LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE CINQUIÈME. — NAUSIKAA.

CHAPITRE II. — LA VILLE ET LE FLEUVE.

 

 

L'Odyssée donne une description si détaillée du port et de la ville des Phéaciens qu'un enfant même nous y pourrait conduire ; tant la reconnaissance en est aisée.

Lundi, 6 mai/23 avril 1901[1]. — Les salves de la saint Georges, patron du roi de Grèce. réveillent les clairons et les chiens de Corfou. A l'aube encore toute blanche, nous partons en voiture vers Aphiona. De la ville de Corfou jusqu'à Perlepsimadais où s'arrête pour nous la route carrossable, les cochers comptent cinq ou six heures. Il faut traverser la moitié de l'île dans sa longueur du Sud au Nord, longer d'abord la plaine côtière du détroit, puis couper les vallons et le dédale de collines qui bordent le pied du Pantokrator ; il faut ensuite franchir la haute muraille de cette chaîne au col de Panteleirnon ; il faut enfin redescendre vers la côte adriatique.... Au début, tout va bien. Sous l'aube fraiche, dans la plaine de Govino, au long des marais et des lagunes, puis dans les olivettes de Saint-Dimitrio, à travers les bouquets de chênes et de cyprès, nos deux chevaux tirent allègrement leur vieux landau aux royales lanternes, Mais le soleil parait sur les montagnes d'Albanie, et la chaleur pèse soudain, et voici la rude montée du Panteleimon, et le cocher tourne un regard d'envie sur les paysannes endimanchées, les popes, les petits ânes et les pallikares qui, en longues files, trottinent au bord de la route : ils nous tournent le dos et s'en vont à la ville fêter la saint Georges ; ils mangeront l'agneau ; ils danseront sous les peupliers du rempart ; ils causeront politique aux terrasses des petits cafés ; ils verront défiler les deux cents artilleurs de la garnison.... Il est dur pour un cocher de tourner le dos à de si beaux plaisirs.

Les roses et les maisons fleuries du bourg de Skriparou ont disparu dans leurs vieilles olivettes. Nous avons atteint la muraille du Pantokrator. La route, en interminables lacets, s'accroche au flanc du mont et met une grande heure à gagner le col. Soudain la vue s'ouvre de toutes parts, — nous sommes au col de Panteleimon, — une admirable vue. L'île entière est sous nos pieds. Derrière nous. vers la ville, le pays apparaît plat, à peine vallonné, entre les lignes de fauves collines. Parmi les chênaies, les olivettes et les vignes, brillent les yeux clairs de quelques petits lacs et les miroirs ternis des marécages. Les verdures profondes des plainettes s'enchâssent dans le feuillage gris des peupliers. Jusqu'au pied des montagnes qui l'encerclent au Nord et à l'Ouest, et jusqu'à la mer du détroit, qui la horde à l'Est et au Sud, cette divine plaine du centre de File est toute fleuronnée de lauriers-roses et de cyprès.... Devant nous, vers le Nord, au loin, l'Adriatique scintille et danse à travers les flots. Voilà Fano, Samotraki, tout le groupe des îles, et, parmi les écumes, le Karavi, le Bateau pétrifié, avec son mât dressé, sa voile déployée et son canot à la remorque ! Jusqu'à la rive adriatique, les pentes des monts, le tumulte des collines et le réseau des vallées disparaissent sous une houle de verdures remuantes, que retrousse le grand vent du Nord. De ce côté, la chaîne du Pantokrator est moins abrupte, et la descente vers le village de Castellanais n'est à pic que dans le couloir voisin du col. Une courte série de lacets conduit bientôt la route à des terrasses de vignes et d'olivettes, à des coteaux enchevêtrés surplombant des vallons et des lits de rivières. Sur cette face Nord, la chaîne calcaire du Pantokrator est flanquée d'une haute masse de schistes, que les roches ont trouée par endroits, que les eaux ont ravinée et bousculée partout. Dans ce chaos, la route s'accroche aux rochers émergeants, contourne les blocs éboulés, traverse les Pierres Fendues, Schismena Litharia, suit en courbes repliées le sommet des lignes de faîte et domine de profondes vallées qui, à droite et à gauche, mènent vers la mer leurs eaux rapides. A droite, le Typhlopotamos et ses affluents poussent jusqu'à la côte septentrionale et débouchent sur la côte adriatique, dans la baie de Sidari ; à gauche, le Megapotami va brusquement tourner à l'Ouest pour atteindre la côte occidentale et se jeter dans la baie (le Saint-Georges. C'est la vallée de ce dernier fleuve que nous suivons de haut. Castellanais, Arkadadais, Monatadais, Aspiotadais, de beaux villages dispersent sur les pentes ombreuses leurs maisons de pierre et leurs églises à l'italienne. Sous leurs vieux arbres géants, les olivettes sont parsemées de fougères. Les cyprès et les aloès se fleurissent de roses. La fraîcheur du Bora tempère la chaleur de midi.

A Perlepsimadais, après un court déjeuner, il faut quitter la voiture et gagner à pied le village d'Aphiona qui maintenant apparaît. Il occupe à notre gauche le sommet d'une roche calcaire, sur l'autre côté de la baie de Saint-Georges. La route carrossable continue vers le Nord : Aphiona est à l'Ouest. A pied, au faite des collines schisteuses, nous contournons de très haut la vallée inférieure du Megapotami et le fond de la baie de Saint-Georges. Dans la poussière jaune, mauve, rose ou bleue des schistes bariolés, les pas des générations ont creusé une large piste. Jusqu'à la rivière qui coule à cent mètres sous nos pieds, la pente schisteuse n'est qu'un tohu-bohu de terres coulantes et de terrasses mal assises. Dilué, raviné, rongé par les pluies de la mer, le plateau du sommet n'est qu'un dédale de bosses et de déversoirs. Brusquement les schistes poudreux font place à la roche dure : la presqu'île d'Aphiona est un bras de calcaire implanté dans la masse schisteuse[2]. Sur la roche dénudée jusqu'à la moindre fissure, il ne reste pas un coin de terre friable. La pierre nue surgit entre la grande mer et la baie. Elle monte en deux pentes abruptes qui convergent et supportent une terrasse de roc, large de quelques cents mètres. Au point culminant, le village d'Aphiona et les ruines de la vieille batterie française surveillent les deux côtes de la mer à droite et de la baie à gauche. Toute l'entrée de l'Adriatique et les roches bordières et les îlots lointains apparaissent d'ici : toujours distinct, le Karavi, le Bateau de pierre, gonfle sa voile et remorque son canot dans les chenaux du Nord-Ouest.

Cette presqu'île d'Aphiona est, à mi-longueur, entaillée d'une fissure profonde qui, de haut en bas et dé part en part, la coupe presque en deux montagnes. Vue de profil par les marins de la haute mer ou par les habitants de la grande terre, cette masse calcaire présente en effet deux blocs inégaux. Vers le Nord, c'est un énorme dôme trapu qui tient aux schistes de la terre ferme. Vers le Sud, une fine aiguille surgit presque entièrement enchâssée dans les flots. Entre les deux blocs, le Porto Timone enfonce sa crique, et, parti de la grande mer, sur le flanc Ouest de la presqu'île, il semble passer à travers la roche jusqu'à la baie sur le flanc oriental. Pour franchir cette fissure et passer à pied sec du dôme sur l'aiguille, une mince bosse rocheuse maintient seule la communication. Le dôme tombe abruptement par une chute de cent mètres dans la fissure du Porto Timone.... Nous arrivons au bord de ce gouffre. Le petit port est sous nos pieds. Sans largeur (il n'a pas cent mètres de large), sans longueur (il n'a pas deux cents mètres de long), sans goulet qui le ferme (il est ouvert en plein aux vents d'Ouest), sans plages étendues (trois petits bateaux tirés sur les pierres coupantes rempliraient son fond rocheux), ce port n'est qu'un couloir de mer, un méchant fjord ; il ne peut offrir aux flottes phéaciennes ni bassin à flot ni remises à sec. Et ce port est unique. Car la rive de la presqu'île sur la baie n'est échancrée que d'une anse minuscule où, difficilement, le plus petit de nos canots trouverait un refuge. Et l'on ne saurait donner le nom de port à la baie de Saint-Georges tout entière, à cette gigantesque baie (je parle comme les marins homériques), presque circulaire, longue et large de deux kilomètres, cerclée de sables vers la terre, mais ouverte, largement ouverte vers le plein sirocco : c'est une rade foraine au gré des marins primitifs, sans la moindre fermeture ; son entrée a trois kilomètres de large. Et la Ville d'Alkinoos, la Ville haute à la mode du temps. disposerait à coup sûr d'un espace commode pour le troupeau de ses cases et les fortifications de sou acropole, sur les pentes et le sommet de l'aiguille du Sud. Mais où trouver la place de l'agora pavée et du Poseidion entre les deux ports ? Le fond de Porto Timone est une colline de roches qui de l'autre côté plonge dans la baie : sur cet isthme aigu, partout des roches abruptes ; nulle surface aplanie, nul espace même médiocre pour les dalles de l'agora. Où trouver encore les champs et les jardins du faubourg et la source dans le bois sacré d'Athèna ? nulle verdure ; pas un coin de terre arable ; pas même une terrasse possible pour supporter les jardins du roi. Et par où tracer la route carrossable qui, de la ville, doit conduire Nausikaa jusqu'aux lavoirs du fleuve ? Voilà bien, à quelques kilomètres d'ici, le Megapotami, qui vient aboutir en face de nous, sur l'autre rive de la baie Saint-Georges. Et voilà bien encore, au fond de cette baie, la plage unie de sables et de graviers où le char courrait à l'aise, où le linge sécherait au soleil. Mais cette plage ne cerne pas toute la baie et ne vient pas jusqu'auprès de Porto Timone ; la montagne d'Aphiona interpose brusquement le flanc de sa muraille abrupte, accore, infranchissable : Porto Timone, disent les Instructions nautiques, est accessible aux bateaux. Mais il est inaccessible aux voitures. Les gens d'Aphiona viennent parfois s'y fournir de poissons et de contrebande, quand par hasard un caboteur battu des vents relâche ou échoue : pour descendre jusqu'à la mer, les terriens ont dû creuser dans la roche une échelle de pierres. un escalier de marches artificielles, où seuls leurs petits ânes peuvent s'aventurer : une voiture. aussi légère qu'on l'imagine, serait brisée au premier échelon, et du haut des falaises l'équipage roulerait dans la mer profonde....

Si les mots odysséens veulent dire quelque chose, ils ne peuvent sûrement pas convenir à ce site. C'est grand dommage pourtant. A vue de carte, l'endroit m'avait plu. Le Karavi tout proche, le Megapotami sur l'autre rive de la baie, la plage du fond, la ville haute du bout, les falaises des caps voisins, les flots et roches du petit groupe des Kravia tout proches : à vue de carte, de loin. tout semblait convenir.

J'avoue que nous revenons un peu déçus. Il faut remonter péniblement de Porto Timone vers le village d'Aphiona par le long escalier de roches. Voici le plateau du sommet et les ruines de la batterie française : quel étrange séjour pour les paysans de Champagne ou (l'Auvergne oubliés par l'Empereur sur ces rochers !... Le village est désert. Hommes, bêtes et femmes sont partis labourer les pentes de schistes sur la grande terre. En quittant Aphiona, nous nous égarons dans le dédale de ces collines. Nous retrouvons à grand'peine enfin la voiture qui nous ramène vers le col de Panteleimon et vers la ville de Corfou. Derrière nous, dans le soleil couchant, sur la mer calme, plate, moirée de larges courants, irisée comme un verre antique, le Karavi, le Bateau de pierre. continue de voguer immobile.

 

Il ne faut pas courir si loin à la recherche des ports d'Alkinoos. Il suffit d'ouvrir nos cartes marines. Le service hydrographique anglais a pris la peine de nous dessiner un commentaire topographique de toute la description odysséenne. Les hydrographes français ont copié la carte anglaise. Prenez donc la feuille n° 3052 de notre service hydrographique : le carton de droite vous offrira les deux ports d'Alkinoos sous les noms de Port Alipa et Port San Spiridione. C'est dans la Mer Sauvage la baie de Liapadais, sous le château Saint-Ange et sous la pointe d'Arakli, dernier massif de la chaîne du Pantokrator vers l'Occident. Les trois cents mètres du Saint-Ange et les cinq cents mètres de l'Arakli tombent à pic dans la baie dont ils forment la côte Nord. Mais au-devant de leurs derniers ressauts deux îles rocheuses sont attachées à la terre par deux isthmes de sables,          et un contrefort de la montagne pointe dans la vague sa longue lance aiguë. Par ces îles et par cette lance, deux petits ports jumeaux sont dessinés. Le plus grand à l'Est a le nom d'Alipa, le plus petit à l'Ouest a le nom de San Spiridione. Prenez la carte : tous les mots du texte odysséen s'y appliqueront d'eux-mêmes. L'île ou presqu'île extérieure, au bord de la haute mer, porte aujourd'hui le monastère de Palaio-Castrizza , dont elle a reçu le nom. L'île ou presqu'île intérieure, entre les deux ports qui la flanquent, est la place désignée pour une ville haute à la mode homérique, pour une ville de navigateurs sur une côte étrangère, pour un vieil emporion sur un îlot parasitaire. De chaque côté de la ville, les deux beaux ports à l'étroit goulet et aux nombreuses remises viennent finir, au pied des monts, en plages sablonneuses. Port Alipa surtout semble dessiné d'après le texte odysséen. Son goulet n'a que trois cents mètres de large et les navires doivent prendre garde aux roches acérées qui l'étranglent. Mais derrière cette entrée, une triple rade se creuse et ses trois bras en feuille de trèfle sont divisés par des jetées de roches en de multiples compartiments, que terminent des pentes de sables. Chaque vaisseau peut avoir sa remise sèche ou sa cale mouillée. La nature a fait ici le travail de compartiments que l'homme fait ailleurs, — cf. le port athénien de Munychie, — pour dresser des boxes dans les écuries de ses coursiers de la mer. Au pied de la ville haute. sur l'isthme entre les deux ports, une plaine s'étend pour recevoir l'agora dallée. Si la réalité correspond vraiment à cette carte de nos marins, nous avons ici la ville et les beaux ports d'Alkinoos.... Mais il ne faut pas s'en rapporter à la vue des cartes.

Avril-mai 1901. — La promenade vers Palaio-Castrizza est une excursion de touristes que tous les guides recommandent. Depuis la ville de Corfou, il faut trois ou quatre heures en voiture, et la route, construite au temps de l'occupation anglaise, est charmante. C'est d'abord au long du détroit, dans la plaine verte ou sur les collines chargées d'olivettes, la grand'route que nous avons déjà suivie vers Panteleimon et vers Aphiona. Mais bientôt, quittant cette route qui poursuit vers le Nord, nous tournons à l'Ouest et, de loin, nous longeons sur notre droite l'âpre muraille du Pantokrator. Un charmant pays vallonné eu borde le pied. De ses vieilles olivettes, de ses plainettes closes, de ses petits lacs dormants, de ses marais verdoyants, de ses grasses terres de labour, cette plaine ondulée remplit tout le centre de l'île, entre la muraille du Pantokrator et la chaîne côtière de l'Occident. La route est une allée de parc anglais. Sans jamais forcer le passage par des tranchées ou des remblais, elle contourne doucement les collines et les vallons creux. Elle court sous les vieilles olivettes qui dressent très haut leurs panaches d'argent. Elle se mire au pourtour des tacs dont le miroir terni, voilé d'écumes et de longues herbes, s'efface au fond d'un cadre de cyprès. La haute barrière du Pantokrator avec ses roches surplombantes et ses villages suspendus ferme l'horizon de droite. A gauche et devant nous, la chaîne bordière de la côte occidentale, longue sierra[3] moins haute mais presque aussi ardue, se dresse à pic sur la vallée marécageuse de Ropa et nous cache la Mer Sauvage. Perpendiculaire à l'axe du Pantokrator, Lette Sierra dentelée vient buter contre lui. Leurs masses confondues ne laisseraient aucun passage, n'était la brèche d'un torrent, qui dans la roche s'est taillé une porte monumentale. C'est par ce défilé, entre deux montants gigantesques de pierre fendue, que la route atteint la Mer Sauvage au fond de la baie de Liapadais. Nous entrons dans le pays des Phéaciens. Le voici devant nos yeux. La carte marine ne nous a pas trompés.

Lés pentes de l'Arakli et du château Saint-Ange font à la baie une côte de fer, déchiquetée de roches. A mi-pente, à trois cents mètres au-dessus de la mer, l'Arakli porte une terrasse où se sont groupées les maisons du petit bourg de Lakonais : au bord de l'eau, la muraille droite est flanquée d'un talus, et sur ce talus la route en corniche serpente entre les olivettes. Le mont Saint-Ange, plus abrupt, plonge dans la mer sans fond. Son dôme se reconnaît au loin avec les ruines qui le couronnent. Voici le port Alipa et sa triple feuille de trèfle : de jolies plages de sables le festonnent tout autour. Dans la mer, en face de nous, se dresse la haute montagne insulaire qui ne tient à la côte que par l'isthme entre les deux ports. Les cartes marines ne sont qu'en un point inexactes, et légèrement. Sur cet isthme, entre les deux ports, elles indiquent par des hachures assez fortes une colline allongée qui unirait les pentes de la montagne insulaire aux dernières pentes de l'Arakli. Cette colline n'existe pas. L'isthme est plat, au raz de l'eau, sans une élévation, sans une bosse. De la plage sablonneuse de Port Alipa au fond sablonneux de San Spiridione, il va tout uni, portant une petite plaine de blés et d'olivettes. Au delà de San Spiridione, il se poursuit encore jusqu'à la Mer Sauvage pour unir à la côte le mont de Palaio-Castrizza, si bien que le, regard peut suivre cette enfilade d'isthmes bas depuis Port Alipa jusqu'à San Spiridione et jusqu'à la Mer Sauvage.

Port Alipa est le grand port. San Spiridione est beaucoup plus petit. Mais derrière un goulet de roches, il a aussi de spacieuses pentes de sables, où toute une flottille primitive remiserait ses navires. Les moines du couvent de Palaio-Castrizza y ont leurs deux canots échoués. C'est leur seul mouillage. Car la plage foraine qui borde la Mer Sauvage est semée de roches et de cailloux, garnie sur son front de rocs et de récifs, déchirée sur ses flancs d'écueils et de falaises, et sans trêve la mer y pousse une houle gémissante. Sur les pointes et contre les parois de fer, la moindre embarcation court le risque d'are éventrée ou broyée. Cette anse extérieure n'est pas un port. Le couvent de Palaio-Castrizza n'est pas entre deux beaux ports. Il n'occupe pas l'emplacement de la ville phéacienne. C'est Alipa et San Spiridione qui sont les beaux ports et c'est la montagne entre eux qui dut porter la Ville d'Alkinoos. La raide et petite butte de Palaio-Castrizza ne saurait d'ailleurs porter une ville : ses flancs abrupts, à grands renforts de terrasses, ont seulement quelques jardins et quelques oliviers ; sur le sommet aplani, le couvent et sa petite église n'ont pu trouver place qu'en débordant de toutes parts les lèvres du roc. Cette butte médiocre ne put jamais offrir d'utilité qu'aux vigies indigènes. Un poste ou une forteresse surveillaient de là les immensités de la mer occidentale pour annoncer les pirates et les flottes ennemies. Encore le château Saint-Ange offrait-il en cela plus de commodités. Du haut de ses 530 mètres. son promontoire avancé et dégagé dépasse tout l'alignement et domine toutes les falaises de la côte occidentale. C'est au Saint-Ange vraiment qu'est la guette et la forteresse des indigènes. Palaio-Castrizza, à ses pieds, n'est que la succursale, l'échelle de ravitaillement pour la garnison de ce haut lieu, et c'est le sanctuaire pour les marins de passage....

Nous avons contourné le fond de Port Alipa. Nous arrivons sur l'isthme qui s'étend entre les deux ports, au pied du mont des Phéaciens. La plainette de l'isthme a deux cent cinquante à trois cents mètres de long, d'un port à l'autre, et cent cinquante à deux cents mètres de large, entre le pied des deux montagnes insulaire et côtière. Du côté de Port Alipa, la plainette est ombragée d'olivettes qui viennent jusqu'aux sables. Du côté de San Spiridione, les sables et les champs de blé lui font une large esplanade découverte[4].

Voilà bien l'agora autour du beau Poseidion, l'agora nivelée et dallée de grandes pierres, où les Phéaciens réparent les agrès de leurs vaisseaux calfatés, les câbles et les voiles, et où ils rabotent le plat de leurs rames. Les Phéaciens n'ont pas ici leurs chantiers de construction. Leurs vaisseaux ne sont pas tirés jusqu'en cette agora. Les navires demeurent à l'ancre ou sur la pente de halage ; mais on apporte ici les agrès endommagés : ici les équipages, assis ou accroupis sur les dalles, réparent qui sa voile ou son mât, qui ses cordages ou ses rames. C'est le spectacle qu'offrent encore les quais dallés de nos petits ports méditerranéens. Allez un soir d'été sur la marine d'Amalfi — on verra bientôt pourquoi je prends en exemple ce port napolitain, jadis grande cité maritime, aujourd'hui simple mouillage de pécheurs —. Au pied de la montagne abrupte, sur la plage circulaire de sables et de cailloux, à l'écart du flot qui brise, les bateaux sont tirés. Devant la ligne des maisons de la basse ville, une esplanade dallée s'avance qui sépare la plage en deux pentes. Sur ces dalles, les femmes accroupies tricotent leurs bas ou pouillent leurs enfants, et les hommes raccommodent leurs voiles, réparent leurs filets, tressent un cordage ou reclouent les tronçons d'une rame brisée. Pour ces menus travaux que le matelot fait ainsi, il faut une esplanade dallée où l'on puisse s'asseoir. Dans le sable mouillé ou sur les cailloux du bas, on calfate le navire tiré à sec ; on change les pièces du bordage ou du gouvernail ; on nettoie la carène : les travailleurs debout circulent autour de la coque....

En travers de notre isthme, il est donc facile de rétablir en imagination le dallage de grandes pierres et l'esplanade semblable aux quais ou aux rues napolitaines. Le peuple des matelots y travaillait assis, accroupi, vautré : non dallée, cette terre meuble fût bientôt devenue de la boue sous les pieds et sous les cordages sortant de la mer et chargés d'eau.... Le beau Poseidion n'existe plus. Il en reste pourtant un souvenir. Comme tant d'autres Poseidia antiques, il fut remplacé sans doute par une chapelle de Saint-Nicolas. Mais le grand saint, malgré sa puissance, ne put tenir longtemps sur cette plage infestée de pirates mécréants. Les Turcs ou les Barbaresques le chassèrent. Il s'enfuit à mi-côte de la montagne insulaire, et la carte marine indique les ruines de sa chapelle. Il resta là durant de longs siècles. Les marins chrétiens montaient jusque chez lui et l'entretenaient d'icônes et de cierges. Aujourd'hui la sécurité des mers lui a permis de redescendre. Les moines voisins, qui prenaient soin de son autel et qui touchaient ses revenus, l'ont ramené en un site plus commode. Au pied de leur couvent, sous la roche de Palaio-Castrizza , sur le bord même de leur mouillage de San Spiridione, ils ont construit sa chapelle neuve où ils ont apporté ses vieilles icônes. C'est là qu'il faut chercher le Poseidion des marines actuelles. La chapelle du mont est en ruines. Le Poseidion de l'isthme est sans doute enfoui.

Nous montons à la Ville d'Alkinoos. La montagne insulaire dévale du côté de l'isthme en une pente assez raide, mais non pas abrupte. Du côté de San Spiridione surtout, le champ d'oliviers monte en talus jusqu'à mi-côte ; puis des terrasses superposées soutiennent de maigres jardinets de céréales qui, de marche en marche, s'étagent jusqu'au sommet. Tout en haut une esplanade de roche nue porte les ruines d'une chapelle de Saint-Georges. Du côté du port Alipa, la chute est beaucoup plus brusque. Entre la mer et l'esplanade du sommet, c'est presque une falaise droite avec un sentier en échelle qui conduit aux ruines de Saint-Nicolas. Tel quel, ce flanc de montagne se prête à l'érection d'une de ces villes hautes que nous avons vingt fois décrites et que les corsaires ou navigateurs francs connaissent jusqu'à nos jours dans les mers levantines. En bas, la plage et les vaisseaux bordent l'agora, où les étrangers étalent leurs marchandises, près des sanctuaires où les indigènes adorent les dieux marins. Sur la pente. le troupeau serré des cases monte de terrasse en terrasse, le toit plat de l'une servant de cour à l'autre plus élevée. Au sommet, le palais du roi, de l'aga ou de l'évêque domine. Les géographes de l'Expédition de Morée nous ont décrit dans la Syra de leur temps notre Ville d'Alkinoos :

La ville de Syra, sur une montagne à l'Est de l'île, occupe l'emplacement de l'ancienne Syros. Elle se distingue en ville haute et en ville basse : la ville haute est le séjour de la bourgeoisie et des administrateurs ; la ville basse est celui des marchands. Les habitants, en grande partie, sont des réfugiés ou des pirates, qui furent obligés de quitter la Grèce pour se soustraire à l'oppression des Turcs, et cette population, par son industrie et son commerce, a donné à la ville une importance qu'elle était loin d'avoir avant les dernières guerres. La ville haute est construite sur une montagne conique et entièrement isolée. On n'y arrive que par une pente rapide et difficile à gravir ; les rues en sont fort étroites et fort sales. A la cime est une petite église catholique grecque avec une terrasse, d'où l'on découvre une partie des îles environnantes, ce qui forme un coup d'œil admirable[5].

De la terrasse d'Alkinoos, où nous sommes montés, la vue n'est pas moins admirable. La Mer Sauvage se découvre, mordant partout de son écume cette côte de fer. Les promontoires accores, les falaises déchiquetées, les pointes avançantes retentissent du gémissement des flots. La grande houle du Sud couvre et découvre les dents des écueils. De partout montent le hurlement et la fraîcheur de la vague déchirée, tandis qu'au sein des rocs la nappe souriante des deux petits ports balance son murmure sur le sable des anses. Dans son ensemble, cette baie de Liapadais apparaît murée de hautes montagnes. Tout autour, c'est une margelle continue de monts sourcilleux, qui commence aux gigantesques falaises du château Saint-Ange, se poursuit par la muraille de l'Arakli, contourne au long de la côte occidentale toute la grande île et s'en va là-bas vers le Sud, jusqu'au mont Kurkuli (363 mètres), d'où se précipitent dans la mer les falaises du cap Plakka. De cap en cap, cette margelle encercle la mer sans laisser un passage. D'ici, du moins, rien ne laisse soupçonner la porte des roches qu'emprunte la route des terriens au pied du Pantokrator et que nous avons franchie tout à l'heure pour entrer en Phéacie. Le pays des Phéaciens est couvert tout autour d'une haute montagne, comme dit l'Odyssée[6]. Le poète a entendu ou lu une exacte description de ce puits et de sa margelle, et il l'a reproduite à sa mode ordinaire : de ce détail minutieusement exact, il a tiré une belle histoire ; de même que Poséidon pétrifie le vaisseau des Phéaciens pour expliquer la présence du Karavi, du Bateau de pierre, au Nord de cette côte corfiote, — de même le dieu recouvre, tout autour, d'une haute montagne, cette baie profonde, presque inaccessible aux terriens. Et d'autres mots de l'Odyssée encore prennent ici toute leur valeur. Les Phéaciens habitent à l'écart, sur la mer sauvage. Ils ne sont pas au milieu des insulaires, au cœur de l'île, mais loin des hommes, au bout de cette terre. Nul voisin ne les tracasse, puisqu'ils n'ont vraiment pas de voisins[7].

Du côté de la mer, leur ville, défendue par les écueils et les falaises, n'a rien non plus à redouter : Il n'est pas encore né le pirate qui ravagera la terre des Phéaciens[8]. La terrasse abrupte d'Alkinoos tombe à droite et à gauche sur les goulets des deux ports. Une chèvre oserait à peine s'aventurer dans ces pierres coupées. Mais, sur l'autre façade, vers la haute mer, la descente est moins dangereuse. A travers les blocs éboulés, parmi les cailloux roulants, un sentier descend vers le large jusqu'à l'extrême promontoire du Sud, et gagne le bord de l'eau. Sur le terrain même, on peut suivre les allées et venues des personnages odysséens. Conduit par Nausikaa, Ulysse est venu du fleuve au bois sacré d'Athèna. Ce bois et sa fontaine ne sont éloignés de la ville que de la distance où peut porter la voix. Ulysse s'est arrêté là tandis que Nausikaa rentrait seule en ville. Puis le héros a repris sa route et s'est avancé vers la ville. Comme il allait y pénétrer, Athèna s'offre à lui sous la forme d'une jeune fille allant à la fontaine. Elle enveloppe le héros d'un nuage qui le dérobe aux yeux des Phéaciens. C'est ainsi qu'il peut traverser la ville sans encombre. Fleuve ; bois sacré d'Athèna ; fontaine où les filles vont puiser de l'eau : nous retrouverons tout à l'heure ces trois étapes du héros. Mais le voici en bas de la ville ; il pénètre dans l'isthme il admire les deux ports et les vaisseaux tirés à sec, l'agora et les hautes murailles des Phéaciens[9]. Toujours drapé dans son nuage, Ulysse monte au palais d'Alkinoos. Il y trouve l'hospitalité. Le lendemain Alkinoos le mène à l'agora et à l'assemblée des Phéaciens qui se tient auprès des vaisseaux[10]. Les voici qui descendent vers l'isthme et vont s'asseoir sur les pierres polies. L'assemblée se tient là, entre les deux ports. On décide de mettre un navire à flot et de l'armer pour reconduire Ulysse. L'équipage saute dans le sable, tire le navire à la mer, dresse le mat, fixe les voiles, attache les rames aux tolets et sort le vaisseau du port : ils le mouillent en dehors du goulet, en haute mer, vers le Sud,

50 ατρ πε ῥ᾽ π να κατλυθον δ θλασσαν,

να μν ο γε μλαιναν λς βνθοσδε ρυσσαν,

ν δ στν τ τθεντο κα στα νη μελαν,

ρτναντο δ ρετμ τροπος ν δερματνοισι,

[πντα κατ μοραν, ν θ στα λευκ πτασσαν]

55 ψο δ ν νοτίῳ τν γ ρμισαν[11]....

Je n'ai pas traduit le vers 54 que les éditeurs mettent entre crochets et s'accordent à reconnaître interpolé. Ils ont grand'raison. L'interpolateur maladroit n'a pas réfléchi à la manœuvre habituelle des bateaux homériques. Pour sortir du port, jamais on n'ouvre les voiles comme dit ce vers 54. Mais on sort à la rame : le port est couvert de la brise et c'est en pleine mer seulement qu'on peut hisser la voile et la déployer.... Au vers 55 les deux mots έν νοτίω ont embarrassé traducteurs et commentateurs. Sur la carte ou sur le terrain, le sens de ce vers apparaît clairement. Du fond de Port Alipa ou de San Spiridione, les rameurs amènent le vaisseau gréé, mais non chargé, à l'entrée du goulet. C'est la manœuvre que nous connaissons bien : au départ d'Ithaque, l'équipage de Télémaque l'a faite. Ils sortent un peu du goulet afin d'être prêts à ouvrir leur voile et à lever l'ancre quand surviendra la brise de terre après le coucher du soleil. Jusqu'à dix heures du soir, ils vont donc rester mouillés en haute mer, ύψοϋ, in altum, traduirait Virgile. Leur vaisseau est amarré non pas à une boucle du quai, mais à un trou du rocher[12]. Ils sont à l'extrême promontoire, dans le Sud des ports et de la ville, έν νοτίω. Les commentateurs se torturent l'esprit pour ne pas comprendre ces mots[13] : Notion, disent les uns, signifie humide parce que le Notos, le vent du Sud-Est, amène la pluie : έν νοτίω signifie donc dans l'humide. Les Phéaciens mouilleraient leur vaisseau dans la mer humide, comme dit M. de la Palisse ; mais le poète odysséen ne parle pas comme M. de la Palisse. Notion, disent quelques autres (on ne sait pourquoi), désigne le point où ne souffle aucune brise violente. Jamais notion n'a eu cette signification et c'est précisément le contraire d'un endroit couvert que voulaient atteindre nos gens en faisant cette manœuvre ; car ils veulent sortir du port abrité et venir chercher au bord de la mer ouverte les premiers souffles de la brise de terre.... Le scholiaste ancien a raison : Notion est la partie Sud-Est, la partie du Notos.

Nos marins parlent encore des vents de la partie Nord, des vents de la partie Sud, etc. Les marins de l'antiquité devaient parler le même langage et ils donnaient les noms de boreion à la partie du bora, de zephyrion à la partie du zéphyre, de notion à la partie du notos. Dans l'onomastique ancienne, ces noms sont demeurés aux caps et aux mouillages dirigés vers telle ou telle pointe de la rose des vents : la Cyrénaïque avait son promontoire Boreion ; la même Cyrénaïque, la Crète, Chypre, la Cilicie, la Karie et vingt autres côtes avaient leur cap Zephyrion ; Kolophon avait son port Notion situé en effet dans le Sud de la ville continentale et tourné vers le Sud. Hérodote appelle notia, νοτία θαλάσση, la Mer du Sud qui s'ouvre au Sud-Est de l'Égypte et du monde connu, au delà de la Mer Rouge : c'est notre Océan Indien[14]. Έν νοτίω désigne donc purement et simplement la partie Sud-Est. Les Phéaciens sortis du port conduisent leur vaisseau à l'extrême promontoire, au bord de la haute mer, dans la partie Sud-Est.

Prenez seulement la carte et les Instructions nautiques : Les deux ports Alipa et San Spiridione, ouverts au Sud, sont accessibles seulement aux caboteurs et aux bateaux de pêche[15]. De ces ports ouverts au Sud, nos matelots sortent donc vers le Sud et ils mouillent leur bateau dans la partie Sud-Est. Puis ils laissent quelques hommes de garde à bord. Les autres débarquent et gravissent le sentier f6rt raide, qui, parti de l'extrême promontoire Sud, grimpe jusqu'à la ville par la façade maritime. Ils viennent dans le palais d'Alkinoos prendre leur part du festin et des réjouissances.... Ulysse et Alkinoos, pendant cette manœuvre, sont remontés de l'agora jusqu'au palais, à travers les ruelles de la ville qui couvrent l'autre façade du rocher. Tous les seigneurs et notables armateurs de Phéacie les accompagnent. On rentre au palais. On y retrouve bientôt l'équipage du bateau, dont les hommes ont grimpé le sentier de la falaise. On rôtit douze moutons, huit cochons et deux bœufs. On fait l'un de ces festins pantagruéliques auxquels s'habituent les estomacs des marins à terre. On boit. On chante. Puis tous redescendent, à travers les ruelles de la ville, jusqu'à l'agora. Le peuple fait cortège. Les jeux commencent auprès de l'agora, dans la plaine de l'isthme : Là s'étendait, depuis la borne, un champ de courses et tous ensemble volaient rapidement en remplissant la plaine de poussière[16]. Puis on envoie chercher la lyre, que Démodokos a laissée ici en haut, dans le palais, et l'on se met à danser. Les neuf magistrats qui président aux jeux font aplanir l'aire [de sable ou de terre] et bien élargir le cercle[17]. On danse sur la terre nourricière, dans les olivettes du bas[18]. Puis on remonte au palais d'Alkinoos où les hérauts apportent les présents que chacun des douze rois de Phéacie offre au noble étranger. On fait un nouveau festin, après lequel Ulysse entreprend le récit de ses aventures. La nuit vient ; mais l'auditoire charmé ne veut pas aller dormir avant la fin de ce récit.... Le départ est remis au lendemain. Alkinoos décide alors que chaque roi donnera encore à Ulysse un grand trépied et un bassin, et tous vont se coucher. Le lendemain chacun apporte son trépied au vaisseau : ils dégringolent tous par le sentier de la falaise jusqu'au vaisseau mouillé sous l'extrême promontoire. La descente est rapide et ils sont vite arrivés, avec leur charge de bronze[19].

Alkinoos est venu en personne : c'est lui qui fait arrimer ces objets encombrants sous les bancs des rameurs. Ensuite tous, par le même sentier, remontent au palais où l'on passe la journée en festins et en musique. Ulysse ne partira que le soir, après le coucher du soleil, au lever de la brise de terre.... Quand le soleil tombe à l'horizon, on échange les toasts. Ulysse porte la santé de la reine et de la famille royale ; puis il prend congé de ses hôtes. Il les a priés sans doute de ne pas se déranger, pour le reconduire jusqu'au bateau : la nuit est noire et le sentier de la falaise est fatigant, surtout à remonter ; Ulysse d'ailleurs tonnait le chemin. Alkinoos et les rois ne l'accompagnent donc pas. On lui donne seulement un laquais qui marchera devant et guidera ses pas à la descente, jusqu'au croiseur et jusqu'au bord de l'eau[20]. La bonne reine Arété envoie aussi ses trois chambrières, qui portent chacune un présent. On descend au croiseur et à la mer, par le rapide sentier, Ulysse s'embarque et le bateau part.

Il semble donc que le palais d'Alkinoos occupait, au sommet de la montagne insulaire, cette plate-forme où nous sommes assis et où se dressent encore les ruines de la chapelle Saint-Georges. Ulysse a frôlé ces roches de l'esplanade sur lesquelles nous venons de nous asseoir. C'est ici qu'aboutissent les deux routes ou sentiers qui, devant et derrière nous, montent de l'isthme et de la pleine mer. Venu de la mer, le sentier de la falaise est actuellement un casse-cou assez dangereux. On peut encore le suivre jusqu'au bord de l'eau. Mais il faut avoir le pied et la tête solides : la pente est un éboulis de cailloux roulants et le miroir des eaux donne un peu le vertige. Au temps d'Alkinoos, ce sentier était mieux entretenu : les Phéaciens avaient sans doute ici un escalier, une échelle de roches, toute semblable à l'escalier actuel des gens d'Aphiona pour descendre vers leur Porto-Timone : les deux sites sont en ceci exactement pareils ; mais la voiture de Nausikaa pouvait emprunter une autre route et n'avait pas à descendre cette échelle.... Venue de l'isthme, cette autre route est plus aisée : nos cartes marines l'indiquent encore. Elle gravit en lacets la façade terrienne de notre mont. On imagine sans effort qu'avec un petit travail de remblais et de terrassements, elle peut demain redevenir une route carrossable : c'est par là que, du palais vers l'agora et réciproquement, est descendu et remonté le char de Nausikaa. Aux deux bords de cette route, la ville des Phéaciens étageait sur la pente ses cases et ses ruelles. Le fouillis des petites terrasses et des cultures couvre cette pente aujourd'hui : il est impossible de juger si quelque endroit de fouille pourrait être fructueux. Ni sur la pente, ni sur l'esplanade, nulle part, une ruine antique n'apparaît. Mais partout de petits murs en pierre sèche, des pierres éboulées, des carrés de fondations prouvent que récemment encore ce site garda quelques occupants. Au XVIIIe siècle, quand l'ingénieur de la marine française, Bellin, publie sa Description du Golphe de Venise et de la Morée (1771), les renseignements vénitiens dont il se sert lui disent : Le territoire d'Agiru (c'est le nom vénitien du canton occidental de Corfou), qui est vers le Couchant, fournit en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Il y avait autrefois une ville bâtie clans une presqu'île, à l'endroit où est présentement un couvent de religieux qui ont une église dédiée à la sainte Vierge (c'est notre couvent de Palaio-Castrizza) : cette ville a été détruite par les Africains[21]. Ces descentes des Africains chassèrent les habitants du rivage. Leur bourg de Lakonais alla se percher dans la montagne bordière, sur cette terrasse inaccessible, au haut de ces roches coupées qui dépassent 200 mètres d'altitude. Aujourd'hui les insulaires reprennent confiance. Quelques huttes sont déjà redescendues au pourtour de la baie. Dans les sables de Port Alipa, tout au bord de la mer, une maison de pierres blanches apparaît au milieu des olivettes : un caïque mouillé dans le port charge des olives et du vin...

De terrasse en terrasse, nous redescendons la pente vers l'isthme. Des ruines de la chapelle Saint-Georges nous allons d'abord aux ruines de la chapelle Saint-Nicolas, qui sont à mi-côte. Puis nous atteignons les premières olivettes de l'isthme, tout en bas.

L'isthme traversé, nous voici sur les plages de San Spiridione, qui bientôt nous conduisent au pied de l'îlot de Palaio-Castrizza. Près de la baie, la nouvelle chapelle de Saint-Nicolas abrite son pauvre toit sous une roche surplombante. Le saint n'est pas très riche : deux canots  échoués et un caïque défoncé peuplent seuls un coin de son mouillage. Quelque jour prochain, les gens de Lakonais abandonneront leur perchoir et le saint connaîtra des jours meilleurs.... Nous remontons enfin sur l'îlot de Palaio-Castrizza qui, de l'autre côté de Port San Spiridione ; fait pendant à l'îlot des Phéaciens et surgit brusquement des sables. Dans la falaise abrupte, la route du couvent a péniblement entaillé ses lacets : partout la roche affleure et pourtant ce rocher de Palaio-Castrizza est un merveilleux jardin. Quelques puits creusés par les moines, quelques terrasses pour soutenir un peu de terre, des rigoles pour amener l'eau d'irrigation et recueillir les pluies marines : et tout aussitôt la roche se couvre de verdures luxuriantes. Protégé des vents du Nord par la haute margelle de ses montagnes, ouvert aux vents d'Ouest que la traversée de la grande mer charge d'humidité ; rafraichi par les brumes que les vents du Sud-Est amènent souvent avec eux[22], ce coin de Riviera corfiote est un bouquet d'arbres. Les moines, outre leurs olivettes fleuronnées de cyprès, ont à l'entrée du couvent un jardin merveilleux d'amandiers. de poiriers, de vignes, de cerisiers, de pommiers. de pruniers et de néfliers du Japon ; dans la verdure des branches pliant sous le faix, brillent les oranges d'or : l'enclos est fait de murs et de roches à pic que les raquettes des cactus et la retombée des vieux figuiers ensevelissent.

Reprenons notre description odysséenne : En dehors du palais d'Alkinoos, était un vaste jardin de quatre arpents : sur deux côtés, une haie le fermait. De hauts arbres y dressaient leur frondaison, poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits luisants, figuiers doux et olivettes verdoyantes. Hiver comme été, tout au long de l'année, ces arbres donnent des fruits sans arrêt ni morte saison. La brise d'Ouest fait éclore les uns et mûrir les autres ; la poire vieillit après la poire, la pomme après la pomme, la grappe après la grappe, la figue après la figue. Là un vignoble chargé de fruits est planté : en plein soleil, dans un coin découvert, une partie est déjà dépouillée, tandis que d'autres sont en pleine vendange et que l'on presse encore les raisins : tout auprès, les grappes sont en fleurs ou commencent à peine à varier. Au fond du jardin, de belles planches de légumes luisants donnent toute l'année. Deux sources sont là : l'une est dérivée à travers tout le jardin ; l'autre est conduite aux portes du palais et le peuple y vient remplir ses cruches[23].

Voilà encore un passage où l'on ne voit d'ordinaire qu'un tissu de merveilles et d'invraisemblances. Et, pourtant, bien examiné, ce n'est sûrement que la peinture fidèle de la réalité. Les peuples navigateurs ont toujours eu le goût des savantes cultures. Nous admirons les serres à orchidées et à raisins des thalassocrates anglais. Les collections de tulipes hollandaises firent l'admiration du XVIIe siècle. Les Phéaciens ont des collections (le fruits qui font l'admiration des Achéens. Nos horticulteurs et pépiniéristes ont aussi des collections d'arbres à fruit tardifs ou hâtifs, qui ne produisent pas tous en même temps, mais qui successivement donnent des poires ou des pommes depuis juillet jusqu'en décembre : ce n'est pas autrement que les pommiers et poiriers d'Alkinoos donnent des fruits toute l'année. Au mois de novembre 1897, j'ai vu dans les jardins de Gortyne en Crète une treille chargée de raisins déjà cuits par le soleil, de grappes à peine mûrissantes et de rameaux vendangés depuis plusieurs semaines. Il faut quelque artifice pour obtenir de tels résultats. Mais sous le ciel béni de Corfou l'artifice est simple. Les Anglais, dans leur île humide, sous leur ciel 'embrumé, doivent construire et chauffer des serres et savamment graduer la chaleur pour que leurs vignes arrivent l'une après l'autre à fournir leurs tables toute l'année. Le ciel phéacien se charge de la chauffe et l'homme n'a qu'à la régler. Les brises et brumes marines apportent l'arrosage, et les ruisseaux d'irrigation sont vite installés sur ces pentes continues. Avec une collection d'espèces hâtives et tardives, il suffit de mettre en un lieu découvert, inondé de soleil, et d'irriguer dès le printemps la partie du vignoble qui doit donner la première, de garder en friche et à l'ombre et de ne cultiver et irriguer que plus tard les ceps qui ne fleuriront et donneront qu'ensuite. Et sans grande peine l'on obtient ainsi un vignoble garni continûment de grappes, de fleurs et de rameaux dépouillés.... Les anciens thalassocrates avaient en ces matières les mêmes goûts et la même science que nos thalassocrates contemporains : c'est aux écrivains de Carthage et à Magon, qui les avait codifiés, que les Romains empruntèrent leurs matériaux pour les De Re Rustica de Columelle et de Varron[24].

Les moines de Palaio-Castrizza reçoivent les étrangers sur une terrasse couverte qui domine la Mer Sauvage et que le gémissement des flots remplit. Nous sommes restés là durant les heures les plus chaudes du jour. Le temps était beau, le ciel sans un nuage ; une petite brise de mer soufflait par intervalles ; mais tout autre vent était tombé. Et pourtant, au pied du Saint-Ange, sur les dents des écueils, sur les pointes du promontoire, jusqu'à mi-côte des falaises, le flot venait en hurlant jeter ses panaches d'écume, puis se retirait au loin et découvrait les roches acérées. Le Saint-Ange, à pic, domine de sa muraille cette lutte brutale. C'est au pied de cette muraille lisse, devant cette mer sans fond, au-dessus de ces récifs aigus et de ces flots toujours grondants, que nous avons relu la tempête et le naufrage d'Ulysse, et jusqu'au soir nous avons gardé dans les oreilles le bruissement incessant de cette mer soulevée. Ortholotho, Skialuthi, etc., la carte mentionne quelques-uns de ces écueils. Mais il en est bien d'autres.

Nous avons demandé aux moines s'ils conservaient quelques antiquités dans leur couvent. Ils nous ont montré une horloge comtoise dans une boite de sapin colorié, dont un marchand smyrniote leur a jadis fait présent. Ils conservent aussi les restes d'un gigantesque cétacé que la tempête jeta vers 1830 sur leurs roches et que les indigènes accourus dépecèrent[25]. Ces parages, disent les moines, sont visités par les troupes de monstres marins : La vague, dit Ulysse, va me rejeter dans la mer poissonneuse et quelque divinité lancera sur moi l'un de ces grands monstres que nourrit Amphitrite en grand nombre[26]. Les navigateurs anciens notaient dans leurs périples les parages peuplés de monstres, et les géographes versificateurs n'oubliaient pas cet important détail : C'est à Gadès, dit-on, que paraissent les plus grands cétacés[27].

Les moines gardent encore l'un des vieux canons, timbrés des aigles moscovites, qui remplacèrent ici les canons de la batterie française quand les Russes, durant les guerres de l'Empire, occupèrent l'île de Corfou : les Barbaresques tenaient la mer ; il fallait ici une batterie en permanence....

Nous redescendons du monastère vers la plainette de l'isthme. Auprès de la Ville d'Alkinoos, il nous reste à découvrir les trois étapes, qui jalonnent la route d'Ulysse et de Nausikaa :

1° l'embouchure du fleuve ;

2° le bois sacré d'Athèna ;

3° la source du faubourg.

La source doit être toute proche de la ville. Car Ulysse allait pénétrer dans la ville agréable et se mêler au peuple des Phéaciens[28], quand Athèna, craignant pour lui les questions et les injures de la foule, se présente sous la forme d'une jeune fille portant sa cruche.... Dans la plaine de l'isthme, les paysans ont creusé plusieurs puits pour arroser leurs olivettes ou leurs champs de légumes. Dans les vallons rocheux du Saint-Ange, suintent aussi quelques fils d'eau. Mais il n'est qu'une source abondante, constante et pure. C'est dans la crique occidentale de Port Alipa, sur la rive continentale, juste à la corne de l'isthme, en face du cap rocheux qui porte les ruines de Saint-Nicolas. Là, du pied de la roche taillée à pic, sortent au ras même de la plage deux ou trois belles bouches d'eau courante. Les marins et les moines y trouvent en abondance de l'eau fraiche, même aux jours les plus chauds de l'été. Les matelots du caïque, mouillé sous le cap, viennent justement d'y remplir leurs tonneaux. Le site est de tous points conforme à la description odysséenne. Voici bien la fontaine où les filles des Phéaciens venaient remplir leurs cruches. Elle était toute proche de la ville qui dressait sur la montagne insulaire, de l'autre côté de la crique, sa ligne de remparts. L'agora, le Poseidion et le champ de courses, couvrant dans l'intervalle la plainette de l'isthme, ne masquaient pas la vue. Ulysse s'arrête un instant auprès de cette source pour admirer les deux ports, l'agora et la longue muraille élevée, faite de pieux, une merveille.

La Ville n'a pas une enceinte de pierre. La mer et les falaises lui font sur trois côtés une défense infrangible. En travers de l'isthme, d'un port à l'autre, pour prévenir toute incursion des indigènes, un long mur de bois suffit. Les Phéaciens ont creusé un fossé et, sur la terre rejetée, planté une forte palissade. Les archéologues concluent de ce texte que les cités homériques ne savaient plus entasser en murailles les pierres gigantesques que nous admirons à Tirynthe, à Mycènes et dans les villes de l'époque mycénienne[29]. On peut objecter, je crois, que les palissades, dont nous parlent les poèmes homériques, sont toujours des œuvres de défense construites à la hâte par des étrangers ou par des envahisseurs sur une côte ennemie : tel le camp des Achéens sous Troie, tel notre rempart des Phéaciens. Car ce peuple des Phéaciens est étranger, débarqué depuis une génération à peine. En débarquant, il s'est hâté de construire en travers de l'isthme la palissade et le rempart qui devaient couvrir la seule face abordable de sa haute ville. Il a fait cette défense de terre et de bois, parce qu'en deux jours, par ce procédé rapide, on se trouvait à l'abri et que la terre meuble ou les sables de la plainette eussent exigé, pour des murailles de pierre, de profondes et coûteuses fondations. Derrière cette défense provisoire, la ville s'est construite et, comme ensuite son éloignement la mettait à l'abri de tout voisinage dangereux, elle n'a pas éprouvé le besoin de murailles plus solides. Nous savons par l'histoire écrite que les cités helléniques débarquées sur la côte d'Asie, Phocée entre autres, restent ainsi, plusieurs siècles durant, sans murailles de pierre. C'est le jour seulement où le danger perse menace du côté de l'intérieur, que les Phocéens construisent autour de leur ville un mur en pierres de taille[30]. Les Phéaciens, séparés du monde et habitant à l'écart, ne redoutent personne : ils gardent leurs simples palissades.

La source retrouvée nous montre qu'Ulysse est bien venu par le fond de Port Alipa. C'est de ce côté qu'il faut donc chercher aussi le bois sacré d'Athèna : Au bord du chemin, il est un bois brillant de peupliers avec une source et tout autour une prairie : là, mon père a un enclos et un jardin plein de verdures ; ce jardin n'est éloigné de la ville que d'une portée de voix[31].

Nous revenons vers l'intérieur de Corfou, en refaisant le tour de Port Alipa. Au fond de ce port, dans la crique septentrionale, la route franchit sur un pont de pierre le ravin d'un petit ruisseau, dont les vives verdures éclatent parmi le feuillage plus terne de l'olivette. Des paysans descendus de Lakonais bêchent en ce coin leurs champs de fèves. Comme nous leur demandons si quelque source jaillit dans le voisinage, ils nous déclarent que, toute l'année, ce ruisseau fournit de l'eau courante grâce à une belle source toute voisine : en amont du pont, ils nous conduisent à cette source. Un peu au-dessus de la route, dans un vallon qu'ombragent les oliviers, une source abondante jaillit. C'est, dans tout ce fond de la baie de Liapadais, disent les paysans, la seule fontaine qui fournisse toujours de l'eau. Jamais elle ne tarit. Les cultures maraîchères ont pu s'installer au long de son ruisseau. Les pentes mêmes de ce vallon en terrasses, qui finit brusquement contre la falaise de l'Arakli, ne sont vêtues que d'une terre rouge et caillouteuse et ne portent que des oliviers et des cyprès. Mais ici, dans le fond, des murs de pierres sèches ou des enclos d'épines défendent contre les chèvres les carrés de légumes ; dans le ravin, jusqu'à la mer, de petits canaux irriguent les rives et ont fait croître des saules, quelques peupliers, des amandiers, des figuiers avec un coin de vigne. Une maison et quelques huttes abritent deux ou trois familles. Jadis on descendait de Lakonais le matin et l'on y remontait le soir pendant l'époque des travaux ou de la récolte ; mais on n'habitait pas ici toute l'année par crainte des Barbaresques. Ces habitudes d'autrefois commencent à se modifier. Il faudra de longues années encore pour déplacer le village et le fixer ici ; les Barbaresques ont disparu depuis deux générations et l'on continue de vivre comme au temps de leurs descentes.... En aval du pont, entre la route et la mer, les deux bords du ravin élargi portent des jardinets, des figuiers, des lauriers-roses et des arbres fruitiers enclos de haies. Sauf le jardin des moines sur la roche de Palaio-Castrizza, voici le seul coin de Phéacie présentant des arbres verts, de l'herbe verte, des légumes et des feuillages brillants. Partout ailleurs, sous l'argent pale des oliviers, entre les fleurons des noirs cyprès, la terre rougeâtre n'est semée que de broussailles et d'asphodèles. Mais voici la prairie, le bois sacré et le jardin d'Alkinoos : tous les détails du texte odysséen s'y peuvent appliquer. En droite ligne, de la ville des Phéaciens à ce fond de Port Alipa, la distance est de 300 à 550 mètres. La voix porte sans peine jusqu'ici et nos paysans interpellent les matelots du caïque mouillé sous le cap. D'ici la haute ville et le palais s'offraient aux regards d'Ulysse : entre les branches de l'olivette, la haute montagne se profile sur le ciel doré du couchant et, de l'esplanade du sommet, se détachent nettement découpées les ruines de Saint-Georges. Ainsi devait apparaître le palais d'Alkinoos si facile à reconnaître qu'un enfant même t'y conduirait, car il se distingue de toutes les autres maisons des Phéaciens. Pour les gens de la ville, les branches de l'olivette et les peupliers devaient masquer un peu la vue du jardin et de la route. Nausikaa veut que l'étranger s'arrête ici ; sans lui, elle rentrera dans la ville. Par crainte des mauvaises langues, elle ne veut pas être vue en compagnie d'un inconnu. C'est bien ici qu'Ulysse s'est arrêté pendant que Nausikaa et ses femmes le précédaient à la ville. Nous avons donc les deux dernières étapes de la route odysséenne, la source du faubourg et le jardin du roi. Reste le fleuve.

Au dernier fond de la baie de Liapadais, dans l'anse d'Iophilia, les cartes indiquent une rivière qui descend de l'Arakli. La route traverse, en effet, un haut pont de pierre. Mais il n'y a pas d'eau dessous. Nous descendons la rivière cependant jusqu'à la mer. Entre deux pentes d'olivettes, c'est bien un fleuve grec, c'est-à-dire un lit de cailloux roulés avec quelques trous d'eau boueuse. Une gorge profonde, entre les falaises taillées à pic, nous conduit à la plage de sables qui cercle l'anse d'Iophilia. Quelques traits de ce site correspondent aux vers odysséens. Voici la plage de graviers et de petits cailloux où les femmes de Nausikaa étendent leur lessive. Plus haut, les collines en pente douce inclinent les fourrés et les olivettes qui couvriront de leurs feuilles sèches le sommeil du naufragé. A chaque bout de la petite anse, des falaises droites, des roches aigres et des écueils exaspèrent le flot ; cette mer fermée, par ce temps calme, sans le moindre vent, brise encore autour des cailloux et les borde d'écumes.... Mais de fleuve, pas. Il est impossible de donner ce nom à ce couloir de pierres sèches qui peut-être amène ici des eaux furieuses durant l'hiver ou après les orages de l'été, mais qui n'a déjà plus un filet d'eau constante à la fin du mois d'avril. Ce n'est pas le fleuve au beau courant du poète. Est-ce à dire qu'il faille renoncer un peu à notre méthode des Plus Homériques et ne voir dans cette épithète du fleuve qu'un ornement poétique, une banalité, une cheville ? Les femmes des Phéaciens venaient ici laver leur linge quand le fleuve avait de l'eau.... A la rigueur, toute, l'année, elles pouvaient installer un lavoir autour de ces trous d'eau qui parsèment le lit caillouteux et que peuple le coassement des grenouilles.... Mais non : ceci ne peut être le fleuve odysséen et ses bouches d'eau courante[32], le fleuve aux lavoirs constants, aux eaux abondantes, que refoule le flot de la vague.... Nous remontons au pont de la route où notre voiture nous attendait. Assurément ce torrent desséché n'est pas le fleuve de Nausikaa. Mais où donc retrouver ce fleuve ? Le pourtour de la baie n'a pas un autre cours d'eau. 11 faudrait contourner la falaise du Saint-Ange ou franchir la muraille de l'Arakli pour atteindre au Nord le réseau de petites rivières et la vallée du « Grand Fleuve », qui vont aboutir aux sables d'Aphiona. Du haut du Saint-Ange, on peut apercevoir le cours brillant de ces ruisseaux et de ces rivières constantes ; on domine de là-haut tout le pays du Nord et la mer et la côte nord-occidentale jusqu'au Karavi, jusqu'au Bateau de pierre qui toujours flotte à l'horizon. Mais la falaise droite du Saint-Ange n'offre pas la moindre corniche pour un sentier. La muraille abrupte de l'Arakli est pareillement infranchissable : à grands renforts de lacets et de terrasses, une piste carrossable monte jusqu'au plateau de Lakonais ; plus haut, les chèvres et leurs gardiens ont tracé de vagues seules. Un piéton peut difficilement franchir le rebord de cette margelle. Jamais un char n'a pu s'y hasarder.... Où retrouver le fleuve et la route de Nausikaa ?

Nous voici revenus au défilé de roches qui ramène du pays des Phéaciens à l'intérieur de Corfou. Nous allons franchir la margelle qui encercle la baie de Liapadais. Entre la chaîne du Pantokrator et la Sierra de la côte occidentale, la brèche n'a pas cent mètres de large et, de chaque côté, l'escarpement de calcaire nu monte, d'un seul jet, à soixante ou quatre-vingts mètres. La Phéacie n'a pas d'autre porte terrestre. Ulysse et Nausikaa n'ont pu venir que par ici.... Au sortir des roches du défilé, nous retrouvons le pays de collines et de vallons, de plainettes, d'olivettes. de champs, de vignes et de cyprès qui couvre le centre de Corfou jusqu'à la mer du détroit. A notre gauche, la muraille du Pantokrator dresse sa paroi sauvage, sans une coupure. A notre droite, les pentes boisées de la Sierra côtière font place soudain à la longue plaine de Ropa, qui fuit vers le Sud entre deux lignes de coteaux. Cerclé de pentes douces que les olivettes chargent de leurs masses ondulantes, cet ancien lac vidé étire à perte de vue sa nappe encore miroitante de marais et d'herbages. Là-bas, vers le Sud, par une brèche de la Sierra côtière, un petit fleuve décharge le trop-plein des marécages dans la baie sablonneuse d'Ermonais. Voilà les champs cultivés et les travaux des hommes que les mules de Nausikaa traversent en courant.

Le fleuve est là-bas. Dix kilomètres de route plate, à travers la plaine de Ropa, nous y mèneraient vite. Mais il se fait tard. Le soleil couchant allonge sur la campagne les grandes ombres du Pantokrator. La tranquillité de ce doux pays se fait plus grave. L'obscurité tombe lentement des vieux oliviers. Tout bruit se calme autour des cyprès. Une buée monte de la plaine et dessine au loin la fuite des marais. Il faut rentrer vers la ville. Nous irons demain à la baie d'Ermonais et au fictive de Nausikaa.

 

Sur la côte occidentale de Corfou, dans la Mer Sauvage, la baie d'Ermonais occupe la place symétrique aux deux baies de la capitale actuelle sur la côte du détroit. Quinze ou seize kilomètres mènent d'une mer à l'autre, de la capitale à la baie déserte. Cette route n'est aussi qu'une allée de parc. A travers les hauts cyprès et les vieilles olivettes, au bord des haies fleuries de roses, sous les coteaux chargés de vignes, autour des plainettes inondées et des petits lacs, elle va sans heurt, en courbes sinueuses, respectant les vieux arbres et évitant les roches. Une succession de collines et de vallons détrempés couvrent le pays. Sur les buttes, les blancs villages se penchent dans leur ceinture de cyprès. Au fond des vallons, les marais de l'hiver ou les lacs constants miroitent. La politique vénitienne laissa, par système, les marécages envahir les champs : l'île ne devait produire que de l'huile pour la République qui la payait en grains.

Nous arrivons au sommet des dernières collines qui bordent la plaine de Ropa. La cuvette s'ouvre devant nous. Long de neuf kilomètres, large de deux ou trois, cet ancien lac vidé est aujourd'hui la plus grande plaine de l'île. Mais le marais en couvre encore les trois quarts. Bordée à l'Est par une ligne infléchie de collines, qui ne laissent passer aucune rivière vers la mer du détroit, la cuvette est séparée de la Mer Sauvage par la Sierra côtière. Devant nous, cette barrière aiguë ferme l'horizon ; elle dresse ses pointes entre les deux bornes du Pantokrator, au Nord, et du Saint-Georges, au Sud. La grosse tête ronde du Pantokrator semble pencher son regard sur le défilé de roches qui, sous elle, mène à la terre des Phéaciens : d'ici, la coupure du passage est nettement dessinée ; les deux villages de Liapadais et de Dukadais la dominent de leurs olivettes. L'aiguille du Saint-Georges (392 mètres) tombe aussi vers un défilé qui entame la sierra jusqu'au niveau de la plaine : c'est par là que le fleuve de Ropa s'enfuit à la mer. De la porte du fleuve à la porte des Phéaciens, la Sierra en fronton découpé est continue. Deux pointes en émergent qui, surveillant au loin la mer occidentale, servirent tour à tour d'observatoire, de guette, aux indigènes et aux étrangers. Vers le milieu du fronton, plus voisine des villages grecs, la pointe de Skopi garde son nom hellénique, σκοπιά ; plus proche de la baie d'Ermonais où peuvent débarquer les peuples de la mer, la pointe de Viglia a pris un nom italien. Vers la cuvette, la Sierra dévale en pentes assez longues. chargées de blancs villages et d'olivettes. Les arbres descendent jusqu'à la plaine et s'arrêtent en parfait alignement : devant ce front de verdure, quelques cyprès isolés jaillissent raides et droits. La plaine n'est qu'un damier de champs boueux et de mares herbues, que découpe un réseau de canaux à angles droits. Un fossé médian recueille leurs eaux réunies. Du Nord au Sud, il étend sa ligne droite de roseaux, puis, tournant brusquement vers l'Ouest, il vient se jeter au fleuve pour gagner avec lui le défilé et la mer. Le fleuve vient d'ailleurs. Nous allons en voir les sources. Nous contournons le dernier talus des collines du Sud. La plaine s'étend à notre droite, sans un ressaut, absolument plate. Elle s'allonge, unie comme la surface d'un lac, jusqu'à la muraille du Pantokrator. Les aiguilles de quelques cyprès, les dômes de quelques mûriers parsèment le damier monotone. Dans un redent des collines méridionales, au bord de la route, bouillonnent une dizaine de grosses sources, de têtes de sources, kephalovrysis, comme disent les Grecs : ce sont en effet les têtes émergeantes des émissaires souterrains, qui seuls déchargent le trop-plein des lacs solitaires, des plainettes closes, des marais sans issue dont le centre de l'île est couvert. A gros bouillons, par dix ou quinze fontaines, ces eaux reparaissent ici et leurs ruisseaux unis forment aussitôt une rivière, un petit fleuve, conservant toute l'année la même abondance. C'est à vrai dire le seul fleuve courant de cette plaine, car on ne peut donner le nom de fleuve au fossé de joncs et de boue qui se traîne du Nord au Sud. Le fleuve commence ici et, contournant le talus des collines méridionales, il va gagner le défilé qui le conduira à la baie d'Ermonais. Des terrasses de vignes et d'oliviers accompagnent ses méandres sur la rive gauche. La rive droite est taillée dans la terre noire et dans les joncs du marais.

Nous suivons le fleuve et nous atteignons avec lui les premières approches du défilé entre les contreforts de la Sierra côtière et le mont Saint-Georges. Sa vallée s'étrangle une première fois, puis se rélargit dans un vallon intérieur, où nous devons abandonner notre voiture et nos chevaux. Un nouvel étranglement mène ce lit encaissé à la véritable porte, au seuil de roches d'où les eaux se précipitent sur la plage d'Ermonais. Entre le sable de la plage et le niveau de la plaine de Ropa, la différence en hauteur est de trente ou quarante mètres : la route s'arrête au bord du saut ; il faut descendre à pied. L'écoulement du fleuve se fait entre deux roches et sur un lit de roches, qu'une équipe d'ouvriers est en train de creuser et d'élargir. Par testament, un riche Corfiote a laissé un million de drachmes pour assécher cette plaine de Ropa. Le travail est facile. Il suffit, pour augmenter le débit du fleuve où viennent aboutir les canaux des marais, d'élargir et d'approfondir la trouée vers la mer. Le seuil abaissé et le lit agrandi vont rendre à la culture des millions d'hectares.

En une suite de rapides et de cascades, les eaux tourbillonnantes descendent vers la plage d'Ermonais. La gorge étroite est d'abord encombrée de blocs et de roches. Des ruines de moulins vers lesquelles se détournent les dérivations du fleuve s'étagent sur les deux rives. Après le dernier moulin, le défilé s'élargit un peu et le fleuve apaisé se replie en méandres parmi les cailloux et les herbes, jusqu'aux sables de la grande plage. li finit dans un talus fort épais de feuilles sèches et de débris végétaux. La force de la vague qui le repousse le force à un dernier grand méandre pour atteindre la mer où il se jette enfin, mais non pas de front, obliquement. Voici la plage qui reçut Ulysse. Entre les deux falaises du cap Plakka et du mont Saint-Georges, le demi-cercle concave est débarrassé de roches et protégé du vent[33].

Mais, de chaque côté, le flot hurle et se brise sur le pied des falaises, parmi les roches éboulées. La mer hurlante pousse son écume au bord de la plage. A droite, le Saint-Georges est une masse de calcaire compact. A gauche, le mont Viglia est un conglomérat pliocène, un amalgame de cristaux coupants et de pierres cassées : les blocs éboulés, qui jonchent la rive, sont hérissés de cailloux aigus où la peau des mains et des pieds s'attache et se déchire[34]. Quand on vient du large, on aperçoit distinctement dans le fond de cette baie ouverte les cascades et le petit delta du fleuve au beau courant. Parmi les blocs écumants, Ulysse prend pied sur les détritus amenés par le fleuve. Il jette le voile d'Ino dans le méandre obstrué par le flot. Puis il sort du fleuve et s'assied un instant sur la rive bordée de joncs il embrasse la terre nourricière. Mais il ne peut rester pour la nuit dans cette gorge fraiche, toute pleine d'eaux bondissantes et la brume du soir et la rosée du matin lui donneraient la fièvre. Devant lui s'offrent les pentes couvertes d'olivettes : au-dessus de la plage et des blocs éboulés, elles dominent la baie, et leurs bois, proches du fleuve, sont visibles de partout. Ulysse y monte, se cache dans les feuilles sèches et s'endort....

Dès l'aurore, Athèna réveille Nausikaa : il faut partir au lavoir dès l'aube[35], il faut atteler un char ; la route serait trop longue à pied, car les lavoirs sont très loin de la ville. On part. Les mules, à travers la plaine, tirent allégrement leur char et Nausikaa a fait monter ses femmes sur le char, auprès d'elle.

Elles arrivent au courant du fleuve, à l'endroit où  se trouvent des lavoirs toujours pleins, où beaucoup d'eau claire se précipite en cascades favorables aux lessives. Il est inutile, je crois, de montrer la parfaite concordance de tous ces mots avec les détails de notre site. La série de cascades et de bassins entre les roches, que les moulins modernes ont utilisée pour leurs dérivations, offre, en effet, d'admirables lavoirs toujours pleins d'eau courante, des cuviers sans cesse renouvelés. Les femmes de Nausikaa, laissant, comme nous l'avons fait nous-mêmes, leur voiture au défilé du haut, ont lâché les mules dans les herbages, sur le bord du fleuve tourbillonnant, à l'ombre des olivettes où notre cocher vient de lâcher ses bêtes. Puis elles ont apporté leur linge à ces bassins peu profonds ; à qui mieux mieux, elles le battent et le foulent dans l'eau propre ; mais cette eau parait noire au milieu de ces cascades d'écumes. Elles vont ensuite étendre leur lessive sur la plage, en un coin où la vague des tempêtes lave les petits cailloux. La plage offre en effet deux aspects très différents. Aux bouches mêmes du fleuve. elle est jonchée, sur une grande épaisseur, d'herbes et de feuilles, qui lentement décomposées dans le marais ou séchées au fond des canaux de la plaine, ont été brusquement entrainées par les pluies de l'hiver. Sous le Mont Saint-Georges. le calcaire éboulé, mangeant la plage, n'a semé la rive que de cailloux ou de rochers. Sous le Mont Viglia, au contraire, la vague a décomposé le conglomérat en ses menus éléments et la falaise est bordée d'une pente, non de sable lin. mais de graviers et de cailloutis, de petites pierres où le linge doit sécher en effet bien plus vite que sur un sable humide et bien plus proprement que sur les détritus du fleuve.... Nausikaa et ses femmes déjeunent, puis jouent à la balle : la plage unie est un beau terrain de jeux. Mais un coup maladroit envoie le ballon dans l'un des grands trous d'eau de la cascade. Les femmes poussent un cri. Ulysse se réveille, et, sortant du bois, il apparaît sur la pente. Les femmes s'enfuient vers les plages avancées. Nausikaa les rappelle et les envoie porter au naufragé un phare. un chiton et des linges, derrière une roche du fleuve où le héros pourra se laver. Ulysse ne prend pas un bain : le fleuve n'est pas assez profond ; dans le palais d'Alkinoos, quand les servantes d'Arétè auront préparé la baignoire, Ulysse se réjouira parce que. depuis son départ de l'île de Kalypso, il n'a pas connu la douceur du bain. Mais, dans l'un des bassins de la cascade, Ulysse prend un tub : il se lave les épaules, le buste et les membres. Puis il revêt les habits donnés par Nausikaa et l'on remonte de la plage vers l'endroit où l'on a laissé le char. On rattrape les mules. On les attelle. La belle lessive blanche, bien pliée, remplit la voiture et les femmes au retour ne pourront plus monter dessus, comme sur le linge sale qu'on apportait à l'aller. Elles marcheront derrière le char avec Ulysse. La seule Nausikaa trouvera place sur le siège....

Nous sommes remontés aussi vers la voiture qui nous attendait en haut des moulins. Nous reprenons la route de Nausikaa à travers les champs et les œuvres des hommes. Une route plate enfilant toute la vallée de Ropa. longe vers le Nord le pied de la Sierra côtière et mène à travers la plaine, du défilé du fleuve à la porte de la Phéacie. Depuis les moulins, il faudrait une heure et demie pour atteindre Palaio-Castrizza et la Ville des Phéaciens. La route actuelle est une route neuve, construite par les ingénieurs et chargée de macadam. Mais elle est doublée d'une vieille piste, qui serpente dans les haies et dans la terre noire et que de vieux petits ponts portent sur le fleuve et sur les torrents de la Sierra. De tout temps les chars indigènes ont pu rouler au bord de cette plaine, et de tout temps ils allaient au fleuve porter le grain et chercher la farine comme au siècle dernier. ou porter le linge sale et ramener le linge blanc comme au temps de Nausikaa. Sous les dernières ramures des olivettes, tout au bord de la plaine, Nausikaa et ses femmes ont pris cette piste. Les mules galopaient sur ce terrain durci et plat. Elles avaient bientôt tourné le dos au courant du fleuve. Elles suivaient le bord du marais jusqu'au pied du Pantokrator....

Nous les laissons rentrer chez elles et, prenant à droite, nous quittons leur route pour traverser le marais et revenir à la ville de Corfou. Les cartes tracent une rivière qui, du Nord au Sud, couperait le marais et descendrait jusqu'au fleuve en traversant toute cette plaine de Ropa. J'ai déjà dit que cette prétendue rivière n'est qu'un fossé bourbeux d'eaux croupies, immobiles, que chassent seulement les crues des orages ou de l'hiver. Une route, qui franchit la plaine vers le milieu de sa longueur et qui va des collines de l'Est à la Sierra de l'Ouest, nous permet de bien voir cette nappe de terres noires, carrelée de marais, étamée d'écumes et hérissée de joncs, avec son fossé médian, qui n'est qu'une traînée presque indiscernable d'eaux épaisses et de boue diluée ; de partout, la fièvre s'exhale en une terrible odeur. Cette bande de marais, servant à couvrir encore les abords de la Phéacie, contribuait à la sécurité et à l'isolement des Phéaciens. Mais elle les obligeait à certaines habitudes que nous dépeint fidèlement l'Odyssée. Près de leur Ville, les Phéaciens ont des fontaines jaillissantes ; dans leur Ville même ils ont des citernes et des puits comme les moines de Palaio-Castrizza. L'eau potable ne leur manque donc ni pour eux-mêmes ni pour leurs bêtes ou leurs jardins. Mais ils n'ont pas assez d'eau courante pour leurs autres besoins ménagers, pour leurs lessives surtout qui exigent des lavoirs bien fournis. Comme les thalassocrates de tous les temps, les Phéaciens aiment la propreté. La propreté phéacienne fait l'admiration des Achéens, comme la propreté hollandaise fit l'admiration du avine siècle et comme la propreté anglaise fait l'admiration de nos contemporains. Une fois débarqués. les gens de mer aiment les chemises blanches et les souliers vernis, le linge de rechange, car ils ne vont au bal qu'en linge frais[36].

Les terriens ne font pas tant de manières. de me représente les Achéens sous les espèces d'Albanais splendidement crasseux, chargés d'or, de broderies et de taches de graisse, fleurant l'huile rance et le beurre de chèvre, — tels qu'on les voit encore débarquer sur les quais de Corfou ou monter à bord des navires européens, dont la propreté les émerveille. Ils sont vêtus de feutres ou de tissus de laine, qui servent une vie d'homme. Les Phéaciens portent du lin blanc. bien lavé, empesé, repassé, tuyauté, qu'il faut sans cesse envoyer au lavage. Or. les lavoirs sont très loin de la ville. Il faut aller en voiture, partir le matin et ne revenir que le soir, emporter de quoi manger et rester tout le jour. Aussi ne fait-on la lessive que de loin en loin, quand le linge sale s'est accumulé[37], ce qui suppose un riche trousseau et des armoires à linge abondamment pourvues. Dans nos villes de province, où les mêmes habitudes subsistent encore, la bonne ménagère empile en son armoire les douzaines de draps et de serviettes qui ne servent et ne vont au lavage que deux ou trois fois par an.... Ce lin blanc veut pour être lavé des bassins d'eau courante. C'est pourquoi Nausikaa doit aller jusqu'au fleuve : les eaux sales du marais imprégneraient les toiles d'une couleur et d'une odeur fâcheuses. Nos bassins en cascade et leurs eaux rapides sont au contraire des cuviers naturels où le trempage, le foulage (nous dirions le savonnage) et le rinçage se peuvent faire proprement et commodément.... Reprenez tous les mots du texte odysséen et voyez si les moindres épithètes ne trouvent pas ici leur application. Faites d'autre part le calcul des distances et des heures, et voyez si la journée de Nausikaa est bien remplie par ce voyage. Elle se réveille à l'aube. On attelle le char. Elle part dès l'aurore. Elle met deux heures pour arriver au fleuve. On lave toute la matinée. On déjeune et l'on joue à la balle pendant que le linge sèche. On va repartir quand Ulysse apparaît[38], on retarde le départ pour que le héros puisse se laver et s'habiller. Puis on charge le char et l'on s'en retourne un peu moins vite que l'on n'est venu ; les femmes et Ulysse reviennent à pied. On n'arrive en Phéacie qu'au coucher du soleil[39]. Ulysse s'arrête encore dans le bois sacré d'Athèna ; quand il arrive au palais d'Alkinoos, les torches sont déjà allumées[40].

Falaises accores et roches aigués, plage de sable et fleuve au beau courant. source jaillissante et bois sacré d'Athèna, fontaine toute proche de l'agora et du beau Poseidion, haute ville et beaux ports : nous avons-maintenant toutes les étapes de la route odysséenne. La méthode des Plus Homériques, l'explication minutieuse du texte, nous a fait retrouver sur cette côte de la Mer Sauvage tous les sites de notre Phéacie. Mais par une autre méthode nous eussions pu d'avance prévoir les mêmes résultats. A priori, le calcul topologique aurait pu nous reconstituer de toutes pièces le site, le gîte et la forme de notre ville phéacienne. La vie et la civilisation des Phéaciens implique un habitat que d'avance nous aurions pu décrire et calculer. Or les résultats de ce calcul concorderaient exactement, comme nous allons voir, avec les identifications que nous venons de découvrir et qu'ils vont nous confirmer : étudions les mœurs et coutumes des Phéaciens ; nous aurons la vérification immédiate de tout notre travail topographique.

 

 

 



[1] Notes de voyage.

[2] Cf. le carton géologique dans la carte de Partsch, op. laud.

[3] Pour la commodité du récit, je réserverai le nom de Sierra à cette chaîne qui borde la Mer Sauvage.

[4] Odyssée, VI, 266-269.

[5] Expédition de Morée, p. I.

[6] Odyssée, XIII, 177.

[7] Odyssée, VI, 203, 205, 279.

[8] Odyssée, VI, 201-203.

[9] Odyssée, VII, 42-45. La plupart des éditions donnent άγοράς au lieu de άγοράν qui est une faute évidente : partout ailleurs on ne parle que de l'agora des Phéaciens.

[10] Odyssée, VIII, 5.

[11] Odyssée, VIII, 50-55.

[12] Odyssée, XIII, 77.

[13] Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.

[14] Cf. Pape Benseler, Wörterb. Eigen., s. v.

[15] Instructions nautiques, n° 691, p. 21.

[16] Odyssée, VIII, 122-123.

[17] Odyssée, VIII, 260.

[18] Odyssée, VIII, 378.

[19] Odyssée, XIII, 19.

[20] Odyssée, XIII, 64-65.

[21] Bellin, p. 147.

[22] Cf. Instructions nautiques, n° 708, p. 13 : Le vent du S.-E., que les Italiens appellent sirocco, vient dans l'Adriatique et se propage dans toute sa longueur ; il n'est réputé dangereux qu'à cause des brumes épaisses qui l'accompagnent et de la grosse mer qu'il soulève ; en quelque saison qu'il souffle, les terres se couvrent de brumes.

[23] Odyssée, VII, 111-131.

[24] Columelle, I, 1 : Varron, I, 1.

[25] Consulter là-dessus le Mémoire de Theotoki.

[26] Odyssée, V, 420-422.

[27] Scymn. Chi., v. 161-162.

[28] Odyssée, VII, 18.

[29] Cf. Helbig, L'Épopée, p. 118 et suiv. ; Perrot et Chipiez, VII, p. 74-79.

[30] Hérodote, I, 17 ; cf. Perrot et Chipiez, VII, p. 77.

[31] Odyssée, VI, 291-294.

[32] Odyssée, V, 441.

[33] Odyssée, V, 442-443.

[34] Odyssée, V, 434-435, et suiv.

[35] Odyssée, VI, 31 et suiv.

[36] Odyssée, VI, 64-65.

[37] Odyssée, VI, 58-59.

[38] Odyssée, VI, 110.

[39] Odyssée, VI, 321.

[40] Odyssée, VII, 101.