverain. Mais dès qu'on les poussait sur le détail, ils restaient court et ne savaient plus débiter que des fables. Les Grecs eurent affaire avec ces gens-là et il n'y a qu'à lire le second livre d'Hérodote pour voir comment ils furent renseignés sur le passé de l'Égypte. Quelques-uns des on-dit qu'a recueillis Hérodote renferment encore un ensemble de faits plus ou moins altérés, l'histoire de la XXVIe dynastie, par exemple, ou celle de Sésostris. La plupart des récits antérieurs à Psammetik Ier sont chez lui de véritables romans où la vérité n'a aucune part. Son conte de Rampsinitos se trouve ailleurs qu'en Égypte. La vie légendaire des rois constructeurs des Pyramides n'a rien de commun avec leur vie réelle. L'aventure de Phéron le borgne est une pièce satirique contre les femmes. La rencontre de Protée avec Hélène et Ménélas est tout au plus l'adaptation égyptienne d'une légende grecque. On pouvait se demander jadis si les guides avaient tiré ces fables de leur propre fonds. La découverte des romans égyptiens a prouvé que là, comme ailleurs, les guides ont manqué d'imagination. Ils se sont bornés à répéter les contes qui avaient cours dans le peuple. La tâche leur était d'autant plus facile que la plupart des héros de romans portaient des noms ou des titres authentiques. Les dynasties [forgées ainsi par les historiens grecs] sont un mélange de noms propres, Minis, Khéops, Khéfren, Mykerinos, de prénoms royaux, Miris, de sobriquets populaires, Sesousri, Sésostris, de mots formés d'éléments contradictoires (Rhampsinit est le nom thébain Ramsès et le titre saïte Si-nit, fils de Nit), enfin de titres, Phero, Prouti, dont on a fait des noms propres[7].... C'est de Prouti que la légende grecque tira le roi Protée qui reçut Pâris, Hélène et Ménélas[8].

Le grand égyptologue semble ne viser ici que la légende de Proteus dans Hérodote : il incline à penser que la mythologie originale des Hellènes avait eu, de tout temps, le personnage de Proteus, mais que, vers le temps d'Hérodote, les Égyptiens ou les Hellènes rapprochèrent ce Proteus homérique du Prouti égyptien et adaptèrent la légende grecque aux romans d'Égypte. Il faut aller plus loin, je crois. L'histoire de Proteus dans Hérodote est sans doute la réadaptation égyptienne d'une légende homérique ; mais cette légende homérique elle-même n'avait été que l'adaptation grecque d'un conte égyptien. Notre Proteus odysséen n'est pas une invention grecque. Ce n'est que le Pharaon, le Prouti, ou, si l'on veut, le khalife, l'Haroun-al-Raschid, d'une des vieilles Mille et une Nuits égyptiennes. Les papyrus ne nous ont pas encore donné l'original de cette Mille et une Nuits. Ils ne nous ont encore livré les originaux que d'un très petit l'Ombre de contes pharaoniques. Il suffit néanmoins d'étudier ces originaux si peu nombreux, pour y retrouver tous les traits caractéristiques de notre roman odysséen.

Que Proteus soit un habile magicien, Diodore de Sicile en avait déjà découvert une excellente raison : ce roi d'Égypte avait acquis le don de métamorphose dans la compagnie des astrologues[9]. C'est en effet la compagnie ordinaire de Pharaon. Les Pharaons ou Proutis des contes se meuvent parmi les mêmes métamorphoses et les mêmes sorcelleries. Ces contes, dit G. Maspero, sont la peinture exacte de la vie égyptienne, même dans leurs accidents les plus merveilleux :

Il ne faut pas juger les conditions de cette vie égyptienne par celles de la nôtre. On n'emploie pas communément chez nous, comme ressorts de romans, les apparitions de divinités, les transformations de l'homme en bête, les animaux parlants, les opérations magiques, etc. Ceux-là même [d'entre nous], qui croient fermement aux miracles de ce genre, les considèrent comme un accident des plus rares. Il n'en était pas ainsi en Égypte : la sorcellerie y avait sa place dans la vie courante, aussi bien que la guerre, le commerce, la littérature, les métiers qu'on exerçait, les. divertissements qu'on prenait. Tout le monde n'avait pas vu les prodiges que la sorcellerie opérait ; mais tout le monde connaissait quelqu'un qui avait vu ces prodiges s'accomplir, qui en avait profité ou en avait souffert. La magie était donc une science, et d'un ordre très relevé. A bien considérer les choses, le prêtre était un magicien. Les cérémonies le qu'il accomplissait, les prières qu'il récitait étaient autant d'arts magiques par lesquels il obligeait le dieu à faire pour lui tel ou tel acte, à lui accorder telle ou telle faveur en ce monde ou dans l'autre. Le prêtre porteur du livre (khri-habi), qui possédait tous les secrets de la divinité au ciel, sur la terre et dans l'enfer, pouvait opérer tous les miracles qu'on réclamait de lui. Pharaon avait toujours à côté de lui plusieurs de ces savants, qu'on nommait khri-habi en chef et qui étaient ses magiciens attitrés. Il les consultait et, quand ils lui avaient suscité quelque merveille nouvelle, il les comblait de présents et d'honneurs. L'un savait rattacher au tronc une tête fraîchement coupée, l'autre fabriquait un crocodile qui dévorait ses ennemis, un troisième coupait et ouvrait les eaux et les amoncelait à son gré. Les grands eux-mêmes, initiés aux sciences surnaturelles, étaient des déchiffreurs convaincus de grimoires mystiques. Un prince sorcier n'inspirerait plus chez nous qu'une estime médiocre ; en Égypte, la magie n'était pas incompatible avec la royauté, et les sorciers de Pharaon eurent souvent Pharaon pour élève[10].

Voici le début d'un conte égyptien : Il y avait une fois un Pharaon nommé Ousir-mari et ce roi avait deux fils d'une même mère : Satni-Khâmois était le nom de l'aîné, Anhathoreroou le nom du second. Satni-Khâmois était fort instruit en toutes choses. Il savait lire les livres en écriture sacrée et les livres de la Double Maison de vie, et il connaissait les vertus des amulettes et des talismans, et il s'entendait à les composer et à rédiger des écrits puissants, car c'était un magicien qui n'avait point son pareil en la terre d'Égypte[11]. Ce début été restitué par G. Maspero ; mais tous les mots en sont empruntés à la suite du conte, telle que les papyrus nous l'ont conservée. Et ce conte n'est que l'histoire d'un prince sorcier, d'un fils de Prouti, futur Prouti lui-même, qui s'adonne tout entier aux arts magiques. Dans la tombe du grand Noferkephtah, il retrouve le livre magique de Thot. Ce livre met les hommes qui le connaissent immédiatement au-dessous des dieux. Deux formules y sont écrites : Si tu récites la première, tu charmeras le ciel, la terre, le monde de la nuit, les montagnes, les eaux ; tu connaîtras les oiseaux et les reptiles, tous tant qu'ils sont ; tu verras les poissons de l'abîme,

[cf. le Proteus odysséen et sa connaissance des abîmes de toute la mer]

par une force divine les fera monter à la surface de l'eau. Si tu lis la seconde formule, encore que tu sois dans la tombe, tu reprendras la forme que tu avais sur terre. Noferkephtah lui-même était un prince royal, fils du prouti Minephtah, et il avait aussi cherché ce merveilleux livre de Thot pour se perfectionner dans les sciences magiques. Il était parti à la découverte de ce livre avec sa femme Akhouri, qui était, elle aussi, une fille de prouti, car, à la mode égyptienne, Noferkephtah avait épousé sa sœur de père et de mère — les filles de prouti apparaissent dans les contes égyptiens, comme Eidothéa, la fille de Proteus, dans le conte homérique, et comme la fille de Pharaon dans le conte hébraïque de Moïse, sauvé des eaux —. Noferkephtah fabrique une barque remplie de ses ouvriers et de leurs outils. Il récite le grimoire ; il leur donne la vie ; il leur donne la respiration. Il lance la barque sur le Nil, fait un trou dans les eaux du fleuve, découvre le livre de Thot sous un fourmillement de serpents, de scorpions et de reptiles. Un serpent divin est enroulé sur le coffret qui contient le livre. Noferkephtah récite son grimoire, attaque le serpent et le tue. Mais le serpent revient à la vie, une fois, deux et trois fois de suite. Le prince magicien finit par le tuer et conquiert le livre. Akhouri, la fille du prouti, lit les formules : Aussitôt j'enchantai le ciel, la terre, le monde de la nuit, les eaux. Je connus tout ce que disaient les oiseaux du ciel, les poissons de l'abîme, les quadrupèdes.... Je vis les poissons de l'eau, car il y avait une force divine qui les faisait monter à la surface de l'eau.

[Cf. le Proteus odysséen qui fait monter les phoques de la mer écumante]

Noferkephtah a de même retiré du Nil un petit enfant qui venait de se noyer, car, après le récit du grimoire, il y eut dans l'eau une force divine qui poussa le corps à la surface. Et Noferkephtah fait remonter de même le cadavre de sa femme. Mais Thot se plaint à Râ du larcin de Noferkephtah. Râ fait descendre du ciel une force divine qui empêche Noferkephtah de rentrer sain et sauf à Memphis, lui et toute sa famille.

[Cf. la demande de Ménélas : lequel des dieux m'empêche de rentrer chez moi ?]

Dans le conte du Roi Khoufoui et des Magiciens, parait un certain Didi qui connaît aussi les livres de Thot et qui sait, grâce à eux, se faire suivre des lions à travers le pays, comme notre Proteus se fait suivre des phoques. Dans tous les autres contes pharaoniques, les arts de la magie permettent à l'homme de lier ou de délier la volonté des dieux et de rendre leur puissance captive :

Les hymnes religieux, dit G. Maspero, avaient beau répéter en belles strophes sonores : On ne taille point le dieu dans la pierre ni dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; on ne le voit pas ; nul service, nulle offrande n'arrive jusqu'à lui ; on ne peut l'attirer dans les cérémonies mystérieuses ; on ne le trouve pas par la force des livres sacrés. » C'était vrai des dieux considérés chacun comme un être idéal, parfait, absolu. Mais en l'ordinaire de la vie on songeait peu à ces dieux philosophiques. Râ, Osiris, Shou et Amon n'étaient pas inaccessibles. Ils avaient gardé de leur passage sur la terre une sorte de faiblesse et d'imperfection qui les ramenait sans cesse sur la terre. On les taillait dans la pierre. On les attirait dans des sanctuaires et des châsses peintes. Il y avait des mots qui, prononcés par une voix humaine, pénétraient jusqu'au fond de l'abîme, des formules dont la force agissait comme un attrait irrésistible. Par la vertu de ces formules et de ces mots, l'homme mettait la main sur les dieux ; il les enrôlait à son service, les lançait ou les rappelait, les forçait à travailler et à combattre pour lui[12]. Thot, qui avait indiqué le mal aux hommes, leur avait en même temps signalé le remède. Les arts magiques, dont il était le dépositaire, faisaient de lui le maitre réel des autres dieux. Il connaissait leurs noms mystiques, leurs faiblesses secrètes, le genre de péril qu'ils redoutaient le plus, les cérémonies qui les asservissaient, les prières auxquelles ils ne pouvaient point désobéir sous peine de malheur ou de mort. Sa science, transmise à ses serviteurs, leur assurait la même autorité au ciel, sur la terre et dans les enfers. Ses magiciens disposaient des mots et des sons qui, émis au moment favorable avec la voix juste, évoquaient les divinités les plus formidables. Ils enchaînaient Osiris, Set, Anubis, Thot lui-même, et les déchaînaient à leur gré[13].

C'est l'opération qu'Eidothéa conseille à Ménélas envers le dieu Proteus — Prouti-Pharaon est un dieu, fils de dieu, et les Égyptiens lui donnent les noms de fils de Râ, chair du Soleil, Horus vivant, etc.[14] — : Il faut, dit Eidothéa, lui tendre une embûche et le prendre de force.

Et Ménélas s'engage dans cette aventure, bien qu'il soit difficile à un mortel de dompter un dieu.

Et Proteus, le dieu magicien, emploie en effet toutes les ressources de son art pour échapper : il devient lion, serpent, cochon, panthère, eau, grand arbre et feu. Dans un conte du papyrus, nous assistons aux mêmes métamorphoses. Bitiou dit à son frère : Je vais devenir grand taureau. Assieds-toi sur mon dos quand le soleil se lèvera. Ils s'en vont ainsi chez Pharaon, qui fait tuer le taureau. Alors Bitiou devient un arbre et même deux grands arbres, que l'on admirait dans la terre entière, et l'on alla dire à Prouti : Deux grands arbres ont poussé en grand miracle.

[Cf. le vers odysséen : il devint de l'eau et un arbre à la haute frondaison.]

Prouti ordonne de les couper. Alors Bitiou, sous forme de copeau, saute dans la bouche de la favorite et, descendu dans le ventre, il se fait petit enfant qui reparait au jour : déclaré prince royal, il devient à son tour Prouti[15]. Un autre conte mentionne la métamorphose d'un homme en feu. Dans une île déserte, un grand serpent menace un naufragé : Si tu tardes à me dire ce qui t'a amené dans cette île, je te ferai connaître le peu que tu es ; comme une flamme, tu deviendras invisible. Il n'est pas jusqu'à la panthère qui ne figure aussi dans ces contes, car la métaphore habituelle pour dépeindre la colère de Pharaon-Prouti est : il entra en fureur comme une panthère du midi[16].

Après toutes ces métamorphoses, notre Proteus odysséen finit par reprendre sa forme ordinaire qui est celle d'un grand vieillard, ainsi qu'il convient à un homme de science, de poids et de dignité. C'est aussi la forme que revêt Noferkephtah : Il se manifesta sous forme de vieillard très avancé en âge et Satni, qui le vit, dit au vieillard : Tu as semblance d'homme avancé en âge. Ne connais-tu pas où sont Akhouri et Mikhonsou, son enfant ? Et Noferkephtah donne à Satni des nouvelles de toute sa famille, comme Proteus va révéler à Ménélas le sort de tous les héros grecs, qu'il n'a pas vus depuis leur départ de Troie[17].

Mais, dans le texte odysséen, ce Vieux de la Mer n'a pas l'auguste chevelure blanche, les boucles argentées d'un Père éternel. Il n'est pas tel que notre populaire l'imaginerait aujourd'hui. Il a une noire perruque hérissée par le Zéphyre.

Si le dieu n'était pas le Vieillard de la Mer, cette chevelure noire pourrait convenir sans doute au régent des flots, qui se hérissent et s'assombrissent sous les vents du Nord : Les vents du Nord, disent les Instructions nautiques, sont le plus souvent froids et obscurcissent l'horizon. Les coups de vent d'été sont presque toujours précédés par des calmes, et la mer, tout autour de l'horizon, prend une teinte sombre[18]. C'est exactement ce que nous décrivent deux vers homériques : Le vent du Nord-Ouest, le Zéphyre, se lève ; un hérissement court sur la mer qui devient noire[19], et les populations syriennes[20] connaissent un vent du Nord qu'elles appellent le Borée Noir, Μελαμβόρειον. Mais cette noire perruque convient bien mieux encore au prouti d'Égypte, Proteus Aigyptios. Car Prouti ne sort jamais sans une sombre perruque : La chevelure nattée, bouclée, huilée, feutrée de graisse, formait un édifice aussi compliqué chez l'homme que chez la femme. Était-elle trop courte, on lui substituait une perruque noire ou bleue. Les perruques figurent dès la plus haute antiquité dans les listes d'offrandes. L'usage en est encore commun dans l'Afrique contemporaine. La perruque bleue a été retrouvée chez certaines tribus qui dépendent de l'Abyssinie. Des spécimens ont été rapportés par J. Borelli au musée du Trocadéro[21]. Les nobles égyptiens ont des perruques teintes en bleu-noir, en vrai lapis-lazuli, en khesbet, comme disent les inscriptions, en kuanos, dirait le poète homérique.

Un scribe égyptien décrit sur un papyrus la figure mythologique de Phra : Les os sont d'argent, ses chairs d'or, sa chevelure de khesbet, ses yeux de deux cristaux ; un beau disque de mafek est par derrière. Pour les os qui sont d'argent, le choix de ce métal est justifié par sa couleur blanche. Les chairs sont d'or, c'est-à-dire jaunes : la nuance sous laquelle les Égyptiens représentent le corps humain varie entre le jaune rougeâtre pour les hommes et le jaune pâle pour les femmes. Quelquefois les masques des momies sont complètement dorés. Il en est pourtant de peints en noir et en blanc ; mais ces couleurs se réfèrent au mythe d'Osiris mort et ressuscité et ont une signification exceptionnelle. La chevelure est de khesbet, c'est-à-dire bleue comme le lapis ou figurée par du lapis vrai ou imité. On ne s'attendrait pas à trouver pareille couleur pour les cheveux. Mais les monuments sont d'accord avec les textes. M. Mariette décrit les riches momies de l'époque gréco-romaine comme étant généralement à masque doré avec la chevelure peinte en bleue. Une coiffure d'émail, où le bleu domine, fait partie des collections du Louvre.... Les sourcils même ont été parfois représentés en émail bleu. En secourant aux textes, nous voyons que, dans la cérémonie funéraire d'Osiris, la statuette devait avoir la chevelure de khesbet et que le prêtre portait sur la tête une perruque de vrai lapis[22].

Certaines épithètes homériques nous fourniraient d'exactes traductions pour les chairs d'or, ces os d'argent et cette chevelure de khesbet. Car le poète connaît des Aphrodites d'or, des Thétis aux pieds d'argent et des Poséidons à chevelure de kuanos. C'est avec cette perruque noire ou bleue, de khesbet, que le Prouti des contes égyptiens vient respirer la délicieuse haleine des vents du Nord[23]. Les Proutis de la réalité, c'est-à-dire les Pharaons authentiques, n'avaient pas de plus grand plaisir : dans cette Égypte brûlée par les vents du désert, seul le vent marin du Nord-Ouest, le Zéphyre des Hellènes, apporte quelque fraîcheur. Cette haleine des vents du Nord-Ouest est aussi l'une des douceurs les plus vantées du paradis égyptien. Proteus va tout à l'heure en parler à Ménélas. De Proteus à Prouti, du conte homérique aux contes égyptiens, voilà, je crois, quelques notables ressemblances. Pourtant les papyrus ne nous ont encore livré qu'une douzaine de contes pharaoniques, et quelques-uns en piteux état de morcellement. Deux de ces contes ont trait, comme notre conte homérique, aux choses de la mer, et presque tous les autres ont quelque scène en de lointains pays :

Je sais, dit G. Maspero[24], que j'étonnerai bien des gens en avançant que, tout considéré, les Égyptiens étaient plutôt un peuple voyageur. On s'est habitué à les représenter comme des gens casaniers, routiniers, entichés de la supériorité de leur race au point de ne vouloir rendre visite à aucune autre, amoureux de leur pays à n'en sortir que par force. Le fait était peut-être vrai à l'époque gréco-romaine, bien que la présence de prêtres errants, de nécromants, de jongleurs, de matelots égyptiens, en différents points de l'Empire des Césars et jusqu'au fond de la Grande-Bretagne, prouve qu'une partie au moins de la population n'éprouvait aucune répugnance à voyager, quand elle trouvait profit à le faire. Mais ce qui était vrai peut-être de l'Égypte vieillie et dégénérée, l'était-il également de l'Égypte pharaonique ?

Les armées des Pharaons guerriers traînaient derrière elles des employés, des marchands, des brocanteurs, des gens de toute sorte. Les campagnes se renouvelant chaque nuée, c'étaient presque chaque année des milliers d'Égyptiens qui sortaient du pays à la suite des conquérants.... L'idée de voyage entra si familière dans l'esprit de la nation que les scribes n'hésitèrent pas à la prendre pour thème de leurs exercices. L'un d'eux a consacré vingt pages d'une belle écriture à tracer l'itinéraire d'une excursion en Syrie. Les accidents habituels à un voyage de ce temps-là, forêts peuplées de fauves et de bandits, char brisé, détails pittoresques, etc., formaient sans peine le canevas d'un roman géographique, pareils à certains romans byzantins, aux Éthiopiques d'Héliodore ou aux Amours de Clitophon et de Leucippe.

Les héros de nos contes voyagent beaucoup à l'étranger. Un de nos Ramsès [imaginaires] épouse la fille du prince de Bakhtan au cours d'une expédition. Le Prince prédestiné va chercher fortune au Naharaina, en pleine Syrie du Nord. C'est dans la Syrie du Sud, à Jappé, que Thouiti déploie ses qualités de soldat rusé. L'exil mène Sinouhit en Idumée. L'homme qui a raconté les aventures de Sinouhit avait ou voyagé lui-même dans la région déserte qu'il décrivait, ou connu des gens qui y avaient voyagé : La soif s'abattit sur moi. Je râlais. Mon gosier se contracta. Je me disais déjà : C'est le goût de la mort. Quand je relevai mon cœur et rassemblai mes forces, j'entendais la voix lointaine des troupeaux. Un Sitti me donna de l'eau et me fit cuire du lait[25].

Ménélas et ses compagnons ont connu des souffrances analogues dans l'île de Protée. Ils avaient de l'eau potable. Mais au bout de vingt jours, les vivres vinrent à manquer, et le courage des hommes :

κα ν κεν ια πντα κατφθιτο κα μνε νδρν,

Il fallut pêcher tout autour de l'Île et la faim tiraillait les ventres :

αε γρ περ νσον λμενοι χθυασκον

γναμπτος γκστροισιν, τειρε δ γαστρα λιμς[26].

Après ces épreuves et cette misère, Sinouhit arrive en Idumée ; le roi lui donne sa fille et l'installe prince de tribu dans un grand douar : C'est une terre excellente, Aia de son nom. Il y a des figues en elle et des raisins. Le vin y est en plus grande quantité que l'eau ; abondant est le miel, nombreuses les olives et tous les fruits ; on y a du blé et de la farine sans limites, et toute espèce de bestiaux. J'eus des rations quotidiennes de pain et de vin, de la viande cuite, de la volaille rôtie, plus le gibier du pays. On me faisait beaucoup de beurre et du lait cuit de toute manière[27].

En face de l'île de la Soif, Ménélas a connu, lui aussi, une terre où les agneaux naissent avec des cornes, où les brebis mettent bas trois fois par an, où ni le prince ni le berger ne manque jamais de fromage, de viande et de lait doux ; mais toute l'année les troupeaux n'arrêtent pas de fournir du lait.

Il ne nous restait plus, continue G. Maspero, pour compléter la série des romans de voyages égyptiens, qu'à trouver un roman maritime. M. Golenischeff l'a découvert à Saint-Pétersbourg. Les auteurs grecs et latins nous ont répété à l'envi que la mer était considérée par les Égyptiens comme impure et que mil d'entre eux ne s'y aventurait de son plein gré. Le roman de Saint-Pétersbourg nous reporte au delà de la dix-septième dynastie. Les monuments nous avaient déjà fait connaître sous la quatrième dynastie une expédition maritime au pays de Pouanit. Notre roman nous montre [l'un des] matelots auxquels Pharaon confiait la tâche d'aller chercher les parfums et les denrées de l'Arabie.... Une tempête coule son navire et le jette sur une île, seul de tous ses camarades. Un serpent gigantesque habite l'île avec sa famille. Ce serpent à voix humaine accueille le naufragé, l'entretient, le nourrit, lui prédit un heureux retour au pays et le comble de cadeaux au moment du départ. M. Golenischeff a rappelé à ce propos les voyages de Sindbad le marin et le rapprochement s'impose.... Je ne voudrais pas cependant conclure de cette analogie que nous avons ici [comme une première] version égyptienne du conte de Sindbad. Dans la bouche de [tous les] matelots, les récits merveilleux présentent nécessairement des traits communs : l'orage, le naufragé qui survit seul à tout un équipage, l'île habitée par des monstres parlants, etc. Le bourgeois du Caire, qui écrivit les Sept voyages de Sindbad, n'avait pas besoin d'emprunter les données à un conte antérieur : il n'avait qu'à lire les auteurs [contemporains] les plus graves ou qu'à écouter les matelots et marchands revenus de loin[28].

 

Cette dernière remarque est de toute justesse, et l'on ne manquera pas de la tourner contre nous. Il est certain que tous les contes de marins se ressemblent en quelques points, et il ne s'ensuit nullement qu'il faille tous les reporter à une source unique. Mais s'ensuit-il pareillement qu'il faille aussi leur reconnaître à tous la même originalité ? Nous voyons bien que certains de ces contes ont sûrement passé d'un bateau à un autre, d'une flotte à ses émules et même à ses adversaires, et que la France emprunta Robinson Crusoé à ses ennemis, les Anglais. Il est donc impossible de méconnaître que, parmi les contes populaires et les légendes transmises, il y a des copies à côté d'originaux. Il serait aussi illégitime de nier que d'affirmer une filiation entre les contes pharaoniques et notre conte odysséen. L'une et l'autre de ces hypothèses sont également gratuites et vraisemblables. Prenons garde néanmoins : parmi les ressemblances que nous venons de constater, il est certaines similitudes par trop singulières. Elles doivent fournir, je crois, une présomption en faveur de la seconde hypothèse. Car les seuls Égyptiens avaient pu imaginer tel ou tel détail, la chevelure de khesbet par exemple. La seule vie égyptienne présentait telles et telles autres particularités que la vie grecque ne semble avoir jamais connues et qui se retrouvent pourtant dans notre conte odysséen. Et il faut regarder de plus près encore. Ce n'est pas seulement dans le fond et la matière même du récit que les ressemblances peuvent apparaître. Je crois que le texte même du poète contient des mots et des formules empruntés, qui prouvent à peu près indubitablement la provenance égyptienne de ce conte homérique. De ces mots et de ces formules, voici, je crois, quelques exemples.

I. — Il semble bien d'abord que le nom même de Proteus est la transcription de l'égyptien Prouti. Ce Pharaon odysséen règne sur les phoques, comme les Pharaons des fables et des caricatures égyptiennes règnent sur les rats, les lions ou les chats :

De même que chez nous Granville illustrait la Fontaine, en Égypte le caricaturiste apportait l'aide de son calame au fabuliste. Où l'un avait montré en trois mots comment le chacal et le chat avaient eu l'habileté d'imposer leurs services aux animaux qu'ils voulaient dévorer à l'aise, l'autre montrait le chacal et le chat dans l'attirail du paysan, le bissac au dos et le bâton sur l'épaule, menant paître une horde de gazelles ou une bande de belles oies grasses.... Le bœuf amène au tribunal de l'âne un chat qui l'a dupé.... Un lion et une gazelle jouent aux échecs.... Les dessinateurs avaient poussé aussi loin que possible dans la satire. La royauté elle-même n'avait pas échappé à leurs atteintes. Tandis que les littérateurs se moquaient des soldats en vers et en prose, les caricaturistes parodiaient les combats et les scènes triomphales. Le Pharaon de tous les rats, juché sur un char traîné par des chiens, charge à fond une armée de chats. Il les crible de ses traits, dans l'attitude héroïque d'un conquérant et, devant lui, ses légions attaquent un fort défendu par des matous, du même entrain dont les bataillons égyptiens montaient à l'assaut des citadelles syriennes[29].

Notre Pharaon des Phoques a gardé l'aspect humain des Pharaons réels et leur perruque de lapis-lazuli. Il habite une île que l'on nomme Pharos. Ce nom de Pharos ne veut rien dire en grec. Il rentre dans la catégorie des noms insulaires que nous avons étudiés à travers les mers helléniques, Paros, Samos, Rhodos, Naxos, Paxos, etc. Ces noms, qui ne présentent aucun sens en grec, ont, pour la plupart, une origine étrangère : les doublets gréco-sémitiques nous ont donné la véritable signification de Paxos, de Kasos, de Thasos, d'Amorgos, etc. Pour Pharos nous n'avons aucun doublet. Mais peut-être le seul rapprochement des deux mots Proteus et Pharos nous est-il un indice suffisant. Dans les dynasties chimériques d'Hérodote, nous retrouvons un pareil rapprochement entre Proteus et Pheron, celui-ci étant le prédécesseur de celui-là. G. Maspero nous disait que si Proteus semble l'adaptation grecque du titre égyptien prouti, c'est un autre titre égyptien piroui-aoui, piroui, qui a donné pheron. Pheron n'est que la forme grecque de pharaon, comme nous disons d'après la transcription hébraïque pherao. Il faut noter que, plus exactement rendue, cette transcription hébraïque donnerait en grec Phero'a ou Pharo'a, qui serait beaucoup plus voisin du piroui original. C'est je crois de ce Phero'a ou Pharo'a que les Hellènes ont tiré d'une part le nom d'homme Pheron (qui ressemble par sa terminaison à une multitude de noms d'hommes), et d'autre part le nom d'île Pharos (qui de même ressemble par la terminaison aux noms insulaires). L'île de Proteus, de Prouti, est en même temps l'île de Pharos, de Pharo'a : c'était en réalité l'Île du Pharaon, semblable à ces Île du Roi, Pointe du Sultan, Cap de l'Empereur, etc., que possèdent toutes les onomastiques. Sur le chemin du Sinaï, sont dans une grotte des eaux chaudes, que les Arabes appellent Hainan-el-Pharaon, c'est-à-dire Bains de Pharaon[30] ; sur le chemin de la Libye, les Peuples de la mer avaient jadis leur île de Pharaon ou de Prouti.

II. — Le rythme septénaire régit notre conte odysséen. Ce rythme régit aussi les mesures que nous donnent les plus vieux géographes helléniques sur cette côte égyptienne. Le Nil devait avoir sept bouches : Hérodote corrigera et dira les cinq bouches du Nil. L'Égypte devait avoir eu sept cents myriades d'habitants. Le Delta devait s'être avancé dans la mer de sept journées de navigation. Septante myriades de pèlerins fréquentaient les fêtes de Bubaste. Aigyptos avait eu sept fils d'une Phénicienne. Bousiris avait été amoureux des sept Hespérides[31]. On trouverait bien d'autres exemples encore. Le même rythme régit les contes de magie égyptienne que nous ont rapportés les Hébreux. Dans la Genèse, Pharaon voit en songe sept vaches maigres et sept vaches grasses, sept épis pleins et sept épis vides. Il appelle ses devins et ses sages. Mais le seul Joseph peut prédire les sept années de fertilité et les sept années de sécheresse. Dans l'Exode, Moïse, sauvé par la fille du Pharaon, est l'homme à la baguette, le magicien qui change les bâtons en serpents, qui déchaîne et enchaîne les pestes et calamités, et qui rivalise de sorcellerie avec les lecteurs et les sages de Pharaon. Il commence son exil chez les sept filles de Iothor, où le Seigneur lui promet la terre des sept peuples. Il commence ses magies par les sept jours du fleuve changé en sang. Il commence sa marche par les quatorze jours de la Pâques et les sept jours des azymes, du premier au quatorze du mois, et du quatorze au vingt et un. Puis, avec sa baguette, il ouvre la mer et passe à pied sec, comme les Noferkephtah ou les Snofroui des contes égyptiens ouvrent le Nil ou les pièces d'eau et marchent à sec dans le fond mis au jour[32]. Moïse arrive ensuite aux septante Palmiers, où la manne tombe six jours pour s'arrêter le septième. Puis il choisit les septante vieillards, monte sur le Sinaï et le Seigneur l'appelle le septième jour.

Dans ces deux contes hébraïques, où Pharaon parait, la sorcellerie triomphe : le Pharaon de la Bible est toujours entouré de ses sages et magiciens, comme dans les contes du papyrus. Or ces contes du papyrus sont eux-mêmes régis par le rythme septénaire. En voici quelques exemples : J'enchanterai mon cœur pour le déposer sur le sommet de la fleur de l'acacia, et, si on coupe l'acacia, si mon cœur tombe à terre, tu viendras le chercher. Quand tu passerais sept années à le chercher, ne te rebute pas. — Les dieux dirent : Fabriquons une femme à Bitiou afin qu'il ne reste pas seul. Knoumou lui fit une compagne qui était parfaite en tous ses membres, car tous les dieux étaient en elle, et les sept Hathors vinrent dire.... — La femme d'Onabouanir envoya son majordome à sa maison de campagne pour préparer la villa qui est au bord du lac. La villa fut munie de toutes les bonnes choses. La femme vint et se divertit avec son amant. Mais le majordome jeta dans la pièce d'eau le crocodile de cire [enchanté], qui se changea en un crocodile de sept coudées et saisit l'amant et l'emporta sous l'eau. Quand même on ne vint pas durant sept jours, l'amant ne cessa pas de respirer.... — Après son accouchement, Rouditdidit, qui avait mis au monde trois fils, se purifia d'une purification de quatorze jours — toute femme, dit le Lévitique (XII, 2-3), qui enfantera un fils sera impure durant sept jours ; toute femme qui enfantera une fille, sera impure durant quatorze —. Zazamonkh récita son grimoire, enleva tout un côté de la pièce d'eau, le mit sur l'autre, et prit le poisson au fond sur une coquille : or l'eau était profonde de douze coudées et large de quatorze. — Pharaon le fit revêtir d'étoffes l'espace de trente-cinq jours (7 x 5), ensevelir l'espace de septante (7 x 10), puis on le fit déposer dans la tombe. — Le prince de Naharaina, n'ayant qu'une fille, lui fit construire une maison de septante fenêtres, éloignées du sol de septante coudées, et il dit à tous les fils de prince du Kharou : Celui qui atteindra la fenêtre de ma fille l'aura pour femme. [Mais seul un prince égyptien put atteindre la fenêtre]. Alors les sept princes du Kharou se mirent en campagne pour le tuer[33].

III. — Nouvelle ressemblance : le conte odysséen, comme les contes égyptiens, renferme des vocables sémitiques.

A Thèbes d'Égypte, dit G. Maspero, après les grandes conquêtes (à l'époque  même de nos contes), la vie intellectuelle, comme la vie matérielle, s'était modifiée. On ne s'éloignait pas beaucoup de la direction donnée par les savants et les écrivains de l'âge memphite. Mais la littérature devenait plus variée, plus exigeante. On avait les classiques qu'on apprenait par cœur dans les écoles, — belles œuvres que les uns croyaient comprendre et goûter, que les autres ne comprenaient plus. Parmi les modernes, quelques-uns imitaient ces classiques en conscience et s'ingéniaient à exprimer des idées récentes avec les formules consacrées. Mais d'autres s'efforçaient de créer une langue nouvelle et des tournures neuves pour rendre leurs nouvelles conceptions. Faute d'imagination créatrice, faute de verve soutenue, ils trouvaient des aides chez le voisin. Les relations commerciales , diplomatiques et militaires avaient forcé les scribes à étudier quelque peu les langues et littératures de la Phénicie et de la Chaldée. Pour la correspondance officielle avec les roitelets tributaires, il avait fallu créer des bureaux de traduction et de copie. Les roitelets de Syrie, — nous en pouvons juger par les découvertes de Tell-el-Amarna, — continuaient malgré la conquête égyptienne à employer les caractères cunéiformes et les tablettes d'argile séchée. Il avait donc fallu créer des bureaux de déchiffrement pour l'écriture cunéiforme, et des drogmans de syrien et de chaldéen. Il fallait dresser ces drogmans ; on s'était procuré des dictionnaires et des syllabaires étrangers, et quelque collection de textes faciles où les débutants se familiarisaient sans peine avec la forme des signes, le sens des mots et la construction des phrases. Ajoutez l'influence directe des étrangers, domiciliés ou de passage en Égypte. Les gens de Thèbes leur empruntèrent des cultes, des légendes, des divinités, des recettes médicales et magiques. Les scribes à cervelle indigente s'approvisionnèrent de mots, de formules, pour embellir et distinguer leur style. Ils trouvèrent plus distingué de ne plus appeler une porte , mais tira, de ne plus s'accompagner sur le bonît (harpe), mais sur le kinnor, de faire le salam en saluant le souverain au lieu de crier los, aaou. Ils sémitisèrent à tort et à travers, et personne ne s'en pouvait étonner : la présence des marchands dans les rues, des esclaves et des prisonniers ou des femmes et concubines chananéennes dans les familles, familiarisait dès l'enfance toute la bourgeoisie et l'aristocratie égyptiennes avec les mots et les métaphores de l'étranger[34].

N'oublions pas cet exemple de l'Égypte et de ses littérateurs, quand chez les aèdes et dans les textes homériques nous trouvons des expressions, des formules, des idées, etc., empruntées aux Sémites. Nous voyons aujourd'hui la mode anglaise pénétrer non seulement dans nos mœurs, mais dans notre langue et notre littérature. Il fut un temps où la mode phénicienne pénétrait pareillement dans toutes les langues et littératures de la Méditerranée. Deux mots de notre conte odysséen sont assurément d'origine sémitique. Nous avons eu déjà l'occasion de les étudier tous deux. Le nom grec de l'or khrousos, χρυσός, n'est que la transcription du sémitique khrous. Le nom du phoque, φώκη, n'est aussi que la transcription de phok'a. Ce mot phokè ne se rencontre qu'en deux épisodes de l'Odyssée, jamais dans l'Iliade. Nous l'avons ici dans notre conte magique. Il est ailleurs dans l'histoire de la belle Phénicienne : à bord du vaisseau phénicien qui l'emmène, cette nourrice d'Eumée se tue le septième jour ; on la jette par-dessus bord, en proie aux poissons et aux phoques.

Les mers sémitiques connurent des îles fréquentées par les phoques. Dans la mer Rouge, à l'extrémité de la péninsule sinaïtique, une Île des Phoques était ainsi nommée à cause de la multitude des bêtes que l'on y rencontrait. A l'autre bout de la mer Rouge, une autre Île des Phoques bordait la côte des Ichthyophages, à côté de l'Île des Éperviers et de l'Île des Tortues. Sur ce rivage, les hommes et les phoques vivaient dans la plus touchante harmonie : Il semble qu'un pacte de paix éternelle a été signé entre eux. Jamais les hommes ne cherchent à ennuyer les phoques, qui, de leur côté, ne font jamais de mal aux hommes. Chacune des deux races respecte les territoires de chasse de l'autre. Ils vivent en une fraternité que l'on rencontre bien rarement entre humanités voisines[35]. Ces phoques merveilleux nous sont connus par les géographes de l'époque hellénistique. Mais de pareils contes devaient se transmettre depuis des générations. Les premiers marins qui vinrent en ces parages les avaient entendus déjà. Cette Île des Phoques est sur la route que suivaient les flottilles des Pharaons pour atteindre la célèbre terre du Pouanit. Avec cette terre de l'encens et de l'or, les rois de Thèbes nous disent qu'ils avaient renoué les relations d'autrefois : Un jour que la reine Haitshopitou, raconte l'inscription de Deir-el-Bahari, s'était rendue au temple, on entendit un mandement du dieu lui-même qui ordonnait d'explorer les voies du Pouanit et de parcourir les chemins qui mènent aux Échelles de l'Encens. Personne des Égyptiens ne montait plus à ces Échelles. Mais on entendait de bouche en bouche les récits des gens d'autrefois, car jadis les produits de cette terre avaient été envoyés aux rois du Delta, tes pères[36].

Les Égyptiens, de toute éternité, avaient donc pu connaître cette terre des phoques et la douce familiarité qui là-bas unissait bêtes et gens : des récits des gens d'autrefois, ces phoques apprivoisés avaient passé dans les contes populaires et, quelque jour peut-être, les papyrus nous livreront un conte de phoques soumis à la houlette d'un prouti magicien, qui les mène paître en une île déserte, comme le Proteus odysséen mène ses phoques dans notre île de Pharos. Mieux que tous les autres animaux peut-être, le phoque se prêtait à ces contes, à cause de sa ressemblance avec l'homme, de sa face et de ses mains humaines. Thévenot au XVIIe siècle arrive sur la côte du Sinaï en face des anciennes îles aux Phoques :

Nous acheptasmes des moines plusieurs champignons de pierre, qui se tirent en cet endroit de la mer Rouge, comme aussi des petits arbrisseaux de pierre ou branches de rocher, qu'ils appellent corail blanc, et plusieurs grosses coquilles, le tout pris dans la mer Rouge. Mais ils ne me purent rien donner d'un certain poisson qu'ils appellent homme marin : j'en ay pourtant depuis recouvré une main. Ce poisson se prend dans la mer Rouge, à l'entour de petites isles qui sont tout proche du Tor. Ce poisson est grand et fort et n'a d'extraordinaire que deux mains, qui sont effectivement connue celles d'un homme, à la réserve que les doigts sont joints avec une peau comme une patte d'oie ; la peau de ce poisson ressemble à celle du chamois[37].

IV. — Mais la plus forte ressemblance, la plus typique à mon avis, entre les contes des papyrus et le conte odysséen est encore celle-ci.

Dans les contes égyptiens, la préoccupation de la mort, des cérémonies funèbres et de la vie au-delà, tient, comme on pouvait s'y attendre, la même place importante que dans la vie et l'histoire égyptiennes elles-mêmes. Quand le Paysan volé vient implorer le grand intendant Mirouitensi : Mon maitre, lui dit-il, quand tu descendras au bassin de la justice, navigues-y avec des vents favorables ! que la voile de ton mât ne se déchire point ! qu'il n'y ait pas de gémissement dans ta cabine ! ne sois pas emporté ! ne sois pas jeté a la terre ! puisses-tu ne pas être une impureté sur l'eau ! Tout cela fait allusion au voyage d'outre-tombe, où le mort navigue sur l'excellente mer d'Occident, où les bons trouvent des vents favorables, où les méchants naufragent et deviennent la proie des monstres[38].... Quand Pharaon envoie à l'exilé Sinouhit l'ordre de rentrer en Égypte, il lui dépeint le bonheur qui l'y attend : Tu seras maître parmi les Amis royaux ! Et de jour en jour tu vieilliras. Voici que tu perds la puissance virile. Et voici que tu as songé au jour de l'ensevelissement. Et te voilà arrivé l'état de béatitude. On t'a donné les bandelettes. On a suivi ton convoi au jour de l'enterrement, gaine dorée, tête à perruque bleue, baldaquin en bois de cyprès, attelage de bœufs, chanteurs et danseurs par devant, pleureurs à l'entrée de ta syringe ; on fait pour toi les liturgies réglementaires ; on tue des victimes pour toi sur la table d'offrandes ; tes stèles en- pierre blanche sont dressées dans le cercle des Enfants royaux. Tu n'as point de second. Aucun homme du peuple n'arrive jusqu'à ta hauteur. Tu n'es pas mis dans une peau de mouton quand on t'ensevelit. Tout le monde frappe la terre et se lamente tandis que tu vas à la tombe.

Sinouhit ne peut résister à la description d'une pareille félicité. Il accourt et Pharaon tient sa promesse : logement royal, kiosque, mandats sur le trésor, argent, étoffes, parfums, vêtements de luxe, maison neuve, fruits du jardin royal, l'heureux Sinouhit n'a plus rien à désirer : Je me parai de fin lin. Je m'inondai d'essences. Je couchai sur un lit. On me fonda une pyramide en pierre au milieu des pyramides funéraires. Le chef des arpenteurs de Sa Majesté en choisit le terrain. Le chef des dessinateurs fit le plan. Le chef des tailleurs de pierre la sculpta. Le chef des entrepreneurs funéraires parcourut le royaume pour chercher les matériaux. Quand on eut agencé la pyramide elle-même, je mis des paysans et je fis là un lac, un kiosque, des champs dans l'intérieur du domaine funéraire. Il y eut aussi une statue d'or donnée par Sa Majesté. Ce n'est pas à un homme du commun que l'on en fait autant[39].

Il n'est pas de conte égyptien où l'on ne trouve quelque passage analogue. Le Naufragé voit arriver, dans son île déserte, le navire qui le ramènera. Il court annoncer la nouvelle au Grand Serpent barbu qui l'a sauvé et qui lui a prédit l'avenir : Voici, lui avait dit ce bon Serpent, voici que tu demeureras quatre mois dans cette île, puis un navire viendra de ton pays avec des matelots ; tu pourras rentrer avec eux dans ta patrie et tu mourras dans ta ville. Oui, si tu es fort et patient, tu presseras tes enfants sur ta poitrine et tu embrasseras ta femme ; tu reverras ta maison, qui vaut mieux que tout ; tu atteindras ton pays et tu seras au milieu des gens de ta famille. Et quand le Naufragé voit arriver le vaisseau, le Grand Serpent lui dit : Bon voyage, bon voyage vers ta demeure, petit. Voici que tu arriveras dans ton pays après deux mois, tu presseras tes enfants sur ta poitrine et tu reposeras dans ton tombeau[40].

La dernière prédiction de Proteus à Ménélas n'est pas très différente : Retourne offrir à Zeus et aux autres dieux des sacrifices dans le fleuve Aigyptos : tu ne reverras pas, avant, tes amis et ta maison bien bâtie et la terre de ton pays... [Ton frère Agamemnon est mort]. Mais ne perds pas ton temps à le pleurer ici. Avise aux moyens de retourner dans ta patrie. La volonté du destin n'est pas que tu meures dans Argos nourricière des chevaux. Les dieux l'emmèneront dans la Plaine Élyséenne, aux extrémités de la terre, chez le blond Rhadamanthys, où l'existence la plus facile s'offre aux humains : pas de neige, jamais de violente tempête ni de pluie, mais toujours les souffles d'un léger zéphyre, montant de l'Océan pour rafraîchir les hommes ; les dieux récompensent en toi le mari d'Hélène et le gendre de Zeus[41].

Assurément voilà un beau paradis, et bien des peuples peuvent souhaiter d'atteindre une telle vie de bonheur après la mort. Pourtant ce paradis de tranquillité, de fraîcheur et de vie facile n'est pas celui qu'on rêverait pour cette horde de guerriers et de pirates, qu'est la race achéenne : pas le moindre combat, pas la moindre tuerie, pas même les luttes sportives ni les jeux de force et d'adresse ! Et quel singulier paradis de silence et de paix pour ces bavards, ces orateurs de place publique, ces grands discuteurs, ces éternels politiciens ! pas le moindre discours ! pas le moindre procès ! pas le moindre échange de railleries ou d'injures !

A l'époque classique, le paradis des Hellènes fut un peu différent. Quand Pindare nous décrit les Îles des Bienheureux, c'est le soleil éternel, la lumière et la chaleur, — et non plus la fraîcheur du vent du Nord, — c'est la beauté des fleurs et la douceur des fruits, — et non plus l'abondance des mangeailles, — ce sont les exercices du corps, — et non plus seulement la molle oisiveté, — qui font le bonheur des justes : Pour les bons, le soleil éclaire des jours que n'obscurcissent jamais les ombres de la nuit. Dans les prairies empourprées de roses, ombragées par l'arbre qui produit l'encens, ils voient les bosquets se charger de fruits dorés. Les chevaux, les exercices du gymnase, les dés, la lyre se partagent leurs inclinations et leurs joies. Rien ne manque à l'éclat de leur florissante félicité[42].

Le bon laboureur Égypte ne demandait pas aux dieux un bonheur aussi compliqué. Asservi à la glèbe durant toute sa vie, soucieux seulement de la moisson prochaine et craignant le bâton du leveur de dîmes, il ne rêvait après la mort que d'une campagne où les vivres viendraient aux hommes sans tant de peines, comme dit Proteus[43].

Étouffé par le vent du désert, au bord de ses canaux desséchés — les Instructions nautiques disent encore : Quand après le khamsin ou simoun venant du S.-S.-E. au S.-S.-O., surviennent les vents froids du N.-O., ils apportent avec eux un inexprimable soulagement au malaise que font ressentir les vents du Sud[44] —, l'Égyptien rêvait aussi d'un fleuve constant, n'abandonnant jamais ses rives, et d'éternelles brises du N.-O., qui de l'Océan montent pour rafraîchir les hommes, comme dit encore Proteus.

Ce seul détail du zéphyre pourrait nous éclairer sur l'origine de ce paradis odysséen. Les Instructions nautiques nous disaient tout à l'heure que le vent du N.-O. amène aux Égyptiens la fraîcheur et la vie après la pesanteur mortelle du khamsin : c'est donc en Égypte le vent béni, et Prouti vient respirer le zéphyre à l'heure la plus chaude du jour, et les morts égyptiens jouissent tout le temps de cette fraîche haleine. Pour les Grecs, le zéphyre, le vent du N.-O., est le plus souvent désagréable, car il amène les pluies, les ouragans, et il gémit sur la mer.

Dans les terres et les mers helléniques, le zéphyre est en réalité aussi pénible et aussi énervant que notre mistral sur les côtes de Provence, le mistral ou maestro, ainsi nommé, parce qu'il est le vent le plus violent et, si l'on peut ainsi dire, le plus tyrannique de la Méditerranée[45]. Le zéphyre est le plus rapide de tous les vents. Le zéphyre chasse les troupeaux vers l'abri et le berger frémit à son approche. Le zéphyre accumule la neige sur les monts[46]. Le nom même du zéphyre indique peut-être sa vraie nature pour les marins du Levant. Aujourd'hui les Grecs ont emprunté des marines occidentales le nom de mistral. Il semble que dans la première antiquité ils empruntèrent celui de zéphyre aux marines orientales. Car ce nom ne veut rien dire en grec : les grammairiens n'ont pas trouvé la moindre approximation pour l'expliquer par une étymologie hellénique. Les langues sémitiques au contraire possèdent la racine z.ph.r, qui signifie, en arabe, soupirer, hurler. Cette racine fréquemment employée par les Arabes ne se rencontre dans l'Écriture que sous la forme d'un nom de ville Zifron, Zephrona, dit saint Jérôme, que l'on appelle aujourd'hui Zephyrium de Cilicie. Saint Jérôme se trompe dans son identification des deux villes Zephrona n'est pas en réalité Zephyrium. Mais cette erreur même nous prouve la similitude des deux mots : zephyros serait en effet une excellente transcription d'un mot zephur ou ziphor, tiré de la racine zaphar, comme siphor de la racine saphar. Pour le sens, ce nom conviendrait bien au vent qui hurle et gémit sur la mer : dans les poèmes homériques, le seul zéphyre parmi tous les vents est le gémissant ou le hurleur. Le nom de Zephyros serait donc à ajouter peut-être à la liste des mots sémitiques qui émaillent ce conte d'Égypte. Car Zephyros-Keladon n'est, je crois, qu'un doublet gréco-sémitique. Notez que le poète grec ne se rend nullement compte des raisons qui fond aimer le zéphyre des Égyptiens. Cette chaude Égypte soupire après le froid relatif qu'amène le zéphyre. La montagneuse Hellade redoute les froids de l'hiver, la neige et les pluies qui feraient le bonheur de l'Égyptien. Le poète odyssée ajoute à son paradis cette absence de neige, d'hiver et de pluie : et il ne mentionne pas l'absence de chaleur et de khamsin, que suppose pourtant l'arrivée souhaitée du zéphyre.

Nourriture abondante, travail modéré, fraîcheur des vents du Nord, c'est ainsi que l'Égypte imagina le paradis osirien et toute l'Égypte finit par mettre sa raison de vivre en l'attente de ce paradis. D'autres au-delà avaient été imaginés jadis par quelques-unes des villes égyptiennes : les morts égyptiens à l'origine connurent d'autres séjours que le paradis d'Osiris. Mais celui-ci, étant le plus conforme à l'idéal national, finit par supplanter tous les autres :

Ce paradis osirien, dit G. Maspero[47], était une grande plaine, traversée par un fleuve. Il s'appelait Sokhit Ialou (ou Aarou), la Prairie des Souchets, Sokhit Hotpou, la Prairie du Repos. Il n'était pas sombre et morne comme celui des autres dieux morts, Sokharis ou Khont-Amenti. Le soleil et la lune l'éclairaient. Le vent du Nord y tempérait de son souffle régulier les ardeurs du jour. Les moissons y poussaient abondantes, et vigoureuses.... Les riches et les nobles, parvenus au Jardin d'Ialou, y étaient désormais à l'abri de l'infortune et de la mort. Ce paradis était une sorte d'Égypte céleste, d'une fertilité inépuisable. Le blé y avait sept coudées de haut dont deux pour l'épi. Des canaux sans cesse remplis d'eau y entretenaient la fécondité et la fraîcheur. Les morts y passaient leur temps à manger, à boire, à jouer aux darnes. On n'exigeait d'eux que la culture des champs et les travaux de la moisson. [Les lois de l'Amenti] ordonnaient que le mort ne s'amollit pas dans l'oisiveté. Mais on pouvait l'exempter de tout labeur en lui procurant des remplaçants. Les théologiens autorisèrent les maîtres il s'en remettre sur leurs serviteurs de tous les travaux qu'ils auraient dû exécuter eux-mêmes ; pour entretenir les canaux et les digues, façonner la terre, semer, moissonner, rentrer le blé, etc., [les morts] ont des serviteurs. Un mort, si pauvre qu'il fût, n'arrivait pas seul. Il amenait une escouade de statuettes, d'images auxquelles la magie prêtait une âme intelligente et active. On les animait au moyen d'une formule, qu'on traçait sur leurs jambes. Quand le dieu chargé d'appeler les morts à la corvée prononçait le nom de leur propriétaire, elles répondaient et travaillaient à sa place : d'où leurs noms de répondants.... Et tandis que ces petits bonshommes de pierre ou d'émail piochaient, peinaient, semaient consciencieusement, leurs maîtres jouissaient en pleine paresse de toutes les félicités du paradis osirien. Ils s'asseyaient au bord de l'eau, à l'ombre toujours verte des grands arbres et respiraient la brise fraîche du Nord. Ils pêchaient à la ligne, se promenaient en barque, chassaient l'oiseau dans les fourrés ou se retiraient dans leurs kiosques peints pour y lire des contes, pour y jouer aux dames, pour y retrouver leurs femmes toujours jeunes et toujours belles. Ce n'est toujours que la vie d'Égypte, mais adoucie et dépouillée de toutes ses misères, sous la règle et par la faveur d'Osiris, le Juste de Voix.

Car la seule faveur préside à la distribution de ces récompenses. Les idées de mérite et de justice n'ont aucune part à l'admission des âmes en ce séjour. Le privilège de la naissance et la faveur divine, gagnée par des présents et des formules mystiques, sont les seuls titres considérés. Les morts du commun demeurent sous terre, soit dans le tombeau même, soit dans un endroit indéterminé : ce ne sont plus que des formes vides et impalpables, sans passions, sans affections, sans autre raison d'agir qu'un désir insatiable de l'offrande matérielle qui les nourrit, leur rend la vie et les empêche de s'anéantir à jamais. Seuls, les Serviteurs d'Horus étaient admis à jouir d'une vie complète dans les champs d'Ialou[48]. Osiris réserve le bonheur à ceux qu'il a faits siens, à ceux qui par lui sont devenus des êtres divins, de véritables dieux semblables à lui-même, d'autres Osiris à la Voix Juste, des dieux, fils, amis ou gendres du dieu, comme dit Proteus à Ménélas : Tu auras ce bonheur parce que tu as Hélène et que tu es gendre de Dieu.

Les dieux égyptiens, qui jadis avaient présidé à l'embaumement et aux funérailles du dieu Osiris, veillaient aussi aux funérailles du juste osirien, puis, de leur aide effective ou de leurs conseils, ils le guidaient, le convoyaient, jusqu'aux Prairies du bonheur, à l'extrémité occidentale du monde. C'est encore ce que dit Proteus à Ménélas : Les dieux te convoieront au bout du monde vers la Prairie Élyséenne.

C'est aux extrémités de la terre que le juste osirien doit s'embarquer vers la Terre des Bienheureux. Le Livre des Morts nous décrit longuement la route et ses étapes. Les dieux conduisent la barque et font le métier de passeurs, — πομπήες, πέμπουσιν, — vers la terre du Mystère et du Couchant, le Douat, l'Amenti. C'est là, vers le Couchant, vers l'Amenti, que les justes vivent dans la compagnie, dans la suite d'Osiris et de Râ, Râ le dieu solaire à la face brillante, le dieu d'or, le dieu blond, que chaque jour les justes saluent de leurs acclamations : O Râ, qui viens en paix, hommage à toi ! Les dieux de l'Amenti se réjouissent de ta beauté et tous les habitants de la Prairie accourent te rendre hommage, ô Seigneur du ciel et gouverneur de l'Amenti ! tu apparais plein de beauté sur ton horizon occidental de l'Amenti ! tu apparais plein de grandeur, chéri de tous ceux qui habitent le Douat ![49]

Dans la Prairie odysséenne, habite le blond Rhadamanthys. Il semble bien qu'entre le Rhadamanthys des Grecs et les dieux égyptiens seigneurs de l'Amenti, il y ait similitude de nom comme il y a similitude de rôle : Plutarque ou l'auteur du De Iside et Osiride transcrit le mot égyptien amenti en amenthès, άμένθης. Pourtant aucun des textes égyptiens si nombreux, qui touchent au rituel funéraire, ne semble avoir conservé le titre original dont Rhadamanthys serait la transcription grecque. On aperçoit bien toute une série de titres divins qui pourraient servir de modèles : au mot amenti, le couchant, l'autre monde, sont joints des substantifs signifiant prince ou gouverneur, et Khont-Amenti est le titre ordinaire d'Osiris, gouverneur de l'Amenti. Mais le titre exact d'où Rhadamanthys peut être tiré, nous ne le connaissons pas en égyptien et étant donnée l'énorme quantité de textes funéraires que nous possédons aujourd'hui, il ne semble pas que le rituel égyptien l'ait jamais connu. Et voilà qui nous renseigne peut-être sur la véritable provenance de notre conte odysséen. Car je ne doute pas que ce nostos de Ménélas soit une copie des contes d'Égypte. Mais je crois qu'il n'est pas venu directement des bords du Nil. Pour arriver au fleuve ou pour en revenir, Ménélas et le pirate crétois ont passé par la Phénicie. Il me semble que, pour arriver aux poèmes homériques, le conte égyptien a dû prendre la même route. Voici du moins quelques indices qui me semblent garder la marque de ce passage.

 

I. — Il est d'abord un détail que nous ne rencontrons jamais dans les contes d'Égypte : c'est la nourriture d'immortalité, l'ambroisie, άμβροσίη. Eidothéa donne à Ménélas l'ambroisie pour enlever la terrible odeur des monstres de la mer. Sans cette ambroisie, qui donc pourrait rester couché sous une peau de phoque, au milieu de ces phoques puants ? Sans l'ambroisie, le conte devient invraisemblable : jamais le public odysséen n'y pourrait ajouter foi. Un public de terriens, qui ne connaît pas d'expérience l'odeur des phoques, se laisserait prendre encore à de pareilles sornettes. Mais à un public de marins venir raconter que l'on s'est mis en embuscade sous des peaux de phoques fraîchement écorchés ! Par expérience, tout ce public connaît l'intolérable puanteur de ces monstres, que le flot jette à la plage et qui empestent le rivage à deux lieues à la ronde : il est des îles que l'on ne peut aborder à cause de cette puanteur, infestari eas belluis, quae expellantur assidue, putrescentibus[50]. Il faut donc un puissant antidote. L'ambroisie n'est pas un ornement, mais un des éléments fondamentaux du conte : sans elle, pas de vraisemblance possible ! Or l'Égypte n'a jamais connu l'ambroisie. Si le conte était purement égyptien, il est probable que l'ambroisie n'y figurerait pas.

Dans les poèmes homériques, l'ambroisie est la nourriture divine qui donne, comme son nom l'indique, la vie éternelle et l'immortalité. Le nectar et l'ambroisie sont la boisson et le manger des dieux, et c'est parce qu'ils mangent l'ambroisie que les dieux vivent éternellement : un homme qui goûterait l'ambroisie participerait aussitôt à l'immortalité divine. Voyez les repas d'Ulysse et de Kalypso. Devant Ulysse, qui ne veut pas rester chez Kalypso ni devenir immortel, la nymphe place les mets et les boissons des hommes ; mais ses servantes lui servent, à elle la nymphe immortelle, le nectar et l'ambroisie[51].

Pendant sept ans qu'Ulysse est resté chez la déesse, elle aurait voulu faire de lui son époux et lui conférer l'immortalité ; elle lui avait donné des vêtements immortels qu'il acceptait de porter ; mais il refusait toujours la nourriture immortelle, l'ambroisie, seule cause réelle d'immortalité[52].

Nektar et ambroisie, de ce couple inséparable, nous avons vu que le premier terme est un emprunt fait par les Hellènes aux Sémites. Le nectar est le iin niktar, le vin parfumé, que les Sémites offrent à leurs dieux ; les Grecs n'oublièrent jamais que le nectar est un vin de Babylonie[53]. L'ambroisie semble de même origine. Lisez la légende chaldéenne d'Adapa, que nous connaissons par la bibliothèque égyptienne de Tell-el-Amarna. Elle ressemble étrangement à l'histoire d'Ulysse chez Kalypso. Adapa est fils du dieu Ea. Mais il n'est pas dieu, il n'a pas le don d'immortalité. Il n'a pas le droit de pénétrer dans le ciel d'Anou. Il est pourtant fort comme un dieu, et quand le terrible vent du Sud, Shoutou, vient l'attaquer, il est de taille à lui briser les ailes. Pendant sept jours, Shoutou cesse de souffler. Anou s'en inquiète et menace de punir le coupable. Mais, grâce aux conseils d'Ea, Adapa peut entrer dans le ciel. Grand scandale ! un homme mortel chez les dieux ! il faut le châtier sévèrement ou le rendre immortel en lui donnant la nourriture de vie. Anou prend ce dernier parti. Il tend à Adapa une coupe et dit : La nourriture de vie, qu'il en mange ! Mais Adapa refuse d'en manger. On lui offre l'eau de vie ; mais il refuse d'en boire. On lui offre un vêtement, et il s'en habille. On lui offre de l'huile, et il s'en oint. Alors Anou gémit sur lui : Adapa, pourquoi n'as-tu pas mangé ? pourquoi n'as-tu pas bu ? tu n'auras plus maintenant la vie éternelle ? Puis il renvoie Adapa dans son pays, comme la déesse renvoie Ulysse, avec les habits immortels qu'il a revêtus[54]. Les Sémites, comme les Grecs, connaissaient donc cette nourriture de vie, akaal balati, et cette eau de vie, me-e balati, qui confèrent l'immortalité, άμβροσίη[55] : ce que l'Égypte ne pouvait fournir au poète odysséen, il le trouvait dans les contes et récits des gens de Syrie ou de Chaldée.

II. — A notre mode ordinaire, c'est dans les faits géographiques, je crois, qu'il nous faut chercher l'indice le plus important. Prenons d'abord les faits topologiques. Considérez en quel lieu se passe notre conte odysséen. Étudiez la situation de Pharos sur la côte de Libye. Les contes égyptiens des papyrus localisent leurs îles merveilleuses, — telle l'île du Double, où vient atterrir le Naufragé, — dans les océans lointains, à demi inconnus, où des flottes égyptiennes ont pénétré sans doute et qu'elles fréquentent parfois, mais qui sont encore assez mystérieux et éloignés pour se prêter a la fable. Ainsi en usent tous les contes de matelots. Ce fut plutôt vers le Sud, vers la Mer Rouge, que les navigations réelles conduisaient les Égyptiens vers le Pouanit, vers la Terre de l'Or et de l'Encens ; c'est vers le Sud aussi qu'ils orientèrent les navigations de leurs contes : un peuple marin localise toujours ses récits merveilleux dans l'Eldorado ou sur le chemin de l'Eldorado que ses flottes réelles exploitent.

Notre île de Pharos est tout à la fois trop proche de l'Égypte et trop inutile aux marines égyptiennes pour être devenue le théâtre de contes pharaoniques. Elle est à quelques mètres de la rive continentale, en face d'un bourg indigène, Rhakotis, que remplacera plus tard la ville des étrangers, Alexandrie. Rocheuse, dangereuse, infertile, cette île n'est d'aucun attrait pour les marines indigènes : dans le fleuve même, dans ses innombrables lagunes, bouches ou chenaux, les indigènes trouvent mille refuges préférables, avec des mouillages pourvus d'eau potable et de vivres. Pour les indigènes, Pharos ressemblait aux mille buttes de sables ou de roches que les alluvions du fleuve ont peu à peu enlisées dans les boues du Delta et qui, jadis îles marines, se dressent collines aujourd'hui dans la plaine fluviale. Mais pour les marines étrangères, en particulier pour les marines de Phénicie, voyez si cette île de Pharos, à l'extrémité orientale de la Méditerranée, n'est pas le pendant exact de notre île de Kalypso, à l'extrémité occidentale, la relâche indispensable, le refuge nécessaire.

Sur la route qui mène de Syrie aux côtes Barbaresques, des métropoles phéniciennes à leurs grands marchés de Libye, Pharos est en effet une station indispensable. Les périples anciens, comme nos Instructions nautiques, mettent en garde les navigateurs de l'Extrême Levant contre les dangers de ces parages égyptiens. Cet angle sud-oriental de l'extrême Méditerranée est d'une navigation très difficile. La nature des côtes et l'imperfection ou le manque de mouillages accumulent les périls. En descendant la côte syrienne, tout va bien jusqu'à Jaffa : les montagnes côtières offrent de bons points de repère et la rive est semée d'abris. Mais Jaffa marque l'entrée d'une mer nouvelle qui va s'étendre jusqu'à la première ville de Libye, Paraitonion : cinquante mille stades de côtes s'étendent là, sans autre refuge que notre île de Pharos qui marque l'étape médiane[56]. Tout ce rivage, ajoute Diodore, est d'accès très difficile. Sur le front de l'Égypte, la bande de terre est invisible quand on n'a pas l'expérience de ces parages : si l'on n'y prend garde, on y risque l'échouement ou le naufrage en pleine côte déserte.

La côte syrienne et la côte africaine, qui encadrent le Delta, sont en effet très inhospitalières. Après Jaffa, aucun port n'est accessible, aucune ville même n'est visible de la mer. Pendant les mois d'été, les navires peuvent mouiller devant Ascalon, en se tenant prêts à appareiller au moindre indice de mauvais temps.... Gaza [n'est pas bâtie sur la mer], mais à 5 milles environ du rivage dont elle est séparée par des dunes de sables hautes de 60 mètres (les périples grecs savent que Gaza est à sept stades de la mer[57]).... La côte est ensuite, sur un développement de 74 milles, extrêmement basse et offre de sérieux dangers aux navigateurs par suite des bancs, qui s'étendent à grande distance de la plage, et de l'absence d'objets remarquables permettant de fixer la position du bâtiment ; on devra donc y naviguer avec la plus grande prudence. La sonde sera le seul guide[58]. Sur cette côte, les périples grecs signalent les terribles enlisements du lac Sirbon. Puis vient le Delta avec les dangers signalés par Diodore et Strabon[59]. Puis au cap rocheux d'Aboukir, commence la côte libyque, déserte, rocheuse, toute semée d'écueils et mal pourvue d'eau douce. Cette Libye mystérieuse semble tourner le dos à la mer. Elle offre presque partout la vue décrite par nos Instructions : une plage de sables, bordée en arrière de collines basses, et défendue, sur presque toute sa longueur, de nombreux récifs et de petits fonds[60].

Sables syriens, vases du Nil, récifs de Libye, on n'évite les uns que pour affronter les autres. Les voyageurs francs du XVIIe siècle décrivent à qui mieux mieux les dangers de ce golfe égyptien : La nuit du 25 août, dit P. Lucas, je fus saisis d'inquiétude. Je me mis à regarder la mer attentivement ; les eaux m'en parurent toutes blanches. Dans ma frayeur, je courus avertir le pilote. Comme il n'ajoutoit pas foi à ce que je lui disais, j'éveillay le capitaine et je fis beaucoup de bruit. On tira un bouilleau d'eau que la lumière fit remarquer trouble et blanche et, la sonde jetée en mer, il ne se trouva que six brasses d'eau, ce qui mit tout le monde en alarmes. On vira de bord et nous marchâmes bien une demi-heure avec six brasses d'eau. Ce qui nous fit courir ce grand danger, c'est que le pilote et tous ceux du bord, qui se meslent de faire la route s'étaient trompés de cent milles[61]. Autres récits : Vingt-deux jours après notre départ de Smyrne, nous nous aperçûmes que l'eau de mer était blanche, qui était une marque que nous étions proche de terre. La rive est si basse et si unie que, sans les palmiers qui sont sur le bord, on ne pourrait pas l'apercevoir à deux lieues de distance[62]. Les vents y soufflent en bourrasques et les ancres les plus solides ne suffisent pas à maintenir les bateaux au mouillage ; à plus forte raison doit-on craindre l'échouement, quand une longue navigation a quelque peu pourri les cordages : Quinze jours devant, il s'était perdu dans le port d'Alexandrie un grand galion, qui tenait sur quatorze ancres de toutes lesquelles le câble se rompit en même temps[63].

Ajoutez, si l'on veut entrer dans le Nil, les difficultés de la barre et les dangers du courant : Nous fûmes quinze jours au bogas de Damiette, à cause du vent qui était si violent qu'il avait poussé des montagnes de sable dans la bouche, qui en rendaient le passage impraticable. Dans ces occasions, il faut attendre qu'il ait cessé et que les eaux du Nil, que la mer a refoulées, reprennent leur cours ordinaire et que par leur impétuosité et leur pesanteur elles entraînent ces sables et s'ouvrent un chemin libre. Nous n'étions pas seuls à attendre. Il y avait avec nous près de quarante saiq.ues arrêtées et qui attendaient ce débouchement avec impatience[64]. Ces récits nous font mieux comprendre l'effroi de Ménélas quand Proteus lui ordonne de rentrer dans le fleuve pour faire les sacrifices aux dieux : Mon cœur se brisa à la pensée de cette interminable et périlleuse navigation.

C'est ici une mer sauvage, dit le poète. Entre la mer ouverte, éventée et clapotante du large et les mouillages tranquilles du fleuve, c'est encore la même opposition que plus haut, chez les Phéaciens, entre la mer calme du détroit et la mer agitée du large, et Strabon emploie les mêmes mots que notre poète odysséen : il parle des promontoires rocheux de Pharos qui exaspèrent en toute saison les flots venus du large. En cette mer sauvage, on ne rencontre qu'un mouillage absolument sûr et qu'une aiguade toujours abordable. C'est notre île de Pharos, petite île allongée, collée contre le continent avec lequel elle forme un mouillage à double entrée : le rivage découpé projette vers l'île deux pointes au-devant desquelles l'île semble bâtie pour fermer la rade, dit encore Strabon. Sur le rivage de la terre ferme et sur les rives de les bateaux primitifs trouvaient en de nombreuses criques de bonnes pentes de halage : Il y a là un port aux bonnes cales. On remet les vaisseaux à la mer, quand on a puisé l'eau noire.

Pharos, dit le vieux périple grec de Skylax, est en Libye une petite île déserte, pourvue de nombreux ports ; on va faire de l'eau au lac Mareia qui est en face ; cette eau est potable ; la traversée de l'île au lac est très courte. La digue, qui plus tard réunit l'île au continent, prit le nom de Sept-Stades, à cause de la distance qui, disait-on, séparait jadis les deux terres. Dans le texte de Skylax, les nombreux ports, sont un exact équivalent de notre port aux bons mouillages, et l'eau du lac Mareia est bien l'eau noire du poète. Nous connaissons la différence entre les ondes noires des citernes, des lacs, des trous d'eau dormant sur le fond de vase, et les ondes blanches des sources superficielles, courant sur le sable ou sur le rocher. Ici le lac Mareia paraît plus noir encore aux navigateurs, qui venus de Syrie, viennent de longer les bouches du Nil, dont les eaux blanches se reconnaissent au loin.

J'ai trop souvent et trop longuement insisté sur le rôle des petites îles côtières pour répéter encore de quelle utilité Pharos, cette île parasitaire, pourvue de bons mouillages et d'une aiguade, put être aux caboteurs de Sidon. Après l'Égypte, qui leur est une terre familière et amie, voici pour les vaisseaux sidoniens l'étape du premier soir en terre nouvelle, mystérieuse, barbare. lei commence la Libye inhospitalière et cette longue côte dangereuse, qui de relâche en relâche, de refuges sous îlots en refuges sous îlots, comme dit Skylax, se déroulera pendant des semaines jusqu'aux grands comptoirs de l'Occident, jusqu'au pays ou s'élèvera plus tard la grande Ville Veuve, Carthage. Pour aller vers ces comptoirs, Pharos est une étape fort utile. Mais, pour en revenir, elle est une station indispensable. Le régime des vents, en cette extrême Méditerranée, est disposé de telle sorte que les navigateurs, revenant de Libye vers Sidon, auront comme Ménélas à séjourner ici plusieurs semaines avant de rencontrer enfin la luise favorable. Ici, leur route se coude à angle presque droit. Jusqu'ici ils marchaient d'Ouest en Est ; il leur faut maintenant aller vers le Nord ou le Nord-Est. Or, consultez la table des vents que donnent les Instructions nautiques pour le port d'Alexandrie :

En été, les vents soufflent ordinairement du Nord-Ouest, frais, faisant briser la mer sur les récifs. La brise de mer mollit après trois heures de l'après-midi et est remplacée, le soir, par la brise de terre. Dans cette saison, le matin et le soir sont donc les moments les plus favorables pour l'entrée et la sortie des navires. En automne et au printemps, les vents sont variables et modérés. La table suivante, qui comprend une série d'observations faites de 1875 à 1885, donne le nombre moyen de jours par mois où le vent a soufflé d'une certaine direction :

Durant les six ou sept mois de la saison navigante, on voit combien les vents de Nord ou d'Est prédominent : sur deux cent dix journées environ, plus de cent quatre-vingts sont occupées par ces vents, qui sont absolument contraires ou fort désavantageux à la navigation vers les ports de Syrie. Chaque année, durant des siècles peut-être, cette île de Pharos dut servir au séjour des barques sidoniennes, qui rentraient vers la Syrie et qui vainement attendaient l'un de ces souffles favorables, guides des vaisseaux sur la vaste mer, comme dit Ménélas.

Dans les récits des matelots sidoniens, comme dans leur vie réelle, Pharos devait donc tenir une grande place. Mais ce pauvre rocher ne pouvait servir vraiment qu'aux marines de Sidon : elles seules aussi lui pouvaient faire une renommée. Les Hellènes fréquenteront pendant trois ou quatre siècles les marchés du Delta avant de fonder en cet endroit leur ville d'Alexandrie. C'est que, venus du Nord, n'exploitant alors que l'Égypte, les Hellènes du VIIe au IVe siècle abordent directement dans le Fleuve, comme notre corsaire crétois et comme les corsaires ou navigateurs francs. Sur le fleuve même, Naukratis est la Rosette de ce temps. le grand emporion et le grand bazar helléniques. Si plus tard Alexandrie se fonde, c'est que les Hellènes du ive siècle ne commercent plus seulement du Nord au Sud entre l'Archipel et le Nil, mais encore de l'Est à l'Ouest, entre la Syrie et la Cyrénaïque hellénistiques et jusque vers Carthage. L'Alexandrie grecque s'installe alors au carrefour de ces deux routes et, près de notre îlot de Pharos, le port d'Alexandre remplace la vieille relâche des Sidoniens : entre la ville continentale d'Alexandrie et la station insulaire de Pharos, subsiste seulement la différence que nous avons signalée entre les établissements helléniques, qui sont en terre ferme, pour la conquête et la colonisation, et les établissements phéniciens qui étaient sur roches avançantes ou sur îlot, pour les seuls besoins du commerce et du cabotage. A part cette différence, Pharos et Alexandrie ne peuvent être que des établissements étrangers. Il me semble donc que la renommée odysséenne de Pharos, comme la renommée de Kalypso, ne put être faite que par les marines de Sidon : nous savons qu'aux temps homériques les Phéniciens exploitaient déjà cette côte de Libye ; d'étape en étape, ils l'avaient suivie déjà jusqu'aux lointaines Colonnes.

III. — La toponymie et l'étude des noms propres confirmeraient ces données topologiques. Car le nom même de Pharos suppose, je crois, un intermédiaire sémitique entre cette transcription grecque et l'original égyptien. L'île de Prouti est bien aussi l'île de Piroui-aoui ; mais la seule transcription sémitique pharo'a nous rend vraiment compte du changement de piroui-aoui en pharos. De l'égyptien au grec, de piroui-aoui à pharos, la distance serait énorme ; du sémitique au grec, elle est au contraire à peu près nulle et pharo'a nous donnerait φάρος, pharos, exactement de la même façon que margo'a, par exemple, nous a donné Morgos ou A-morgos, Άμοργος. La disparition du ה final s'explique par la similitude de terminaison que l'usage établit bientôt entre les divers noms insulaires : l'euphonie populaire rapprocha de plus en plus pharos des paros, samos, naxos, etc. Le conte odysséen nous fournit un autre nom de lieu sémitique qui, je crois, est encore plus facile à reconnaître.

Le paradis odysséen porte déjà le nom que les Hellènes garderont à leur Terre des Bienheureux : c'est le Champ Élyséen, Ήλύσιον πεδίον. Ce nom ne peut avoir aucune signification en grec : l'expliquer à la façon des Anciens par l'endroit où l'on vient, la venue, etc., c'est expliquer Soloi par Solon, Minoa par Minos, Caiffa par Kaïphe, et Jaffa par Japhet. Les marins de tous les temps ont accepté ces jolis calembours ; mais il est impossible de les répéter avec confiance. Nous avons, par contre, un doublet qui nous donne le vrai sens de élyséen, ήλύσιον, car cette Prairie Élyséenne fut pour les Hellènes la Terre ou des Îles des Bienheureux. Sous les trois formes alax, alaz et alas, les Hébreux ont une racine verbale identique qui signifie être joyeux, être heureux. La forme participiale alous qui serait l'exacte traduction du grec μάκαρ, heureux, joyeux, donnerait au pluriel elousim : d'où la Prairie ou le Champ des Bienheureux, Abel ou Padan Elousim, dont les Hellènes ont tiré, moitié par transcription, moitié par traduction, leur Prairie ou Plaine Élyséenne, Ήλύσιον πεδίον. La transcription de elousim en elusion est conforme aux règles que nous connaissons : le ע initial tombe comme dans Ezer, Έζερ, ou dans Hébreu, Έβραΐος, ou dans Er, Ήρ, etc., et la terminaison im du pluriel est rendue par ιον comme Thourim nous a donné Thourion, Θούριον. Le Champ Élyséen et la Prairie des Bienheureux ne sont donc qu'une seule et même chose, et l'étude de la géographie réelle ne tarde pas à vérifier la valeur de ce doublet.

Car ces Champs des Bienheureux étaient pour les plus vieux Égyptiens un morceau de notre terre, un pays aussi réel que les régions habitées par les vivants. La situation en était parfaitement déterminée. Ces Champs étaient placés aux extrémités de la terre et ils y restèrent toujours. Mais à mesure que les explorations des marchands et les découvertes des navigateurs avaient reculé pour les Égyptiens les extrémités du monde, on avait vu les Champs des Bienheureux se déplacer, et, suivant les progrès des connaissances géographiques, s'éloigner vers le Nord et vers l'Ouest. Aux premiers temps de l'Égypte, on peut dire que la terre des vivants s'arrêtait aux marais encore fluides du Delta ; c'était pour les Égyptiens le bout du pays et l'extrémité du monde terrestre ; au delà s'étendaient les immensités désertes de la Très Verte. Le Champ des Bienheureux était alors dans le Delta : les premiers Égyptiens localisaient les Champs d'Ialou dans un canton septentrional qui, même aux temps historiques, garda le nom d'Ialou :

M. Lauth, dit G. Maspero, a eu grandement raison de reconnaître dans le canton d'Ialou (ou d'Aarou) de la géographie civile de l'Égypte, le site primitif des Champs d'Ialou qu'Osiris habitait. Les marais du Delta, situés à l'extrémité du pays, encombrés de joncs et de plantes gigantesques, semés d'îles qu'on entrevoit de loin mais qui sont inaccessibles, étaient bien le séjour qui convenait aux morts. Ce fut là que le corps d'Osiris fut transporté par le Nil, là qu'Isis conçut et qu'Horus naquit, là que les morts dévoués à Osiris et à son fils, les Serviteurs d'Horus, allèrent rejoindre leur maître. Nous n'avons aucun témoignage direct de ce qu'était ce paradis [primitif]. Mais la description et les vignettes du Livre des Morts sont si caractéristiques, que je ne doute pas qu'elles ne nous aient conservé, dans l'ensemble tout au moins, la topographie des premiers Champs d'Ialou. C'est un groupe d'îles séparées l'une de l'autre par des canaux plus ou moins étroits et par des lacs plus ou moins profonds. Elles avaient chacune un nom qui nous a été conservé et dont le sens n'est pas toujours facile à comprendre. Selon quelques-uns, elles étaient entourées d'un mur qui les rendaient inaccessibles aux ennemis d'Osiris.

Les Grecs, de leur côté, répétèrent que les Îles des Bienheureux, le Champ Élyséen, étaient à l'origine dans le Delta, aux alentours de Canope, dit Appien[65] : Champs d'Ialou avec leurs îles et Prairie Élyséenne avec les îles des Bienheureux ne sont qu'une seule et même chose. Elousim, ce sont les Acclamants, les Jubilants, les Heureux qui témoignent de leur joie par des acclamations : car le sens propre de alas est crier sa joie, acclamer, témoigner son bonheur par les hurlements auxquels se livrent toutes les foules. Et les Bienheureux d'Ialou sont vraiment des Acclamants, des elousim. Ils se pressent chaque soir sur les rives du fleuve paradisiaque, afin d'acclamer le Soleil mourant, de l'Occident, Râ de l'Amenti, qui passe sur sa barque. Ils hurlent de joie à sa venue et chantent ses louanges : O Râ, les dieux de l'Amenti (Occident) se réjouissent de ta beauté et les champs mystérieux célèbrent tes louanges. Tous viennent te rendre hommage en criant : Arrive en paix ! Arrive ! C'est une explosion de cris de bienvenue et tous les mânes du Douat s'écrient : Hommage à toi qui..., etc. ! Hommage à toi qui..., etc. ! Que on relise dans le Livre des Morts[66] la description des Champs du Repos et l'on comprendra mieux la justesse du nom Prairie des Acclamants, Abel Elousim, Ήλύσιον Πεδίον.

Donc[67], à l'origine, Sokhet Ialou, c'est-à-dire la Prairie des Souchets (le poète odysséen dira la Prairie des Asphodèles), et Sokhet Hotpou, c'est-à-dire la Prairie du Repos, se cachaient au milieu du Delta, en de petits archipels d'îlots sablonneux. Ce fut le premier royaume d'Osiris. Mais ce royaume se déplaça quand on apprit à mieux connaître le Delta et la géographie réelle du monde. Le paradis osirien franchit la mer. Pour un temps, il s'installa sur les côtes nouvellement découvertes de la Syrie. Plusieurs traits du mythe d'Osiris montrent que l'une de ses premières étapes fut la côte phénicienne. C'est à Byblos que le courant emporta, dit-on, le corps du Dieu. C'est à Byblos qu'Isis se réfugia. C'est à Byblos qu'abordait chaque année la tête en papyrus que les prêtres jetaient dans le Nil. Je ne sais pas, ajoute Maspero, si, de Phénicie, les Champs d'Ialou ne passèrent pas sur une côte plus lointaine. La toponymie de l'Archipel hellénique prouve qu'en réalité, les Champs d'Ialou s'y transportèrent. Deux îles furent tour à tour le Champ Élyséen ou Île Heureuse ; les deux îles de Rhodes et de Lesbos nous ont conservé ce doublet : toutes deux ont à la fois le Champ Élyséen et l'Île Makaria, l'Île des Bienheureux, Μακαρία[68].

Rhodes, où vinrent aborder Danaos et Kadmos, s'appela d'abord Makaria[69]. Son héros Makar, l'Homme Heureux, était l'un des sept fils du Soleil, qui furent de grands astrologues et de grands navigateurs et qui fondèrent une ville, nommée par les Hellènes Achaia, dans le canton de file qui s'appela toujours Ielysia ou Ialysia[70]. Achaia-Ialysia nous donnent encore un doublet gréco-sémitique. L'île Heureuse, Niin ; Maxapia, était, pour les Phéniciens, I-elusia ou I-alusia : les deux termes sont identiques. L'île conserva toujours sa ville de I-alysos ou I-elysos : à la mode dorienne, I-alysos prévalut. Les Rhodiens n'oublièrent jamais la colonisation et le long séjour des Phéniciens en cette ville. Les Sidoniens s'y étaient installés à demeure et mêlés aux indigènes. Kadmos les avait établis autour d'un temple de Poséidon, dont les familles phéniciennes conservèrent toujours la garde. Maîtres du culte, les étrangers se transmirent les sacerdoces de père en fils. Maîtres de la ville, ils devaient la posséder, suivant l'oracle, tant que les corbeaux seraient noirs et tant que les sources ne verseraient pas des poissons dans les cratères. Topologiquement, cette station de Ialysos était, sur la mer du détroit, une dépendance et un complément nécessaire de la grande station de Lindos sur la mer du large. Venues du S.-E., de la mère patrie, les flottes phéniciennes arrivaient droit à Lindos. Mais quand elles revenaient du N.-O., au contraire, des marchés de l'Archipel et du continent grec, il leur fallait une relâche sur la côte Nord de l'île : au pied de leurs hautes collines, Kamyros et Ialysos leur offraient leurs plages de sables. Quand les Doriens survinrent, Ialysos était aux mains du roi phénicien Phalantos, dont le nom sous cette forme est grec et signifie le Chauve (l'Écriture nous donnerait l'original de ce nom traduit Karcha, le Chauve). Par ruse, les Doriens, avertis de l'oracle, blanchirent des corbeaux et firent déposer quelques poissons dans les amphores. Phalantos, voyant l'oracle accompli, rendit sa ville et reprit la mer. Les Doriens s'installèrent dans la ville phénicienne dont ils traduisirent le nom : cette ville de la Terre des Acclamants, I-alysos, s'appela désormais la Retentissante, la Résonante, Akhaia, άχαία, du dorien άχος pour ήχος, άχώ pour ήχώ, άχά pour ήχή etc. : ce nouveau doublet vérifie très exactement le sens que nous avons retrouvé pour alas et elousim, acclamer et acclamants. Les deux noms Ialysos et Akhaia subsistèrent. Mais peu à peu les Hellènes oublièrent l'équivalence de ces deux termes désignant une seule et même chose. Les générations suivantes cherchèrent une application pour chacun de ces termes : elles firent d'Akhaia une ville de l'Ialysie, ou une citadelle d'Ialysos[71], comme à Mégare, Ville de la Caverne, Karia Megara, elles avaient par un même procédé fait de Megara la ville, et de Karia l'acropole.

Le Champ Élyséen ne resta pas longtemps à Rhodes. Poussant plus loin vers le Nord, les navigations phéniciennes le transportèrent à Lesbos, où l'un des sept Héliades, Makar, l'Homme Heureux, vint de Rhodes s'installer et fonder le culte des sept Muses ou Nymphes Lesbiennes que les poèmes homériques connaissent déjà[72]. Lesbos est tout ensemble l'Île Heureuse, Makaria, et le Champ Élyséen, nous conservant ainsi le doublet que nous avons déjà pour Rhodes.

Mais, en même temps que vers le Nord, le monde égyptien s'était agrandi vers l'Ouest. Jadis limitée à la vallée du Nil, l'Égypte avait peu à peu débordé sur le désert, et de ce côté aussi le Champ des Bienheureux s'éloigna vers les extrémités de la terre. Parmi les Égyptiens, dit G. Maspero[73], il y eut deux théories sur le site de l'autre monde. Les uns, fidèles d'Osiris, envoyaient leurs morts au Nord ; les autres, fidèles du dieu Sokaris, les envoyaient à l'Ouest. C'étaient deux données contradictoires qu'il s'agissait pourtant d'accorder. La conciliation s'opéra par l'intervention d'un troisième dieu, Khontamentit, celui qui préside à la région de l'Ouest. L'adjonction de Khontamentit à la dualité Sokar-Osiris concilia les données contradictoires que Sokaris et Osiris apportaient avec eux. Un soleil naît chaque matin à l'Orient, meurt chaque soir à l'Occident, au domaine de Sokaris. Son âme va rejoindre au Nord-Est le domaine d'Osiris aux Champs d'Ialou. Les âmes humaines suivent le même chemin : elles vont à l'Occident dans le domaine de Sokaris, comme Khontamentit, et reviennent, comme lui, au Nord-Est dans les champs d'Osiris. Vers l'Ouest donc on chercha le domaine des Bienheureux. Les Égyptiens eux-mêmes le trouvèrent d'abord dans le désert occidental, à sept jours de Thèbes, en cette Oasis que les Hellènes, dit Hérodote, appellent en leur langue l'Île des Bienheureux[74]. — Ce nom d'Île des Bienheureux, qu'Hérodote lance en passant, montre qu'une légende, encore populaire à l'époque saïte, faisait des Oasis un domaine des morts, où les âmes vivaient dans l'abondance et la félicité. Cette légende était fort ancienne et Brugsch a rappelé fort justement que la partie de l'Oasis nommée Zoszes est indiquée dans les textes hiéroglyphiques comme servant de séjour aux mânes. Brugsch fait remarquer encore que Zoszes paraît avoir été, à l'origine, une sorte de pays mythique, dont on fixa assez tard la position précise. Peut-être le nom de Aït-Khôou, Île des Mânes, qu'un des séjours élyséens porte dans les chapitres CILIX-CL du Livre des Morts, désigne-t-il l'Oasis thébaine et n'est que l'original de l'expression grecque Μακάρων Νήσος, Île des Bienheureux. En tout cas, les Oasis du désert Libyque furent considérées jusqu'aux derniers temps comme une retraite des morts.

Mais, vers l'Ouest, par mer, les flottes de Sidon avaient reculé bien plus loin les bornes du monde. D'escale en escale, elles chassaient devant elles la Terre des Bienheureux. Le Champ Élyséen finit par sortir de la Méditerranée : au-delà des Colonnes du Couchant, plus loin que le Pilier d'Atlas et que l'Île de la Cachette, plus loin qu'Ispania-Kalypso, le paradis disparut enfin dans la profondeur de l'Océan occidental. C'est là que Grecs et Latins eurent leurs Îles des Bienheureux. C'est là que les poèmes homériques situent déjà leur Champ Élyséen : c'est parce que le Poète, dit Strabon, connut les navigations des Phéniciens vers l'Espagne qu'il localisa de ce côté la Prairie Élyséenne[75]. On voit qu'il faut prendre au pied même de la lettre ce texte de Strabon : l'épisode de Kalypso nous a prouvé que les Phéniciens, avant l'époque homérique, s'étaient avancés déjà jusqu'à la Colonne du Couchant.

IV. — Les autres noms propres du conte odysséen nous mèneraient en dernière analyse aux mêmes doublets gréco-sémitiques, ou plutôt, si l'on veut me permettre ce néologisme, aux mêmes triplets égypto-sémito-grecs. Deux noms propres surtout se prêteraient à cette étude : l'Odyssée donne les deux Juges des Morts, Minos et Rhadamanthys. Nous avons le sentiment déjà que le dernier n'est pas sans analogie avec les Gouverneurs, Princes ou Seigneurs de l'Amenthès. Mais, pour donner quelques preuves à l'appui de ce sentiment, il faudrait entamer une très longue discussion sur les origines crétoises auxquelles ces deux noms sont. liés, sur le mythe crétois de Minos, sur la thalassocratie du Minos de Crète. Je renvoie cette trop longue discussion à un autre ouvrage. Je montrerai quelque jour comment, du Livre des Morts égyptien, est sortie la légende crétoise, comment Minos, Rhadamanthys et Sarpédon sont, tous trois, petits-fils de Phoinix et fils de l'occidentale Europè, et comment cette Belle Dame du Couchant n'est que la traduction phénicienne de la Belle Amentét, Amentet nefert, des Égyptiens. Tous les noms et tous les détails du mythe crétois nous sont expliqués par le Livre des Morts. La Crète avait été, elle aussi, le séjour de l'Amenti, la Terre des Bienheureux, Makaron insulam nonnulli a temperie cœli existimavere. Le Minotaure n'est qu'un dieu taurocéphale de l'Amenti. Le taureau de la belle Europè n'est que le taureau de la belle Amentet. Partout où successivement débarqua cette Déesse du Couchant, Amentet-Europè, les lies des Bienheureux s'installèrent : en Béotie, la citadelle de Thèbes est aussi l'Île des Bienheureux[76]. Mais ce n'est point ici le lieu d'entrer en cette merveilleuse histoire : il faut revenir à notre onomastique odysséenne.

Le mot Égypte, Αϊγυπτος, est d'ordinaire expliqué par le nom égyptien de Memphis, Haikouphtah ou Hakaphtah, le Château des Doubles du dieu Phtah[77]. Que le nom de la capitale ait servi dans les langues étrangères pour désigner le pays tout entier et le fleuve même ; la chose en soi ne présente rien d'invraisemblable. Nous trouverions de nombreux exemples d'une pareille opération dans les diverses onomastiques Cambodge, pour nous, a longtemps désigné un peuple, un pays et un fleuve. Mais cette opération implique. aussi un certain état du pays. Si c'est Memphis qui représentait aux yeux des étrangers tout le royaume, c'est que cette Haikouphtah, ce Château des Doubles, était alors la capitale politique ou le grand emporion, la ville principale dans l'estime des étrangers. Or tous les textes et toutes les réalités homériques nous ramènent à une époque où depuis longtemps la vieille suprématie de Memphis a disparu : l'Odyssée nous fait descendre à la période de l'histoire égyptienne ou c'est Thèbes qui est la grande ville de l'Égypte et du monde ; les poètes homériques ne connaissent même pas le nom de Memphis. Parmi les marines phéniciennes, au contraire, ce nom devait être populaire : d'une part, le souvenir de la grandeur memphite pouvait subsister dans les histoires ou les légendes de Sidon, et, d'autre part, les Phéniciens gardaient dans la Memphis déchue un quartier, un camp, στρατόπεδον : les Francs, Vénitiens et Génois emploient ce même mot de camp pour leurs quartiers fermés dans les villes levantines, — avec un temple de leur Astarté, qu'Hérodote appelle l'Aphrodite étrangère[78]. Memphis, à la tête du Delta, restait donc pour le commerce phénicien ce que les bazars du Caire resteront toujours pour le commerce franc. Aussi je croirais volontiers que les seuls Phéniciens ont pu appliquer à tout le pays le nom de leur camp, de leur grande place de trafic.

Quand le commerce grec parait en Égypte, ce n'est pas Memphis qui est le camp hellénique : c'est Naukratis, et cette apparition du commerce grec est de beaucoup postérieure aux poèmes homériques. Les pirates achéens ne connaissent encore que la côte du Delta, où ils descendent, et la capitale où réside le roi, Thèbes. Ce nom de Thèbes n'est pas égyptien : la ville a pour les Égyptiens les noms de Ouisit et Apitou[79]. Ce nom de Thèbes pourrait avoir un sens en égyptien. Mais il ne présente aucun sens en grec. C'est pourtant un nom répandu dans les terres ou mers helléniques. La Béotie et la côte d'Asie Mineure ont, chacune, leur Thèbes, Θήβαι ou Θήβη. Aucune étymologie indo-européenne ne peut rendre compte de ce vocable. Ces Thèbes en pays hellénique sont des fondations étrangères. L'une est la Thèbes des Ciliciens de l'Ida, voisine du fleuve aux Sept-Gués et du port d'Adramyttion, qui lui-même porte un nom sémitique

κ δ πλιν πρσεν Κιλκων ε ναιετουσαν

Θβην ψπυλον[80]...

L'autre est la Thèbes de Béotie, la ville aux Sept-Portes, fondée par le Phénicien Kadmos[81].

Nous sommes bien sûrs maintenant que cette histoire de Kadmos n'est pas une légende : une station phénicienne a réellement existé en ce carrefour de routes, au cœur de la Béotie orientale, à égale distance de toutes les mers béotiennes. Or, l'Écriture emploie le mot teba ou plutôt theba, pour désigner un coffre, une boîte, une arche, comme l'arche de Noé ou la corbeille de Moïse sur le Nil. Les Septante traduisent theba en κίβωτος, coffre, ou transcrivent en θίβη, θήβη : nous savons en effet que le xi initial donne ordinairement un θ. On imagine pour la Thèbes béotienne une raison possible de cette appellation : si theba est l'arche dans laquelle Noé se sauva du déluge, Thèbes est la ville fondée par Ogygos qui, lui aussi, échappa au déluge.... Mais nous avons un doublet pour nous confirmer la valeur de cette étymologie, puisque l'un des noms égyptiens de la Thèbes d'Égypte, apitou, signifie les coffres. Je crois que Thebai Apitou forment un doublet égypto-sémitique. Thèbes est une traduction sémitique d'Apitou que les Hellènes transcrivirent ou adoptèrent : les Coffres, Apitou, ont ainsi donné les Thèbes du poème odysséen.

C'est donc par l'intermédiaire des Sémites que les noms de cette région sont parvenus d'abord au poète homérique ou aux peuplades achéennes. Il est assez remarquable que le poète ne connaisse pas encore le nom du Nil : pour lui, le fleuve s'appelle Aigyptos comme le pays, πόταμος Αϊγυπτος, le fleuve Aigyptos. — Le mot Nil, dit G. Maspero, est d'origine indécise : il nous vient des Grecs qui l'avaient emprunté à un peuple étranger, Phéniciens ou Khiti, tribus de Libye ou d'Asie Mineure. Quand les indigènes égyptiens ne voulaient pas traiter leur fleuve en dieu, en hâpi, ils l'appelaient la mer ou la rivière, iatour-aou, iaour-aou ou iaouma, ioma[82]. Les Hébreux ont connu le Iaor ou Iaour Misraïm, le lac d'Égypte, Misraïm étant pour eux le nom de l'Égypte. Mais ils connaissent aussi le Nahal ou Nehel Misraïm, qui est une autre rivière, toute différente du fleuve, nahal, que les Septante transcrivent en neel, est un nom commun pour désigner les cours d'eau, les rivières, torrents ou fleuves : l'Écriture connaît les nahal d'Ascalon, de Gad, d'Amon, etc. Les formes variables du nom grec Neilos, Nilos, Neel, Nèl, etc., s'adapteraient à ce mot nahal ou nehel (avec chute du ה médian, ainsi qu'il arrive d'ordinaire). En supposant un nom phénicien Nehel Haikouptah, le Fleuve de Memphis, on rendrait compte tout à la fois du Nilos classique, qui ne serait qu'une transcription abrégée, et du Potamos Aigyptos homérique, qui serait, par moitié, une traduction (potamos = neel) et, par moitié, une transcription (Haikouptah = Aigyptos).

 

De cet ensemble de faits, je crois qu'une conclusion se dégage. Il me semble que le poète odysséen nous fournit sur l'Égypte des renseignements fort exacts et très précis. Il me parait certain que les corsaires achéens fréquentaient les côtes du Delta : par la seule raison qu'ils étaient corsaires, ils étaient attirés vers cette plaine maritime, comme un essaim d'abeilles vers un pot de miel. Il est donc possible que le poète odysséen ait connu l'Égypte par la renommée achéenne et par les récits des pirates de l'Archipel. Mais il me parait non moins possible qu'il la connut surtout d'une autre façon, par des textes écrits, par des contes de magie et de sorcellerie où les Pharaons, les Prouti, et leurs filles tenaient le premier rôle. A travers l'imitation que le poète grec en fit, ces contes reparaissent tout semblables aux contes pharaoniques que nous ont livrés les papyrus, — avec une seule différence, c'est que, par certains mots et par certains éléments essentiels, l'imitation grecque trahit un intermédiaire sémitique.

Le Nostos de Ménélas se présente à nous comme un mélange de choses égyptiennes et de choses sémitiques, ce qui proprement est le caractère des productions phéniciennes. Hérodote nous dit que les vaisseaux phéniciens apportaient en Grèce des chargements mi-partie égyptiens, mi-partie assyriens[83]. Nous voyons un pareil mélange dans le style des monuments que les archéologues d'un commun accord rapportent aux Phéniciens[84]. Les poèmes homériques eux-mêmes nous fournissent peut-être un bel exemple dans les scènes du bouclier d'Achille. Il faut lire la dissertation de M. A. Moret : Quelques scènes du bouclier d'Achille et les tableaux des tombes égyptiennes[85]. On y trouvera la preuve indiscutable, je crois, que telles scènes de ce bouclier homérique ne sont que la reproduction des tableaux sculptés ou peints a milliers d'exemplaires en Égypte, sur les murs des mastabas memphites ou des hypogées thébains. M. Moret conclut :

Resterait, à savoir comment l'influence des tableaux égyptiens a pu s'exercer sur l'imagination des rhapsodes homériques. Est-ce par l'intermédiaire d'œuvres d'art phéniciennes ?

Helbig a dit, à propos du bouclier d'Achille, que les descriptions de certaines scènes sont inspirées par des modèles plastiques. Ces modèles sont surtout des vases en métal d'importation phénicienne ou des imitations grecques de ces dernières. Nous avons assez de preuves de l'influence de l'Égypte sur l'art phénicien pour ne pas écarter cette hypothèse. Mais, d'autre part, était-il impossible à des Ioniens de voir de leurs yeux les originaux d'Égypte ? Non, assurément ; nous savons que les tombeaux des nécropoles anciennes, memphites ou autres, étaient visités avec curiosité : les Grecs, qui avaient libre accès en Égypte, ne devaient pas être les moins avides de pénétrer le secret des tombes. Bien ne s'oppose donc à ce que les rhapsodes homériques aient connu, soit directement, soit indirectement, les peintures ou les bas-reliefs funéraires égyptiens. Mais cette délicate question des voies de pénétration de l'influence égyptienne n'est point celle que nous avons voulu aborder : nous nous contenterons de signaler cette influence même. A coup sûr, nous ne nous flattons point d'avoir retrouvé, dans la masse des scènes funéraires égyptiennes, les originaux mêmes des modèles plastiques font les rhapsodes homériques ont pu s'inspirer ; mais du moins pouvons-nous conclure que, dans certaines scènes du Bouclier d'Achille, sont mis en œuvre avec une fidélité remarquable certains motifs décoratifs qui étaient utilisés en Égypte depuis les premières dynasties.

De même les peintures funéraires de l'Égypte ont servi, directement ou indirectement de modèle aux artistes homériques, de même les textes littéraires de l'Égypte ont dei servir aussi aux poètes odysséens. Mais, avec Helbig, je crois qu'entre l'Égypte et la Grèce primitive, il y eut un intermédiaire phénicien. Comme ils copiaient, sur leurs coupes de métal ou sur leurs boucliers, telles et telles peintures égyptiennes, les Phéniciens, dans leurs livres et récits, copiaient telles et telles œuvres littéraires, périples ou contes de magie. Pour les contes de magie, en particulier, il semble que la Bible nous puisse fournir un argument de poids. Pourquoi les Phéniciens, qui vivaient au contact permanent de l'Égypte, n'auraient-ils pas fait ce que firent leurs cousins et voisins de Judée, toutes les fois qu'ils vinrent à ce contact de l'Égypte ? Car ce sont vraiment deux contes à la mode égyptienne, deux contes de Prouti et de magiciens, que l'Écriture nous a transmis dans l'histoire de Joseph et dans celle de Moïse. C'est par un conte d'astrologues et de magiciens, par les sept vaches maigres et les sept vaches grasses, par les sept épis pleins et les sept épis vides, par les prophéties et divinations de Joseph, que l'Écriture nous explique l'arrivée d'Israël en Égypte, et c'est par un autre conte de magiciens que l'Écriture nous explique le Retour d'Israël, — le Nostos, diraient les Grecs, — la sortie d'Égypte avec l'homme à la baguette, Moïse. Il serait facile de montrer en détail les ressemblances multiples que ces contes hébraïques présentent avec les contes égyptiens : les magiciens de Pharaon, dans les contes des papyrus, font la plupart des miracles que l'Écriture attribue à Moïse et à son frère Aaron.

Il y eut des contes phéniciens qui attribuaient de pareilles merveilles à quelque Prouti de fantaisie. C'est par l'un de ces contes que l'on expliquait à Sidon le Retour merveilleux des flottes égarées dans la mer libyque, le sauvetage des navigateurs échoués sur l'île de Pharos. C'est d'un tel conte phénicien

que le poète homérique tira le Nostos, le Retour de Ménélas. Et cela est d'une importance capitale, avons-nous dit, pour nous expliquer aussi le Nostos, le retour d'Ulysse. Car, Nostos de Ménélas et Nostos d'Ulysse, il est possible que ces deux épisodes de notre Odyssée ne soient pas de la même main : ils sont sûrement de la même époque, du temps où la mode littéraire était aux Nostoi, aux Retours, c'est-à-dire aux poèmes de navigations merveilleuses, comme elle avait été ou comme elle était encore aux Érides et aux Ménides, aux Colères et aux Disputes, c'est-à-dire aux poèmes de guerre et de combats, comme elle fut plus tard, chez les Hellènes classiques, aux poèmes lyriques ou tragiques, et comme, chez nous, elle fut à la tragédie durant le XVIIe siècle, au roman durant le luxe. Or, le Nostos d'Ulysse nous est apparu déjà, dans ses deux épisodes de Kalypso et des Phéaciens, comme la transposition, en grec et en vers, de périples étrangers, vraisemblablement phéniciens. Et voici que le Nostos de Ménélas nous apparaît à son tour comme la copie fidèle d'un conte égyptien phénicisé. Si les Phéniciens avaient emprunté à l'Égypte la mode littéraire des contes magiques, ils avaient dû à plus forte raison lui emprunter une autre mode de récits beaucoup plus utiles à leur peuple de navigateurs. Les Égyptiens avaient déjà leurs périples, leurs récits détaillés de navigations réelles, avec vues de côtes à l'appui. Sur les parois du monument de Deir-el-Bahari, la reine Haïtshopitou, fille de Thouthmosis Ier, avait fait graver le récit et les dessins de son expédition commerciale vers les Terres de l'Encens.

Les portions conservées, dit G. Maspero[86], ne nous indiquent ni le port d'où la flotte partit, ni le nombre de jours qu'elle mit en mer. [Le premier tableau] nous montre seulement l'arrivée des Égyptiens, leur débarquement et leurs entrevues avec les indigènes ; il est accompagné de l'inscription : Croisière de la Grande Verte ; départ sur la bonne voie qui mène au Pays de Pouanit ; abordage en paix. Un navire est déjà mouillé. Un second navire, voiles baissées, mais encore sur rames, manœuvre à se ranger le long du premier. Les trois derniers font force de voiles et de rames pour rallier. [Second tableau] : le messager royal est descendu à terre sous la garde de huit soldats et d'un officier. Il a commencé par étaler des cadeaux de différentes sortes, cinq bracelets et deux colliers probablement en or, un poignard muni de sa gaine et de son attache, une hache semblable à celle dont sont armés les soldats, et onze colliers de verroterie. Les indigènes, alléchés par la vue de tant d'objets précieux, sont accourus avec leur chef Parihou, sa femme et ses enfants. Et l'inscription raconte : Venue des chefs, le dos courbé et la tête basse, pour recevoir les soldats de sa majesté, etc.

La reine Haïshopitou avait fait graver l'histoire entière sous les portiques qui limitaient la seconde terrasse de sa chapelle funéraire. On y voit la petite escadre voguant à pleines voiles, l'heureuse arrivée, la rencontre des indigènes, les palabres emphatiques, le troc librement consenti et, grâce à la minutie avec laquelle les moindres circonstances de Faction ont été détaillées, nous pouvons assister, comme sur place, aux opérations diverses dont se composait la vie maritime, non pas des Égyptiens seuls, mais des autres nations orientales. Les Phéniciens, lorsqu'ils s'aventuraient dans les eaux lointaines de la Méditerranée, c'est ainsi, à coup sûr, qu'ils armaient et maniaient leurs navires. Les points de la côte asiatique ou grecque sur lesquels ils débarquaient, le décor n'est pas le même que celui du Pouanit, mais les navigateurs se munissaient des mêmes objets d'échange et, dans la pratique des négociations, n'agissaient pas avec les tribus de l'Europe autrement que les Égyptiens avec les Barbares de la mer Rouge.

Toutes nos études antérieures nous ont montré la justesse de ces dernières remarques. Nous savons que le croiseur odysséen n'est que le vaisseau égyptien, à double gaillard d'avant et d'arrière, tel qu'il nous est représenté sur le monument de Deir-el-Bahari. Les procédés et les objets de trafic sont les mêmes ; les Phéniciens étalent aussi dans les ports grecs des colliers d'or, des armes et des manufactures : Comment avez-vous atteint cette contrée inconnue aux hommes d'Égypte ? disent les gens du Pouanit. Êtes-vous descendus par la voie du ciel ou avez-vous navigué par eau sur la mer de Tonoutri ?Qui donc es-tu ? demande le vieil Eumée. Sur quel navire es-tu arrivé ? Comment les marins t'ont-ils amené à Ithaque ? car je ne suppose pas que tu sois venu à pied jusqu'ici[87]. C'est la même question que Télémaque pose au prétendu Mentès, roi des Taphiens, et au mendiant qu'est d'abord Ulysse, puis à son père lui-même quand il l'a reconnu[88]. C'est la question que posent tous les terriens de ce temps aux navigateurs.

Ces explorations maritimes ou continentales des Égyptiens vers le Sud avaient mis en circulation certaines connaissances géographiques, ou plutôt ethnographiques, très exactes, que nous retrouvons dans nos poèmes homériques. Le monde homérique n'est peuplé au centre que de visages blancs, de populations blanches ; mais à ses deux extrémités, orientale et occidentale, apparaissent les visages noirs, les nègres, Αίθί-οπες. Les nègres habitent aux bouts de la terre, séparés en deux groupes : nègres du Couchant et nègres du Levant[89].

Les Anciens ont cherché vingt explications saugrenues de ce texte fort clair[90]. Nous ayons aujourd'hui deux pays des Nègres, ou, comme nous disons avec les Arabes, deux Soudans : le mot arabe soudan, les noirs, les nègres, est l'exacte traduction des visages noirs, Aithiopiens. L'un de nos Soudans est au Sud de l'Égypte, près de la Mer Rouge, à l'extrémité orientale du continent africain ; l'autre est sur l'Atlantique, à l'extrémité occidentale du même continent. Entre les deux, nos cartes portent encore, comme dénomination de tout le continent intérieur : Soudan ou Nigritie, ces deux noms formant doublet. Aux temps homériques, nous savons que les navigateurs phéniciens ont atteint déjà les nègres du couchant, qui habitent aux bords de l'Atlantique et que les périples postérieurs nous décrivent. Vers ces nègres du couchant, vers ce Soudan du Sénégal, nous avons étudié les routes des Sidoniens et les différents peuples qui, le Sidon, se succèdent jusqu'à l'Extrême-Couchant. Sur toute la côte méditerranéenne de l'Afrique, entre l'Égypte et les Colonnes, habitent des Berbères, des Libyens, de race blanche aux cheveux blonds. Ces Berbères, au delà des Colonnes, s'avancent encore sur l'Océan jusqu'au port de Lixos. Mais au delà commencent les Nègres, les Aithiopiens de Skylax et du Périple d'Hannon. Tant qu'il n'a pas quitté les parages libyens, Hannon, habitué aux langues berbères, a pu naviguer sans trucheman ; à Lixos, commencent pour lui les langues inconnues : on embarque des interprètes qui servent jusqu'à la Corne du Couchant, pendant les douze jours où l'on côtoie la Nigritie[91]. Ces Aithiopiens du Couchant passent leurs nuits à danser la bambou/a autour de grands feux, avec de grands cris, au son des flûtes et des tambourins : ce sont bien des nègres.... Par les Phéniciens donc, les nègres du couchant ont été connus du monde homérique en même temps que Kalypso. Mais les explorations égyptiennes avaient depuis longtemps découvert les nègres orientaux, les noirs du Pouanit, comme disent les textes hiéroglyphiques. Aussi le Nostos de Ménélas nous donne en raccourci une carte ethnographique assez exacte de cette extrémité sud-orientale du monde : Ménélas est allé à Chypre, en Phénicie, en Égypte, chez les Éthiopiens, les Sidoniens, les Arabes et les Libyens[92]. De Chypre en Libye, s'échelonnent en effet, sur la côte ou dans l'intérieur du continent, les Phéniciens, les Sidoniens, les Arabes, les nègres du Soudan et les Égyptiens. Tous ces noms s'expliquent facilement : le seul terme Έρεμβοί que je traduis par Arabes, pourrait prêter à discussion, si les langues sémitiques ne nous fournissaient pas Arabim ou Erabim, comme nom de ce peuple que nous appelons arabe. La transcription en Erembes, Έρεμβοί, est régulière : nous savons que le צ initial tombe souvent et que le sémitique ב est souvent rendu par les Grecs, comme notre b, en μπ, μβ, μ etc.

 

Reprenons donc le Nostos d'Ulysse avec la double certitude, que les poèmes odysséens ont subi l'influence des littératures levantines, en particulier des écrits phéniciens, et que ces littératures connaissaient déjà le genre du périple :

On me permettra, dit G. Maspero, d'indiquer ici en quelques mots une hypothèse que m'a suggérée l'étude du monument de Deir-el-Bahari. Le périple d'Hannon, que l'on avait exposé dans le temple de Kronos à Carthage, était probablement un texte analogue au texte de la reine Haïtshopitou. On sait que les Phéniciens et, par suite, les Carthaginois ont subi pendant des siècles l'influence égyptienne : ce qu'on connaît de leurs temples et de leurs monuments montre qu'ils ont poussé l'imitation de l'Égypte jusqu'à l'extrême. Il est fort possible que les magistrats de Carthage aient jugé à propos de faire, pour l'exploration de la côte occidentale d'Afrique, ce que la renie Haïtshopitou jugea convenable pour l'exploration de la côte orientale. Des tableaux, accompagnés de légendes, pouvaient, figurer aussi les différentes scènes du voyage carthaginois, ou peut-être le récit était-il précédé d'une seule représentation, comme c'est le cas pour les stèles égyptiennes, dédiées dans les temples la suite des grands événements d'un règne[93].

Avant d'explorer les mers atlantiques, les Phéniciens avaient découvert et exploité les côtes méditerranéennes., il n'est pas téméraire de supposer qu'ils en voient pareillement écrit les périples et dessiné les dites. C'est l'un de ces périples de la Méditerranée phénicienne que notre poète odysséen a dû connaître, directement ou indirectement. C'est de ce périple qu'il a tiré les épisodes du Nostos odysséen. L'étude de Kalypso nous a montré que l'un des morceaux de ce périple traitait de l'Espagne et du détroit de Gibraltar. D'autre part, l'étude de la Phéacie nous a reportés aux Kyklopes qui doivent, si notre hypothèse est juste, habiter les côtes italiennes. Entre l'Italie et l'Espagne, cherchons les autres pays du Nostos.

Mais prenons garde aussitôt à un détail important : ne nous attendons pas à découvrir dans le Nostos la copie fidèle et suivie d'un périple continu. Ce sont des morceaux de périple que le poète grec semble avoir cousus bout à bout, en les reliant par les deux vers qui terminent notre Chanson des Corsaires et qui vont revenir, comme un refrain, après chaque épisode du Nostos : De là nous naviguons au plus tôt, le cœur affligé, contents d'avoir échappé à la mort, mais pleurant nos chers camarades.

Textuellement ou avec des variantes, ce refrain geignard va scander les couplets du Retour et donner à tout le poème un ton de lamentation et d'épouvante. Virgile, imitateur fidèle, ne manquera pas de faire gémir le pieux Énée à chaque nouvelle aventure. Ce n'est pas là, à coup sûr, le ton d'un périple. C'est encore moins le ton d'une chanson ou d'un récit de matelots. Écoutez sur les quais de Toulon les retraités de la marine assis au banc des M'ont fait tort, comme dit l'ironie populaire, â cause du refrain qui termine toutes leurs histoires : On ne m'a pas rendu justice ; on m'a fait tort. Voici maître Marius, ancien capitaine d'armes ou maitre de hune à bord de la Désirée. Il a navigué sur toutes les mers, essuyé les tempêtes et les cyclones, rencontré les Sauvages et les Anglais, connu les abordages et les naufrages. Il a tout vu, tout fait, et sa seule bravoure ou son, habileté ont tiré du péril frégates, amiraux et flotte tout entière. H s'est prodigué. Mais on n'a pas reconnu son mérite, et le voici retraité sans la croix : M'ont fait tort.

Entre ce refrain et celui de l'Odyssée, il y a une grande différence. Le contentement de soi, une juste estime de ses propres qualités, la confiance en son habileté personnelle et le triomphe final de cette habileté éclatent toujours, en cours ou en queue 'd'histoire, dans les souvenirs et les récits de nos marins. A les entendre, les dangers et les malheurs, les ruses des hommes et les violences des éléments sont assurément redoutables. Mais tout finit par céder devant maitre Marius, qui toujours tire son monde, tout son monde, des plus mauvais pas. Le vent, la mer, les Anglais ! c'est chose terrible, mais de loin seulement pour les terriens qui en ont peur, ou de près pour les maladroits qui ne savent pas s'y prendre. Maitre Marius, lui, les aborde avec allégresse :

Le trente et un du mois d'août,

Nous aperçûmes, sous le vent à nous,

Une frégate d'Angleterre,

Qui fendait la mer et les flots :

C'était pour aller à Bordeaux.

Le capitaine, au même instant,

Fit appeler son lieutenant :

Lieutenant, te sens-tu capable,

Dis-moi, te sens-tu assez fort

Pour aller attaquer son bord ?

Le lieutenant, fier et hardi,

Lui répondit : Capitaine, oui !

Et la chanson continue de ce ton allègre : en un tour de main, la frégate est prise, et

Buvons un coup, buvons en deux

A la santé des amoureux !

Si maître Marius se plaint de quelque chose, ce n'est pas de la mer et de ses rages, ni des vents et des courants, ni même des sauvages et des Anglais, mais de l'amiral, de l'État-major et du Ministère qui ne lui ont pas donné la croix. Quel contraste avec les épouvantes et les lamentations odysséennes ! Pourtant le corsaire crétois nous donnait tout à l'heure le vrai refrain des chansons matelotes : Mon cœur intrépide n'a jamais faibli devant la mort, et les gens l'Égypte avaient noté ce refrain des chansons achéennes.

Et, pour le fond, quel contraste encore entre les aventures odysséennes et les histoires de nos marins ! Toutes ces aventures d'Ulysse finissent mal. Chaque débarquement coûte la vie à une partie des équipages. Nulle part de bonheur sans mélange ! nulle part de triomphe ni même de succès ! partout des fuites, des défaites et des emprisonnements ! de Kyklopes en Lestrygons, de Kirkè en Kalypso, de Charybde en Skylla, la chute de pire en pire est continuelle. Même chez Kirkè, où l'on restera toute une année à banqueter et à faire l'amour, la mort d'Elpènor et la nécessité de naviguer aux Enfers vont gâter toute la joie. On est parti de Troie toute une flotte, et le seul Ulysse revoit Ithaque :

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente ;

En arrivant à Cadix,

Nous étions dix.

D'Otrante à Cadix, nos corsaires aujourd'hui ne perdent que vingt hommes ; encore la plupart ont-ils librement déserté :

À Gaète, Ascagne fut aise

De rencontrer Michellema.

L'amour ouvrit la parenthèse :

Le mariage la ferma.

Puis trois de nous que rien ne gêne,

Ni loi, ni dieu, ni souverain,

Allèrent, pour le prince Eugène,

Aussi bien que pour Mazarin,

Aider Fuentès à prendre Gêne

Ou d'Harcourt à prendre Turin.

A Palma, pour suivre Pescaire,

Huit nous quittèrent tour à tour,

Mais cela ne nous troubla guère.

Dans l'Odyssée, à chaque nouvelle perte, cela les trouble très fort : au seul pays des Lotophages, une aventure de déserteurs se termine sans trop de larmes. Or, il ne semble pas que cette malchance ininterrompue ait été de règle dans tous les Nostoi achéens, dans le genre littéraire des Retours, comme nous dirions aujourd'hui : le Nostos de Ménélas est au contraire une aventure qui finit bien et qui, malgré quelques périls, n'a pas été cruelle à ses navigateurs... Dans le périple qu'il imitait, le poète odysséen aurait-il donc à dessein choisi les parages dangereux et les peuplades féroces ? est-ce par système qu'il a voulu ne montrer à son auditoire que les épouvantes de la grande mer occidentale ? Reconstituez en imagination le public de ce temps et la connaissance qu'il peut avoir du monde : ses connaissances géographiques vers le couchant s'arrêtent à Ithaque, dernière île achéenne. Voyez alors si une claire leçon ne ressort pas de tout notre Nostos : On ne peut pas naviguer au-delà des terres achéennes, au delà d'Ithaque, loin des hommes fariniers (c'est-à-dire mangeurs de pain, civilisés) ; le seul Ulysse, par miracle et par la protection spéciale d'Athèna, a pu revenir de là-bas.... Mais avant de chercher comment et pourquoi le poète a choisi de préférence tel ou tel morceau du périple original, il faut d'abord reconstituer chacun de ces morceaux et les remettre en place. Revenons au Nostos d'Ulysse.

 

 

 



[1] Cf. Instructions nautiques, n° 778, p. 705.

[2] Thévenot, II, chap. I.

[3] D'Arvieux, I, p. 236.

[4] D'Arvieux, I, p. 375.

[5] Maspero, Hist. Anc., II, 498.

[6] G. Maspero, les Contes Populaires, etc., 2e édit., p. 246.

[7] G. Maspero, les Contes Populaires, XXXV-XXXVI.

[8] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 127, note 2.

[9] Diodore Sic., I, 62.

[10] G. Maspero, les Contes Populaires, LXVII-LIX.

[11] Maspero, Les Contes populaires, p. 165-166.

[12] G. Maspero, les Contes Populaires, LXII-LXXIII.

[13] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 213.

[14] Maspero, Hist. Anc., I, p. 258-259.

[15] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 25-31.

[16] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 159 et 153.

[17] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 205.

[18] Instructions nautiques, n° 691, p. 104.

[19] Iliade, VII, 63-64.

[20] Josèphe, Bell. Jud., III, 9.

[21] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 5

[22] Chabas, Ét. sur l'Ant., p. 24 ; cf. G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 110.

[23] Cf. G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 181. Sur l'or des dieux, cf. le mémoire de A. Moret, Recueil de travaux, vol. XXIII.

[24] Cf. G. Maspero, les Contes Populaires, LXXV.

[25] G. Maspero, les Contes Populaires, I,XXXIII-I, XXXV.

[26] Odyssée, IV, 363, 368-369.

[27] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 104-105.

[28] Maspero, les Contes Populaires, XCI-XCIII.

[29] Maspero, Hist. Anc., II, p. 499-501.

[30] Thévenot, II, chap. XXV.

[31] Diodore Sic., 1, 51 ; IV, 27. Hérodote, II, 4 et 60. Apollodore, II, 18 ; V, 11.

[32] Cf. G. Maspero, les Contes Populaires, p. 67 et 179-181.

[33] Maspero, les Contes Populaires, p. 16, 20, 61, 67, 82, 189, 232, 241.

[34] Maspero, Hist. Anc., II, p. 276 et 495.

[35] Sur tout ceci, cf. Strabon, XVI, 773 et 776 ; G. G. M., éd. Didot, I, p. 136-138.

[36] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 245-246.

[37] Thévenot, II, chap. XXVI.

[38] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 45.

[39] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 113-115 ; p. 128-130.

[40] G. Maspero, les Contes Populaires, p. 141-146.

[41] Odyssée, IV, 472-480, 560-570.

[42] J. Girard, le Sentiment Religieux, p. 371.

[43] Odyssée, IV, 565.

[44] Instructions nautiques, n° 778, p. 690.

[45] A. Jal, Glossaire nautique, s. v. Maestro.

[46] G. Buchholz, Homer. Real., I, B. 23 et suiv. ; Odyssée, V, 295 ; XIX, 205 ; Iliade, IV, 275 ; VII, 63 ; IX, 415.

[47] Tout ce paragraphe est emprunté presque textuellement de G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 181 et suiv., et Revue Hist. Relig., XV, p. 282 et suiv.

[48] G. Maspero, Études de Mythologie, II, p. 14.

[49] Cf. G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 186 ; Budge, The Book of the Dead, Translation, I, p. 49.

[50] Pline, VI, 37.

[51] Odyssée, V, 196-199.

[52] Odyssée, VII, 255-259.

[53] Athénée, I, p. 32 ; cf. H. Loewy, p. 81.

[54] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 661 et suiv.

[55] Cf. Winckler, El Amarna, p. 166, 24-27 ; Zimmern, Lebensbrot und Lebenswasser, Arch. für Religions Wissensch., 1899, p. 165.

[56] Diodore Sic., I, 51.

[57] Strabon, XVI, 758.

[58] Instructions nautiques, n° 778, p. 650 et suiv. et 717.

[59] Strabon, XVII, 791.

[60] Instructions nautiques, n° 778, p. 694.

[61] Paul Lucas, I, p. 34 et suiv.

[62] D'Arvieux, I, p. 158.

[63] Thévenot, II, chap. I.

[64] D'Arvieux, I, p. 257.

[65] Appien, F. H. G., III. p. 511.

[66] Budge, The Book of the Dead, p. 40 et suiv ; p. 170 et suiv.

[67] Je copie G. Maspero, Hist. Anc., I, 180-181 ; Biblioth. Égypt., II, p. 13.

[68] Pape-Benseler, Wört Eigenn., s. v.

[69] Pline, V, p. 36.

[70] Diodore Sic., V, 57.

[71] Sur tout ceci, cf. Diodore Sic., V, 57, et les auteurs de Rhodiaka, Ergias et Polyzelos, F. H. G., IV, p. 405.

[72] Cf. Roscher, Lex. Myth., s. v. Lesbierinnen.

[73] Tout ce paragraphe est emprunté à G. Maspero, Études de Mythologie, II, p. 22 et 422 et suiv.

[74] Hérodote, III, 26.

[75] Strabon, III, 150.

[76] Suidas, s. v.

[77] G. Maspero, I. p. 43.

[78] Hérodote, II, 112.

[79] Cf. G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 447-451.

[80] Iliade, VI, 416-417.

[81] Odyssée, XI, 263.

[82] Maspero, Hist. Anc., p. 6, 15 et 45.

[83] Hérodote, I, 1.

[84] Helbig, Quest. Mycén., p. 41 et suiv.

[85] Rev. Arch., 1901, I, p. 198-212.

[86] Tout ce passage est copié de G. Maspero, Études de Mythologie, IV, p. 90 et suiv. ; Hist. Anc., II, p. 252 et suiv.

[87] Odyssée, XIV, 187-190.

[88] Odyssée, XV, 59 et 224.

[89] Odyssée, I, 25-24.

[90] Cf. Buchholz, Hom. Real., I, p. 281 et suiv.

[91] Cf. Hannon, Peripl., Il ; Skylax, G. G. M., I, p. 88 et suiv.

[92] Odyssée, IV, 85-86.

[93] G. Maspero, Biblioth. Égypt., VIII, p. 11.