LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE CINQUIÈME. — NAUSIKAA.

CHAPITRE I. — L'ÎLE DU CROISEUR.

 

 

Ulysse a quitté l'île de Kalypso. Il revient vers son Ithaque. D'Espagne, il rentre dans les mers grecques. Assis au gaillard d'arrière, il tient le gouvernail de son radeau et, pour suivre le droit chemin, pour ne pas dériver vers les mers septentrionales des Baléares et de la Sardaigne, il veille en méditant les conseils de la Nymphe, en gardant toujours le Nord sur sa gauche. Dix-sept jours il navigue sans que la bonace l'arrête. Une brise tiède le pousse ; il fait du chemin. Cette brise favorable et douce, άπήμων, λιαρός, qui pousse le radeau par derrière, οΰρον όπισθεν, est un vent d'Ouest :

Dans les parages de Gibraltar et le long des côtes algériennes, les vents, disent les Instructions nautiques, se réduisent à deux : les vents d'Est et les vents d'Ouest, que l'on nomme dans le pays Levantes et Ponientes. Les vents d'Est sont annoncés longtemps avant leur venue : une grande humidité, un brouillard au-dessus des terres, en sont des indices presque certains, qui continuent pendant toute la durée du vent : les Levantes, au lieu d'être secs, sont humides.... Avec les vents d'Ouest, les nuages disparaissent complètement. L'atmosphère devient plus sèche. Les montagnes et le ciel deviennent clairs[1].

Poussé par ces clairs vents d'Ouest, Ulysse passe les nuits à contempler les constellations. Mais sur les côtes de Grèce, les vents ne conservent plus la même régularité. Quand Ulysse arrive devant les côtes phéaciennes, une terrible tempête surgit. Tous les vents se conjurent : l'Euros (Sud-Est), le Notes (Sud-Ouest, le sirocco), le Zéphyros (Nord-Ouest) et le Borée (Nord-Est) qui tombe de la nue et roule de hautes vagues.

La tempête dure quelques heures. Soufflant en tourbillons et en rafales, les vents retournent le radeau, jettent Ulysse à la mer et finissent par disperser les poutres bien assemblées. Le Borée fait rage. Tant qu'il doit lutter contre les autres vents, c'est un déchainement terrible. Il l'emporte enfin et s'établit. Il dure deux jours et deux nuits. Puis il tombe et voici la bonace. A l'aurore du troisième jour, le beau temps reparait[2].... Nous ouvrons les Instructions nautiques de l'Adriatique[3] :

Dans l'été, les vents sont ordinairement faibles et variables ; on y trouve, à cette époque, des calmes fréquents et quelquefois des orages brusques accompagnés de vents du Nord, mais qui heureusement ne durent pas longtemps.... Les vents de la partie du [Kotos] et surtout du S.-E. [Euros] sont ordinairement plus fréquents vers l'embouchure de la mer Adriatique. Il arrive très fréquemment que des brises fraîches de N.-E., N.-O. et S.-E. soufflent en même temps et dans différentes parties de cette mer. Les vents qui soufflent le plus fréquemment sont ceux du N.-E. à l'E.-N.-E., et ceux du S.-E. au Sud. Les premiers, que l'on nomme Bora, sont les plus à craindre et exigent une surveillance active et incessante.... Le Bora est un vent très dangereux et très redouté des marins, parce qu'il se déclare subitement avec une violence extrême. Il n'est pas tant à craindre à cause de sa violence que parce qu'il s'élève tout à coup et souffle par rafales. Ces rafales sont telles qu'elles soulèvent tout à coup une mer courte et agitée, dont le mouvement en tourbillon suffirait à lui seul pour occasionner des avaries à un navire sous voiles.... Les plus furieux coups de Bora sont annoncés par les symptômes suivants : un nuage noir et compact, surmonté d'un autre nuage plus léger et cotonneux, couvre l'horizon dans le N.-E. Le ciel prend tout à coup une teinte livide et, un peu avant le coup de vent, on ressent des calmes et de folles brises.... Le Bora prend habituellement au lever ou au coucher du soleil.... L'amiral Smyth dit que le Bora le plus redouté est celui qui souffle par rafales pendant trois jours, qui tombe alors et qui reprend ensuite pour souffler pendant trois autres jours avec la même violence. Dans l'été, le Bora ne dure jamais plus de trois jours.... En mars, à la fin de mai et au commencement de juin, il est bien rare qu'il n'y ait pas un coup de vent de Bora. Ces coups de vent sont toujours très violents, surtout à cette dernière époque de l'année.

On voit que tous les mots de la description odysséenne nous sont ici encore expliqués par le commentaire des Instructions. Ce n'est pas la tempête des littérateurs que nous avons ici, mais une tempête de marin, une tempête adriatique. Le bon versificateur qu'est Virgile fabrique des tempêtes suivant les règles. c'est-à-dire suivant Homère, et, quel que soit le lieu, les tempêtes virgiliennes durent trois jours aussi :

tres adeo incertos cæca caligine soles

erramus pelago, totidem sine sidere noctes[4].

Le poète odysséen ou les sources qu'il consulte connaissent autrement les choses de la mer. Car, entre le texte odysséen et les documents nautiques, la comparaison peut être minutieuse. Prenez une tempête adriatique, telle que nous la décrit un marin d'aujourd'hui, l'amiral anglais Smyth[5], et mettez en regard la tempête d'Ulysse :

Le 9 août 1819, j'étais mouillé sur une ancre dans le petit port fermé de Lossini Piccolo. Le matin, je vis des nuages inquiétants quoique, la veille au soir, le temps eût été remarquablement beau. Le vent était au S.-O., les nuages livides, l'atmosphère sombre et l'aspect général du ciel singulier et menaçant. Dans l'après-midi, l'horizon devint aussi noir que possible et cette teinte paraissait d'autant plus sombre qu'elle était : surmontée d'une bande de nuages blancs et cotonneux.... Quelques minutes après, un violent coup de vent du N.-O. soufflait évidemment, quoique nous sentissions encore au mouillage les vents de S.-0. plus forts peut-être que dans la matinée, car les nuages étaient tous chassés à droite et à gauche. La scène devint alors magnifique : des masses de nuages en mouvement depuis le zénith jusqu'à l'horizon laissaient voir par moments un ciel d'airain.

— Poséidon assembla les nuages, bouleversa les flots et souleva les rafales des vents dans toutes les directions. Il couvrit de brume la terre et la mer : la nuit montait du ciel et tous les vents en tombaient à la fois.... De quelles terribles nuées le ciel se couvre !

— Les pécheurs, continue l'amiral anglais, couraient à la côte, et les marins, aidés de la population, cherchaient à échouer leurs barques dans les rues. A la fin, de larges gouttes de pluie commencèrent à tomber et l'atmosphère sembla se changer en une fumée noire. A ce moment nous vîmes venir sur nous un épais nuage de poussière chassé par le vent du Nord. La rafale tomba aussitôt à bord en rugissant affreusement, avec une violence telle que nos deux amarres furent cassées comme des fils. Tous les bateaux du port furent submergés ou chavirés. Les avirons, les gouvernails, les bancs flottaient de tous côtés et tous les navires furent jetés les uns sur les autres à la côte....

— Une grande vague, tombant violemment d'en haut, fit tournoyer le radeau ; Ulysse fut balayé du plancher ; le gouvernail lui échappa des mains. Une terrible rafale, faite de tous les vents, cassa le mât par le milieu et balaya dans la mer la voile et la hune.

— Tout eût été détruit certainement, reprend l'amiral anglais, si le coup de vent eût continué plus longtemps avec cette violence. Heureusement il ne dura que quelques minutes et dans moins d'une heure tout avait repris son calme ordinaire. Le dégât fut encore plus considérable à terre que sur mer. Une grande quantité d'arbres furent déracinés, des toits de maisons enlevés, des fenêtres et des portes enfoncées, et jusqu'à des planchers déplacés et précipités dans les étages inférieurs....

— Poséidon souleva une grande vague, terrible, lourde et recourbée... : comme le vent impétueux renverse un tas de pailles qu'il disperse de tous côtés, ainsi la vague disjoignit les poutres du plancher. Mais soudain Athèna intervient pour établir le vent du Nord fixe qui va durer trois jours. Le flot se calme un peu. Il reste seulement une forte houle. L'horizon s'est éclairci. A l'aurore du troisième jour, Ulysse du haut d'une grande vague aperçoit la terre des Phéaciens.

— Une heure après, conclut l'amiral anglais, la violence du vent ayant diminue. il tomba de larges gouttes de pluies, et deux ou trois jours durant, nous avions une brise fraiche de Nord avec beau temps.

La tempête a cessé. Le beau temps reparaît. Mais la vague reste forte. Ulysse a saisi une poutre. Il est à cheval et dirige sa monture. Il nage désespérément pendant deux jours et deux nuits.

Deux jours de nage sans boire et sans manger ! deux jours sur une épave ! disent les philologues. Quel conte ! On lit dans le Petit Temps du mercredi 12 décembre 1900 : Le gardien de phare de Carteret a recueilli un naufragé de nationalité anglaise nommé Whiteway, faisant, comme mécanicien, partie de l'équipage du steamer Rosgull, qui fit naufrage la semaine dernière entre Jersey et Guernesey. C'est vers onze heures du soir que le navire coula après que les passagers et l'équipage se furent embarqués dans les canots. Celui dans lequel Whiteway avait pris place chavira et, quoique blessé à la tête, il put se cramponner à un espar. sur lequel il se laissa flotter à la dérive. Il resta ainsi quarante-trois heures sans manger, éprouvant de violentes douleurs aux jambes. Il fut recueilli à un mille de la côte par le gardien de phare de Carteret, qui lui prodigua tous les soins nécessaires. Ulysse a connu, lui aussi, ces violentes douleurs aux bras et aux jambes, et quand les Phéaciens l'inviteront à leurs jeux, il se récusera d'abord : il est encore trop fatigué, il est encore brisé, et les Phéaciens comprennent cette excuse : Il est vraiment bien bâti : quelles cuisses, quels mollets, et plus haut quelles mains ! nuque nerveuse et large poitrine, c'est un homme encore jeune ; mais il a beaucoup pâti et il n'est pas en forme. Il n'y a rien de tel que la mer pour vous casser l'homme le plus vigoureux.

On voit qu'ici encore la part de merveilleux dans les récits odysséens est minime : la Phéacie ne doit pas être une terre de rêve et l'on peut chercher dans les parages de l'Adriatique cette terre des Phéaciens que toute l'antiquité s'accordait à retrouver dans l'île de Corfou.

Gîte, site, aspect, distances, la Phéacie est bien l'île de Corfou : il suffit de lire le texte à la façon des Plus Homériques.

Pour le gîte d'abord. l'Odyssée nous dit que les Phéaciens habitent à l'écart des civilisés, loin des hommes qui mangent de la farine. Les philologues hésitent parfois sur le sens exact de cette épithète άλφηστής, farinier[6]. Mais l'Odyssée elle-même nous en fournit la claire explication : A l'arc, dit Ulysse, je suis plus fort que tous les mortels qui sur la terre mangent du grain[7]. L'arc est une arme de civilisé ; les sauvages, Kyklopes ou Lestrygons, n'usent que de pierres ou d'épieux. Les civilisés mangent du pain ; ils se nourrissent du fruit de la glèbe. Les sauvages vivent d'un autre régime, puisqu'ils ne cultivent pas la glèbe. Il y a donc deux humanités à la surface de la terre, l'humanité civilisée qui mange du pain, farinière, άλφηστής, et l'autre. Les géographes de l'antiquité grecque et romaine conserveront cette classification des diverses humanités. Pour eux, ce qui distingue les peuples, ce n'est pas la race ni la langue, mais la nourriture. Leurs marines connaîtront sur les côtes de la Mer Rouge une collection de sauvages qui ne mangent pas la farine, mais qui vivent de chasse et de pêche : on les catalogue suivant la viande, les racines ou les fruits qu'ils dévorent, en Mangeurs de Poissons, Mangeurs de Racines, Mangeurs de Chair, Mangeurs d'Éléphants, d'Autruches, de Sauterelles, de Tortues, etc. Ces populations misérables vivent, comme les Kyklopes homériques, sans cultiver la terre[8], et, comme les Kyklopes, elles ne ressemblent pas aux civilisés, aux Mangeurs de Grains, Σιτοφάγοι[9].

Au Sud-Est de l'Égypte, dit un périple de la Mer Érythrée, il y a quatre grands peuples : le premier, qui vit près des rivières, sème du sésame et du millet ; le second, habitant les lagunes, se nourrit de roseaux et de pousses tendres ; le troisième est nomade et vit de viande et de lait ; le quatrième, étant maritime, vit de pèche[10]. Aux temps homériques, les marins de la Méditerranée établissaient déjà de pareilles distinctions : Homère tonnait les Kyklopes qui vivent de viande et de lait, les Lotophages qui se nourrissent d'un mets fleuri[11], et les Galaktophages qui habitent au Nord de la Thrace et qui traient leurs juments[12]. Loin des fariniers, les Phéaciens habitent donc parmi les sauvages, à l'écart du monde civilisé. C'est qu'alors le monde civilisé finit à Ithaque. Ithaque est à l'Occident la dernière terre achéenne, la plus éloignée des îles vers le Nord-Ouest[13].

Quand nous arriverons à l'étude d'Ithaque, nous verrons combien ce vers a suscité de commentaires et de polémiques. Je légitimerai mot par mot la traduction que j'en donne ici : πανυπερτάτη est l'exact équivalent du latin suprema, avec le double sens de hauteur et d'extrémité : ζόφος est le côté de l'ombre, la partie Ouest-Nord-Ouest, que le soleil ne visite jamais. Ithaque est la suprême île vers le Nord-Ouest, parce que le poète odysséen emploie, comme toujours, le langage des marins, ses compatriotes, ou du périple qui lui sert de trame. Syria était au delà de Délos, vers le Couchant ; l'Eubée était la plus lointaine des îles [de l'Archipel], au dire de ceux qui l'ont vue : Ithaque est de même le dernier reposoir achéen à l'entrée de la Mer Occidentale. On y va par la route côtière qui mène du Péloponnèse à l'Adriatique, en naviguant du Sud-Est vers le Nord-Ouest. Ithaque est donc bien la dernière île vers le côté de l'ombre. Au delà, s'ouvrent les mystères de la mer Occidentale, avec les horreurs de ses monstres, la barbarie de ses Kyklopes et l'anthropophagie de ses Lestrygons : Ithaque est la dernière île farinière.

Il faut compter que la Phéacie est séparée d'Ithaque par une nuit de navigation. Pour venir aux îles achéennes, les vaisseaux phéaciens mettent environ une nuit. La navigation d'Ulysse sur le vaisseau phéacien sera semblable de tous points à la navigation de Télémaque vers Pylos. Tout ce que nous avons dit de celle-ci peut s'appliquer à celle-là. Comme le vaisseau de Télémaque, le vaisseau phéacien d'Ulysse partira le soir, pour profiter de la brise de terre qui se lève trois heures après le coucher du soleil. En pleine mer, il trouvera le vent du Nord qui le fait courir, voler avec la vitesse d'un épervier. A l'aurore, il atteindra l'un des ports d'Ithaque. Que l'on calcule au maximum cent quarante kilomètres puisque ces croiseurs phéaciens sont de meilleurs voiliers que les bateaux achéens : la Phéacie, à l'Ouest d'Ithaque, serait bien dans les parages de Corfou ; entre les pointes extrêmes des deux îles, on a en ligne droite environ cent vingt kilomètres.

L'Odyssée nous fournit une autre distance. La terre des Phéaciens doit être à dix-sept jours et dix-sept nuits de navigation des Colonnes. Calculons encore une navigation .de cinq à six milles à l'heure : nous aurions environ deux mille ou deux mille cinq cents milles. C'est à peu près la distance de Gibraltar à Corfou. en tenant compte des coudes de la navigation. Mais le calcul des distances odysséennes ne peut jamais être que lointainement approximatif. Sauf les impossibilités que parfois il nous signale, — telle la navigation d'une nuit qui ne peut pas conduire d'Ithaque à la Pylos messénienne. — il ne fournit que des arguments douteux. Dans le cas présent. ce calcul est particulièrement difficile. Nous avons vu que le nombre de jours entre la terre sémitique de Kalypso et les mers déjà grecques des Phéaciens semble l'addition de deux chiffres rituels ou usagers, dix + sept = dix-sept. En outre la navigation d'Ulysse se fait sur un radeau et non sur un vaisseau, et l'on peut objecter que la vitesse de ces véhicules est toute différente, très inférieure à celle que nous prenons. Il est probable cependant que le poète a reproduit dans ces vers la distance que lui signalait son périple entre Ispania et les mers grecques, et ce périple calculait le nombre de jours d'après la marche des bateaux.... Pour notre calcul de la distance entre la Phéacie et Ithaque. on peut objecter de même que le voyage d'Ulysse tient du miracle. A première lecture du texte. les vaisseaux phéaciens apparaissent extraordinaires : Ils n'ont, dit-on, ni pilotes, ni gouvernail ; ils sont doués de la pensée et ils savent d'eux-mêmes le chemin. Ce sont des êtres fantastiques et non de réels vaisseaux. L'objection vaut qu'on s'y arrête, car on en induit le plus souvent que la Phéacie est une terre fantastique et non pas une île réelle : il serait oiseux, dit-on, d'en chercher le site puisqu'elle n'a jamais existé. L'exemple de Syria, cette île mythique des archéologues, nous a servi de leçon. Quand le texte de l'épopée apparait plein de tératologies, c'est que nous le lisons mal ou que nous ne savons pas l'interpréter. Pour la Phéacie, il en est de même. Grands navigateurs, les Phéaciens ont de meilleurs vaisseaux que les Achéens. Leurs croiseurs sont supérieurs en vitesse et en nombre de rames. Alors que les bateaux d'Ithaque n'ont qu'une vingtaine de rameurs, les croiseurs d'Alkinoos en ont cinquante-deux[14].

On comprend alors la renommée de ces croiseurs parmi les insulaires voisins. Les Achéens témoignent à cette marine étrangère l'admiration que les matelots de l'Archipel turc gardent encore pour nos vapeurs. En avril 1888, le petit stationnaire turc de Rhodes était mouillé devant Iasos, dont son équipage exploitait les ruines : les pierres et les marbres devaient servir à la reconstruction des quais militaires et de l'arsenal de Constantinople ; c'est la façon dont les Turcs entendent la conservation des antiquités. Ce petit vapeur était commandé par un lieutenant de vaisseau turc qui, très vieux, savait un peu naviguer et très mal écrire, et qui. par cette double science, était arrivé au commandement. Comme nous lui demandions la permission de copier les inscriptions du théâtre, il nous permit de les lire ainsi que l'ordonnait notre firman. niais non de les copier, puisque le firman ne spécifiait pas ce droit. Il nous invita pourtant à son bord et voulut faire montre de ses connaissances. Il nous conta qu'il avait vu une fois une frégate anglaise si rapide qu'elle allait en un jour de Stamboul au Caire, et si grande qu'entrée dans la Méditerranée par le détroit de Gibraltar, elle n'en pouvait ressortir que par la même route, le canal de Suez étant trop étroit.... Aux temps homériques, les marins d'Ithaque ou de Pylos parlaient ainsi des croiseurs phéaciens : Ce sont des bateaux rapides comme la pensée ou comme les oiseaux. Ils filent si vite qu'on n'a pas le temps de les voir. Ils sont invisibles. Ils disparaissent dans la mer et dans le vent ; et les aèdes d'Ionie ajoutèrent : En un jour, ils vont à l'autre bout de la mer, en Eubée, et reviennent. Ce ne sont là que façons ordinaires aux causeries de matelots. Dans nos ports, les retraités de la marine, assis au bout du môle. racontent de pareilles histoires et chacun embellit ses souvenirs et exagère ses exploits. sachant bien que le voisin ne sera toujours que trop disposé à ne pas tout croire. Pourtant les invraisemblances du texte odysséen sont trop criantes. Au sujet des vaisseaux de Phéacie, elles dépassent toutes les bornes permises, et ces exagérations ont scandalisé les philologues scrupuleux : O. Riemann en est même un peu choqué[15]. A première lecture, la sévérité des philologues semble juste. Mais peut-être ont-ils un peu négligé une seconde lecture plus critique du texte et du contexte. Le passage, où sont réunies, en une vingtaine de vers, ces invraisemblances et ces exagérations, me semble une interpolation pure et simple.

Que l'on relise en effet ce passage. C'est l'interminable discours d'Alkinoos à la fin du chant VIII. Le poème ne contient pas un autre discours, — je ne dis pas : récit, — de cette longueur. En dehors des descriptions et des récits, les discours de l'Odyssée, en effet, sont brefs, rapides, sans phrases inutiles, et ne servent qu'à coudre ensemble les récits et descriptions. Or Alkinoos parle ici durant cinquante vers (v. 535-585), et si l'on veut analyser son discours, on en voit tout aussitôt l'incohérence et la division très nette en deux parties. Le début est parfaitement utile et raisonnable. Alkinoos dit les choses qu'il a besoin de dire et qu'amène la suite du récit : ses paroles sensées viennent en leur temps et place. Car Alkinoos a vu qu'Ulysse pleurait durant les chants de l'aède : Faites taire le musicien, dit Alkinoos : il ennuie notre hôte (v. 535-543). La fin du discours est non moins utile pour amener la suite du récit : Et toi, notre hôte, dis-moi d'où tu viens et pourquoi tu pleures (v. 572-586). Ulysse répond : Vaillant Alkinoos, la musique ne m'ennuie pas. J'aime la musique de table. Mais tu me demandes mon nom et mes aventures. Les voici. Et Ulysse commence le récit de son Nostos. Du discours d'Alkinoos ainsi allégé à la réponse d'Ulysse, il n'y a pas le moindre heurt : celle-ci correspond à celui-là, et le discours d'Alkinoos rentre dans la mesure et le ton des discours odysséens. Mais du vers 543 au vers 572, j'ai supprimé trente vers d'un bavardage insupportable. De ces trente vers, les uns sont des lieux communs ou des stupidités (v. 516-554) : C'est un frère que l'étranger ou le suppliant aux yeux de l'homme qui n'est pas dépourvu de sagesse. N'élude pas mes questions par des pensées rusées : il vaut mieux que tu parles. Dis-moi le nom dont t'appellent et ton père et ta mère et les autres qui habitent dans la ville et qui habitent autour. Car il n'y a pas d'homme qui soit tout à fait sans nom, qu'il soit lâche ou qu'il soit brave, quand une fois il est né ; mais à tous, les parents, quand ils ont mis au jour, donnent un nom. Il faut lire ces vers dans le texte pour en apprécier la maladroite niaiserie.

D'autres vers sont recopiés ici d'un autre chant du poème : Alkinoos dit ici (v. 565-570) ce qu'il répétera au chant XIII (v. 173-178). Mais au chant XIII ces vers sont à leur place : le peuple phéacien vient de voir son vaisseau pétrifié en pleine mer par la colère de Poséidon : Mon père m'avait bien dit, s'écrie Alkinoos, que Poséidon nous punirait de faire le métier de passeurs, qu'il pétrifierait l'un de nos vaisseaux et couvrirait notre ville d'une montagne ! Au chant VIII, ces vers n'ont que faire. Ils sont même déplacés : si Alkinoos pensait d'avance à ce malheur probable, il n'engagerait pas les Phéaciens, et ceux-ci ne consentiraient pas, à reconduire Ulysse,... Restent enfin les sept vers où sont entassées toutes les folies concernant les vaisseaux de Phéacie : Ils n'ont ni les pilotes ni le gouvernail qu'ont les autres vaisseaux. Mais eux-mêmes connaissent les pensées et les desseins des hommes et ils savent les villes et les champs fertiles de tous les hommes et ils traversent très rapidement l'abîme de la mer couverts d'air et de nuée, et il n'est pas à craindre qu'ils soient endommagés ou périssent. Ces vers valent comme facture les précédents ; si l'on veut bien les relire dans le texte, on s'apercevra bientôt qu'ils sont, eux aussi, copiés ou paraphrasés d'un autre passage du poème : Leurs vaisseaux, dit Athèna à Ulysse, sont rapides comme l'aile ou la pensée[16].

L'interpolateur a repris ce mot de pensée, νοήμα, et il en a tiré les sottises qu'on vient de lire sur les pensées, νοήματα, que connaissent les vaisseaux. Il a repris de même un mot d'Alkinoos au chant VII (v. 318-320) : Ton départ, sache-le bien, je le fixe à demain, et tandis que tu seras couché, dompté par le sommeil, nos gens frapperont la mer calme afin que tu rentres dans ta patrie, et le bateau part en effet durant la nuit. — nous savons pourquoi, — et il navigue dans les ténèbres jusqu'à l'aube. L'interpolateur en conclut que les vaisseaux phéaciens ne naviguent jamais que dans les ténèbres, entourés de brume et de nuée.

Du discours d'Alkinoos, il faut donc, je crois, rejeter ces trente vers interpolés (542-572), et, du coup, disparaissent les invraisemblances fantastiques et les tératologies touchant les navires des Phéaciens. Ces croiseurs filent comme l'aile ou la pensée. Mais ce sont des vaisseaux réels. Nous pouvons chercher leur port d'attache.

Lite de Corfou passait chez les Anciens pour le royaume d'Alkinoos. Déjà, parmi les contemporains de Thucydide, cette opinion fait loi. Elle eut même une singulière influence sur les destinées de l'île, car elle se traduisait dans la politique des Corfiotes Les Korkyréens méprisent un peu Corinthe, leur mère patrie, à cause de leurs richesses, de leurs forces et de l'antique renommée que valut à leur île l'établissement des Phéaciens[17]. L'école mishomérique d'Ératosthène rejetait, comme on peut s'y attendre, cette identification : puisque toute la géographie homérique n'est qu'un tissu de fables, la Phéacie n'avait pas eu plus d'existence réelle que la Kyklopie ou la Lestrygonie. Mais les mishomériques ne purent jamais, durant l'antiquité, convaincre l'opinion populaire. Les géographes, philologues et commentateurs modernes se sont partagés entre ces deux affirmations. Il est inutile de refaire ici l'exposé de ce débat. On le trouvera résumé dans le livre consciencieux d'O. Riemann, Recherches sur les îles Ioniennes (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d'Athènes, 1879). On en trouvera une bibliographie plus complète et plus récente dans le beau mémoire de Partsch, Die Insel Korfu (Petermann's Mittheilungen, Ergänzungshand, XIX, 1887-1888, n° 88). Tout ce que les trois ou quatre siècles ont produit sur l'île est catalogué dans ces deux ouvrages, auxquels je renverrai constamment le lecteur pour ne pas m'astreindre à recopier des listes bibliographiques.

L'Île des Phéaciens dans l'Odyssée s'appelle Schérie, Σχερίη[18]. On a voulu expliquer ce nom par une étymologie grecque, en le rapprochant des expressions ivcrzEped, irter-hzpéd, que l'on rencontre dans l'Iliade pour désigner des objets ou des personnages placés à la suite les uns des autres, continûment[19]. Je ne vois pas ce que, dans toute onomastique, pourrait signifier l'île Continue : le propre d'une île est, au contraire, sa disjonction de la grande terre. Mais parmi toutes les îles, la Phéacie mériterait encore moins ce nom, s'il pouvait avoir quelque sens : elle est placée loin de tout, à l'écart.... Je ne cite que pour mémoire une autre étymologie qui de σχερός fait χέρσος et de Schérie, Chersie, la Péninsulaire. Les scholiastes anciens avaient eu plus de hou sens en leurs inventions : Déméter pria Poséidon d'arrêter les eaux du déluge pour ne pas submerger l'île, et les eaux s'étant arrêtées, σχεθέντων οΰν τών ύδάτων, l'île s'appela l'île de l'Arrêt, σχερία. En réalité, le nom de Schérie rentre dans la classe de ces noms insulaires, qui ne présentaient plus de sens aux oreilles helléniques et qui d'ordinaire sont des noms étrangers, doublés d'un nom grec. Aux temps historiques, l'île avait un autre nom : elle s'appelait Korkyre ou Kerkyre, Κόρκυρα ou Κέρκυρα. Mais, pas plus que le précédent, ce nom ne parait susceptible d'une étymologie grecque : nous verrons bientôt qu'il rentre aussi dans la classe des noms étrangers. Il est vrai que l'île avait un autre nom encore, grec celui-là, Drépanon ou Drépanè : elle était l'Île de la Serpe, δρέπανον. Ce n'est pas, quoique certains l'aient dit, pour la raison que l'île a la forme d'une serpe. Elle a cette forme, en effet, sur nos cartes : elle présente la courbure allongée d'une serpe ou d'une faucille. Mais ici encore il ne faut pas juger des noms anciens par nos conceptions ou nos vues de géographes en chambre : les premiers navigateurs n'avaient pas nos cartes sous les yeux et leurs regards n'embrassaient pas, au-dessus de l'eau, en une vue cavalière, les cent kilomètres de la courbure corfiote. Sur la mer — et non sur la carte — Corfou n'est pas une serpe, mais une haute et longue muraille découpée, — l'île s'appelle aussi Makris la longue, — dont la hauteur va croissant du Sud au Nord. Si les premiers marins la nomment la Serpe, c'est qu'ils virent dans ces parages la serpe qui avait servi à émasculer le bon père Kronos. Zeus avait jeté cette serpe sur les côtes corfiotes, avec les testicules sanglants de son père, et Corfou avait reçu cette serpe toute rouge de sang : έκαλεΐτο Δρεπάνη διά τό έκεΐ φυλάττεθαι τήν δρεπάνην τήν τμητικήν τών τοΰ Κρόνου αίδοίων, dit le scholiaste[20]. Les Instructions nautiques nous disent :

La pointe San Stefano, qui est médiocrement élevée, forme l'extrémité N.-E. de Corfou. A ½ mille dans le S.-O., on voit sur une colline haute de 110 mètres les ruines d'un moulin. Les Roches Serpa, qui sont juste à fleur d'eau, gisent à environ 1/5 de mille de la petite anse qui se trouve sous le moulin. Ces roches sont accores avec de grands fonds sur leur côté Est. Elles réduisent à mille la largeur du chenal qui les sépare de la côte d'Albanie. Par temps calme, elles s'aperçoivent à leur couleur rougeâtre qui contraste avec la couleur bleue de la mer[21].

Voilà bien la Serpe sanglante que possède Korkyre. Le mythe du dieu émasculé et de la serpe sanglante est très ancien chez les Hellènes : Hésiode le chante déjà. Les premiers navigateurs grecs retrouvèrent donc ici la serpe que Zeus avait jetée dans la mer du Couchant : ils connaissaient cette serpe depuis leur enfance. Ce rocher de la Serpe donna son nom au mouillage voisin, puis à la terre qui portait ce mouillage, à l'île tout entière. C'est ainsi que nous avons vu, sur la côte de Cérigo, le Rocher de la Mitre ou du Bonnet dominer son nom au mouillage voisin, puis à la ville et à l'île du Bonnet, Kythèra. C'est tout pareillement, peut-être, que le Rocher de la Cachette a donné son nom à tout le continent d'Ispania. Sans même sortir de Corfou. c'est ainsi que les deux sommets du mouillage vénitien, Κορυφοί, Κορυφούς, Koryphous, Korphous, fourniront à la ville moderne le nom de Corfou, que l'île tout entière porte aujourd'hui.

A Cérigo, par les situations réciproques de la roche et du mouillage, nous aurions pu deviner que les marins, inventeurs du nom Kythèra, venaient du Sud. Car la Roche du Bonnet devait leur servir de reconnaissance et d'atterrage pour atteindre le mouillage ; elle devait, pour eux, être au devant de la côte insulaire : ils rencontraient d'abord la roche, puis le mouillage, et c'est pourquoi le nom passa de la première au second. Et nous constatons, en effet, que ces navigateurs venaient de Phénicie, au long des côtes crétoises, et qu'ils abordaient Kythère par le Sud-Est. Faites la même comparaison pour la Roche de la Serpe et pour notre île de Korkyre. Cette roche gît dans le détroit qui sépare l'Albanie de Corfou, au point le plus resserré du canal, sur la route des barques qui passent soit de la côte albanaise à la côte corfiote, soit du canal intérieur de Corfou à la mer libre du Nord. Ce sont donc, ou des navigateurs indigènes venant d'Albanie, ou des marins grecs venus des îles helléniques et voguant vers l'Adriatique, qui transportèrent le nom de la roche à la côte insulaire et qui firent de Corfou tout entière l'île de la Serpe, Drépanon ou Drépanè.

On pourrait imaginer un nom de même sorte, mais un peu différent, donné à cette même île de Corfou par des navigateurs qui l'aborderaient sur l'autre façade. La côte Nord-Occidentale de l'île, en face des mers italiennes et du grand détroit vers l'Adriatique, offre aussi un rocher caractéristique dont le profil très net a toujours frappé les navigateurs : c'est, surgissant de l'eau, un navire qui marche, avec sa mature dressée, sa voilure déployée et son canot attaché à l'arrière. Découpé comme à l'emporte-pièce, ce rocher sans épaisseur a sur les deux côtés le même profil. De toutes les montagnes qui occupent la partie Nord de l'île, les indigènes peuvent apercevoir à l'horizon ce caïque pétrifié : Vu du col d'Hagios Pandeleimon, dit O. Riemann[22], et éclairé par le soleil, l'îlot ressemble tout à fait à un caïque qui navigue, sa voile triangulaire déployée.... et un rocher émergé à l'arrière semble le canot attaché à l'arrière du grand navire. De tous les sommets, de tous les promontoires septentrionaux de l'île, le Bateau est visible et distinct : il peut servir de point de repère sur toutes les routes terrestres, dans le fouillis de collines et de vallons qui occupent le Nord de Corfou. Et de la mer, pour les navigateurs, le Bateau est aussi distinct. Parmi les flots et les rochers qui sèment le front Nord de l'île, il laisse toujours reconnaître sa masse noire et son profil caractéristique, qui se découpent sur l'écran des falaises blanches :

Cette côte septentrionale de Corfou est généralement basse et sablonneuse, bordée de petits fonds et de roches. Elle forme une rentrée comprenant les baies de Sidari et de San Georgio. Les navires mouillent fréquemment dans ces deux baies et l'on communique facilement de Sidari avec la ville de Corfou par une belle route carrossable. Le cap Drasti, à l'Ouest, est une projection calcaire, blanche, peu élevée et entourée par un haut fond qui s'avance à quatre encablures dans le Nord ; la côte voisine est formée de falaises calcaires. A l'Est, se trouve le cap Astrakari reconnaissable à ses falaises blanches ; à près de 1 mille ¼ dans le Nord, gît le dangereux fond d'Astrakari. de roche et couvert seulement de 1 m. 8 d'eau[23].

Les Instructions nautiques ajoutent une description minutieuse de tous les îlots qui bordent cette côte septentrionale de Corfou. Les navigateurs ont toujours eu besoin (le bien connaître ces parages dangereux, que longent deux routes de mer importantes. Car les vaisseaux qui montent dans l'Adriatique ou qui en descendent, croisent ici les vaisseaux qui passent des terres grecques aux terres italiennes ou, inversement, des côtes italiennes aux côtes albanaises. Le carrefour de ces routes maritimes est dangereux à cause du terrible Bora. Chassés par un coup de vent du Nord, les bateaux peuvent être jetés dans le fouillis d'îles et de roches qui sèment le front Nord de Corfou. Pour atteindre les mouillages et les plages de la côte corfiote, il faut manœuvrer prudemment : Le courant entre ces flots, ainsi qu'entre eux et Corfou, est quelquefois très fort[24]. Notre Rocher du Bateau est donc un amer, un guide de grande utilité. Les Grecs modernes l'appellent Karavi, le Bateau. C'est le nom qu'ils donnent aussi à une autre petite île entre Cérigo et la Morée, petit îlot ou rocher stérile tirant son nom de sa ressemblance, à distance, avec un navire sous voiles ; il est haut de 55 mètres, accore de tous côtés et presque inaccessible ; par beau temps, il est fréquenté des pêcheurs[25]. Notre Karavi de Corfou a même hauteur et même aspect : il est élevé de 30 mètres et accore.

Par sa situation à l'extrême Nord-Ouest de Corfou, ce repère du Bateau est utile surtout aux marins qui viennent de l'Ouest. Sur nos cartes marines. rétablissez le cabotage des vieux thalassocrates. Parties de la dernière pointe italienne, du cap S. Maria di Leuca, leurs flottes auront à traverser les quatre-vingt ou quatre-vingt-dix kilomètres, le grand abîme de mer, de notre canal d'Otrante. Sur l'autre bord du détroit, l'île Fano leur offrira le premier refuge : nos marins en notent soigneusement encore la forme et les abords : Fano, la plus grande des îles qui se trouvent dans le Nord-Ouest de Corfou, est à 11 milles ¼ de cette dernière et à 42 milles du cap Santa Maria di Leuca. Elle a une longueur de 5 milles et une largeur de 2. Elle atteint sa plus grande élévation, 408 mètres, dans sa partie Sud-Ouest. Elle est couverte de pins et. vue de l'Ouest, elle a l'apparence d'une fourche[26]. Toute voisine de Fano, l'île de Samotraki gît avec les îlots et les dangers que nous avons signalés sur un banc de sondes irrégulières qui la réunit à l'île de Corfou. De Leuca à Fano, les Occidentaux gouverneront donc sur ce haut pic de 408 mètres qui pointe au Sud-Ouest de Fano ; ils auront ici un reposoir : L'île est bordée par des rochers et des écueils ; mais une petite baie, sur son côté Sud, abrite les caboteurs contre les grosses brises Nord-Ouest de l'été. Puis de Fano à Samotraki et de Samotraki à Corfou, la traversée, beaucoup plus courte mais plus dangereuse, devra se guider sur le Bateau, toujours reconnaissable, toujours distinct. Nos grands vapeurs d'aujourd'hui ne fréquentent plus ces parages. Comme ils ne cherchent pas les traversées les plus courtes, mais les navigations les plus commodes, ils ne vont pas de Leuca à Fano : ils préfèrent la route bien plus longue mais plus sûre entre les ports plus commodes d'Otrante ou de Brindisi et de Corfou la Ville. Mais cela est tout récent : nous verrons les bateaux du XVIIe siècle caboter entre Leuca, Fano et Karavi, et c'est à la fréquentation des galères antiques que notre Bateau valut sa renommée parmi les anciens géographes : en face du Cap Chauve de Korkyre, dit Pline, on voit la Roche du Bateau, ainsi nommée à cause de sa forme qui fit reconnaitre en cet flot le vaisseau pétrifié d'Ulysse, a Phalacro Corcyræ promontorio, scopulus in que mutatam Ulyssis navem a simili specie fabula esta[27].

La description odysséenne du bateau pétrifié trouverait ici, en effet, son exacte application[28]. Quand les Phéaciens ont déposé Ulysse sur la plage d'Ithaque, leur croiseur, νηΰς θοή, les ramène. Il arrive près de la terre phéacienne, voguant encore à pleines voiles. Il n'est pas encore entré dans le port ; il monte de la-grande mer nébuleuse. Il n'a pas encore fait la manœuvre habituelle aux bateaux homériques, qui. pour venir dans l'intérieur du mouillage, démâtent ou carguent la voile et gagnent à la rame leur remise sur la plage de débarquement. Le croiseur est encore mâté ; il est encore sous voiles.... Soudain Poséidon eu fait une pierre qu'il enracine parmi les flots. Et voilà bien notre Roche du Bateau avec sa mâture, sa voile triangulaire et son canot à la remorque. C'est bien, proche de terre, une roche semblable à un croiseur. C'est bien un bateau tout entier, arrêté en pleine course.

Il faut noter soigneusement les moindres détails de ce texte. Car, sur l'autre face de Corfou, dans le détroit de la Serpe, nos marins connaissent une autre roche qu'ils appellent la Barque ou la Barquette : Un petit rocher, nommé Barchetta, la Petite Barque, émergeant de quelques pieds seulement et accore, git dans l'Est de Tignoso : il faut se tenir à mi-distance entre la côte et ce rocher Barchetta, qui n'est pas plus grand qu'une embarcation la quille en l'air[29]. On voit la différence entre cette barque naufragée, retournée, à peine visible au ras de l'eau, émergeant de quelques pieds seulement, et notre bateau mâté, garni de toile, haut de 30 mètres, voguant à travers les chenaux de roches. Il semble donc bien que nous ayons ici la Roche odysséenne du Croiseur. Les légendes populaires n'ont jamais oublié l'origine miraculeuse de cette pierre. Pour les Grecs modernes, c'est le successeur de Poséidon dans l'empire de la mer, saint Nicolas, qui voulut punir les irrévérences d'un capitaine et d'un équipage mécréants : il pétrifia leur vaisseau. D'autres racontent une plus belle histoire : Il y avait jadis sur le promontoire corfiote d'Aphiona une grande ville nommée Pamphlagona. Elle avait reçu ce nom de la reine Pamphlagona, sœur de la princesse Corcyre. Son roi s'en fut en guerre dans un lointain pays et se laissa charmer par une méchante reine qu'il épousa. Il la ramenait à son bord. Pamphlagona, la reine légitime, connut la trahison et guetta leur retour. Quand leur nef apparut à l'horizon, elle invoqua le châtiment de saint Nicolas. qui pétrifia la nef[30].

Mais si notre Karavi, notre Bateau, est le Croiseur homérique, νηΰς θοή ; nous allons comprendre peut-être le vieux nom de Corfou, Korkyre ou Kerkyre, Κέρκυρα, Κόρκυρα. Le kerkoure ou kerkyre, κέρκουρος, cercurus, est une sorte de vaisseau dont le nom se rencontre pour la première fois dans Hérodote[31]. La flotte de Xerxès comprend trois mille navires environ, tant trièkontores ou pentakontores, que kerkoures et vaisseaux à chevaux[32] : dans cette flotte, les meilleurs voiliers sont fournis par les Phéniciens et, parmi les Phéniciens, par les Sidoniens[33]. Pline rapporte aux Chypriotes l'invention du kerkyre[34], et les scholiastes ajoutent que c'est un vaisseau de course, un vaisseau léger et non un lourd vaisseau de charge. Le kerkoure figure dans les flottes de Carthage[35]. Les Arabes ont encore des kurkura, vaisseau long et grand[36]. Ce mot kerkoure ne veut rien dire en grec ni en latin ; mais il a une claire étymologie sémitique. Les Hébreux appellent kerkera, les chamelles de course., les coureuses : apop.1 ;, dromas, disent les Hellènes, dont nous avons fait dromadaire. Kerkera-dromas, la Coureuse, forment un doublet gréco-sémitique. Cette épithète coureuse devint un nom commun, que les terriens appliquaient à leurs bêtes de course : les gens de mer l'appliquèrent, je crois, à leurs croiseurs qui sont les chevaux de la mer[37].

Les Phéniciens eurent dans leurs flottes des kerkoures, comme les Hellènes eurent des coureurs, δρόμων : kerkyra-dromon serait un autre doublet fort exact. Le bas latin cursorius, dont nous avons fait coursaire ou corsaire, nous en donnerait une juste traduction : comme les Grecs anciens avaient emprunté kerkoure aux Sémites, les Grecs modernes ont emprunté korsarikon, κορσαρικόν aux Francs, et ils ont dit armatono eis korsarikon pour dire armer en corsaire, άρματώνω είς κορσαρικόν, jusqu'au jour où les puristes ont voulu chasser de la langue ces mots intrus et revenir aux expressions classiques : ils disent aujourd'hui kaladromikon, καταδρομικόν, au lieu de korsarikon[38]. L'Odyssée a traduit de même kerhoure, et la meilleure traduction de ce mot nous est encore fournie par elle : c'est νηΰς θοή, un vaisseau-rapide (une galère-subtile, diraient les gens du XVIIe siècle), un croiseur. C'est une νηΰς θοή, un croiseur, que Poséidon change en pierre sur les côtes de Kerkyra.

Ce n'est pas un de ces lourds vaisseaux de charge, une de ces larges phortides, que tonnait aussi l'Odyssée. J'ai dit que ces vaisseaux de charge ne sont mentionnés que deux fois dans le poème (IX, 523 ; V, 250). Les héros homériques pour leurs courses et croisières ne se servent guère que de croiseurs. Les deux mots vaisseau-rapide deviennent presque inséparables pour désigner le vaisseau homérique ; ils arrivent à ne faire qu'un mot composé auquel on ajoute les mêmes épithètes qu'à vaisseau tout seul : le poème nous parle des vaisseaux noirs et des vaisseaux-rapides noirs, des vaisseaux agiles et des vaisseaux-rapides agiles[39], et voilà qui va nous expliquer le second nom, le nom homérique, de Corfou, Schérie, Σχείη. Car Schérie n'est qu'une épithète de Kerkyra.

Dans la mer Adriatique, les Anciens connaissent une autre Kerkyre ou Korkyre, qu'ils appellent la Noire, Korkyra Melaina, Κόρκυρα Μέλαινα. C'est l'île actuelle de Curzola, au long de la côte dalmate, sous la presqu'île de Sabioncello. Cette ale et sa voisine, Meleda, sont les premières que rencontrent les navigateurs venus du Sud. Jusqu'à ces îles, la mer Adriatique n'a offert à ces navigateurs qu'un désert inhospitalier : ici commence la bordure d'archipels qui vont s'aligner au long de la côte dalmate jusqu'au fond du golfe adriatique. Curzola et Meleda, par cette situation, sont des stations de grande utilité et même de nécessité vitale pour les marines venues du Sud. Car la remontée de la mer Adriatique ne peut se faire qu'au long de ces côtes orientales. Il est impossible de suivre les côtes italiennes à cause du terrible Bora, qui soufflant de droite, du N.-E., risquerait de jeter les voiliers à gauche sur la côte italienne, et le dénuement de mouillages est si grand sur celte façade de l'Italie que le naufrage serait inévitable.

La navigation, disent les Instructions nautiques, exige dans la mer Adriatique une sérieuse attention. Elle présente aux bâtiments à voiles de grandes difficultés à cause surtout des brumes épaisses et des mauvais temps fréquents. La prudence conseille, à cause du Bora, de naviguer le long de la côte dalmate pour aller du S.-E. au N.-O. ou inversement, bien qu'en suivant la route du N.-O. au S.-E. on doive rencontrer des courants contraires. La côte italienne n'offrant aucun refuge assuré contre le mauvais temps, on serait sérieusement exposé à y faire naufrage si l'on y était surpris par un coup de vent. Le long de la côte orientale, au contraire, on trouve partout de bons ports ou de bons abris. En été cependant et dans des conditions favorables, un navire bien conditionné peut en descendant du Nord au Sud suivre la côte occidentale, où le seul endroit qui offrirait quelque sécurité est le mouillage de Manfredonia sous le mont Gargano, avec le mouillage des îles Tremiti ; mais, ces deux mouillages exceptés. tous les autres [de la côte occidentale] sont très mauvais et très dangereux.

Entrés dans le canal d'Otrante, les bateaux venus du Sud longent d'abord les plages boueuses de l'Albanie. Quelques anciens îlots rocheux, que les alluvions ont soudés au marais, ne leur offrent que des mouillages temporaires. En deux points cependant, les Hellènes établiront leurs colonies d'Apollonia et de Dyrrhachion. Dépendants de ce pays sauvage, à la merci d'un coup de main (l'histoire de Dyrrhachion n'est qu'une lutte constante contre les féroces indigènes), ces mouillages sont intenables quand une garnison nombreuse et permanente ne défend pas leur rocher contre la cupidité des Arnautes. Puis, au bout des plages albanaises, la côte monténégrine offre ses baies à double et triple fond, ses bouches de Cattaro et de Raguse, nasses perfides où les vieilles marines ne s'aventurent pas. Puis Meleda et Curzola, parallèles à la grande terre, ouvrent enfin leurs chenaux et leurs petites rades. Allongées du S.-E. au N.-O., ces îles ont, par tous les temps, des mouillages assurés contre les deux vents dominants, le Bora et le Sirocco. Nos Instructions nautiques décrivent encore minutieusement toutes les anses de ces refuges.

Il semble donc probable que Curzola, la Korkyra dalmate, a pu servir de refuge aux nièmes navigateurs qui, venus (lu Sud ou du Sud-Ouest, ont salué du nom de Korkyra la Roche corfiote. Entre les deux Korkyres, les Anciens établissaient déjà des rapports de parenté. La Korkyra dalmate, disaient les uns, avait reçu son nom de colons grecs, de Knidiens : le nom Korkyra, emprunté par eux à la grande île, avait été transporté ici. D'autres, au contraire, savaient que les Liburnes, les Dalmates avaient un instant possédé la Korkyra corfiote et que les premiers colons grecs les en avaient chassés[40]. Je crois que les deux Korkyres datent, en effet, de la même thalassocratie, car les marins, qui fréquentent l'une, fréquentent l'autre aussi : L'isle de Corfou, disait déjà l'hydrographe Belin au XVIIIe siècle, est située à l'entrée du golfe de Venise dont elle est en quelque façon la clef, et nos Instructions conseillent encore aux bâtiments, qui remontent de la Méditerranée dans l'Adriatique, d'aller d'abord reconnaitre Corfou, puis de suivre les côtes albanaises en profitant du courant Sud-Nord qui les longe[41].

Les mêmes marines sémitiques, qui dénommèrent la première Korkyre, furent conduites tout droit à la seconde par le courant et par Fa nécessité d'un abri. Nous avons dans l'onomastique voisine un autre indice de leur passage : voisine, Meleda, est une ancienne Malte, une Mélitè, Μελίτη. Ce nom de Mélitè est fréquent dans l'onomastique insulaire de la Méditerranée. La plus célèbre de ces Mélitès, notre île de Malte, fut l'une des grandes stations phéniciennes entre les métropoles de Syrie et les colonies africaines : Malte, dit Diodore, est une colonie des Phéniciens qui, dans cette île isolée et pourvue de bons ports, avaient un reposoir pour leur commerce répandu jusqu'à l'Océan occidental[42]. On s'accorde à dominer au nom de Mélitè une étymologie sémitique, qui parait vraisemblable, mais que rien ne certifie : m-l-t signifie protéger, sauver ; melit'a, serait comme dit Diodore, le reposoir ou le refuge, καταφυγή[43]. Si cette étymologie n'est pas certaine, nous savons du moins qu'auprès de Malte une autre île, Gozzo, portait le nom authentiquement phénicien de Gaulos, γαΰλος. Gaulos, dit Hesychius, est un nom de vaisseau phénicien. Nous connaissons déjà, par le poème odyssée, le mot sémitique goul, qui chez les terriens de Chanaan signifiait vase ou vaisselle et qui, chez les marins de la côte syrienne, arriva à désigner un vaisseau[44]. Mais, gaulos étant de même origine et de même sens que korkyra, il s'ensuit que nos deux groupes d'îles, Mélitè-Gaulos et Mélitè-Korkyra, sont onomastiquement d'une parfaite symétrie : les deux termes mélitè sont les mêmes de part et d'autre, et gaulos est un synonyme de korkyra. Cette ressemblance dans l'onomastique de ces deux groupes insulaires nous prouve, je crois, la venue des mêmes Sémites dans les deux parages : la Mélitè et la Korkyra dalmates furent des stations phéniciennes au même titre que la Mélitè et la Gaulos des mers de Sicile.

Or cette Korkyra dalmate a l'épithète de Noire, μέλαινα : elle est le Vaisseau Noir, le Croiseur Noir, ou, comme dit l'Odyssée en parlant de ses navires, naus thoè melaina, car cette épithète de la Korkyre dalmate est celle-là même que le plus souvent le poète odysséen donne aux croiseurs de ses héros. Le croiseur phéacien, que Poséidon pétrifie, est un croiseur noir[45]. La roche corfiote, qui représente ce vaisseau, pourrait donc, elle aussi, être une roche du Croiseur Noir, une Kerkyra Noire, Kerkyra Melaina. Et elle le fut en réalité. Le nom complet de la Korkyra Melaina dalmate est fait d'une épithète grecque, melaina, accolée à un substantif sémitique kerkyra. Si l'on veut retrouver le prototype de cette épithète grecque, il faut recourir à la racine sémitique s. kh. r., être noir, et à une forme adjective skher'a, qui en serait tirée. Skhr'a ou skher'a a donné au poète homérique Σχερίη, Skheria.

Kerkura Skher'a, tel était primitivement le nom complet de ces Roches ou Îles du Croiseur Noir. Pour la station liburne, les hellènes traduisirent le second terme et transcrivirent le premier : ils eurent Kerkyra Melaina. Pour la station corfiote, ils avaient transcrit les deux termes ; mais l'usage commun ne garda que le premier Kerkyra ou Korkyra, alors que la poésie odysséenne n'avait conservé et popularisé que le second, Skheria. Ces différentes opérations onomastiques sont fréquentes dans toutes les toponymies qui ont passé par plusieurs bouches. Que deux stations de l'Adriatique primitive aient eu le même nom de Kerkura-Skher'a, ceux-là seuls en pourraient être surpris qui ne connaitraient pas les deux caps Iapygiens sur la côte italienne toute voisine, les deux Kara-tasch Bournou des Turcs sur la côte cilicienne, les deux Soloi des Phéniciens sur le détroit de Chypre, les innombrables Castel Novo ou Castel Vecchio des Francs et des Italiens dans toute la Méditerranée. Que les marines tantôt traduisent et tantôt transcrivent les noms étrangers qu'elles empruntent, nous le savons déjà par vingt exemples. Mais que. parfois aussi. elles combinent la traduction et la transcription, nos Instructions nautiques ou les Portulans francs nous le pourraient encore montrer.

Voici quelques exemples.

A l'entrée du golfe de Smyrne, le nom du promontoire que les Hellènes nommaient le Cap Noir, Άκρα Μέλαινα, a été exactement traduit par les Turcs en Kara Bournou ; mais nos Instructions et nos voyageurs disent tantôt le Cap Kara Bournou, ce qui fait pléonasme, tantôt le Cap Kara, ce qui fait une traduction régulière (Bournou = Cap) et une transcription, et tantôt le Cap Bournou, ce qui fait un non-sens. D'une pointe que les Italiens appelaient Bianco Cavallo, le Cheval Blanc, les Francs font tantôt le Cap du Cheval ou le Cap Cavallo et tantôt le Cap Bianco ou Blanc. Les mêmes Italiens avaient semé dans la Méditerranée leurs Châteaux des Pèlerins, Castellum Peregrinorum, Castel Pelegrino : d'Arvieux, Thévenot et les Francs, qui nous parlent de la station syrienne, disent tantôt Château ou Castel Pelegrin et tantôt Pelegrin tout court. Dans le golfe d'Athènes, les Francs distinguaient l'île Saint-Georges de l'Arbre, de l'île Saint-Georges de Milo : les voyageurs parlent tantôt de l'Île Saint-Georges et tantôt de l'Île de l'Arbre. De même au Sud d'Astypalée, les portulans du siècle dernier distinguent du petit archipel Saint Jean di Serni le Saint Jean de Patmos : nos Instructions décrivent les îlots Serina ou Aghios Ioannis, Saint-Jean. Nous connaissons dans l'onomastique palestinienne cette Prairie des Vignes que les Hébreux appellent Abel Keramim : les Septante transcrivent Άβελ, ou Έβελ χαρμειμ ; d'autres, traduisant vignes et transcrivant prairie, disent Άβελ Άμπέλων ; d'autres enfin traduisent les deux termes et disent κώμη άμπελοφόρος[46].... Pour prendre un exemple dans notre lie même de Corfou, la plus haute montagne dans le Sud de l'île s'appelle en grec les Dix Saints ou plutôt les Saints Dix, Hagioi Deka. Les marines occidentales ont traduit le premier terme Hagioi, Saints, et transcrit le second Deka. Elles auraient dû régulièrement dire Saints Deka ou Santi Deka ; mais comme elles avaient oublié le sens exact du second terme, deka, et comme ce mot avait la terminaison a du féminin, elles imaginèrent bientôt de faire accorder l'épithète saint avec le nom féminin de deka, et la dernière édition de nos Instructions nautiques nous dit : Sur le côté Ouest et plus dans le Sud, le mont San Giorgio s'élève à 500 mètres au bord de la mer et, dans le Sud-Est de ce dernier, on voit le mont Santa Decca, haut de 560 mètres[47].

A nous en tenir donc à l'onomastique, il semble que notre île de Corfou puisse bien tout à la fois être la Kerkyra des Hellènes et la Schérie du poète homérique, parce qu'en réalité elle est Kerkyra Schérie, l'île du Corsaire ou Croiseur Noir. La topologie de l'île et toutes les descriptions du texte odysséen vont nous conduire à la même identification.

 

La première vue de côtes, qu'aperçoit Ulysse avant la tempête, est faite de hautes montagnes ombreuses qui se dressent dans le lointain.

Puis la tempête jette Ulysse contre la côte même de l'île ; alors, ce sont des falaises de roches sur lesquelles le flot lance des nuées d'écume avec un terrible rugissement.

Ni port, ni refuge. Partout des promontoires projetés, des écueils, des roches, et encore des écueils pointus autour desquels gronde le flot ; par derrière, une falaise de pierre nue contre laquelle la houle va précipiter le naufragé.

Une grande vague jette Ulysse sur un promontoire rocheux. Il n'a que le temps de se cramponner au passage à l'un des écueils qui bordent la côte. Il évite ainsi d'être broyé contre la falaise. Mais, au retour, la vague le reprend et le ramène à la haute mer. Alors il nage parallèlement à la terre. Les yeux tournés vers le rivage, il cherche une plage unie et un port. La mer est sans fond : impossible de prendre pied.

Enfin il aperçoit les bouches d'un fleuve d'eau courante ; il s'en approche : l'endroit est excellent pour prendre terre, sur cette plage de sables, dans cette anse protégée du vent.

Le fleuve est sans profondeur ; il arrête son courant pour recevoir Ulysse. Mais l'endroit est désert et le vallon humide et fiévreux. Les pentes voisines, couvertes d'arbres et de broussailles, offrent pour la nuit un meilleur refuge.

Ulysse monte à la forêt et s'enfouit dans les feuilles sèches.... C'est là que Nausikaa va retrouver le héros. La ville des Phéaciens est assez loin d'ici. Quand Nausikaa viendra laver son linge à la bouche du fleuve, elle prendra une voiture pour faire le voyage et des provisions pour rester tout le jour. Partie de grand matin, elle ne rentrera que le soir. Sur la route, elle traversera d'abord les jardins du faubourg et le bois sacré d'Athèna, qui sont tout près de la ville, puis les champs et la plaine cultivée, qui mènent jusqu'au fleuve. La Ville est au bord de la mer, pourtant : entre deux ports au goulet étroit, elle dresse sa haute colline que ceint un rempart.

Au pied de l'acropole, entre les deux ports, à côté des cales qui reçoivent les navires, une place publique, pavée de grandes dalles, entoure un temple de Poséidon.

Tout au long des côtes corfiotes, les archéologues et les explorateurs ont cherché ce double port des Phéaciens. Trois ou quatre sites, dit-on, correspondent à la description homérique : la seule difficulté est de choisir entre eux ; mais cette difficulté, au dire des explorateurs, est à peu près insoluble. Sur le détroit qui sépare Corfou de la côte albanaise, deux ports ont toujours été fréquentés des navigateurs, le port même de Corfou et le mouillage de Cassopo : tous deux ont une double haie. Sur la côte de la mer occidentale. deux autres refuges, Aphiona et Palaio-Castrizza, présentent aux flancs de leurs presqu'îles rocheuses, chacun une paire de mouillages accomplis. Voilà donc quatre emplacements pour notre Ville d'Alkinoos. Mais la difficulté du choix est peut-être moins grande en réalité. Entendons-nous bien d'abord sur la valeur de certains mots.

Nous donnons aujourd'hui le nom de port, de refuge, de mouillage, etc., à des stations de nos flottes, qui ne conviennent en aucune façon aux flottes primitives et qui ne peuvent pas avoir été vraiment des ports homériques. Un port homérique, nous le savons, n'est pas une grande rade enfoncée dans les terres : il faudrait à l'entrée et à la sortie un trop dur effort des rameurs pour gagner la haute mer ou pour reprendre le .mouillage. Un port homérique n'est pas même un grand bassin d'eau profonde : il n'a que faire d'une vaste superficie de mer ; ses bateaux ne restent pas à flot. Mais il lui faut une assez grande étendue de plages pour tirer les navires à sec. Un bon port homérique est presque le contraire de nos bons ports : il n'a besoin ni de la même capacité ni de la même profondeur. Mais il doit remplir certaines conditions qui ne sont pas facilement conciliables. Il doit être abrité du vent et couvert par les terres voisines. Il doit avoir nombre de petites plages, où chaque vaisseau aura sa remise. Et pourtant il ne doit pas s'allonger démesurément en terre ferme et donner aux rameurs trop de chemin entre le goulet et la remise de halage. Bref, sous un promontoire qui porte la ville, une petite crique suffit, à condition qu'elle soit bien couverte de la haute mer et qu'à l'intérieur du goulet elle renfle sa panse et présente sur la courbure de ses plages le maximum de dentelles, de festons et de petites anses, avec des pentes de sables pour recevoir les vaisseaux halés. De chaque côté de son promontoire, la Ville d'Alkinoos a un beau port de cette sorte, deux petits caps ou deux redents de la côte leur font un goulet étroit, les navires doivent bien veiller à la route et gouverner prudemment dans le goulet pour gagner ensuite la remise que chacun d'eux possède, car l'intérieur du port a des remises pour chaque vaisseau[48].

Nos quatre mouillages corfiotes sont loin de répondre tous à cette description. Étudiez-les l'un après l'autre.

Juchée, entre deux rades ouvertes, sur les deux sommets (Koryphous, Κορύρους, Korphous, Corfou) qui lui valurent son nom, la capitale actuelle de l'île a pour nous deux ports, la rade de Vido et la baie de Kastradais, mais ce ne sont vraiment que deux mouillages forains :

Bâtie sur un promontoire qui s'avance dans l'Est, disent les Instructions nautiques, la ville est baignée par la mer de tous côtés. Elle s'étage sur un rocher escarpé dont le sommet est formé par deux pics que couronnent de fortes batteries. La rade de Vido s'étend le long de la face Nord de la ville ; elle est abritée par l'île de Vido des gros vents du N.-E. qui soufflent avec une grande violence pendant l'hiver. Le mouillage s'étend sur un espace de 2 milles en longueur et sur ¾ de mille en largeur avec des fonds de 18 à 29 mètres. L'île Vido, haute de 43 mètres, de forme triangulaire, longue et large d'un demi-mille, est presque accore. La baie de Kastradais, d'environ ¾ de mille d'étendue, a des petits fonds et n'est visitée que par des pêcheurs[49].

Ni l'un ni l'autre de ces mouillages ouverts ne ressemble, même de loin, aux beaux ports d'Alkinoos. Des travaux importants, disent les dernières Instructions nautiques, doivent être exécutés pour la construction d'un port d'abri[50]. Il est vrai que la ville ancienne de Korkyre n'était pas en ce site. Un peu plus au Sud, elle occupait le flanc oriental de la longue, large et haute presqu'île qui s'avance entre la baie de Kastradais et la lagune de Kallichiopoulo. Cette presqu'île pourrait à la rigueur nous représenter le promontoire rocheux des Phéaciens, sauf pourtant qu'elle est démesurément trop grande : ses trois ou quatre kilomètres carrés contiendraient cinq ou six villes comme la capitale d'Alkinoos. De chaque côté, s'ouvre un mouillage, nous dit-on. Mais ni l'une ni l'autre de ces baies ou rades ou lagunes ne correspondent, comme dispositions ni comme dimensions, à de beaux ports homériques. La baie de Kastradais, que nous connaissons déjà, est entièrement ouverte. La lagune de Kallichiopoulo est fermée, et devant l'entrée se trouve le pittoresque îlot d'Ulysse, haut de 20 mètres, avec une chapelle ; ce lac Kallichiopoulo est actuellement peu profond et se remplit : on y a établi une importante pêcherie[51]. Le chauvinisme des Corfiotes modernes a retrouvé ici le port d'Alkinoos : Voilà, disent les indigènes, le port fermé et voilà la roche du vaisseau pétrifié. Embouée de vases, bordée de marais qui en rendent tout le pourtour inaccessible, cette lagune sans eaux profondes ne peut servir à nos marines. Elle n'a pu servir davantage aux marines primitives, qui ne trouvaient ici aucune plage de remise, aucune pente de sables. Leurs vaisseaux se fussent échoués et enfoncés dans la vase du pourtour. Ces vieilles marines, d'ailleurs, n'auraient pas vu en cette rade intérieure un port, mais une petite mer : long de deux kilomètres et demi, large de deux, ce bassin gigantesque eût nécessité des heures de rame pour aller du goulet aux remises. Ajoutez que cet îlot d'Ulysse n'a jamais eu la forme d'un navire. Jamais les marines qui se sont succédé ici n'ont eu l'idée d'y voir un bateau, une galère ou un caïque : jamais il n'a porté le nom de Karari. Galera ou Nave ; il s'appelle l'Île aux Rats, Pondiko-Nisi. Cette appellation même implique l'invraisemblance de l'identification proposée, car elle suppose une île peuplée de rats, donc une île pourvue d'eau, de végétation et de vie. Or, pour qu'une île garde à travers les siècles un profil caractéristique et le nom que ce profil entraîne, pour qu'une île ressemble à un bateau et, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, s'appelle l'Île du Bateau, il faut qu'elle soit un bloc de rochers nus. sans végétation, sans terre friable. Les changements de la végétation arborescente et les éboulis de la terre mobile auraient tôt fait d'altérer le profil du bloc. Considérez les divers îlots auxquels les Grecs modernes donnent le nom de Karavi, Bateau : nous en connaissons déjà deux. L'un sur notre côte corfiote est un rocher nu de 30 mètres de haut. L'autre est auprès du Malée un rocher stérile de 35 mètres qui tire son nom de sa ressemblance avec un navire sous voiles. Auprès du Matapan, un autre îlot Karavi est un rocher haut de 12 mètres bordé de roches couvertes de peu d'eau. Auprès d'Astypalée, des îles Karavi sont deux rochers nus. Pareillement, la Nave sur les côtes italiennes est un rocher ; l'îlot de la Galera en face de Syracuse est un rocher plat, que la carte française appelle l'Œuf, et la Galère de Ponsa est encore un autre rocher élevé et à pic[52]. Jetez maintenant les yeux sur la charmante Île aux Rats. Elle flotte à l'entrée de la lagune comme un vase fleuri d'où pointent les hautes tiges des cyprès : c'est une gerbe droite de verdure et de grands arbres dont le profil varie sans cesse au gré du vent qui balance ce panache, au gré des hommes qui le respectent ou l'abattent, au gré des saisons qui le dessèchent ou le vivifient.... Il faut chercher ailleurs l'île d'Ulysse et les deux beaux ports d'Alkinoos.

Autre site. Nos marines récentes et déjà les marines de l'antiquité gréco-romaine, naviguant dans le détroit de Corfou, avaient au bord du grand canal adriatique un dernier reposoir. Le temple de Zeus Kasios et l'église de N.-D. de Cassopo s'y sont succédé. C'est la station antique de Kassiopè, la station moderne de Kassopè ou Cassopo. Ici viennent relâcher les voiliers qui sortent du détroit corfiote, quand le Bora, fermant l'entrée de l'Adriatique, les empêche d'aller plus avant vers le Nord.

Les voiliers venus de l'Adriatique et naviguant vers le Sud y relâchent aussi, quand le sirocco leur ferme l'entrée du détroit corfiote. Du jour donc où la navigation fréquenta ce détroit, Cassopo et ses cultes furent en grande renommée parmi les matelots : les itinéraires de la Terre Sainte et les voyageurs francs mentionnent les hommages rendus, les coups de canon tirés à N.-D. de Cassopo[53]. Une forteresse vénitienne couronne encore le promontoire qui, de toutes parts entouré d'eau, ne tient à la côte que par un isthme étroit : La pointe Cassopo porte les ruines d'une belle forteresse vénitienne. La côte Ouest forme la baie d'Aprau, où il y a mouillage par des fonds de 20 à 35 mètres par les vents de terre, et le petit port Cassopetto avec 7 mètres d'eau. Ces localités ne sont guère fréquentées que par les pêcheurs[54]. La côte Est du promontoire de Cassopo longe une autre crique en cul-de-sac, un fjord étroit que les Instructions ne mentionnent même pas. Dans ces deux mouillages de Cassopo on a voulu pourtant reconnaître les beaux ports d'Alkinoos. Même en négligeant de traduire la moitié des mots, le texte ne peut s'appliquer ici : aucun des deux mouillages n'a, derrière un étroit goulet, un bassin aux multiples remises.

Si quelques écrivains[55] ont, malgré tout, placé le débarquement d'Ulysse en ces parages de Cassopo, c'est que le détroit voisin leur offrait le rocher de la Barchetta : ce fut pour eux le vaisseau pétrifié. Nous savons déjà que cette barquette n'a rien d'un bateau. Pour les littérateurs et manieurs de Gradus, canot, barque, embarcation, bateau, vaisseau et navire sont termes synonymes que l'on emploie indifféremment suivant le besoin du vers. Mais la langue des marins est d'une autre précision : une barquette n'est jamais un navire. Ce nom de Barchetta est italien. Dans les rochers à fleur d'eau, les Italiens voient facilement des Barca, — à cinq cent vingt mètres du cap Carbonara, gît un rocher de 2 à 5 mètres d'élévation, tête d'un petit plateau noyé, et à peu de distance on trouve un autre petit groupe de rochers placés sur un plateau de 2 ni. 50 : ce sont les rochers Barca[56], — des Barcaccia, Barca Brucciata et Barchetta, — le canal est encombré de récifs couverts de 2 m. 50 d'eau et de rochers ; la roche Barquetta brise dès qu'il y a un peu de nier : il faut bien connaître les lieux pour prendre ce passage[57]. Or l'Odyssée parle la langue des Instructions et nous savons que notre Barchetta est un rocher à fleur d'eau, montrant la quille d'une embarcation naufragée. Ce canot chaviré, la quille en l'air, ne peut pas être notre croiseur en marelle.... Les mouillages de Cassopo. sans fermeture, battus du vent du Nord, trop vastes dans leur courbe ouverte ou trop étroits dans leur couloir allongé, ne peuvent pas être nos Beaux Ports.

D'ailleurs, prenez Corfou, Cassopo ou tout autre mouillage : aucun site de la côte orientale ne saurait nous offrir les autres traits du site odysséen. Où sont les falaises abruptes, les rochers nus, les écueils grondants et le fleuve au fond d'une crique ? L'île ne présente aux navigateurs du détroit que des plages de sable ou de vase et des pentes longues de roches ou de cailloux. Les montagnes par endroits dominent cette rive orientale, mais elles ne plongent jamais abruptement dans la mer :

L'île est montagneuse, et couverte dans toutes ses parties de plantations d'oliviers. Le mont San Salvador ou Pantokrator, point culminant de la chaîne du Nord, forme deux remarquables pics coniques ; ses versants sont escarpés, très boisés et découpés par de profonds ravins.... Le cap Santa Katerina, pointe Nord de Corfou, est un peu bas.... La pointe San Stefano, qui est médiocrement élevée, forme l'extrémité Est de Corfou. Puis la côte court le long de la base des penchants escarpés du mont San Salvador ; elle est élevée et accore ; le pays est bien couvert d'oliviers.. environ trois milles au N.-0. de la ville de Corfou, se trouve le port de Covino bien abrité mais rétréci par les vases accumulées sur ses bords ; il est entouré par des marais qui le rendent malsain. [Puis vient le promontoire et les plages et les lagunes marécageuses qui entourent la ville de Corfou]. À 2 milles ½ dans le Sud de l'îlot d'Ulysse, se trouve le joli village de Benizza au pied des pics escarpés des monts Decca et Santa Croce ; le pays dans le Nord est ondulé et boisé ; la côte est une plage où les navires mouillent à l'occasion ; le pays au Sud s'élève en collines bien boisées jusqu'aux pics escarpés des monts Santa-Croce et Decca. [L'extrémité Sud du détroit est bordée des trois pointes Buccari, Lefkimo et Bianco.] La pointe Buccari est de forme arrondie et a 85 mètres d'élévation ; le rivage intermédiaire est bas ; il y a un excellent mouillage par .18 mètres d'eau, sable. La pointe Lefkimo est une longue langue de sable ; entre les pointes Buccari et Lefkimo, la côte basse est formée par des petits fonds et des salines. Le cap Bianco, extrémité Sud de Corfou, est à 6 milles de Lefkimo ; le rivage intermédiaire est bas et bordé par des petits fonds parsemés de roches. Le cap Bianco, formé de falaises blanches et élevé de 70 mètres, est entouré par un haut fond de sables[58].

Tout au long de ce détroit de Corfou, j'ai vainement cherché les vues de côtes odysséennes (25 avril-1er mai 1901). Les plages sablonneuses du Sud ne sauraient être mises en cause. Les pentes boisées du centre ne conviennent pas mieux : ce sont de rapides talus, coupés de ravins, semés de pierres roulantes et de rochers, niais vêtus d'oliviers, de cyprès et de broussailles, et n'offrant jamais une façade abrupte. Puis viennent les marais et les vases qui encerclent les promontoires de la ville ancienne et de la ville nouvelle. Voici l'énorme lagune de Kallichiopoulo et son entrée si large que l'homme a dû la barrer d'une jetée et d'une chaîne : les pentes d'oliviers et de vignes ou les talus d'herbages et d'aloès descendent jusqu'à la bordure de vases. La mer n'apparaît du haut (le la colline qu'entre les troncs et la verdure. Puis, au Nord de la ville nouvelle, s'étend la plage de marais qui va jusqu'au pied du Pantokrator. Sur une quinzaine de kilomètres, la rive basse et marécageuse n'est interrompue de loin en loin que par des flots rocheux qui flottent encore dans la boue. Une plaine et une route plate bordent le rivage et viennent brusquement finir au pied du Pantokrator. Au bord des prairies mouillées, dans les eaux lourdes ou dans la vase durcie, émergent les deux îles crochues qui forment le port de Govino, l'ancien arsenal vénitien aujourd'hui emboué. Entre la ville de Corfou et Govino, un fleuve paresseux amène, entre deux rives de hautes herbes, ses ondes chargées de boue. Schliemann y reconnut le fleuve de Nausikaa et retrouva même les deux pierres du lavoir. Mais où sont les cascades et les tourbillons, les rochers et les vallons clos, et la forêt toute proche, et l'anse abritée du vent ?... dans la bourbe de ces eaux, le linge de Nausikaa eût pris d'étranges couleurs.... Puis le Pantokrator surgit brusquement. En travers de l'île, de la côte du détroit à la côte de la grande mer, il dresse sa muraille allongée, que deux cols seulement échancrent un peu : l'un, sur la côte du détroit, recueille la route côtière et la conduit par le village de Spartila à la façade adriatique ; l'autre, au milieu de l'île, est le passage fréquenté de Panteleimon avec la route terrestre qui, de la ville de Corfou, s'en va par Saint-Dimitrio, Castellanais, Abanisio, etc., jusqu'aux mouillages de l'extrême Nord. Sur sa façade méridionale, la muraille du Pantokrator est abrupte : elle limite l'horizon de son écran sans contreforts ; quelques villages sont accrochés à la paroi et de vieux oliviers se cramponnent à la roche. La façade septentrionale est au contraire une longue pente, un tumulte de rochers énormes et de collines croulantes, de vallées et de plateaux, que les arbres de toute essence recouvrent et que les rivières entaillent de leurs sinueux couloirs. Les pierres fendues alternent sur cette façade Nord avec les coulées de schistes. Les cultures en terrasses, les vignes, les olivettes et les maïs descendent du col de Panteleimon et du village de Castellanais jusqu'à la mer du Nord : La côte Nord est généralement basse et sablonneuse, comprenant les baies de Sidari et de San Giorgio ; tout ce rivage est bordé de petits fonds et de roches. Les penchants des collines sont boisés et bien cultivés à leur base, où l'on voit des petites plaines. La pointe Astrakari, reconnaissable à ses falaises blanches, sépare les deux baies[59]. Où sont les roches abruptes de l'Odyssée ?.... De l'Est à l'Ouest, en travers de l'île, sur le détroit et sur la grande mer, la chaîne du Pantokrator présente le même contraste. Sur le détroit, sa muraille s'élève lentement du ras de l'eau vers le sommet principal, qui dépasse neuf cents mètres. De ce côté, c'est comme la pente d'un fronton, coupée d'aspérités et de crevasses, de rocs pointus et de couloirs pluvieux, mais une pente oblique, régulière, que recouvrent des broussailles ou des cailloux. Ce qu'aperçoivent les navigateurs du détroit, ce ne sont ni des falaises abruptes ni des roches accores, mais une cascade de croupes rondes, à peine entaillées au ras de l'eau d'un petit escalier rocheux et festonnées de criques caillouteuses, de sables et de graviers. Vers l'Ouest, au contraire, sur la grande mer, le fronton du Pantokrator est écorné. Du sommet principal, qui occupe à peu près la moitié de l'île dans sa plus grande largeur, la muraille presque droite s'en va jusqu'à la grande mer de l'Ouest avec une pente médiocre, et brusquement elle plonge à pic dans cette mer sauvage, comme disent les indigènes : Agrio-pelagos, la Mer Sauvage, est le terme convenable pour désigner cette côte occidentale de Corfou qui s'élève en hautes falaises escarpées et porte les ruines du château Saint-Ange, forteresse vénitienne au haut d'un rocher élevé de 330 mètres[60]. A 330 mètres d'altitude, au-dessus du village de Krouni, les tours ruinées dominent à pic le flot hurlant, et, par tous les temps, au pied de cette muraille, la lame se brise sur la ceinture d'écueils pointus. L'Odyssée nous dit que les Phéaciens habitent sur la mer sauvage[61].

La Mer Sauvage de Corfou présente, en effet, toutes les vues de côtes décrites par le poète. C'est à cette côte occidentale qu'Ulysse a d'abord atterri : de la haute mer il en aperçut les montagnes ombreuses. Les Instructions nautiques nous disent :

Les bâtiments qui se rendent de la Méditerranée dans l'Adriatique cherchent toujours à reconnaître l'île de Corfou, que l'on aperçoit de loin à cause de son élévation. Si l'on vient de l'Ouest (c'est le cas d'Ulysse), on voit tout d'abord les côtes de l'Épire, puis Corfou et ses îles qui forment une longue chaîne de monticules réguliers. Le monastère situé sur le mont Salvatore, dans le Nord de Corfou, est un bon point de reconnaissance.... Les hautes montagnes de l'Albanie et de la Grèce sont visibles du large à une grande distance et, quand on vient de l'Ouest, il n'y a pas de position d'où, par le beau temps, on ne puisse voir la terre à plus de cinquante milles de la côte. L'aspect de la contrée, vue de la mer Ionienne par un temps clair, est très imposant. Les montagnes, d'une variété de formes infinies, avec de beaux versants et des contours nettement dessillés, changent constamment d'aspect selon la position du navigateur[62].

Voilà bien, je crois, les montagnes ombreuses avec leurs formes infinies et leurs jeux d'ombre et de lumière.

Mais la tempête rejette Ulysse vers la haute mer et durant deux jours il ne voit plus rien. A la troisième aurore, la terre et ses forêts reparaissent et le cœur d'Ulysse se réjouit à la vue de ces bois.

En général, reprennent les Instructions nautiques, l'île de Corfou est montagneuse et couverte dans toutes ses parties de plantations d'oliviers. Le mont Pantokrator présente au Nord des versants très boisés. Puis Ulysse entend les hurlements du flot sur les pointes projetées, les roches et les écueils.

Vue de l'Ouest, toute la façade de Corfou sur la Mer Sauvage n'est qu'une muraille escarpée. Le contraste en est frappant avec la façade du détroit. Dans l'extrême Sud seulement, entre le cap Bianco et les îles Lagoudia, cette côte de la grande mer présente encore les pentes caillouteuses, les talus de roches on de broussailles et les anses de sables ou de graviers que nous avons décrits sur l'autre façade : Le cap Bianco, formé de falaises blanches, est élevé de 70 mètres.... La pointe Magakhoro, à trois milles dans le N.-O., est basse, malsaine et rocheuse comme le rivage intermédiaire.... A quatre milles dans le N.-O. de Magakhoro, la pointe Khonsia est basse et projette des petits fonds. Entre la pointe Khonsia et la pointe Kardiki à environ deux milles et demi dans le N.-O., la côte est basse et de sable. Les navires mouillent fréquemment le long de cette côte jusqu'au cap Bianco, par 16 à 18 mètres d'eau, sable fin, à l'abri des gros grains de Nord-Est de l'hiver, qui soufflent avec une grande violence[63]. Mais à la pointe Kardiki, tout change : La côte est la base des montagnes Paviliana et Garuna, hautes de 426 et de 466 mètres et voisines du rivage, et après les îlots Lagoudia la côte, formant une courbe convexe, devient extrêmement dangereuse ; elle est garnie tout du long par des roches et des pâtés de roches. Du cap Kardiki jusqu'au cap Drasti qui forme l'extrémité Nord de cette côte occidentale, la même vue de côtes rocheuses, accores et déchiquetées, va se poursuivre. Une série de pointes abruptes s'avance dans la mer hérissée d'écueils. La pointe du mont San Giorgio, au pied d'un haut promontoire arrondi et élevé de 390 mètres, est irrégulière, accore et rocheuse. A un mille et demi, la pointe Plakka, élevée et peu saillante, a 90 mètres d'eau à petites distances. La côte intermédiaire, bordée çà et là par des roches, est escarpée et se projette sur des chaînes de hautes montagnes. Puis la côte, élevée et formée de falaises, court à l'Ouest jusqu'au cap San Angelo, rocher accidenté, élevé de 330 mètres. En ce point, la falaise atteint sa plus grande hauteur. Elle présente sa façade la plus abrupte avec ses écueils les plus aigus et les plus nombreux. D'ici jusqu'au cap Drasti, la côte élevée sera un peu moins accore. Elle laissera parfois un talus de roches ou un pan de sables au pied de sa falaise : Le cap Arilla est arrondi, escarpé et élevé de 120 mètres à l'extrémité d'une langue de terre qui se projette à près d'un mille dans le Sud-Ouest.... A deux milles et demi, le cap Kephali est une langue basse qui se projette vers l'Ouest ; le pays à l'intérieur s'élève en collines en forme de pics.... A 3 milles ¾ du cap Kephali, le cap Drasti est une projection calcaire blanche, peu élevée et entourée par un haut fond. La côte entre les deux caps est formée de falaises calcaires accores.

Au-devant de cette muraille, qui forme la côte occidentale, des roches, des cailloux, des îlots parsemés s'échelonnent depuis les îles Lagoudia jusqu'à notre Île du Bateau, Karavi : Les deux îlots Lagoudia sont des rochers plats, et un dangereux récif s'étend dans le Sud.... Le petit îlot Toleto avec un rocher à le toucher.... L'îlot de Gordi est accore avec des fonds de neuf mètres entre la côte et L'îlot Koloviri est accore à près de ½ mille des falaises du rivage.... [Le plus grand de ces îlots], l'îlot Kravia, haut de 66 mètres, a un rocher à son extrémité Nord et une roche noyée à toucher son extrémité Sud[64].

Derrière ces îlots, entre les falaises de la muraille, s'ouvrent quelques petites plages de sables, sous les collines couvertes de forêts, et trois petites baies s'offrent au débarquement : au Sud, entre la pointe Plakka et la pointe San Giorgio, la baie d'Ermonais ; au centre, sous le château Saint-Ange, la baie de Liapadais ; au Nord, sous le cap d'Aphiona, la baie de Saint-Georges. La baie d'Ermonais n'a qu'un mouillage temporaire : elle est abritée vers le Nord par la masse de l'île et par la guette du mont Plakka ; mais elle s'ouvre en plein vers le Sud et le sirocco y fait rage ; elle a du moins l'avantage d'une longue et large plage de sable et d'un fleuve constant qui y débouche. Les deux autres haies de Liapadais et de Saint-Georges sont bien plus sûres. Elles ont toujours servi aux petits caboteurs. Chaque fois que les insulaires eurent à redouter les descentes de quelque marine occidentale, ils firent bonne garde sur les promontoires voisins. Les Vénitiens, redoutant les pirates barbaresques, avaient construit leur château Saint-Ange que remplaça une batterie française, puis anglaise, sur la baie de Liapadais. Les Français de l'Empire, successeurs des Vénitiens et redoutant les Anglais de Malte, dressèrent en outre une autre batterie à la pointe d'Aphiona pour couvrir la baie de Saint-Georges.... En ces deux baies de Saint-Georges et de Liapadais, on a cru retrouver la Ville d'Alkinoos. C'est trop de deux sites pour la même ville : il faut choisir.

A première vue de carte, la haie de Saint-Georges semble remplir toutes les conditions. Une langue de terre qui se projette à près de un mille dans le Sud-Ouest, se détache de la côte et couvre la baie vers l'Ouest en la séparant de la haute mer. Au fond de la baie il y a une belle plage de sable et un bon mouillage d'été par 10 à 15 mètres d'eau, mais exposé aux vents du Sud-Ouest ; aussi l'utilise-t-on rarement[65]. Un fleuve, le Grand Fleuve, Megapotami, vient se jeter ici. Les rivières de l'Île ne sont pour la plupart que des torrents furieux durant l'hiver et des traînées de cailloux secs durant l'été. Le Megapotami est toujours pourvu d'eau[66]. Il prend sa source dans la chaîne du Pantokralor, au pied du mont Arakli (506 m.) ; il serpente longuement au fond d'une vallée close, entre des collines boisées dont les ruisseaux l'alimentent toujours ; il vient, entre deux pentes de forêts, finir aux sables de Saint-Georges. Voilà, dit-on, le fleuve de Nausikaa. Et voici la Ville d'Alkinoos. La longue langue de terre qui couvre la haie est en réalité une double montagne étranglée en son premier tiers par la fissure du Porto Temone. Le village actuel d'Aphiona est bâti sur l'extrémité Nord qui tient largement à la côte. La Ville d'Alkinoos était bâtie, dit-on, sur l'extrémité Sud, que la mer enveloppe de toutes parts et qui ne tient que par un fil de roches à la masse du promontoire. A juger d'après la carte, avec nos yeux de terriens et les habitudes de nos grandes marines, l'identification peut sembler acceptable. Mais allez sur les lieux et remettez ici les flottes odysséennes.

 

 

 



[1] Instructions nautiques, n° 760, p. 2-5 ; n° 801, p. 86 et suiv.

[2] Odyssée, V, 390-392.

[3] Instructions nautiques, n° 706. p. 8 et 9, et suiv.

[4] Énéide, III, 203-204.

[5] Récits copiés textuellement des Instructions nautiques, n° 706, p. 11, en note.

[6] Cf. Ebeling. Lex. Hom., s. v.

[7] Odyssée, VIII, 219-220.

[8] Odyssée, IX, 108.

[9] Odyssée, IX, 189-190.

[10] Geog. Græc. Min., I, p. 129.

[11] Odyssée, IX, 84.

[12] Iliade, XIII, 6.

[13] Odyssée, X, 27-26.

[14] Odyssée, VIII, 33-35.

[15] O. Riemann, Recherches sur Corfou, p. 9.

[16] Odyssée, VII. 56.

[17] Thucydide, I, 25.

[18] Odyssée, V, 34.

[19] Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v.

[20] Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v. Σχερίη.

[21] Instructions nautiques, n° 601, p. 16.

[22] O. Riemann, p. 11.

[23] Instructions nautiques, n° 691, p. 21-22.

[24] Instructions nautiques, n° 691, p. 22.

[25] Instructions nautiques, n° 691, p. 125.

[26] Instructions nautiques, n° 691, p. 23.

[27] Pline, IV, 19, 2.

[28] Odyssée, XIII, 160 et suiv.

[29] Instructions nautiques, n° 691, p. 26.

[30] Cf. Partsch, p. 73. Partsch déclare avoir fait grand usage d'une description manuscrite, rédigée en 1824 par un médecin du corps d'occupation anglais, le Dr Benin. Partsch connut ce manuscrit, à Corfou, entre les mains du professeur Romanos. En Avril-Mai 1901, j'ai vainement cherché ce manuscrit. Le professeur Romanos étant mort, ses héritiers ont, vendu ses papiers et ses livres à un libraire de Naples, m'a-t-on dit.

[31] Cf. H. Lewy, Semit. Fremdw., p. 152.

[32] Hérodote, VI, 97.

[33] Hérodote, VI, 96.

[34] Pline, VII, 57.

[35] Appian., Pun., LXXV, 121.

[36] Cf. Muss Arnolt, p. 120. Ce mot a dit revenir aux Arabes par l'intermédiaire des Grecs ou des Romains ; il s'écrit en arabe avec un ק et non un כ.

[37] Odyssée, IV, 708-709.

[38] Cf. A. Jal, Glossaire Nautique, s. v.

[39] Odyssée, III, 61 ; X, 552 ; VII, 34.

[40] Cf. Strabon, II, 124 ; VII, 315 ; VI, 209.

[41] Instructions nautiques, n° 706, p. 56.

[42] Diodore, V, 12.

[43] Cf. H. Lewy. p. 200.

[44] Hesychius, s. v. γαύλος ; cf. H. Lewy, p. 209.

[45] Odyssée, VIII, 54 ; XIII, 168.

[46] Gesenius, Wort., s. v.

[47] Instructions nautiques, n° 751 (1896), p. 29.

[48] Odyssée, VI, 262-264. Je traduis είρύαται par observer, surveiller, regarder soigneusement. C'est le sens que les verbes είρύαται et έρύω ont le plus fréquemment dans l'Odyssée. Cf. XVI, 465.

[49] Instructions nautiques, n° 691, p. 17-18.

[50] Instructions nautiques, n° 601, p. 18.

[51] Instructions nautiques, n° 778, p. 51.

[52] Instructions nautiques, n° 778, p. 36, 120, 158, 270 ; n° 731, p. 75, 265.

[53] Cf. P. Lucas, II, 313.

[54] Instructions nautiques, n° 601, p. 5.

[55] Mustoxidi, Cos. Corc., p. 643.

[56] Instructions nautiques, n° 751, p. 172.

[57] Instructions nautiques, n° 760, p. 172.

[58] Instructions nautiques, n° 601, p. 17-20.

[59] Instructions nautiques, n° 691, p. 22.

[60] Instructions nautiques, n° 691, p. 21.

[61] Odyssée, VI, 204.

[62] Instructions nautiques, n° 706, p. 36 ; n° 778, p. 17.

[63] Instructions nautiques, n° 691, p. 19-20.

[64] Instructions nautiques, n° 691, p. 18-21.

[65] Pour tout ceci, cf. Instructions nautiques, n° 691, p. 20 et suiv.

[66] Cf. Partsch, op. laud., p. 50.