LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE QUATRIÈME. — LES NAVIGATIONS PHÉNICIENNES.

CHAPITRE II. — SIDONIENS ET MARSEILLAIS.

 

 

Dans notre Syrie homérique, les deux villes Naxos et Syros remontent à l'époque où, suivant Thucydide, des pirates kariens et phéniciens habitaient la plupart des îles. Alors les fils de roi, comme le petit Eumée, avaient des nurses phéniciennes. Car sur notre île régnait Ktésios Orménidès, semblable aux immortels. Le petit Eumée était son fils et, pour garder ce polisson qui ne demandait déjà qu'à courir les rues, Ktésios avait une nurse phénicienne : J'élève le fils de cet homme dans son palais, dit elle-même cette grande et belle fille. Ce n'est pas aujourd'hui seulement que la thalassocratie britannique a implanté chez les puissants de la terre la mode des nurses étrangères. Sous toutes les thalassocraties, nous voyons de pareilles habitudes : les puissants de la terre empruntent ou achètent aux peuples de la mer des serviteurs, des familiers, des ouvriers, des artisans et des artistes. Dans les poèmes homériques, Pâris le Troyen va chercher en Sidonie les brodeuses dont il a besoin, comme Roger, neveu de Robert Guiscard, ira chercher dans la Grèce byzantine les tisserands de soie, qu'il ramènera de gré ou de force dans ses villes d'Italie[1]. De même Ktésios achète cette nurse de Sidon, qui est à la fois une belle femme et une bonne brodeuse, joignant ainsi l'utile à l'agréable[2].

Au temps de la thalassocratie française, Tournefort rencontre sur une route d'Asie Mineure la caravane d'un pacha : Son médecin était de Bourgogne et son apothicaire de Provence ; où est-ce qu'il n'y a pas de Français ?[3] et Paul Lucas fait la connaissance à Ispahan de Monsieur Jourde, français, orfèvre du roi (de Perse) avec quatre mille livres de pension, présentement le seul orfèvre français dans ce pays[4]. Les étrangers tiennent dans la Grèce homérique les mêmes métiers. C'est l'Égypte qui est alors la terre des remèdes, la patrie des médecins et des apothicaires, car là-bas chacun est meilleur médecin et plus savant que les autres hommes, et la terre y produit des drogues innombrables, les unes salutaires, les autres pernicieuses, C'est d'Égypte que vient le fameux anesthésique du temps, l'éther ou la morphine homériques, le népenthès qui supprime la douleur, calme l'excitation et fait oublier tous les maux.

Au temps de Diodore, les Égyptiennes de Thèbes ont encore la recette de cette drogue du νηπενθές[5]. Cette drogue merveilleuse du népenthès valait, sans doute. aux médecins et apothicaires d'Égypte ou à leurs élèves la même renommée et la même clientèle, que, durant ces derniers siècles et même ces années dernières, notre quinquina et notre quinine valut aux nourrissons de Montpellier ou de Padoue. Dans l'Asie Mineure actuelle, le moindre voyageur franc, pourvu de quinine et d'audace, peut rapidement se faire une célébrité de grand médecin. Au XVIIe siècle, c'était plus facile encore : les indigènes n'ont ni médecins ni chirurgiens[6], tous les explorateurs ou trafiquants de cette époque prennent le titre et la qualité de guérisseur : Aussitôt que je fus à Sparte (Isbarta d'Asie Mineure), raconte Paul Lucas, il se répandit un bruit qu'il était venu un grand médecin étranger. Le Bacha de la ville demanda à me voir et me fit beaucoup d'amitiés. On me donna, tant que je restai dans la ville, le pain, le sel, la chandelle, enfin jusqu'à des allumettes, et la provision de viande que l'on faisait pour moi n'était pas différente de celle du Bacha[7]. Chaque colonie franque au Levant a ses médecins et apothicaires de la nation, les uns français ou italiens, les autres élèves ou prétendus élèves des universités françaises et italiennes. Tournefort et P. Lucas rencontrent partout ces Esculapes :

Les médecins ordinaires au Levant sont des Juifs ou des Candiotes, nourrissons de Padoue, qui n'oseroient purger que des convalescents. Toute la science des Orientaux en fait de maladies consiste à ne point donner de bouillons gras à ceux qui ont la fièvre..., etc. La médecine est exercée à Naxos par les religieux [latins]. Les Jésuites et les Capucins y ont de très bonnes apothicaireries. Les Cordeliers s'en mêlent aussi : le supérieur a été chirurgien major de l'armée vénitienne durant la dernière guerre.... Voilà les docteurs qui composent la faculté de médecine de Naxie : ils sont tous trois François et ne s'accordent pas mieux pour cela.... M. Chabert, apothicaire de Provence, étoit établi depuis longtemps à Constantinople, où il étoit fort employé dans sa profession. Son fils étoit apothicaire d'un pacha et nous fut d'un grand secours[8]....

La colonie franque de Saïda a deux médecins-chirurgiens-apothicaires. C'étoient en 1658 les sieurs Thibauld et Margas[9].

Cet exercice de la médecine est fort utile au commerce : par leurs relations dans le peuple indigène, par leur influence sur les pachas et officiers du Grand Seigneur, les guérisseurs étrangers peuvent beaucoup pour le développement ou le rétablissement des affaires de leurs compatriotes. Mais la médecine sert davantage encore les intérêts de la religion : il est si facile de prolonger l'ordonnance médicale par des conseils religieux ! les prescriptions thérapeutiques mènent aux prescriptions rituelles. Théatins en Mingrélie et en Géorgie, Jésuites, Capucins et Cordeliers dans l'Archipel ou en Syrie, tous les religieux francs soignent les corps pour conquérir les âmes : les Jésuites ont encore aujourd'hui leur Faculté de médecine à Beyrouth.... Dans l'histoire religieuse de la Grèce homérique, il faudrait ne pas oublier ce rôle et cette influence du guérisseur levantin.

Les François, ajoute Chardin, sont en grand nombre à Smyrne et dans tout le Levant. On en trouve eu tous ports de Turquie et non seulement des marchands, mais de toutes sortes de métiers. Il y a peu d'arts mécaniques dont l'on ne trouve quelque ouvrier parmi eux[10]. Dans la Grèce homérique, c'est du dehors aussi que viennent les artisans, les devins, les médecins, les constructeurs en bois, les chanteurs divins qui charment par leur voix. Aussi, quand le chef des prétendants, Antinoos, veut chasser du palais d'Ithaque l'étranger couvert de haillons, Eumée le reprend avec vivacité : Ne doit-on pas accueillir les étrangers ? Ne fait-on pas le voyage (cf. le voyage de Pâris à Sidon) pour chercher à l'étranger les artisans, devins, médecins, charpentiers, musiciens ? Voilà quels gens sont renommés sur la vaste terre[11]. Au temps de la thalassocratie arabe, les marchands de Salerne et d'Amalfi appellent ainsi des artisans, des artistes et des savants arabes ou byzantins pour leurs constructions et pour leur Université[12]. Au temps de la thalassocratie byzantine, ce sont des artisans levantins qui s'établissent dans les villes de la Gaule franque, surtout des Syriens, et Grégoire de Tours signale leur présence à Bordeaux, à Orléans, — où cette population étrangère garde sa langue et salue en syriaque le roi Gontramme, hinc lingua Syrorum, hinc Lalinorum, hinc etiam ipsorum Judæorum, — à Paris, où leurs intrigues simoniaques élèvent au trône épiscopal un marchand syrien, Eusebius quidam negotiator, genere Syrus, datis multis muneribus, in locum [episcopi de functi] subrogatus est[13] : une émeute d'antisémites éclate contre cette élection de vendus.

Les princes ou émirs homériques voyagent en Égypte et en Syrie, d'où ils ramènent des artisans et des ouvrières, comme les émirs druses du XVIIe siècle voyagent dans le pays des Francs : le chevalier d'Arvieux nous fournit le meilleur commentaire au voyage et au séjour de Ménélas en Égypte. L'émir de Sparte raconte dans la Télémakheia qu'il n'a pas visité seulement les échelles levantines ; il est monté jusqu'à la grande ville de l'intérieur, à Thèbes. Ainsi font les émirs druses qui viennent à Livourne et montent jusqu'à Florence et même jusqu'à Rome :

L'Émir Fekherdin n'étoit âgé que de six à sept ans quand son père mourut et le laissa souverain de tout le pays et des villes et forteresses qui sont depuis le Carmel jusqu'à Tripoli de Syrie. Il demeura sous la tutelle de son oncle jusqu'à ce qu'il fût en âge de gouverner par lui-même. Il se rendit maitre de quantités de places par les manières douces avec lesquelles il traitoit ses sujets et les Francs plus que tous les autres.... Nos François commercent beaucoup avec eux et font acheter toutes les soies qu'ils travaillent.... Ce fut l'émir qui établit les religieux français à Nazareth et dans toutes les villes principales de sa domination.... [Ayant eu des démêlés avec l'autorité turque], l'émir Fekherdin s'embarqua sur un vaisseau françois. Il passa à Malte, de là à Naples, et vint débarquer à Livourne, d'où il alla à Florence où le grand-duc le reçut avec une magnificence extraordinaire[14].

Le Pharaon de Thèbes ou ses officiers ont reçu Ménélas avec une pareille magnificence : ils lui ont donné deux baignoires d'argent, deux trépieds et dix talents d'or ; Hélène a reçu de la reine Alkandra une quenouille d'or, une corbeille d'argent cloisonné d'or. Ménélas est resté sept ans dans ces pays levantins où Ulysse prétend dans l'un de ses contes être resté sept ans aussi[15].

Le grand-duc de Florence, après quelques semaines, fit passer l'émir Fekherdin à Rome pour rendre visite au pape Paul V. L'émir fut reçu à Rome comme il avait été à Florence, logé, défrayé et traité comme un souverain, qui pouvait beaucoup aider les princes chrétiens. Fekherdin revint ensuite à Florence, où il demeura cinq ans avec quatre femmes, cinquante domestiques et plus de vingt mille marcs d'or qu'il avait apportés avec Au bout de cinq années, l'émir se laissa emporter au désir de revoir son pays et son fils et de régner. Il partit de Livourne, revint à Seide avec un nombre d'ingénieurs, d'architectes et d'ouvriers de toutes sortes, dont il vouloit se servir pour la fortification de ses places et les embellissements de ses palais.

De retour dans son pays, l'émir Fekherdin a pu, grâce à ses architectes étrangers, se faire construire des palais et des résidences vastes et solides. Ce ne sont pas des bâtisses en boue et en bois comme la plupart des constructions turques ou arabes, mais de fortes murailles en pierres taillées, à la mode européenne. L'émir a pris, chez les Francs, le goût des constructions durables : même ruinés, ses palais se reconnaissent longtemps encore parmi les sales et croulantes masures des indigènes :

A Sour, l'émir Fekherdin avait fait bâtir un palais de grande étendue et dont les restes marquent la magnificence. Ce palais est à présent presque ruiné par la négligence qu'ont eue les Turcs d'y faire les réparations nécessaires. Le peu qui en reste sert à loger les étrangers, qui abordent en cette ville, et conserve encore le nom de château.... A Seida, le sérail du pacha est derrière le khan des Français. C'est l'émir Fekherdin qui l'a fait bàtir pour être mieux logé qu'il ne l'étoit dans ceux qu'occupent aujourd'hui ses descendants. Ce sérail est vaste et tout bâti de pierres de taille. Les appartements du rez-de-chaussée sont tous voûtés et ceux du dessus sont enrichis de peintures à l'arabesque avec des fleurs et des passages de l'Alcoran en lettres d'or. Le palais renferme un grand nombre d'appartements fort bien distribués et d'une manière qui fait croire qu'il a été conduit pas un architecte françois ou italien. Le sérail de Beirout, bâti aussi par l'émir Fekherdin. est de la même forme que celui de Seida : ce n'est que le diminutif[16].

Mettez en regard cette page d'Helbig :

Parmi les nombreux faits de haute importance relevés lors des fouilles de Tirynthe, il convient d'en signaler un d'une manière toute spéciale. Schliemann a déblayé presque toute la muraille de la citadelle supérieure. On a reconnu ainsi que tout le long du mur de soubassement sont pratiqués des chambres et des corridors voûtés en ogive, qui semblent avoir servi de magasins. Une disposition analogue n'existe que dans les murs de défense phéniciens, à Byrsa de Carthage, à Thapsos, à Hadrumète, à Utique et à Thysdros. Cette coïncidence est une nouvelle preuve des relations suivies que les populations de l'Argolide entretenaient, en ce temps-là, avec l'Orient. On ne saurait guère prétendre que le prince de Tirynthe donnait des subventions à ses artistes indigènes pour des voyages d'étude dans l'Asie Antérieure. Il n'y a qu'une alternative possible : ces murailles ont été élevées ou par des architectes orientaux venus à Tirynthe, ou par des architectes indigènes. élèves de ces Orientaux. Que l'on s'arrête à l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'immigration d'architectes orientaux en Argolide peut être considérée comme un fait historique[17].... Ce qui démontre les relations orientales des gens de Mycènes, c'est qu'ils savaient mieux travailler la pierre que les Grecs du temps d'Homère. Dans l'Épopée, il est [moins souvent] question de citadelles construites en pierre, [que] de tranchées, de remparts en terre [et en bois] et de palissades. Les Grecs ont appris des Orientaux à construire en pierres. C'est une vérité que l'on ne peut guère contester aujourd'hui. La légende rapporte que les murs de Mycènes et de Tirynthe. ainsi que la Porte des Lions, étaient l'œuvre des Cyclopes, auxquels on attribuait généralement une origine lycienne[18].

Toute une école d'archéologues nie cette influence des constructeurs levantins ; ils en ont deux raisons très sérieuses, disent-ils[19] :

1° pour bâtir ces enceintes, il a fallu des milliers de bras, des efforts pénibles et prolongés sous l'ordre d'un chef indiscuté ; les Phéniciens, qui ne s'aventuraient guère au delà des plages, n'étaient pas en mesure d'exécuter si loin de la mer, en face de tribus hostiles, de pareilles constructions ;

2° les palais de Mycènes et de Tirynthe portent partout, dans leur plan et dans leur décor, l'empreinte d'une civilisation particulière, que des caractères spéciaux distinguent des constructions levantines.

L'histoire de l'émir Fekherdin montre, je crois, la valeur médiocre de ces raisons. Il n'était nul besoin que les Phéniciens fussent maitres du pays pour qu'un architecte et des chefs de chantier, venus de Sidon, fussent employés par l'émir de Tirynthe et eussent à leur disposition, sous la courbache des piqueurs indigènes, les milliers de bras fournis au prince du pays par la corvée. Les architectes francs travaillèrent ainsi pour le compte de Fekherdin. Et ces architectes durent suivre, pour le plan et le décor, les préférences et les besoins de l'émir. A la mode du pays, ils enrichirent leurs murs de peintures à l'arabesque avec des fleurs et des passages de l'Alcoran en lettres d'or : ces Italiens firent, non un palazzo italien, mais un sérail turc avec ses appartements des hommes, des femmes et des hôtes.

Dira-t-on, ajoutent ces archéologues[20], que si les Phéniciens n'ont jamais été les maitres des acropoles mycéniennes, ils peuvent avoir ménagé aux princes qui les bâtirent, le concours de ces habiles maçons giblites dont Salomon s'assura les services, quand il commença de bâtir le temple de Jérusalem ? Mais nous n'avons aucune donnée historique ou même mythique qui autorise à supposer de si étroites relations entre les chefs achéens du Péloponnèse et les rois syriens. Il faudrait pourtant ne pas oublier notre texte odysséen. Nous n'avons pas encore trace en effet de correspondance officielle entre les émirs de Tirynthe ou de Mycènes et les Pharaons de Thèbes ou les grands-ducs de Tyr et de Sidon. Mais le poète odysséen nous dit qu'on fait venir du dehors les architectes, les constructeurs en bois, car tu sais que chez nous, écrit Salomon à Hiram, il n'est personne qui sache couper le bois comme les Sidoniens[21]. Que ce texte odysséen soit digne de quelque créance, il semble que l'une de nos preuves ordinaires, je veux dire un doublet gréco-sémitique, nous le puisse montrer. Parmi les artisans venus de l'étranger, le poète odysséen cite les devins. La divination par le vol des oiseaux et les oiseleurs tiennent une grande place dans les poèmes homériques, en particulier dans l'Odyssée[22]. Or le mot grec οίωνός, oiseau, désigne tous les êtres ailés, mais plus particulièrement les oiseaux de proie : aussi nous le voyons souvent uni à chiens, κύνες, dans la formule les chiens et les oiseaux mangeront le cadavre[23]. Le mot grec oionos a dans cette formule un synonyme constant : gups, γύψ[24]. Oionos et gups alternent indifféremment. Le premier est sûrement grec : sa parenté avec avis est indiscutable : c'est un mot indo-européen. Par contre gups ne peut se rattacher à aucune étymologie grecque ou indo-européenne. Les philologues et linguistes le déclarent d'origine incertaine ou inconnue[25]. Mais, si oionos est le mot grec pour désigner l'oiseau, l'être ailé en général[26], tous les Sémites ont aussi, pour le terme générique d'oiseau, d'être ailé ou volant, le mot goup. C'est sous ce terme générique que l'Écriture comprend tous les oiseaux purs et impurs : Et le Seigneur fit tout oiseau, goup, — πάν πετεινόν, traduisent les Septante : — et à tout oiseau du ciel, goup, — πάσι τοΐς πετεινοϊς τοΰ ούρανοΰπάσι τοΐς πετεινοϊς τοΰ ούρανοΰ[27]. Cette dernière formule tous les oiseaux du ciel pour traduire goup revient sans cesse. Mais comme le grec oionos, l'hébraïque goup désigne plus particulièrement les oiseaux de proie, et la même extension de sens, qui, de oionos désignant les instruments de la divination, a fait un synonyme de présage, donne pareillement au verbe arabe gaapa la signification de tirer des augures et à gaïpoun le sens de devin. Chez les Gréco-romains, ce sont les goupes, γΰπες, dit Plutarque, qui sont les meilleurs donneurs de présage.

La transcription de goup, en γύπ-ς va de soi : nous savons que le ע initial est souvent rendu par un γ ; nous voyons dans l'Écriture le nom propre כיפה transcrit en Γαιφά, Gaipha, par les Septante. Le gups passait chez les Grecs pour un oiseau étranger, originaire d'on ne sait quelle mystérieuse patrie : il ne nichait ni ne pondait jamais en Grèce, mais il y venait à la suite des armées[28]. Les Égyptiens racontaient que tous ces oiseaux étaient femelles et concevaient par le souffle du zéphyre. On avait choisi le goup pour les présages, dit Plutarque, parce qu'Héraklès l'avait jugé le plus juste des oiseaux de proie : c'était Héraklès lui-même qui l'avait choisi[29]. Il faut toujours prendre garde aux légendes de l'Héraklès grec et surtout à ses importations. Tyr ou Sidon, en plus d'un cas, semblent en avoir été les fournisseuses. C'est de l'une de ces villes que goup a dû passer aux Grecs. La suite de nos études va nous faire découvrir dans l'Odyssée toute une série de noms d'oiseaux. qui par de semblables doublets nous conduiront à de semblables étymologies sémitiques : la légende mégarienne nous a fourni déjà le doublet Nis-l'Épervier.

Mais si nous acceptons ce renseignement de l'Odyssée et si nous admettons cette importation d'artisans et d'artistes levantins, il faudrait bien envisager certaines conséquences. En cet état de civilisation où les arts et les sciences viennent des peuples de la mer, l'admiration et la confiance des barbares s'attachent sans discernement à tous les gens d'outre-mer et leur attribuent talents, savoir, habileté universelle. Dans l'Asie Mineure du dernier siècle, dans toute la Turquie du XVIIe, un Franc quel qu'il soit est pour les indigènes un médecin, un grand médecin qui peut en remontrer à tous les guérisseurs du pays. C'est ce que nous dit le poète odysséen du peuple d'Égypte : Chacun y est médecin et dépasse en savoir les autres hommes. Il suffit d'arriver d'outre-mer pour trouver clientèle et crédit. Les voyageurs du XVIIe siècle rencontrent dans le Péloponnèse de prétendus nourrissons de Pise ou de Padoue qui n'ont jamais étudié que dans les cuisines ou les prisons de Zante, de Corfou et de Venise.  Ce ne sont pas toujours des étrangers, des Francs. Ce sont parfois des indigènes, des Levantins qui, partis du pays, sont revenus après quelques années en disant qu'ils avaient fait leurs études et conquis leurs grades. Tout le monde les croit sur parole jusqu'au jour où quelque Franc, ayant recours à leur service, s'aperçoit de leur complète ignorance : ils avaient, pendant leur absence du pays, servi comme domestiques dans la maison de quelque Vénitien de Zante, donné les lavements ou assisté aux saignées de leur maître, et ils avaient tant bien que mal retenu quelques formules et quelques opérations de médecine européenne.

Pour les autres arts, il en est de même. Dans l'estime des barbares, les gens d'outre-mer savent tout faire et tout fabriquer, construire des palais et jouer de la flûte, peindre, graver ou sculpter et fondre des canons, réparer les montres et diriger les locomotives. Aujourd'hui encore, de prétendus ingénieurs européens sont tour à tour installés par le gouvernement turc dans les services les plus différents : ils font des routes aujourd'hui et ils dirigent des bateaux demain. J'ai vu le Pacha de Rhodes, préfet des Îles, entrer en fureur contre l'agent-voyer de sa province qui avouait ne pas pouvoir lui construire en quelques semaines une pompe à vapeur. Dans la cour du Palais du Bey à Constantine, subsistent encore les fresques exécutées en 1822 par un cordonnier sicilien. Ce malheureux avait été enlevé par les corsaires et vendu comme esclave au Bey qui lui ordonna de décorer ses murailles : tous les Italiens ne sont-ils pas peintres ? Le Bey voulait des fresques, italiennes d'exécution, mais turques de conception et de goût : il promit la liberté à son cordonnier, qui lui badigeonna tout aussitôt quarante mètres de muraille et lui fit, à la mode turque, des flottes naviguant vers Stamboul, des bateaux tirant le canon, des mosquées avec leur minaret, des dômes au milieu de jardins, etc. Il suffit de regarder l'œuvre pour deviner qu'avant ce début dans l'art de la fresque, notre cordonnier n'avait jamais de sa vie tenu le crayon ni le pinceau. Le Bey fut pourtant enchanté du résultat : il libéra son esclave.

Devant ces peintures grotesques (dit irrespectueusement le guide Joanne[30]), je pensais malgré moi aux stèles de Mycènes et à leurs grossières conventions : Le sculpteur n'avait pas su trouver la place du glaive sur la cuisse du combattant. Il voulait pourtant rappeler l'arme redoutable dont savait si bien se servir le héros. Avec un sans-gêne naïf, il l'avait jetée quelque part dans le champ. Ce serait affaire à l'imagination du spectateur de la remettre dans la main du héros[31]. Les chars et combattants des stèles mycéniennes valent les fresques de Constantine, comme maladroites copies de motifs fort répandus. Les archéologues pensent que cette maladresse et cette naïveté sont une authentique marque de fabrication indigène ; ceux-là mêmes, qui sont disposés à reconnaître une influence orientale dans la fabrication des vases d'or, poignards et bijoux mycéniens, affirment le pur indigénat de ces stèles barbares. Je ne contredis pas à cette opinion. Mais il put, il dut arriver aux beys de Mycènes d'employer aussi comme peintres, sculpteurs, architectes, fondeurs et ciseleurs des cordonniers d'outre-mer. Dans l'estime publique, les Sidoniens sont alors les artisans universels ; ils ont plusieurs métiers dans la main, et le produit sidonien est toujours beau puisque ce sont d'habiles Sidoniens qui l'ont fabriqué. Les peuples de la mer, en tout temps, ont abusé de cette confiante admiration des terriens. Les pirates de l'Égée primitive devaient être plus enclins au mensonge par les nécessités de leur commerce d'esclaves : pour mieux vendre les captifs qu'ils venaient offrir, ils devaient leur prêter tous les savoirs et tous les talents. L'artisan sidonien faisait prime sur le marché : le pirate dénommait artisans et sidoniens tous les esclaves qu'il avait pris sur les côtes phéniciennes ou levantines. Une fois acheté, l'esclave, dans la maison de son nouveau maitre, avait tout intérêt à ne pas dévoiler la supercherie. Pour éviter le dur travail de la glèbe ou de la meule, il était tout prêt à entreprendre les besognes les plus nouvelles. La piraterie indigène ou étrangère dut ainsi peupler l'Égée primitive d'artistes ou de prétendus artistes dont les archéologues peut-être nous font admirer aujourd'hui 1 ingénieuse et touchante naïveté : après quatre mille ans, nous donnons encore le nom de peintres ou de sculpteurs à ces cordonniers.

Outre notre admiration posthume, à laquelle sans doute ils ne s'attendaient pas, ces artisans jouissaient pendant leur vie d'une condition moins dure, et l'espoir de la délivrance les pouvait soutenir. L'indulgence du maitre et les besoins du métier leur donnaient une liberté d'allures qui permettait l'évasion à la première occasion favorable. Relisez dans Hérodote l'histoire du médecin grec Démokédès. A cette époque, les nourrissons de Krotone passent dans tout le Levant pour les meilleurs médecins[32]. Le tyran de Samos, Polykrate, a pris le krotoniate Démokédès à son service. Après la catastrophe de Polykrate, Démokédès est fait esclave par le satrape des Sardes, puis, à la chute de ce dernier, emmené, avec les autres serviteurs, à Suse, où Darius, malade durant sept jours, le fait appeler le huitième. Démokédès applique au roi des remèdes grecs qui le guérissent : il reçoit les présents de tout le harem ; le roi le comble de richesses. Une maladie de la reine Atossa, guérie par lui, le met au pinacle. La reine, à son instigation, décide le roi à renvoyer Démokédès à Krotone en mission diplomatique. De Suse, Démokédès descend en Phénicie, à Sidon, où une flottille a été préparée à son intention : deux trières et un cargo-boat, gaulos, plein de marchandises variées. Démokédès s'enfuit[33]....

C'est tout pareillement que, dans notre He Syria, notre brodeuse phénicienne s'enfuit en enlevant le petit Eumée, et l'on ne peut lire ce dernier récit de fuite sans penser à une autre histoire, que nous raconte Hérodote : l'histoire d'Io l'Argienne, qui, devenue la maîtresse d'un capitaine phénicien, prit la fuite sur le bateau de son amant[34]. Or cette histoire d'Io porte en elle sa marque d'origine : un doublet greco-sémitique nous montre, en cette légende semi-historique, une invention toute semblable à celle que nous a révélée la légende de Kadmos, et elle nous montre bien l'influence étrangère sur les idées et les procédés scientifiques des premiers Grecs. Les Phéniciens, dit Strabon, prirent l'Ourse pour guide de leurs navigations, et ils apprirent aux Hellènes cette méthode[35]. Dans l'Odyssée, c'est Kalypso qui enseigne à Ulysse ce procédé : accroupi sur le château d'arrière, auprès du gouvernail, Ulysse doit se guider sur l'Ourse qui s'appelle aussi le Char et qui ne se couche jamais dans la mer  Kalypso a recommandé, pour naviguer sûrement vers Ithaque, de tenir toujours l'Ourse sur la gauche[36], et c'est en effet la route qu'il faut suivre pour rentrer de l'Espagne, terre de Kalypso, vers les mers grecques. Il faut garder le Nord sur la gauche, ne pas gouverner ni dériver vers lui, sous peine d'errer dans la mer des Baléares et d'aboutir aux rivages de France ou d'Italie : à droite, les rivages africains servent de guide et l'on ne risque jamais de trop aller vers le Sud. Aux temps homériques, comme on voit, l'Ourse avait déjà un double nom qui, peut-être, suppose la rencontre de deux théories astronomiques ou, tout au moins, de deux vues d'astres et de deux comparaisons. L'Ourse gardera ces deux noms, durant toute l'antiquité et jusqu'à nos jours. Elle est bien l'Ourse, mais elle est aussi le Char, et son compagnon est le Gardeur d'Ours, mais aussi le Meneur de Bœufs. Car le Char est un Char à Bœufs, un char à Sept Bœufs, Septemtrio. A ce double nom, furent attachées deux légendes. L'une semble plus proprement indigène, étant arcadienne : elle racontait que la nymphe Kallisto, la Très-Belle, avait été changée en Ourse et son fils Arkas en Gardeur d'Ourse. L'autre légende était argienne, plus voisine de la mer : pour des aventures semblables à celle de Kallisto, Io, Ίώ, changée en vache est gardée par Argos, qui voit tout ; elle devient ensuite un astre à tête de bœuf[37]. Je crois que Io-Kallisto forment un doublet : Kallisto est sûrement un mot grec ; Io ne parait pas avoir de sens pour une oreille hellénique. Mais iaa en hébreu, ia[38] en phénicien, signifie beau. L'exemple Καλλίστη-Καλλιστώ nous expliquerait la transcription Ίά-Ίώ : nous sommes habitués à ces noms de femmes en ω, Καλυφώ, Ίνώ, Κυμώ, etc. Io est une déesse de la navigation, une nymphe navigante. Quant à son gardien Άργος, il est à peine besoin de montrer sa parenté nominale avec le gardien de Kallisto, Άρκας. L'un et l'autre d'ailleurs descendaient d'un ancêtre commun, Iasos. Argos, suivant les uns, avait, sur la tête, un œil unique, mais énorme, et quatre yeux autour du crâne ; il avait, suivant d'autres, ou cent yeux ou mille yeux pour tout voir. La constellation du Bouvier est composée en effet d'une étoile très grosse et très brillante et d'une foule d'autres étoiles plus petites et plus effacées[39] : l'Arktophylax, que les vieux auteurs nomment le Bouvier, est couvert d'astres sur tous ses membres ; sur sa tête flambe une aigrette[40].

Arktophylax, sire, ut veteres cecinere, Bootes...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . haud tamen unquam

in picturatæ plaustrum procurrere matris

fas datur   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nec minus in membris lux olli maxima vibrat

omnibus : ardet apex capiti ; micat ignea late

dextera ; flammantur humeri ; flammam movet instar

inter utrumque femur[41]..., etc.

Il est possible que la plus grosse et la plus brillante étoile de cette constellation soit le 'is des Hébreux, dont Iasos serait peut-être la transcription grecque : dans les langues sémitiques, la racine 'ous ou 'ass signifie faire la ronde de nuit, et les Arabes donnent le nom de 'aassoun au veilleur ou gardien (homme ou chien) qui fait la ronde nocturne autour du troupeau ; ce serait exactement notre gardien, φύλαξ, grec[42]. Mais l'astronomie hébraïque nous est si mal connue qu'il vaut mieux ne pas nous arrêter à cette hypothèse. Par contre, il me semble probable qu'une légende attique nous fournit l'original phénicien de Bootès. Ce Bouvier, βούτης, βοώτης, bubulcus, qui est le Gardeur d'Ours en Arcadie, s'appelle chez les Athéniens Ikarios : dans toutes les langues sémitiques, ikar signifie le meneur de charrue[43]. Ikarios est le charroyeur fidèle de Dionysos. Sur son char, il promène l'outre du dieu. Il circule ainsi, plaustro onerato[44], avec sa fille Érigone. Le Bootès grec est aussi Philomèlos, l'inventeur de la charrue[45]. Il me semble donc que ces doublets Io-Kallisto et Bootès-Ikarios indiquent la double origine de la double légende : l'Ourse est grecque et les Hellènes de tout temps appelèrent Ourse cette constellation ; pour les Sémites, elle était le Char ; nous disons encore le Chariot de David. De toutes façons, je crois qu'Hérodote avait raison de faire naviguer la belle Io sur les flottes de Tyr ou de Sidon. Ce sont les Phéniciens qui ont introduit en Grèce cette légende astronomique, comme ils ont introduit l'autre légende astronomique de Kadmos-Téléphassa-Europè.

 

Revenons à l'île Syria et à notre nurse phénicienne. Grâce aux marines franques, nous pouvons compléter le récit de l'Odyssée et mieux connaître l'histoire de cette belle esclave. En face de ses aventures, telles qu'elle-même en fait le récit à son corsaire de compatriote, il suffit de copier l'histoire d'une belle Maltaise, telle que nous la raconte deux ou trois mille ans plus tard le corsaire français Paul Lucas.

Au temps qu'il était corsaire (vers 1695), Paul Lucas enleva à l'entrée des Dardanelles un sambiquin (sorte de vaisseau) qui emmenait un aga turc à Mételin[46]. Il y trouva tout le harem de l'aga, c'est-à-dire trois femmes et deux éphèbes. Les femmes criaient et pleuraient, sachant le sort des femmes à bord d'un corsaire.

J'ordonnai à un des matelots qui parloit turc de demander à ces femmes ce qu'elles avoient à pleurer. La plus jeune, qui n'étoit àgée que de seize à dix-sept ans, me dit en italien qu'elle étoit chrétienne : Vous avez tort, lui dis-je, de pleurer, puisque je vous ôte d'entre les mains des Turcs. — Il est vrai, seigneur, me répondit-elle, mais je suis entre les mains d'un corsaire. — Non, ma belle, ajoutai-je, les corsaires ne sont pas si méchants : consolez-vous.... Quand tout fut tranquille et que j'eus fait ranger les voiles, je demandai à la jeune esclave son pays et par quelle aventure elle étoit tombée aux mains des Turcs. Elle étoit de Malte, fille d'un médecin assez riche, nommé Lorenzo....

— J'ai l'honneur d'être de Sidon riche en cuivre, dit la Phénicienne de l'Odyssée ; je suis la fille d'Arubas, qui jouit là-bas d'une belle opulence[47]....

Lorenzo dans le texte français de Paul Lucas est un nom étranger. Il est possible qu'Arubas soit aussi un nom étranger dans le texte grec de l'Odyssée. On a voulu du moins lui trouver une étymologie sémitique. Il est certain qu'Άρύβας ne semble pas grec : il ne se retrouve qu'une fois durant toute la période hellénique, appliqué à un roi d'Épire. On l'a rapproché du nom hébraïque Oreb[48] : la transcription Oreb-Arubas est tout à fait impossible. Mais il suffit de dresser la liste des noms puniques de la forme Annibas ou Maarbas, pour voir qu'Arubas rentre dans la série de ces noms théophores dont bal fournissait aux Phéniciens le second membre. En face du punique Hannibal, Άννίβας (les inscriptions grecques disent Annobas ou Annubas, Άννωβας[49]), nous avons l'hébreu Hanniel, et nous savons que El est équivalent de Bal. De même Asdroubal, Άσδρούβας, a pour pendant Azriel ou Asdriel, comme le transcrivent les Septante. Sicharbal, l'époux de Didon, שהרכעל des inscriptions puniques, mène dans l'Écriture à Sichar-ia, et Maarbal à Maar-i. L'Écriture nous fournit Ari-el, qui nous ramènerait pareillement à Aru-bal, Άρύβας[50]. Nous aurions donc ici la simple transcription grecque d'un nom propre phénicien. Il se pourrait qu'ailleurs la même Odyssée nous donnât la traduction d'un autre nom royal sémitique. Le roi des Sidoniens, qui a reçu Ménélas, s'appelle Phaidimos, c'est-à-dire le Héros Brillant[51].

Si l'on prenait phaidimos au sens de clair, brillant, lumineux, le nom royal Phaidimos pourrait être l'exacte traduction d'un nom royal que les inscriptions phéniciennes[52] et les tablettes cunéiformes nous donnent parmi les dynasties de Gebal, Urumilik, Flamma ou Lumen Regis : la racine sémitique our est l'équivalent complet du grec φαίνω. Mais phaidimos, comme l'illustris ou le clarus latin, a pris le sens figuré de glorieux, illustre, insigne. Or les historiens ou mythographes postérieurs savaient que le roi de Sidon aux temps homériques était un certain Phalis, Φάλις. Movers me semble avoir raison quand il rapproche ce Phalis des Phelès ou Phellès cités par Josèphe, Eusèbe, Ruffin, etc., parmi les rois de Tyr. L'étymologie proposée par Movers me semble pareillement acceptable[53] : sous les deux formes, phele et phali, des épithètes tirées de la racine phala, expriment les qualités de grandeur, de singularité, de beauté, eximius, insignis, mirabilis : θαυμαστός, traduisent les Septante. L'Écriture a des noms propres פלאיה, פלוא, que les Septante transcrivent en Φάλλος et Φελίας. On est en droit, peut-être, d'admettre le doublet Φαίδιμος-Φάλις....

— Elle étoit, reprend Paul Lucas, fille du seigneur Lorenzo. Son père avoit fait vœu d'aller à Notre-Dame de Lampadouze sur une île déshabitée à cent trente milles de Malte. Il embarqua avec lui sa femme et sa fille unique. Comme sa barque tournoit une pointe de l'île della Lionosa, un brigantin turc s'en rendit maitre. Les Turcs menèrent leur prise à Alger et vendirent le médecin, sa femme et sa fille à un riche marchand, Sidi Mahomet.

— Mais des pirates, dit la Sidonienne de l'Odyssée, des gens de Taphos m'enlevèrent un jour que nous revenions d'une partie de campagne, et ils me transportèrent ici où ils me vendirent un bon prix dans la maison de cet homme.

— Dans ce temps, reprend Paul Lucas, un aga du Grand Seigneur vint négocier quelque affaire avec le dey d'Alger. Par malheur pour la jeune fille, il logeoit chez Mahomet et il la trouva trop belle à son gré....

Καλή τε μεγάλη τε, dit l'Odyssée, une grande belle femme, ce qui, pour le poète et ses compatriotes, est le fruit rare. Habitués à leurs femmes un peu courtes et lourdes, plutôt qu'élancées (telles qu'elles apparaissent encore dans les sculptures du Ve siècle), les Grecs appréciaient les longues et fines filles d'Égypte et de Syrie. Ouvrez l'Anabase : Xénophon après Kunaxa redoute pour ses Dix Mille le choix qu'il faudra faire entre la patrie à retrouver et les femmes, les grandes et belles femmes levantines, à quitter, καλας κα μεγλαις γυναιξ κα παρθνοις μιλεν[54].

— L'aga, reprend Paul Lucas, dit à Mahomet : Je veux que tu me vendes cette esclave. J'ai ordre du Grand Seigneur d'acheter pour son sérail toutes celles qui lui ressemblent. Le temps de partir arrive. L'aga s'embarqua avec l'esclave sur un bâtiment français qui le mena à Constantinople. Mal reçu à son arrivée, il fut renvoyé à Mételin où il étoit gouverneur d'une forteresse. Ils s'embarquèrent dans ce bâtiment que je venois de prendre et qui appartenoit à de pauvres chrétiens à qui je le rendis.

Paul Lucas sauva la belle Maltaise et il en fut récompensé, de la même façon à peu près que le corsaire phénicien fut récompensé par la belle Sidonienne. Car l'ayant renvoyée à Malte, il la retrouva chez ses parents à un autre passage et le seigneur Lorenzo le reçut magnifiquement : grand festin, le père à sa droite, la fille à sa gauche, la mère en face ; concert ; bal ; enfin on me mena dans une chambre où, malgré que j'en eus, le père et la mère voulurent me voir coucher. Je n'eus pas éteint la lampe qu'insensiblement le sommeil me fit voir en rêve qu'une belle personne me caressait. L'émotion me fit réveiller en sursaut et rien ne me surprit davantage que de sentir une joue contre la mienne et la voix de la belle esclave me dire : C'est moi, cor mio, ne craignez rien. Pour me tirer de l'étonnement où j'étais de sa visite, elle ajouta que, comme elle savait le peu de temps que je devais rester à Malte, elle ne voulait pas perdre l'occasion de m'entretenir. Nous causâmes ainsi jusqu'à la pointe du jour, qu'elle se retira.

L'Archipel de Paul Lucas et celui de l'Odyssée sont semblables en tous points. Les étrangers, francs ou phéniciens, y jouent le même rôle, tour à tour ou en même temps corsaires et convoyeurs, pirates et marchands, bandits et galantes gens. Les indigènes n'ont pas grande confiance dans ces filous, — τρώκται, dit Eumée, — et cependant ils ont recours à eux pour transporter leurs biens ou même leurs propres personnes. Car ce sont d'habiles marins, — ναυσίκλυτοι, dit Eumée : — sur leurs bateaux on a moins peur du naufrage. Au temps de la thalassocratie arabe, les pèlerins chrétiens prennent passage vers la Terre Sainte sur des bateaux musulmans : Bernard, moine français, s'embarque à Tarente (vers 842-871) sur un navire sarrasin ! Inversement, les Italiens, devenus maures de la mer, servent ensuite de passeurs entre l'Afrique et la Sicile musulmanes, entre l'Asie turque et la Syrie arabe : c'est un bâtiment génois qui en 1552 porte Ibn Batoutah de Laodicée de Syrie à Alaja. Sarrasins, Vénitiens et Génois se font pourtant entre eux la course et même la guerre à toute occasion propice[55]. L'aga turc de Paul Lucas prend une barque française pour rentrer d'Alger à Constantinople. Le même Paul Lucas[56] a connu à Constantinople un Turc de qualité, qui se louait fort des bienfaits de notre nation.

Il s'appeloit Iousouph-bey. Il avoit été envoyé en Alger de la part du Grand Seigneur. Il s'étoit embarqué sur une barque française qui devoit le mener à Tripoli de Barbarie et il avoit eu soin de demander un passeport à Monsieur l'Ambassadeur. Arrivé à Tripoli, il trouva un vaisseau turc ; il se mit dessus pour continuer son voyage ; mais une tempête le jeta sur les côtes de Sicile. Il fit un naufrage assez triste et l'on fit esclaves tous ceux qui se sauvèrent à la nage. Iousouph-bey avoit sauvé son passeport. Il le montra aux magistrats. Aussitôt ils changèrent de conduite à son égard ; on les habilla, lui et toute sa suite ; on leur fournit avec honnêteté toutes les choses dont ils eurent besoin et ou lui donna un bâtiment qui le conduisit en Alger. Lorsqu'il y voulut se rembarquer, on voulut lui donner un bâtiment du pays pour le reporter ; mais il ne le jugea pas assez bon pour se mettre dessus, et l'honnêteté qu'il avoit remarquée chez les Français le détermina à les prendre pour les guides de son retour. Il entra dans un vaisseau qui revenoit à Marseille. Il y fut comblé d'honneurs ; mais ce qui augmenta sa bonne opinion pour la nation française, ce fut le bon accueil qu'on lui lit dans toute la ville et, surtout, le soin qu'on lui prit de faire ses provisions pour le voyage de Constantinople.

Remplaçons dans ces récits Alger par Égypte et Marseille par Sidon, et nous comprendrons mieux les histoires d'Ulysse, l'aga d'Ithaque : L'idée nous prit d'aller en Égypte. Nous arrivons et nous jetons l'ancre dans le fleuve. Mes compagnons débarquent, pillent les moissons, enlèvent les femmes, tuent les hommes et les enfants. Les Égyptiens accourent, avec leur roi sur son char de guerre, et massacrent notre troupe. Je dépose les armes et le roi me sauve. Je reste là sept ans et je fais fortune ; car les Égyptiens me comblent de cadeaux. Survient un Phénicien, un filou, sachant tous les tours, et qui avait déjà dû rouler bien des gens. Il me décide à passer en Phénicie : j'y reste un an. Puis il me charge sur son bateau pour la Libye ; nous devions commercer à part égale ; il avait quelque intention de me vendre là-bas à beaux deniers comptants ; je m'en doutais ; mais que faire ?

— Des Turcs, raconte Thévenot, chargèrent de marchandises en Alexandrie deux vaisseaux françois dont l'un estoit au capitaine Durbequi et l'autre au capitaine Crivilliers, et un vaisseau anglois, moyennant bon nantis. Le capitaine Durbequi, au lieu d'aller à Constantinople comme il l'avoit promis, s'en alla à Livourne avec dessein de profiter des marchandises qu'il avoit sur son bateau. Le capitaine Crivilliers et l'Anglois suivirent bien tost après son exemple. Après cela les vaisseaux n'osoient plus venir de chrétienté en Égypte, craignans qu'on ne se vengeast sur eux de cette perte. [Le Bacha du Caire dissimula sa colère, puis fit enlever les Consuls qui] ne sortirent de prison qu'avec de grosses sommes d'argent que les Nations payèrent.

Autre histoire racontée par le même Thévenot. Le fils aîné du dey de Tunis, tyrannisé par son père et marié contre son gré, s'enfuit en Sicile. Les Jésuites le baptisent et lui donnent le Vice-Roi et la Vice-Reine pour parrain et marraine. Il s'appelle désormais don Filippo. II passe à Rome où il est bien reçu du Pape, qui lui fait de beaux présents. Il va en Espagne où le roi lui donne une pension. Il s'établit et se marie à Valence.

Mais la mère de don Filippo estoit fort affligée de la perte de son fils, qu'elle aimoit passionnément. Ne songeant qu'aux moyens de le recouvrer, elle fit tant auprès d'un capitaine anglois, qu'il lui promit de le lui ramener. Ce traître, pour bien exécuter son dessein, s'en vint à Valence, fit connaissance avec le prince et, trouvant qu'il estoit sans argent, lui en presta. Don Filippo, ayant de l'argent, fit son train et trouva bientôt la fin de cette somme. Ce capitaine lui redemandant quelque temps après son argent, le Prince fort embarrassé offrit une lettre pour sa mère, qui payeroit tout ce qu'il lui avoit preste. Mais l'Anglois n'en voulut point, disant qu'on ne le connaissoit plus en ce pays-là depuis qu'il estoit chrestien. Il lui conseilla de retourner à Rome où il avoit été bien reçu et où Sa Sainteté lui feroit tant de bien qu'il auroit moyen de payer. En même temps il s'offrit de l'y mener sur son vaisseau. Le Prince accepta l'offre et, s'estant embarqué sur ce vaisseau avec sa femme et des valets chrétiens, ce capitaine au lieu de prendre le chemin de Rome prit celui de Tunis, de sorte que le Prince fut fort estonné lorsqu'il reconnut la Goulette[57].

Ulysse est plus rusé que don Filippo. Il se méfie du capitaine phénicien. Mais que faire ? Il est, comme don Filippo, en pays étranger. Comme don Filippo, il a peut-être signé quelques billets, malgré la pension que lui faisait le roi d'Égypte. Il est donc forcé de s'embarquer : Et jusqu'en Crète, tout alla bien. Mais alors une tempête causa notre naufrage. Jeté sur les côtes des Thesprotes. j'y fus accueilli et habillé par le roi, qui me confia et me recommanda à un navire thesprote. A peine en mer, l'équipage, qui avait l'intention de me vendre, me dépouille de mes habits neufs, me jette les haillons que je porte encore, et, le soir, quand nous arrivons sur la côte d'Ithaque, ils m'attachent au mât pendant qu'ils débarquent pour souper. Je parviens alors à me délier et je m'enfuis. Cet équipage thesprote ne se conduit pas autrement encore que nos corsaires du XVIIe siècle. A terre, ces gens de bien protestent de leur religion, de leur loyalisme, de leur obéissance aux volontés royales. En mer, ils ne connaissent ni Dieu ni roi. Paul Lucas, après avoir été corsaire, devient victime à son tour :

Le 4 juin 1708, je m'embarquai sur un petit vaisseau anglois qui alloit à Livourne et je le fis d'autant plus volontiers que par là je n'avois presque rien à craindre des ennemis de l'État. Je me persuadois que, portant sur moi les ordres du Roi, si le vaisseau anglois doit attaqué par quelque François, je serois également en sûreté et que des gens de Sa Majesté ou même des gens de ma patrie n'auroient garde de nie maltraiter.... Mais parvenus à la hauteur de l'isle de la Cabrare, qui n'est pas éloignée de Livourne, nous découvrîmes un vaisseau qui venoit sur nous à toutes voiles et à toutes rames. Notre capitaine, ayant reconnu qu'il étoit françois et le voyant s'approcher de nous en corsaire, mit dans son esquif son argent et ce qu'il avait de plus précieux, et les gens qu'il y fit descendre eurent ordre de gagner la terre de Corse. Par là il sauva son bien.... Comme la bonace régnoit alors sur la mer, le corsaire, qui avoit beaucoup de rames, nous fut bientôt à tire de canon. Après en avoir essuyé cinq coups, nous amenâmes nos voiles et la chaloupe du pirate nous vint à bord. Là commença à se faire un pillage dans toutes les formes.... Lorsque l'on vint à moi, je dis que j'étois François comme eux, mais qu'outre cela j'avois l'honneur d'être à Sa Majesté et que j'étois porteur de ses ordres et défences à ses sujets et à tous autres d'attenter sur moi ni de me faire aucun tort.... Je me fis même mener à bord [du capitaine, Joseph] Bremond, à qui je montrai les ordres du Roi.... Mais il me dit tout net que mes ordres du Roi étoient une chanson..., que j'étois son prisonnier, que c'étoit à lui tout ce que j'avois et que chez lui, François ou autre, c'étoit la même chose.... Il prit mon argent, mes armes, sans s'en cacher, en me disant à moi que j'étois à lui avec tout ce que je possédois.... Que dire à un corsaire qui ne respire que le pillage et le sang, et le maître absolu dans son vaisseau ?[58]

 

Dans leur Archipel, les corsaires français avaient des îles où ils déposaient leurs prises. Ils y relâchaient de longs mois. Ils y menaient, grâce aux vins et aux femmes du pays, la vie qu'on peut imaginer : L'Argentière était leur rendez-vous et ils y dépensaient en débauches horribles ce qu'ils venaient de piller sur les Turcs ; les dames en profitaient. Elles ne sont ni des plus cruelles ni des plus mal faites ; tout le commerce de cette île roule sur cette espèce de galanterie sans délicatesse, qui ne convient qu'à des matelots : les femmes n'y travaillent qu'à des bas de coton et à faire l'amour[59]. Au temps de Pausanias, dans la ville maritime de Patras devenue l'un des entrepôts du commerce gréco-romain, il en est ainsi : Les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes et, plus que femmes au monde, fidèles aux pratiques d'Aphrodite. La plupart gagnent leur vie à travailler le byssos d'Élide ; elles en font des kekryphales et autres vêtements[60]. La Syria de l'Odyssée connaît déjà ces bonnes fileuses ou tricoteuses, pas mal faites, et cette galanterie en plein air, sans délicatesse.

Milo, reprend Tournefort[61], abondait en toutes sortes de biens dans le temps que les corsaires français tenaient la mer. Ils amenaient leurs prises en cette île, comme à la grande foire de l'Archipel ; les marchandises s'y donnaient à bon marché ; les bourgeois les revendaient à profit et les équipages consommaient les denrées du pays. Les dames y trouvaient aussi leurs avantages ; elles ne sont pas moins coquettes que celles de l'Argentière....

Ce dernier passage nous expliquerait, mieux encore que nous l'avons fait, la description de la Syria homérique. Cette île où tout abonde, surtout les provisions, viandes, vins et farines, doit sa prospérité passagère aux corsaires de Sidon. Ils s'y donnent rendez-vous et en font la foire de l'Archipel. Cette île joue pour les Phéniciens d'alors le même rôle que Mykonos plus tard pour nos Français : c'est leur grand entrepôt du Nord. Les Français, dans leur Archipel, ont trois de ces grands reposoirs ou magasins. Entrés par la porte du Sud-Ouest, ils trouvent d'abord, juste aux bouches de Kythère, le groupe de Milo, qui leur offre le premier gîte d'étape, le reposoir du Sud. Symétriquement, entrés par la porte du Sud-Est, les Phéniciens trouvaient juste aux bouches de Rhodes ou de Kasos leur entrepôt du Sud dans le groupe de Théra et d'Anaphè, colonisées par eux, disait-on, et dont les ports, en effet, sont tournés vers le Sud-Est. Au centre de l'Archipel, les Français fréquentent Io, si peuplée de leurs corsaires qu'on l'appelle la petite Malte[62] : la rade d'Io ou de Nio, comme ils disent, ouverte vers le Sud-Ouest, leur tend ses deux promontoires. Pour les Phéniciens, c'est Oliaros qui fut cet entrepôt du centre : la grande rade, toute remplie d'îlots, que laissent entre elles Paros et Antiparos, s'ouvre aux arrivages du Sud-Est.... Au Nord, enfin, Syra et Mykonos se font face et, symétriquement tournées l'une vers l'Ouest et l'autre vers l'Est, leurs rades, — nous l'avons vu, — se remplacent suivant la direction orientale ou occidentale des courants commerciaux : Syra est l'entrepôt phénicien, Mykonos l'entrepôt français.

Mais si les entrepôts changent de place, le commerce reste toujours le même. Nous pouvons reconstituer, en ses moindres détails, la lointaine marchandise phénicienne grâce à la marchandise franque, qui nous est proche et familière. Les Phéniciens, comme les Francs du XVIIe siècle, viennent chercher dans l'Archipel des matières premières en échange de leurs produits manufacturés. Ce sont avant tout des bois et des produits agricoles, huiles, vins, céréales, etc.. surtout des vivres ou viandes, que les uns et les autres trouvent à charger dans les îles[63], le biotos homérique correspond exactement à nos mots viandes ou vivres, et ce sont, en effet, des vivres et des provisions que fournissent les Îles : Bien qu'il n'y ait point à Naxos de port propre à y attirer un grand commerce, dit Tournefort, on ne laisse pas d'y faire un trafic considérable en orge, vins, figues. coton, soie, lin, fromage, sel, bœufs, moutons, mulets et huile ; le bois et le charbon, marchandises très rares dans les autres îles, sont en abondance dans celle-ci[64]....

Les bois fournissent un premier chargement. Nous avons vu que dans les parages de Naxos, les Phéniciens avaient déjà leur Île du Bois ou de la Forêt, Ύλήεσσα-Ώλίαρος, où les Sidoniens, les grands charpentiers de l'Écriture. fondent une colonie : L'île appelée autrefois Oliaros, dit Thévenot, est habitée, il n'y a pas longtemps, par des Albanais. Leurs campagnes sont fertiles : il y a des bois de chênes et autres arbres qu'ils coupent pour vendre en divers endroits et particulièrement à ceux de Santorin qui en ont bien besoin[65]. Thévenot se trompe sur le site exact d'Oliaros qu'il met à Nio. Mais son texte fait clairement ressortir la différence très grande entre les îles du Sud et les îles du Nord : les îles calcaires ou granitiques sont boisées ; les îles volcaniques sont entièrement nues. Si l'insalubrité des îles volcaniques fait mieux valoir la salubrité des autres îles, la nudité des îles volcaniques fait mieux valoir aussi la verdure de Nio ou d'Antiparos.

Les navigateurs anciens ont toujours eu un grand besoin de forêts, soit qu'eux-mêmes et sur place ils eussent à réparer ou à remplacer leurs bateaux. soit qu'ils chargeassent du bois de chauffage et de construction. Sans cesse tirés sur les sables et les pierres, leurs navires s'usent et se pourrissent très vite. Athènes, dans la conquête de la Sicile. aperçoit l'acquisition des forêts italiennes qui sont alors intactes et qui lui donneront l'empire de la mer[66]. Par le même exemple des flottes athéniennes, nous voyons avec quelle rapidité les navires deviennent inutilisables[67]. Il faut donc à toute thalassocratie ancienne un grand nombre de stations forestières pour refaire ses flottes. Les monts côtiers, couverts de bois, surtout quand ces bois servent aux constructions navales, sont convoités des navigateurs. Le Caucase et l'Ida, durant toute l'antiquité, tirent de là leur renommée[68].

La Grèce préhellénique dut être pour les Phéniciens ce que fut plus tard pour les Athéniens l'Italie préromaine : le sapin, le chêne, le pin, le peuplier, toutes les essences abondaient, s'étageant de la cime des monts au creux des vallées, fournissant tous les matériaux pour les coques, rames, mâts, bordages, etc. Mais les Phéniciens n'avaient pas seulement leurs besoins personnels. A leurs portes, ils avaient un marché de bois : l'Égypte a toujours recouru, pour ses bâtisses, pour ses feux et pour tous les usages de la vie journalière, aux forêts insulaires ou continentales de la Méditerranée. L'Égypte n'a de forêt que ses palmiers, et le palmier est d'un trop grand rapport pour qu'on le mette à tous les services[69].

Le Delta, dit Thévenot, est extrêmement peuplé et produit presque sans culture toutes sortes de fruits, de graines et de légumes. Il est vrai qu'il manque absolument de bois, car il ne faut pas compter sur les arbres fruitiers ; ce seroit une ressource mal entendue et peu avantageuse. Les maisons de tous les villages ne sont que de terre ; elles sont couvertes de pailles de riz assez proprement ; niais elles ont que l'étage du rez-de-chaussée. Les mosquées seules sont bâties de briques à chaux et sable, aussi bien que les villes de Rosset, Massoura et Damiette. Le bois de chauffage pour les fours et cuisines vient de dehors. Ce sont les saignes qui l'apportent quand elles viennent se charger de bled, de riz, de légumes et d'autres marchandises. On vend le bois et le charbon à la livre et assez cher, en comparaison des autres choses nécessaires à la vie, qui y sont à très grand marché.

Les ports ciliciens ou du golfe d'Adalia, aujourd'hui encore, approvisionnent les fourneaux et les chantiers d'Alexandrie, et le charbon de bois de Mersina fait concurrence. en Égypte au charbon de terre anglais[70]. Antoine avait déjà donné à Cléopâtre certains ports de cette côte, afin qu'elle eût du bois pour ses flottes[71]. Au Moyen Age, les Génois font le commerce du bois entre les ports asiatiques et l'Égypte : si Ibn-Batouta passe de Laodicée à Alava sur un bateau génois, c'est qu'Alaya était alors le fournisseur de bois pour les ports égyptiens et même syriens ; les voyageurs et géographes arabes, Ibn-Batouta, Aboulféda et Chehabeddin nous parlent longuement de ce trafic[72]. Avant la destruction des forêts côtières d'Ionie et de Karie, les golfes de Kos et de Knide fournissaient, eux aussi, à l'approvisionnement de l'Égypte. En 1834, Michaud trouve encore ce commerce du bois dans les rades voisines de Boudroun : On n'y vient que pour se mettre à l'abri des vents du Sud ou pour charger des bois qu'on transporte en Égypte ; nous n'apercevons sur le rivage que de misérables bûcherons et des troupeaux de chacals qui font entendre leurs cris semblables à des gémissements[73]. J'imagine qu'avant la première colonisation grecque. les rives d'Halicarnasse présentaient le même spectacle. Les barques indigènes ou étrangères y venaient charger du bois pour l'Égypte, pour les innombrables barques de son Nil, pour les charpentes de ses palais et de ses maisons, pour les échafaudages et planchers de ses constructions royales ou privées. Les bois de l'Archipel homérique trouvaient là-bas la même clientèle que valut plus tard aux bois des Apennins le développement de la Ville romaine[74]. Car la Ville, la Rome, du monde homérique était sur le Nil : Thèbes était alors ce qu'est aujourd'hui Paris dans l'estime et l'imagination de la plupart des Levantins. Tyr et Sidon n'étaient que les échelles d'où l'on montait vers la ville, comme on monte encore aujourd'hui de Marseille vers Paris. Les papyrus nous ont conservé le récit de voyage d'un Égyptien, Ounou-Amon, envoyé en Phénicie pour acheter les bois nécessaires à la construction d'une barque divine : Hir-Hor, roi d'Égypte et grand prêtre d'Amon, voulait construire un nouveau navire destiné aux fêtes du dieu sur le Nil. Ounou-Amon descend de Thèbes dans le Delta, prend la mer et vient aborder au rivage syrien. Par la mauvaise volonté des roitelets indigènes, il met deux ans à s'acquitter de sa tâche. Il se désolait de cette lenteur. Le secrétaire du roi sortit pour me demander ce que j'avais : Ne vois-tu pas, lui répondis-je, les cailles qui redescendent pour la seconde fois vers l'Égypte ? Et moi je reste là. Ceci se passait sous la XXIIe dynastie, dans les environs de l'an mil avant notre ère, c'est-à-dire, je crois, tout juste en nos temps homériques. Les Sidoniens louaient alors leurs bateaux pour transporter les denrées et les personnes en Égypte[75]....

L'Archipel fournit surtout des provisions de bouche. Les céréales des lies restent célèbres dans toutes les marines :

La partie Sud de l'île, disent encore les Instructions nautiques en parlant de Skyros. n'est pas cultivée. Ses hautes montagnes sont dénudées, excepté vers leurs sommets où elles sont couvertes de chênes, de sapins et de hêtres. La partie Nord est moins élevée. La vigne et le blé poussent sur les collines, les chênes, les platanes et les arbres fruitiers dans les vallées, le blé, les figuiers et la vigne dans les plaines, dont l'une a quatre inities d'étendue. Le blé de Skyros vaut le meilleur de la mer Égée. Le vin, le blé, la cire, le miel, les oranges, les citrons et la garance sont exportés en grande quantité. Skyros est bien arrosée et fournit du pâturage à quelques bœufs et à de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres, dont la plus grande partie est exportée[76].

L'île d'Amorgos, dit Tournefort[77], est bien cultivée. Elle produit assez d'huile pour ses habitants et plus de vins et de grains qu'ils n'en sauraient consommer. Cette fertilité y attire quelques tartanes de Provence.... Il y a encore assez de vins à Sikinos pour mériter son ancien nom de Οίνόη, beaucoup de figues et, quoique élevée en montagnes, l'île nous parut bien cultivée. Le froment qu'on y recueille passe pour le meilleur de l'Archipel ; les Provençaux ne le laissent pas échapper ; ils écumèrent tous les grains du pays en 1700 et ils seront obligés de continuer si l'on ne rétablit le commerce du cap Nègre. Ce n'est pas sans peine pourtant qu'on charge des grains au Levant ; on ne trouve souvent qu'une partie de la cargaison dans une île ; il faut alors courir à une autre île et se contenter quelquefois de charger moitié froment et moitié orge[78]....

On pourrait trouver des citations analogues pour toutes les îles de l'Archipel et mettre sous chaque mot de l'Odyssée un passage de Tournefort. Les Phéniciens faisaient les mêmes écumages de grains que nos Provençaux. Nous avons là-dessus des textes contemporains ou presque. Dans l'Écriture, les clients de Tyr et de Sidon paient les manufactures phéniciennes en matières premières, surtout en provisions de bouches, en βίοτος : Salomon demande au roi de Tyr, Hiram, du bois, des charpentiers et des artisans ; Hiram lui demande en retour des grains et des huiles, des provisions. Le mot employé par l'Écriture est lehem, vivres, que les Hébreux agriculteurs traduisent par pain et les Arabes pasteurs par viandes : c'est l'exact équivalent du biotos grec[79].

Il faut nous arrêter à ce commerce des grains dans l'Archipel : la dernière remarque de Tournefort au sujet de Sikinos mérite surtout notre attention. Tournefort donne ici une condition fondamentale de ce trafic pour une marine étrangère exploitant cette mer semée d'îles et d'îlots. Ces îles sont petites, encombrées de golfes et de rochers, morcelées en plainettes, en champs minuscules, en jardinets de froment, d'orge ou d'oliviers. Chacune d'elles ne peut donc fournir aux navires étrangers qu'une moitié ou un quart de leur chargement. Seules les plus grandes, Samos, Chios, Lesbos ou Rhodes, fournissent tout un bateau de laine et plusieurs bateaux de vins ou grains[80]. Le commerce étranger, pour remplir les cales de ses navires, est donc obligé de recourir à certains errements qui, d'un siècle à l'autre, ne sauraient être modifiés (c'est la nature même des lieux qui les impose). On est toujours réduit à deux alternatives : ou bien l'on cahote d'île en Île et l'on récolte de-ci de-là une partie de la cargaison[81] : ou bien l'on doit attendre en un port central les arrivages des îles voisines et séjourner en ce port central tant que les barques des indigènes n'ont pas rempli les cales des grands chargeurs. Dans l'Archipel ancien et moderne, l'une ou l'autre de ces alternatives a toujours été la règle des thalassocraties[82]. Au temps de Tournefort, d'ordinaire, ou employait plus volontiers le second de ces moyens. On venait à Mykonos ou à Milo et l'on y séjournait pour charger les grains, les huiles, les vins, les soies et autres marchandises de tout l'Archipel : Mykonos ou Milo était l'entrepôt central des indigènes ; les étrangers y trouvaient à la longue des chargements complets. Ce procédé était à coup sûr le moins dangereux et le plus économique. en ces jours où la mer était pleine de périls et où le temps n'avait pas grand prix. Car le dénuement de ports de la plupart des îles[83], et la présence des corsaires à tous les détroits, et les coups de vents, et la tyrannie des agas turcs, et les exigences des primats locaux rendaient périlleux et coûteux le cabotage d'île en île.... Dans toute la Méditerranée de ce temps, on commerce ainsi. Voyez le trafic du cap Nègre dont Tournefort parlait plus haut :

Les François ont établi un commerce avec les Maures dans un port de la côte d'Afrique, voisin de l'île de Tabarque où les Génois étoient établis. Les François bâtirent un enclos de murailles qu'ils appelèrent le Bastion de France. Ils y firent des magasins, des loge-mens et une manière de donjon où ils mirent quelques canons, avec une garnison pour la sûreté de leurs marchandises et de leurs personnes, parce que les Maures des environs sont très médians et naturellement grands voleurs. Ils fortifièrent ensuite un autre endroit voisin du Bastion qu'ils appelèrent la Calle, où ils mirent une autre garnison capable d'empêcher qu'on ne les traversât dans la pêche du corail et dans leur autre commerce qui roule principalement sur le bled. On fait ce commerce par cueillette, c'est-à-dire qu'on achète à un prix réglé tout le bled que les Maures y apportent. On le met en magasin et lorsque les vaisseaux et les barques françoises viennent pour le charger, ils commencent par remettre leurs fonds entre les mains du gouverneur, qui leur donne la quantité de bled qui leur convient : en moins de quatre jours, ils peuvent faire leur charge et remettre à la voile. Ces prompts chargements sont fort utiles. parce que cette espèce de port, si tant est qu'on puisse l'honorer de ce nom, n'est pas assez bon pour qu'on y puisse demeurer longtemps en sûreté[84].

Mais pour attendre ainsi en un port central le bon plaisir des indigènes. il faut avoir beaucoup de temps à perdre et s'armer de patience : l'entrepôt n'est pas toujours plein ; les arrivages des iles voisines sont rares, et lents. et peu considérables. Par crainte des pirates, ou faute d'expérience et de bateaux. les indigènes naviguent peu. Ceux-là même qui vivent de la mer n'ont pas de flotte ni de port, mais seulement des canots et une pente de halage. Tels les gens de Nicaria :

L'île Nikaria est en forme longue. Son territoire est sec et ce sont toutes roches fort hautes dans lesquelles sont les maisons des habitants, qui sont bien trois mille âmes, tous fort pauvres et mal vertus. Ils s'adonnent fort à nager et à tirer les esponges du fond de la mer et même les hardes et marchandises des vaisseaux qui se perdent. On ne marie pas les garçons qu'ils ne sachent aller au moins huit brassées dans l'eau et il faut qu'ils en apportent quelque témoignage. Quand un papas ou quelqu'autre des plus riches de file veut marier sa fille, il prend un jour auquel il promet sa fille au meilleur nageur. Aussitôt tous les garçons se dépouillent tous nuds devant tout le inonde, la fille y estant présente, et se jettent dans l'eau : celui qui demeure le plus longtemps dessous, c'est lui qui espouse la fille. Il semble qu'ils soient plus poissons qu'hommes. Ils payent leur tribut au Grand Seigneur en esponges et ce sont eux qui en fournissent toute la Turquie. Cette Isle n'a point de port pour les grands vaisseaux, mais seulement pour les petites barques, avec lesquelles ils vont vendre à Chio du miel, de la cire, des vins blancs comme de l'eau, et autres marchandises semblables[85].

Ces barques indigènes, qui chavirent au moindre coup de vent, ne transportent que peu de marchandises. On est sujet à ces alarmes dans l'Archipel, où l'on ne saurait passer d'une île à l'autre que dans des bateaux à deux ou à quatre rames qui ne vont que dans la bonace ou par un vent favorable ; ce serait encore pis si l'on se servait de gros bâtiments ; à la vérité, on serait à couvert des bandits dans une tartane ; mais on perdrait tout le temps à soupirer après les vents. Il arrivait donc que cette longue attente fût impossible ou insupportable à nos capitaines du XVIIe siècle. Pour peu qu'ils fussent pressés ou que la saison ne fût pas trop avancée, ils cherchaient un chargement plus rapide. surtout quand le beau temps semblait leur permettre encore le retour en France. Avec un équipage bien armé, ils préféraient les risques du cabotage d'île en île aux ennuis des longues stations à Milo ou à Mykonos. D'île en île, de port en port, ils s'en allaient remplir leur cale, au hasard de la rencontre, en prenant à Naxos des fruits, à Tinos du blé ou de l'orge, à Santorin du vin, à

Ios des figues ou des peaux. Ils se faisaient ainsi un chargement composite, mais rapide.

Aujourd'hui notre commerce est entièrement revenu à l'autre système, et Syra lui sert d'entrepôt central : « La position centrale de cette fie, disent les Instructions, en fait le marché de l'Archipel et son port est un port de chargement pour les bâtiments, surtout pour les vapeurs ». Mais ce système n'a pu prévaloir que grâce à un aménagement très complet du port de Syra et même de tout l'Archipel. Pour que nos vapeurs ne perdent plus leur temps à « espérer » leur chargement, il faut que les cargaisons, amenées d'avance de tout le marché insulaire et même des côtes grecques et asiatiques, soient toutes prêtes à partir : il faut des entrepôts et des magasins, que le chargement des vapeurs vide d'un seul coup. En l'absence de ces magasins, si nos grands vaisseaux, pour remplir leur flanc creux, n'avaient que les miettes apportées de temps en temps par les barques indigènes, chacun d'eux devrait stationner des mois et des mois. Dans l'Archipel de l'Odyssée, les magasins n'existent pas. Les Phéniciens doivent rester une année entière au port de Syria avant de compléter leur chargement.

Ces navigations odysséennes nous étonnent un peu par la lenteur de leurs trajets, par la longueur de leurs relâches. On y compte volontiers par dizaines de jours, de mois et même d'années, et quand les Grecs demeurent dix ans sous les murs de Troie, quand Ulysse dix années erre de Kirkès en Kalypsos, nous ne sommes que trop disposés à voir là une fable poétique, une exagération toute verbale. L'exagération légendaire existe à coup sûr en certains passages. Mais le papyrus Golenischelf nous racontait tout à l'heure le séjour d'Ounou-Amon. qui reste deux années à charger son bois dans les ports syriens. D'ailleurs qu'on relise, en face de l'Odyssée, nos voyageurs des derniers siècles et que l'on établisse la comparaison. Cette navigation côtière, qui va de cap en cap, était assez rapide par vent favorable, désespérément lente par le calme ; quand survenait le mauvais temps, il fallait rester des jours et des semaines derrière le premier abri. Tournefort veut passer de Samos à la côte asiatique ; le trajet est de quelques milles : Le 24 février, malgré le mauvais temps, nous nous retirâmes à Vali, dans le dessein de nous embarquer pour Scalanova et de passer à Smyrne : mais les pluies continuelles et les vents contraires nous arrêtèrent jusqu'à la mi-mars[86].... Ulysse et Ménélas ont dû séjourner de même, Ulysse tout un mois dans l'île d'Éole, Ménélas vingt jours sur l'île de Pharos, où l'on mourait de faim. Ulysse reste encore un mois dans l'île du Soleil : Le Notos ne mollissait pas, et bientôt les vivres s'épuisèrent ; il fallut manger ce qui tomba sous la main, poissons et oiseaux de mer que l'on pêchait et chassait dans les trous de rocher, car on avait du moins des hameçons[87].

Le mauvais temps, dit Tournefort, nous retint à Stenosa, mauvais écueil sans habitants, où l'on ne trouve qu'une bergerie, retraite de cinq ou six pauvres gardiens de chèvres, que la peur de tomber entre les mains des corsaires oblige à s'enfuir dans les rochers à l'approche du moindre bateau. Nos provisions commençaient à manquer. Nous fûmes réduits à faire du potage avec des limaçons de nier, car nous n'avions ni filets ni hameçons pour pécher, et les bergers nous prenant pour des bandits -n'osèrent descendre de leurs rochers[88].

Ou voit que l'histoire, mot pour mot, est la même. Au bout de leurs provisions, les compagnons d'Ulysse mangent les troupeaux du Soleil, le bétail sacré : Tant que mes compagnons, dit Ulysse, eurent de la farine et du vin rouge, ils ne touchèrent pas aux génisses. Mais quand tous les vivres du bord furent épuisés, ils se mirent à rôder, à chasser les oiseaux et à pêcher ce qu'ils pouvaient prendre. Euryloque leur donna un funeste conseil : Écoutez un instant mon discours, malgré vos tiraillements d'estomac. Toutes les morts sont pénibles ; mais il est plus dur de mourir de faim. Allons, chassons les plus grasses génisses du Soleil[89].... Sans être pressés par la faim, les navigateurs du XVIIIe siècle ont encore moins de religion :

La mer étoit si grosse que nous dûmes séjourner trois jours sur le méchant écueil de Radia. Les moines d'Amorgos, maîtres de Radia, y font nourrir huit à neuf cents chèvres : deux pauvres caloyers en prennent soin ; mais ils sont inquiétés à tous moments par les corsaires, qui n'y abordent souvent que pour prendre quelques chèvres : il n'y passe même pas de caïque, dont les matelots n'en volent quelqu'une ; dans trois jours, les nôtres n'assommèrent que sept de ces animaux et, quoiqu'ils ne fussent que trois, ils les mangèrent jusqu'aux os[90].

Voilà quels sacrilèges sont dus à la tempête. Mais que faire dans un mouillage désert ?

Pendant la nuit, le vent est venu du Sud (c'est le Notos d'Ulysse), soufflant avec une grande violence. Nous étions dans la mer où Bore fit naufrage et nous pouvions craindre le même sort. Notre commandant a résolu de chercher asile dans un des ports du voisinage. Nous sommes entrés le 6 au matin dans la rade de Latchéta (Alatsata sur la péninsule d'Érythrées).... Ce port est vaste et commode.... Nous voici à l'ancre. Les montagnes incultes et couvertes d'une bruyère aride nous environnent de toutes paris. Nous n'avons point osé nous éloigner du rivage dans la crainte de perdre une occasion favorable pour remettre à la voile. Nous voilà confinés depuis plusieurs jours sur une côte déserte. Toutes nos promenades se bornent à parcourir la rive.... Toutes les fois que la mer s'apaise ou que le vent parait favorable, ou donne le signal du départ. Il est souvent arrivé qu'on a déployé la grande voile. Alors tout le monde était content. Mais le vent changeait : il fallait rester. Deux fois, nous sommes sortis du port et nous nous sommes avancés vers Samos. Toujours la tempête nous a ramenés. Le vingt-troisième jour de notre station nous avons fait une nouvelle tentative. Toutes les voiles étaient dehors. La Truite s'avançait rapidement. Mais tout à coup le calme nous a surpris et les courants nous ont emportés sur des rochers qui bordent l'entrée de la rade[91].

Ulysse, après une semaine de festins dans l'île du Soleil, met aussi à la voile dès que la tempête semble se calmer. A peine à flot, le navire est pris en écharpe par un coup de vent, drossé par les courants et jeté sur la terrible Charybde[92].... Mais le beau temps reparaît. On remet à la voile. Une heure après, au premier détour d'île ou de cap, un vent traversier ou un grain subit obligent à une nouvelle relâche :

Nous partîmes de Patmos par le plus beau temps du monde, dont il faut se défier en cette saison, car c'est ordinairement le présage de la tempête. Notre dessein était de passer à Icaria ; le vent du S.-E. était si violent qu'il nous fit relâcher à la petite île de Saint-Mimas, où nous fûmes trop heureux d'arriver sur le soir. Le lendemain, le vent fut encore plus frais.... Une vieille barque française avait échoué là depuis quelques mois.... Notre peur redoubla à la vue de quelques citrons flottant sur l'eau qui vinrent nous annoncer qu'un gros caïque avait échoué. Nous avions bu le jour précédent avec cinq matelots qui le conduisaient et qui avaient été à Stanchio charger de ces fruits. Ces matelots comptaient sur la bonté de leur bâtiment qui était tout neuf ; mais comme ils n'avaient pas de boussole, non plus que nous, et que l'on ne voyait qu'obscurément le cap de Samos, ils se brisèrent contre les rochers[93].

Thévenot part de Smyrne le mercredi 11 octobre. Il arrive à Chio le 12. Il y reste fort longtemps pour attendre un passage vers l'Égypte. Au bout de cinq semaines, une saïque qui allait à Rosette le prend à bord. Ils partent de Chio le mercredi 15 novembre : Ces saïques sont de grosses barques ayant le corps tout rond et l'arbre de maestre fort gros et fort haut. Elles portent beaucoup de marchandises, mais ne vont guère vite à moins qu'elles n'aient le vent en poupe, car elles ne sauraient aller à la bouline. On part de Chio avec la tramontane. Mais le 16 novembre, la bonace les arrête devant l'île de Samos, et le 17 une tempête de sirocco les rejette à Chio. Nous attendîmes le beau temps avec grande impatience ; le siroc dura jusqu'au mardi 28 novembre. La tramontane reprend : on se remet en mer le 28 au soir : le 29 après minuit, Samos ; le 50 à midi, Kos, où l'on fait eau. La sentinelle ayant aperçu une voile qui venait du côté de Rhodes, nous creusures que c'estoit un corsaire de Malte et quelque temps après nous connusmes que nous ne nous estions pas trompés. Nous retournasmes en arrière avec un vent de Lebesche ou Sud-Ouest qui se leva bon. frais, et allasmes jetter l'ancre à Boudroun. Nous ne voulusmes pas donner fond à Stanchio, parce que les vaisseaux n'y sont pas à couvert du siroc. Séjour à Boudroun à cause que le Lebesche continuait très fort avec de grandes pluies. Le lundi 4 décembre, départ de Boudroun avec un petit mistral, qui ne dura que trois heures nous laissant en bonace jusqu'au mardi cinquième décembre, qu'un siroc s'estant levé assez fort nous fit retourner en arrière. Nous nous arrêtasmes à Stanchio (Kos), ne pouvant aller à Bodroun à cause que le vent nous estoit contraire. Séjour à Kos jusqu'au 10 décembre. Puis relâche de deux jours à l'île Sanbeki (Symi), à cause du sirocco. Enfin le mercredi 15 décembre après-midi, arrivée à Rhodes. Séjour à Rhodes de treize jours pour attendre un vent favorable. Le 25 décembre, le vent se fait maestral ou Nord-Ouest ; on part ; on arrive le lundi premier janvier 1657 à Alexandrie. Au total, quatre-vingt-un jours de traversée entre Smyrne et l'Égypte.

Au cours d'une pareille navigation, avec de telles relâches et quelques avaries, si l'on a encore la chance d'éviter les pirates, les mois s'écoulent et la mauvaise saison survient. Il faut alors hiverner trois ou quatre mois ; ainsi fit Tournefort dans l'île de Mykonos. Car, pendant l'hiver, on ne saurait songer au voyage : Tu veux arriver sain et sauf, répond au navigateur le devin de l'Anthologie : commence par prendre un bateau neuf, puis ne lève pas l'ancre en hiver, mais en été ; à ces deux conditions, tu arriveras peut-être, si en pleine mer un pirate ne t'enlève pas[94].

Pendant trois mois au moins, la mer est intenable et l'on ne gagne rien à négliger les prédictions de la sagesse : si l'on veut lever l'ancre avant le printemps, on ne tarde pas à payer cette folie. Le bateau qui mène à Rome l'apôtre Paul est jeté sur la côte de Crète. Paul, qui a l'habitude des voyages, conseille de débarquer et d'hiverner là : on est à la fin de l'automne. Mais le centurion écoute le pilote et le capitaine qui annoncent quelques jours de beau temps encore. On reprend la mer. Une furieuse tempête survient qui, au bout de quatorze jours, jette le vaisseau désemparé sur les côtes de Malte où il se perd. Paul reste trois mois dans cette île. Au printemps, il s'embarque sur un vaisseau d'Alexandrie, les Castors, qui avait hiverné dans ce port, post autem menses tres, navigavimus in navi Alexandrina, quæ in insula hiemaverat, cui erat insigne Castorum. On relâche à Syracuse, où l'on reste trois jours, à Rhégium et à Pouzzoles, où la communauté chrétienne garde l'apôtre sept jours. Enfin il arrive à Rome[95]. Thévenot reste de même cinq mois à Malte pour attendre Monsieur d'Herbelot et pour hiverner[96].... Toute marine étrangère, naviguant à la voile est donc forcée d'avoir, en une multitude de points, des reposoirs et des relâches. Ses bateaux y séjournent des journées et des semaines pendant l'été, des mois et des trimestres pendant l'hiver. Ce sont là deux conditions qu'il faut bien réaliser dans notre esprit si nous voulons nous faire ensuite une juste représentation de l'Égée primitive. Une thalassocratie. phénicienne ou karienne ou crétoise suppose :

1° des centaines, des milliers d'établissements crétois, kariens ou phéniciens ;

2° les stations très longues des navires et des équipages étrangers en ces établissements.

On ne saurait trop insister sur ces deux notions. Faute de les avoir toujours présentes, on peut n'être que trop enclin à transporter dans cette Égée primitive les us et coutumes de notre commerce. Aujourd'hui, avec deux ou trois entrepôts, les Anglais tiennent toute la Méditerranée.... Chaque détroit, chaque rocher, chaque aiguade de l'Égée primitive a dû voir des campements phéniciens, — s'il est vrai que les Phéniciens ont eu la thalassocratie de cette mer. Ici encore, nous ne pouvons guère procéder que par comparaison : sauf le périple d'Hannon, il ne nous reste de ces navigations phéniciennes aucune relation authentique. Mais ce seul périple nous en dit long, par le grand nombre de stations, de fondations et de séjours qu'il nous rapporte. Dans l'ensemble. d'ailleurs, ces navigations phéniciennes ne devaient pas sensiblement différer de toutes les navigations antiques. Tyr et Sidon avaient été les grandes initiatrices du monde méditerranéen pour les choses de la mer. Les mêmes errements se sont conservés, tant que les procédés de navigation ne subirent aucun changement radical. Dans la Méditerranée orientale, dans l'Archipel en particulier. les vieux procédés se sont transmis jusqu'à nos jours. Le propre de toutes ces marines étant le faible tonnage des vaisseaux et l'emploi combiné de la voile et de la rame, je n'imagine pas une grande différence entre la navigation des Argonautes et celle des Turcs au siècle dernier, le long des côtes du Pont-Euxin :

Les caïques, qui vont sur cette nier, sont des felouques à rames qui se retirent tous les soirs à terre et qui ne se remettent en mer que dans le calme ou avec un bon vent à la faveur duquel on déploie une voile quarrée, animée par les zéphyrs, et que l'on baisse bien sagement lorsqu'ils cessent de souffler. Pour éviter les alarmes que la nuit donne quelquefois sur l'eau, les matelots de ce pays-là, qui aiment à dormir à leur aise, tirent le bâtiment sur le sable et dressent une espèce de tente avec la voile.

Cette navigation côtière avec relâche tous les soirs, avec arrêts aux sources. aux caps, à toutes les occasions de repos, conduisit Tournefort de Constantinople à Trébizonde en quarante jours (12 avril-25 mai). Faut-il noter que les mots de Tournefort sur les alarmes que la nuit donne quelquefois sur l'eau sont la traduction exacte de tels vers de l'Odyssée ? Tu veux, dit Euryloque à Ulysse, que nous naviguions de nuit, alors que des nuits sortent les coups de vents qui perdent les bateaux[97].

Tous les voyages de l'Archipel pourraient nous fournir de pareils exemples de cette navigation journalière allant prudemment d'île en île[98], à la merci du premier coup de vent : on a beau partir par la bonasse ; comme on n'a point de boussole, il faut se retirer dans la première cale, lorsque le vent se rafraîchit[99]. Qu'on relise encore le voyage de Chandler dans le golfe Saronique :

Le vent étant Sud lorsque nous sortîmes du Pirée, nous entrâmes dans une petite crique.... Nos gens firent une tente avec les voiles et les avirons, pour nous mettre à l'abri du soleil et ramassèrent quelques petits arbrisseaux et des herbes sèches pour taire cuire nos provisions. Il fallut attendre un vent favorable qui ne souffla que le jour suivant. Alors nous mîmes à la voile vers trois heures de l'après-midi.... Nous eûmes un calme pendant une demi-journée et nous ramâmes pour passer un rocher ou îlot.... Nous abordâmes sur un autre îlot entre Égine et Salamine.... Notre équipage, s'étant reposé après la fatigue qu'il venait d'essuyer, amarra le bateau à la côte sur laquelle nous nous assîmes au milieu des cèdres et des lentisques. Le lendemain nous eûmes une brise favorable, qui fut de courte durée... : entrant dans une baie d'Égine, nous dînâmes auprès d'un puits d'eau fraîche, sous un épais et large figuier. Le vent étant contraire, nous passâmes la nuit sur les rochers auprès de notre bateau. Dans la matinée, nous fîmes voile pour Poro. Le bon vent frais nous manqua bientôt et nous entendîmes la brise de terre qui faisait écumer les flots devant elle. On aperçut ensuite la brise de mer à une certaine distance et nous nous trouvâmes pendant quelques minutes, entre les deux, retenus par le calme. Chacun de ces vents l'emportant à son tour.... Mais un doux vent frais vint heureusement à notre secours et nous arrivâmes à Poro sur le midi[100].

De relâche en séjour, de cale en abri, on vogue ainsi à l'aventure, au gré du vent et de la mer. Jamais on ne peut dire d'avance où l'on ira. On se dispose à passer d'une île dans la voisine, d'Anaphè à Astypalée : les vents jettent loin de là et forcent à relâcher sous Mykonos. Entre Amorgos et Ios, il faut séjourner à Kaloyero, à Cheiro, à Steinosa, à Radia : La navigation entre l'Espagne et l'Italie peut se faire à travers la haute mer, dit Strabon, à cause des vents réguliers qui y soufflent. Posidonios vante la constance de ces vents : grâce à eux, il ne mit que trois mois pour faire la traversée, après de nombreuses relâches aux îles Baléares, en Sardaigne et sur la côte libyque qui leur fait face[101]. Trois mois d'Espagne en Italie : que l'on médite seulement ce chiffre ! et nous avons là une navigation particulièrement heureuse[102] ! pourtant ce nous semble jeu de raquette renvoyant le navire des Baléares à l'Afrique et de l'Afrique à la Sardaigne.... Faites le compte des stations que pareilles traversées supposent, et calculez ensuite les conséquences pour la pénétration des races, des langues, des idées et des cultes.

De nos jours, les cotonnades, les draps, les soies et les fers européens pénètrent dans tous les ports de la Méditerranée levantine. Mais les « Francs » eux-mêmes, Belges, Français, Allemands ou Anglais, ne fréquentent que les grandes places de commerce : les langues, coutumes, religions et idées des peuples navigateurs ne dépassent guère les grands ports d'Alexandrie, de Smyrne ou de Salonique.... Avec les innombrables relâches des vieilles marines, tous les points des côtes étaient visités, tous les bourgs, villages et échelles des rivages étaient sous l'influence directe des navigateurs. C'était comme un perpétuel bourdonnement de barques derrière tous les promontoires abrités. Aussi, quand les navigateurs furent des Grecs, toute la Méditerranée orientale fut imprégnée d'hellénisme, et rapidement, et entièrement. Pour la toponymie maritime, il se passa ce que nous dit Strabon : les noms de lieux les plus employés désormais sont les noms grecs, soit que les Grecs aient imposé une onomastique nouvelle, soit qu'ils se soient approprié l'onomastique de leurs prédécesseurs. Pour la langue commerciale, tout le monde levantin parla grec. Pour la littérature, ce fut la Grèce qui fournit les formes, les règles. les modèles et, le plus souvent aussi, les idées : Homère devint le Livre, la Bible, ou la Lecture, le Coran, de toute la Méditerranée hellénistique. Pour la religion, les dieux indigènes du Levant et du Couchant revêtirent des costumes et des appellations helléniques ; les panthéons indigènes accueillirent toutes les divinités des Grecs. Dans cette hellénisation du monde levantin, la conquête d'Alexandre eut des effets en profondeur, pour ainsi parler, vers l'intérieur des terres. Si l'expédition d'Alexandre n'eût pas grécisé l'intérieur des continents, il est probable que les îles seules et les côtes, la façade, eussent été frôlées et polies par le va-et-vient incessant des barques. Mais ce furent ces incessantes navigations qui hellénisèrent toutes les côtes et toutes les échelles levantines bien avant la conquête macédonienne.

A la multiplicité des relâches, s'ajoutait la longueur des séjours. La présence presque continue des étrangers a les mêmes résultats que la fréquence de leurs passages. Campés à la plage ou sur l'îlot côtier, les navigateurs restent des semaines et des mois. Pour compléter leur chargement, nous savons qu'il leur faut de longues attentes ; mais il ne leur faut pas moins de temps pour bazarder leurs propres marchandises. Ce mot bazarder, tel que l'entendent aujourd'hui les Levantins, est le seul qui convienne à l'étalage, à l'offre répétée, à la vanterie, au miroitement devant les yeux des enfants et des femmes, à toutes les roueries que ces marchands de camelote et de bibelots, — άθύρματα, dit Homère, παντοΐα άγαθά, dit Hérodote, — emploient pour pousser la vente. Le poète odysséen nous montre ces filous dans les harems des villes hautes. étalant bibelots, colliers et pierres précieuses, tentant la curiosité ou la coquetterie des femmes[103].

Cette camelote de bijoux et de bibelots est d'une lente défaite. Il faut les offrir vingt fois, et allécher la cliente, et peu à peu surexciter son envie, puis feindre un jour de céder sur le prix et de consentir une bonne affaire. Quand la récolte a été abondante et quand, celliers et caves regorgeant, la vie du ménage est assurée pour une ou plusieurs années, la femme obtient facilement du mari l'achat qu'elle désire : c'est encore ainsi que les choses se passent dans les villages de l'Asie turque, où les marchands grecs et arméniens viennent troquer la camelote européenne contre les grains, huiles, peaux, laines et bois du paysan.... Mais quand la récolte a été médiocre ou mauvaise, les maris se font longtemps prier. Ils interrompent assez rudement les demandes des femmes. Les greniers et les bourses se ferment. Le marchand doit attendre des temps meilleurs. Dans notre Syria homérique, les Phéniciens n'avaient pu se défaire de leur camelote ni remplir leurs cales avant que la mauvaise saison ne fût survenue : ils avaient hiverné. Puis, le chargement n'étant pas complet, ils avaient attendu la récolte suivante. Rien ne les pressait. Ils avaient tiré leur vaisseau au fond de la rade, loin du flot, à l'endroit où la source vient se jeter à la mer. Sur ce sol mou de vases, de sables et d'herbes, ils avaient pu radouber la coque, refaire le bordage. Ils campaient à terre, près du navire creux, dormaient, mangeaient et buvaient à leur contentement. Ils s'en donnaient à cœur joie avec les grand'mères de ces bonnes tricoteuses que les Francs de Tournefort connaissent à Milo et à l'Argentière. Plus d'un Sidonien à bord était aussi peu pressé de partir que ces matelots français dont nous parlent les voyageurs : A l'Argentière ces marins trouvent aussi des plaisirs qui les retiennent trop longtemps dans la rade et leur font oublier leur devoir ainsi que l'intérêt de leurs armateurs[104].

Que l'on étudie le commerce des campagnes et des petites villes, en pleine France, à l'heure actuelle encore, dans les régions du moins que n'ont pas pénétrées les chemins de fer : les porte-balle et marchands forains arrivent avec leur camelote sur leur dos ou dans leur roulotte ; ils ouvrent boutique provisoire et souvent finissent par demeurer des mois et des années. J'ai vu dans mou enfance, vers 1872, arriver à Morez-du-Jura un photographe ambulant qui installa près de sa roulotte un grand atelier en plein vent et une boutique : trente ans après, il est toujours là, campé dans sa voiture qui lui sert de maison. Les roulottiers de la mer primitive en usaient ainsi, surtout quand le plaisir se joignait aux affaires. Chez Kirkè, Ulysse demeure un an à manger, à boire et à oublier Pénélope ; au bout d'un an, ses compagnons lui demandent de partir, mais ne le décident qu'à grand'peine. Pour tous ces navigateurs, un an de séjour est chose courante : Je suis resté un an en Phénicie, raconte Ulysse ; je resterais volontiers un an près de toi, dit Télémaque à Ménélas ; je serais tout disposé à demeurer un an chez vous, dit Ulysse aux Phéaciens. Le capitaine anglais Robert est fait prisonnier par une escadrille de corsaires : Le Sainte Hélène, à bord duquel j'étais, avoit été neuf ans en nier dans son premier voyage, et il se remit ensuite en mer, où il étoit depuis quatre ans quand nous vinmes à bord.... L'Annonciation étoit en mer depuis six ans.... La Caravelle étoit en mer depuis dix-neuf ans.... Il y avoit en outre trois corsaires de Malte qui ne peuvent rester que cinq années dehors.

Depuis un demi-siècle à peine, nous attachons au temps un prix que les hommes d'autrefois ne lui ont jamais donné. Un jour d'express ou de bateau nous semble long. Un voyage de quelques mois nous parait interminable. Au début du XVIIe siècle, P. de la Valle met dix ans à parcourir le Levant. En 1671, C. de Bruyn quitte la Haye le 1er octobre ; il est le 20 octobre à Leipzig, le 8 novembre à Vienne, le 22 décembre à Rome, où il reste vingt-sept mois. Puis deux mois à Naples, un an à Livourne, cinq mois à Smyrne, dix-huit mois à Constantinople, huit mois à Smyrne de nouveau, trois ans en Palestine et en Égypte. quatre mois encore à Smyrne, huit ans à Venise : il rentre à la Haye à lieu de ma naissance, le 19 du mois de mars 1693, après un voyage de dix-neuf ans. que j'ai fait avec tant de bonheur que j'ai grand sujet d'en louer Dieu et de lui en témoigner ma très humble reconnaissance. Ulysse n'a pas mis plus de temps à son expédition et à son retour de Troie.

 

Longs séjours et visites répétées ont forcément une influence sur les indigènes et un choc en retour sur les étrangers. Durant les derniers siècles, les Francs et les Italiens, avant eux, avaient peuplé l'Archipel de leurs communautés italiennes et franques et de leurs doubles ou triples ménages : capitaines et matelots avaient alors double foyer à Gênes. Venise ou Marseille, chez eux, et à Milo ou Mykonos, dans le Levant. Choiseul-Gouffier nous parlait plus haut de ces mariages temporaires, conclus pour la durée d'une relâche. Une population métisse et bilingue en était résultée qui jargonnait ou comprenait les deux langues paternelle et maternelle, et qui traduisait ou mélangeait le turc, le grec, l'italien et le français en un sabir de Bourgeois Gentilhomme. Dans le langage des Insulaires et dans l'onomastique des Îles il est facile, aujourd'hui, de retrouver les témoins de ce sabir : la Sainte-Irène des Italiens est restée Santorin ; l'ancien Sounion est toujours le cap Colonne et l'ancienne Kimolos est toujours l'Argentière. Pareillement, des noms de famille italiens ou français peuplent encore Naxos, Sommaripa, Dellagrammatis, de Lastic, etc. Pour la langue commerciale, il suffit d'ouvrir un dictionnaire grec-moderne. Il semble bien que dans l'Archipel primitif et dans les poèmes homériques, nous ayons les traces de pareil sabir gréco-sémitique. Les noms de lieux Kasos-Akhnè, Rhèneia-Kéladoussa, Syria, Siphnos, Samos, Sériphos, etc., nous en ont déjà révélé quelques exemples. Mais la langue commerciale les fournit en plus grand nombre.

Parmi les vivres, que les Phéniciens venaient charger dans les Îles, le vin devait figurer pour une forte proportion. Les Îles ont toujours produit en abondance de gros vins ou des vins délicats. Les Grecs sous Troie tiraient leurs vins de Lemnos[105].

C'est de Ténédos ou de Santorin que les Francs de Constantinople tirent leur provision de vins. Durant tout le XVIIIe et le XIXe siècle, ce monopole des Îles domine le commerce des vins au Levant, jusqu'au jour tout récent où les Bulgares délivrés et les Français installés en Macédoine et dans le Rhodope replantent les fameuses vignes de Thrace qui fournissaient à Ulysse le vin merveilleux d'Ismare[106]....

Pour eux-mêmes, les Phéniciens ont eu besoin, comme les Francs, de beaucoup de vin étranger. Le Liban leur fournissait les vins en assez grande quantité, mais des vins de luxe. Dans les tavernes de Sidon et de Tyr, on devait boire les gros vins de l'Archipel et de Libye, comme à Marseille on boit les vins d'Algérie ou de Naples : sur la côte atlantique de Libye, les Éthiopiens qui boivent du lait, dit Skylax, font beaucoup de vin de raisin, que les Phéniciens viennent charger[107]. Les Phéniciens avaient en outre à fournir leur clientèle d'Égypte qui devait absorber de grosses provisions. Ce n'est pas que l'Égypte n'ait pas eu de vignes. L'assertion d'Hérodote[108] à ce sujet est inexacte ou, plutôt, trop générale, ne pouvant s'appliquer qu'au Delta. Les monuments égyptiens nous offrent, en leurs peintures, des treilles chargées de raisins et des vendangeurs foulant les grappes ; les inscriptions mentionnent des vignobles et des celliers à vin[109]. Mais les vignes de l'Égypte n'ont jamais pu suffire à sa consommation. Les treilles devaient fournir à l'Égypte ancienne surtout des raisins de table, et les vignobles, des vins de luxe. Pour faire concurrence à la bière, que buvait le pauvre peuple, il fallait les arrivages de vins à bon marché. A toutes les époques, la Méditerranée levantine a fourni le Delta : Je partis du Caire, raconte Paul Lucas, avec l'homme de M. le Consul, qui allait en Chypre faire la provision de vin pour la nation[110]. — Laodicée de Syrie a un pays très fertile, dit Strabon, surtout en vins ; sa montagne est couverte de vignes jusqu'aux sommets et c'est elle qui fournit la plus grande partie de leurs vins aux gens d'Alexandrie[111]. Au temps d'Hérodote, toute la Grèce et la Phénicie envoient chaque année vers l'Égypte des bateaux chargés de vins[112]. Nos Instructions nautiques signalent encore le trafic des vins entre Chypre et l'Égypte ; le port de Limassol lui doit toute sa prospérité[113].... Les Phéniciens devaient pareillement fournir de vin les ports de la côte africaine et les marchés de l'intérieur, car de l'Égypte à la Cyrénaïque, cette côte manque de vignes[114].

Le pot-de-vin, d'ailleurs, est de tous les pays et de tous les temps. Dans le golfe Arabique, les Gréco-romains exportent du vin d'Italie et de Laodicée, en assez grande quantité, non pour le vendre, mais pour l'offrir en présent et gagner la bienveillance des Barbares[115]. Aux temps homériques, les navigateurs usent de pareils moyens avec les Barbares de la Méditerranée. C'est grâce à un pot de vin d'Ismare qu'Ulysse apaise un instant le Kyklope[116] et quand le Kyklope a goûté ce vin merveilleux, il s'écrie : La terre des Kyklopes produit du vin, mais ceci est du nectar et de l'ambroisie.

Aujourd'hui, la plupart des peuples produisent du vin : dans le monde entier, cependant, les champagnes, bordeaux et bourgognes français ont une clientèle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la Syrie est plantée de vignes et les étrangers y trouvent d'autant plus de vin que la plupart des indigènes sont musulmans et s'en abstiennent ; néanmoins, les Francs y importent des crus exotiques : A Saïda, il y a des vignobles en quantité. Malgré l'abondance de ce vin, les Francs ne laissent pas d'en faire venir de Provence, d'Italie et de Chypre, pour en avoir de plusieurs sortes quoique sans aucune nécessité[117]. Aux âges précédents, dans la France plantée de vignes, c'étaient les vins de Chypre et de Malvoisie qui étaient renommés. Avant ces vins des Îles, les vins syriens de Gaza et de Sarepta avaient eu la vogue en Gaule, quand les marchands syriens détenaient la meilleure part des affaires mérovingiennes[118].... Tout au début de l'histoire méditerranéenne, il semble que les mêmes marchands syriens aient répandu sur tout le pourtour de la Mer Intérieure le mot qui désigne cette boisson : oinos en grec, vinum en latin, iin en hébreu, oin en arabe, sûrement le mot est partout le même. — La similitude est encore plus apparente quand on rétablit en tête du mot grec le digamma, tel qu'il existe encore dans les poèmes homériques, chez Alcée et dans le dialecte dorien[119], et quand on rétablit aussi en tête du mot hébreu le ו, que le י a remplacé comme il arrive souvent, mais que nous retrouvons fidèlement conservé en arabe : le mot ouin en arabe signifie raisin ; Hésiode a le mot otv, oinè, pour désigner la vigne.

Mais la discussion est entre philologues pour décider laquelle des deux familles de langues, indo-européenne ou sémitique, emprunta ce mot à l'autre[120]. En faveur de l'origine indo-européenne, la meilleure preuve que jusqu'ici l'on eût donnée, était que le mot oinos, se trouvant déjà dans Homère, ne peut être qu'authentiquement grec. Nous voyons aujourd'hui ce que vaut l'argument : les poèmes homériques sont remplis de mots, de formules et peut-être de comparaisons empruntés aux Sémites.... Limitée au mot vin, la discussion est peut-être insoluble. Mais qu'on dresse la liste des boissons fermentées, vin, nektar, sikera, massique, etc. : les mots grecs qui les désignent semblent, pour la plupart, avoir été des emprunts. Tous les Sémites, Arabes, Hébreux, Araméens et Assyriens, ont le mot seker ou sikera pour désigner une boisson enivrante, et la formule constante de l'Écriture est vin et seker : la racine sémitique sakar signifie boire, enivrer, s'enivrer. Quand donc nous rencontrons en grec le mot σικέρα qui n'a pas d'étymologie indo-européenne, nous pouvons soupçonner sa véritable origine.... Nektar, disent les commentateurs, est un vin de Babylonie ou de Lydie, un vin doux et parfumé, mélangé de miel et parfumé de fleurs[121] : le participe niphal du verbe katar, qui serait niktar, et qui signifierait parfumé, brûlé en l'honneur des dieux, offert aux dieux (en parlant de toutes les offrandes que l'on brûle sur l'autel), nous rendrait exactement compte du mot grec nektar, qui n'a en grec aucune étymologie valable[122]. Les poèmes homériques ne connaissent pas la sikera ; mais ils connaissaient le nektar, boisson des dieux. Et ils connaissent en outre une boisson mêlée, faite de vin, de fromage, de miel et de farine, le mélange, κυκεών, auquel Kirkè ajoute des plantes magiques. Nous savons déjà que, dans l'Odyssée, l'île de Kirkè est désignée par un doublet gréco-sémitique Ai Aiè, l'île de l'Épervière. Nous verrons par la suite que le kukéon de cette légende est l'exacte traduction du mot sémitique messek, qui signifie vin mélangé : les deux racines grecque et hébraïque κυκάω et massak sont équivalentes. La vocalisation primitive de messek était massik. C'est de là que vient le nom du promontoire italien Μάσσικος, Massicus, voisin de l'île de l'Épervière, comme nous verrons par la suite. Il semble donc que nektar, sikera, massikos, etc., sont des emprunts faits par les Grecs aux marchands de Sidon : oinos rentre dans cette catégorie et provient de la même source. Mais il faut alors signaler un détail à l'attention des archéologues. Au temps d'Hérodote, le vin qui vient en Égypte de toute la Grèce et de la Phénicie voyage en cruches et en amphores de terre cuite[123]. Le vin mycénien ne voyageait pas autrement et les indigènes de la Grèce homérique fabriquaient déjà, pour voiturer leurs vins ou leurs huiles, des cruches que le commerce amenait dans le Delta. L'abondance en Grèce de l'argile plastique et le bas prix de la main-d'œuvre purent même assurer aux cruches et vases a mycéniens s de toute forme une clientèle dans la Méditerranée levantine. Nous voyons tout le Levant actuel se fournir de faïence commune aux Dardanelles. Après l'incendie de la Canée allumé par les ordres du sultan en 1897, les amiraux européens (tous les magasins de la ville, tous les mobiliers, tous les ustensiles étaient détruits) firent venir pour les Crétois et pour leurs propres équipages deux caïques chargés de cette faïence turque. Si quelque jour les archéologues retrouvent à la Canée ces pots et ces vases grossiers, j'espère qu'ils n'iront pas en conclure que, la faïence étant phrygienne, la civilisation phrygienne régnait alors sur la Crète et sur les flottes européennes : ils déclarent aujourd'hui que les fragments de poterie mycénienne trouvés en Égypte démontrent irréfutablement l'influence prépondérante de la civilisation mycénienne sur toutes les côtes de la Méditerranée.

 

De toutes façons, la similitude des mots iin, oinos, vinum, etc., montre l'importance du vin dans ce trafic primitif. Les autres produits que pouvait fournir la Grèce étaient des bestiaux, des esclaves — surtout des femmes, —des minerais et des métaux : ces deux derniers articles forment encore, avec les raisins et les vins, les meilleurs chargements de nos marines dans les mers helléniques. Quand les bateaux de Lemnos, chargés de vins, arrivent au camp des Grecs devant Troie, ceux-ci paient en cuivre, en fer, en peaux, en bœufs ou en esclaves[124].

Nous avons rencontré déjà le commerce des bœufs sur la côte occidentale du Péloponnèse : il a peut-être valu au fleuve de l'Élide son nom sémitique d'Alpheios (le Fleuve aux Bœufs). — L'esclave est resté jusqu'à la première moitié de ce siècle une monnaie courante du trafic levantin, les femmes surtout, ou, comme disait Homère, παλλακίς, πάλλαξ, πάλληξ, la femme achetée, la concubine[125].

Le chevalier d'Arvieux passe de Smyrne à Alexandrie, sur un vaisseau anglais (fév. 1658) : Ce vaisseau étoit beau et grand. Des marchands turcs l'avoient frété pour porter en Égypte un grand nombre d'esclaves des deux sexes qu'ils y alloient vendre.... La plus vieille des filles ne paraissoit pas avoir dix-huit ans. C'étoient des Polonoises, des Moscovites et des Circassiennes que les Tartares avoient enlevées dans leurs courses et qu'ils étoient venus vendre à Constantinople ou à Caffa. Elles étoient bien faites et parfaitement belles. Les Polonoises et les Moscovites étoient chrétiennes[126]. Pour désigner ces femmes achetées, les mots πάλλαξ, παλλακίς, etc., sont grecs : le pellex latin et le balaka sanscrit nous les prouvent indo-européens. Mais le commerce primitif transporta ces mots chez les Sémites du littoral méditerranéen. Sous les formes pilleges et pilakta[127], ils ont été adoptés par les Hébreux et les Araméens : ils se trouvent déjà dans les livres les plus anciens de la Bible. A lui seul, l'échange de ces noms montrerait quelle ancienneté et quelle extension eurent les échanges de cette marchandise. L'exemple des corsaires francs serait encore là pour nous en expliquer les multiples profits et plaisirs. Strabon durant la période gréco-romaine nous en expose tout au long les commodités et les bénéfices. Ce commerce est de tous le plus profitable et le plus commode[128]. On enlève en Grèce des esclaves que l'on revend en Syrie et inversement. Car, en ce temps béni, tout être humain est objet de vente, et le commerce des corps est absolument légal. Les bénéfices diminuèrent beaucoup le jour où le préjugé chrétien limita la vente au bois d'ébène. Ils avaient diminué déjà quand le préjugé grec avait limité la vente aux Barbares ou, du moins, défendu la vente des Grecs chez les Barbares. Dans l'Odyssée, on n'a pas encore de tels raffinements. On achète ou l'on vend aux Phéniciens des corps, sans s'inquiéter d'où viennent ces corps ni où ils vont. Le fils d'un roi de l'Archipel, Eumée, enlevé par les Sidoniens, est vendu de l'autre côté du Matapan, à Ithaque : le voilà esclave ou serviteur pour le reste de ses jours. Au XVIIe siècle, les chrétiennes du Levant sont achetées par les gens de Naples ou de Livourne, et en passant à Kos, P. de la Valle cherche à voir la famille de dame Catherine, une vieille servante de ses parents, que les corsaires ont enlevée tout enfant et qui, vendue à Naples, est devenue, comme Eumée, membre de la famille où elle sert.

Sur les bateaux de la Méditerranée primitive, les jeunes femmes faisaient prime, non seulement à cause des services rendus à l'équipage, — et ces navigations qui duraient des mois et des années ne pouvaient se faire sans femmes à bord[129], — mais surtout à cause du prix que l'on en tirait aux bazars de Sidon ou de Memphis. Ce inonde levantin avait un grand besoin de femmes. Les hommes en ces temps heureux n'étaient pas seuls à posséder de beaux harems. Les dieux et les déesses possédaient des troupeaux de prostituées. Troupeaux et harems avaient sans cesse des vides à combler. Secoué par la tempête, le capitaine sidonien vouait à l'Astarté des Promontoires une femme de sa cargaison, comme le capitaine marseillais voue un cierge à Notre-Dame de la Garde. Le pieux accomplissement de pareils vœux se pouvait faire, sans bourse délier, en enlevant sur la première plage de débarquement les femmes et les tilles attirées à bord. La légende grecque nous rapporte mille exemples de pareils enlèvements. Mais elle nous parle aussi de femmes et de tilles vendues ou données par leurs pères et leurs maris aux navigateurs étrangers, jetées à la mer et transportées ainsi de Grèce dans les îles, en Chypre, en Syrie et en Égypte.  Augé, fille d'Aléos le Tégéate, est donnée par son père au héros navigateur Nauplios, qui va la vendre, elle et son fils, au roi de Mysie Teuthras : Les filles de Mycone, dit Dapper, n'ont rien de désagréable ni de rebutant. Au contraire, on peut dire qu'elles sont belles et de riche taille. Il y a quelque temps, un capitaine de vaisseau chrétien en avant voulu emmener une, avec le consentement du père qui la lui avait vendue, elle ne voulut jamais s'y résoudre, ce qui causa un fort grand désordre dans l'île, toutes les femmes s'étant attroupées qui remplirent la ville de tumulte et de cris[130].

Passons aux métaux et minerais.

Pour l'un d'eux, nous avons un souvenir certain, car il semble bien que l'or, si employé dans l'armement et la parure homériques, porte en grec un nom sémitique : tout le monde admet que χρύσος, khrusos, est la transcription exacte de khrous. Nous savons déjà comment les Phéniciens, les premiers, exploitèrent les mines d'or de l'Archipel : Hérodote a vu leurs galeries sur la côte de Thasos qui regarde Samothrace ; le nom sémitique de Siphnos, la Mine, est toujours resté à l'autre île célèbre par ses mines d'or[131]. Mais il est d'autres métaux pour alimenter ce commerce primitif. L'Odyssée nous parle de navigations métallifères. Athèna se présente à Télémaque comme un prince des Taphiens, Mentès, qui s'en va sur la sombre mer, vers Témésa, pour chercher du cuivre et porter du fer poli[132].

Parmi les Anciens, certains retrouvaient cette Témésa homérique dans le Sud de l'Italie. Sur le golfe de Sainte-Eufémie, une ville de Temesa ou Tempsa possédait d'anciens établissements miniers, des cuivrières, que sans cesse les peuples étrangers, Ausones, Étoliens, Carthaginois ou Romains, disputèrent aux Bruttiens indigènes. Près de cette ville, un compagnon d'Ulysse, Πολίτης, avait un sanctuaire auquel le pays pendant longtemps avait dû payer la dîme[133].... Il est possible que les marins de Taphos, c'est-à-dire de la mer Ionienne, aient .déjà connu le chemin de cette Italie méridionale, qui plus tard devint la Grande Grèce. Ils y trouvaient le cuivre dont leur pays a toujours manqué (la Grèce si riche en argent et en zinc n'a pas de cuivre). Ils l'échangeaient contre le fer qu'ils fabriquaient sans doute dans leurs forges catalanes. Mais si le fer des Taphiens trouve une clientèle en Italie, c'est que le fer italien n'est pas encore exploité : la grande île du fer, l'île d'Elbe, n'a pas encore ouvert ses mines. Car du jour où ces mines abondantes et pures seront ouvertes, leurs produits chasseront des eaux italiennes toute concurrence étrangère. Nous verrons bientôt, en effet, qu'il fut un temps où l'île d'Elbe ne produisait pas le fer, mais le cuivre.

D'autres, parmi les Anciens, cherchaient la Témésa homérique dans la Tamassos chypriote, qui, elle aussi, avait des mines de cuivre. Ces mines[134] étaient situées au centre de l'île, dans les montagnes couvertes de forêts : l'abondance de combustible les rendait faciles à exploiter[135]. Les cuivrières chypriotes ont eu, dans tout le inonde antique, une juste renommée.

Que l'on prenne l'une ou l'autre de ces Témésa, il semble difficile de ne pas rapprocher ce nom de lieu du sémitique temes, qui veut dire la fonderie[136]. Il est impossible, seulement, que le roi des Taphiens aille par mer à la Fonderie chypriote : Tamassos était dans les montagnes, au centre de l'Île. Mais, de même que la Mine de l'Archipel, Siphnos, avait sa Fonderie ou sa Raffinerie sur la côte de l'île voisine, Sériphos, il semble que les Fonderies chypriotes, Tamassos, avaient une annexe, forge ou raffinerie, dans un port de la côte Sud-Ouest, à Kourion, Κούριον. Pour toutes les langues sémitiques, le mot kour, désigne le four et la forge des métallurgistes ; une des villes de Juda porte le nom de Kour Asan ; Kourion était le lieu d'invention des briques, des forges de cuivre, des tenailles, du marteau et de l'enclume, tegulas invenil Cinyra Agriopæ filius et metalla æris, utrumque in insula Cypro ; item forcipem, martulum, vectem, incudem[137] ; apud Cyprum mons æris ferax quem Cypri Corium votant[138]. Kinyras, d'après la légende chypriote, était le père du héros Koureus, fondateur de Kourion : lui-même était venu de Syrie ou d'Assyrie apporter en Chypre le culte d'Aphrodite[139]. Les poèmes homériques connaissent déjà ce Kinyras, qui fait présent à Agamemnon d'une admirable cuirasse[140]. Ces rapports onomastiques et légendaires entre Mines et Forges, Fonderies et Raffineries, Siphnos et Sériphos, Tamassos et Kourion, peuvent nous être mieux expliqués par des exemples historiques ou contemporains. Au temps de Strabon, c'est à Populonium, sur la côte italienne, en face du Porto Ferrajo actuel, du Port au Fer de l'île d'Elbe, qu'est traité le minerai importé de cette île ; l'île minière n'a ni les forges ni les fonderies[141]. Rio Marina, disent encore nos Instructions nautiques en parlant des côtes Est de l'île d'Elbe, Rio Marina est le port principal d'embarquement pour les minerais de fer de cette partie de l'île ; ces minerais sont conduits sur la côte d'Italie en face, où ils sont traités[142]. Piombino redevient aujourd'hui la Populonium de Strabon : indigènes et étrangers, Anglais, Français et Italiens, y installent des fonderies pour traiter les minerais de l'île d'Elbe[143].

 

 

 



[1] Cf. W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 199. Iliade, VI, 290-291.

[2] Odyssée, XV, 418.

[3] Tournefort, III, p. 89.

[4] Paul Lucas, II, p. 110.

[5] Odyssée, IV, 231 ; Diodore Sic., I, 97. Cf. P. Foucart, Mystères d'Éleusis, p. 7.

[6] Thevenot, I, chap. 201.

[7] P. Lucas, I, p. 319.

[8] Tournefort, I, p. 170 et 216 ; II, p. 173.

[9] D'Arvieux, I, p. 317. Cf. Holland, Travels, p. 39 (1812) : The Cephaloniotes, being less wealthy, are more enterprizing titan the natives of Zante. The young inen of the island, wherever means can be alforded, are sent to Italy with the view of studying law or physic. Medicine is on the whole the favourite object of pursuit and there is scarcely a large town in European Turkey where one or more Cephaloniotes may not be found engaged in medical practice.

[10] Chardin, I, p. 5.

[11] Odyssée, XVII, 381 et suiv. Cf. Helbig, Quest. Mycén., p. 5, note 1.

[12] W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 103 ; de même pour le rôle des médecins et médicaments arabes, p. 52, des médecins juifs, p. 126, et II, p. 630.

[13] Gregor. Turon., VII, 31 ; VIII, I ; X, 26.

[14] D'Arvieux, I, p. 362-373.

[15] Odyssée, IV, 618 et suiv. : XIV, 288 et suiv.

[16] D'Arvieux, I, p. 251 et 303.

[17] Helbig, l'Épopée homérique, p. 92.

[18] Helbig, l'Épopée homérique, p. 78. Cf. le rôle des artistes et constructeurs byzantins ou sarrasins dans l'Italie du XIe siècle, W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 102 et 199.

[19] Cf. Perrot et Chipiez, VI, p. 675-677.

[20] Perrot et Chipiez, VI, p. 677.

[21] I Rois, V, 20.

[22] Cf. Buchholz, Homer. Real., II, p. 36.

[23] Odyssée, III, 259 ; XIV, 155.

[24] Iliade, XVIII, 271 ; XXII, 42.

[25] Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v.

[26] Hesychius, s. v. οίωνοί. Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v.

[27] Genèse, I, 21 et 30.

[28] Arist., Hist. anim., VI, 5 ; IX, 11.

[29] Plutarque, Quæst. Rom., 9. Cf. Horapoll., I, 11.

[30] Algérie et Tunisie, p. 211.

[31] Perret et Chipiez, VI, p. 767.

[32] Hérodote, III, 151.

[33] Hérodote, III, 125-136.

[34] Hérodote, I, 5.

[35] Strabon, I, 3.

[36] Odyssée, V, 272-277 ; cf. Iliade, XVIII, 487-489.

[37] Pour toutes ces légendes, je renvoie le lecteur au Dictionnaire de Roselier.

[38] Cf. A. Bloch, Phœn. Glossar, s. v.

[39] Pour tout ceci, cf. B. Brown, Primitive Constellations, p. 282 et suiv.

[40] Luc., De mar., 7.

[41] Aviénus, I, v. 257 et suiv.

[42] Cf. H. Lewy, p. 245.

[43] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v.

[44] Hygin., fab., 130.

[45] Voir l'article Bootès dans Pauly-Wissowa.

[46] Paul Lucas, Troisième voyage au Levant, I, p. 45 et suiv.

[47] Odyssée, XV, v. 425-426.

[48] H. Lewy, Die Semit. Fremdw., p. 64.

[49] Clermont-Ganneau, Rec. Arch. Or., III, p. 142.

[50] Je croirais volontiers que Κορύβας est de même origine : ce serviteur-prêtre de Zeus, πρόπολος θεοΰ, comme dit Strabon, serait un Karoub-Baal, semblable aux Karoub-Iahveh de l'Écriture.

[51] Odyssée, IV, 617.

[52] Cf. C. I. S., I, 1.

[53] Movers, I2, pp. 277 et 344.

[54] Xénophon, Anabase, III, 2, 25.

[55] W. Heyd, I, pp. 97, 110, 547.

[56] Second voyage au Levant, p. 43.

[57] Thévenot, II, chap. 83.

[58] P. Lucas, II, p. 407.

[59] Tournefort, I, p. 171.

[60] Pausanias, VII, 21, 7.

[61] Tournefort, I, p. 179.

[62] Tournefort, I, p. 299.

[63] Odyssée, XV, v. 456.

[64] Tournefort, I, p. 255.

[65] Thévenot, I. ch. 67.

[66] Thucydide, VI, 90.

[67] Thucydide, VII, 12.

[68] Strabon, XI, 497.

[69] Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2549, p. 21.

[70] Rapports commerciaux, n° 84 : Le charbon de bois, préparé par les paysans des environs de Mersina, est l'objet d'une petite exportation. En 1900, l'ensemble des achats, faits presque exclusivement par l'Égypte, s'est élevé à 25 795 francs.

[71] Strabon, XIV, 669.

[72] Cf. W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 548-549.

[73] Michaud et Poujoulat, III, p. 477.

[74] Strabon, V, 225.

[75] Cf. Papyrus Golenischeff, Recueil des travaux égypt. et assyr., XXI, p. 74 et suiv.

[76] Instructions nautiques, n° 691, p. 595.

[77] Tournefort, I, p. 278.

[78] Tournefort, I, p. 302.

[79] I Rois, V, 23.

[80] Tournefort, II, p. 112.

[81] C'est encore ainsi qu'en usent les Anglais dans les Îles Ioniennes et les ports du Péloponnèse Pour charger le raisin sec : cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2103, p. 18.

[82] Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 1947, p. 3 : Properly speaking Syra's export trade consists only of leather and vegetables which are sent to Turkey. Ail the other goods are the produce of the other islands of the Cyclades and also of Crete and Asia Minor, winch pass through this port in transit. As transhipment often takes place direct from small craft on to the steamers, the information respecting the values of exports must be unreliable. Syra has always figured as the entrepot for goods reshipped to the neighbouring islands and other ports of Greece and Turkey.

[83] Naxos, Tinos et Andros, les plus grandes et les plus fertiles des Cyclades, n'ont pas de ports. partant pas de bateaux. Cf. Choiseul-Gouffier, I, p. 66 : L'heureuse situation de Naxos lui assure encore une espèce de liberté au sein de l'oppression, et la nature, prodigue envers les habitants. semble avoir voulu interposer une barrière entre eux et la tyrannie : nul vaisseau n'y peut aborder. De simples bateaux suffisent à porter aux iles voisines le superflu des richesses dont abonde celle de Naxos.

[84] D'Arvieux, V, 58.

[85] Thévenot, I, chap. 70.

[86] Tournefort, II, p. 155.

[87] Odyssée, XII. v. 325 et suiv.

[88] Tournefort, I, p. 270.

[89] Odyssée, XII, v. 400 et suivant.

[90] Tournefort, I, p. 246.

[91] Michaud et Poujoulat, III, p. 430-445.

[92] Odyssée, XII, 427 et suiv.

[93] Tournefort, II, p. 118.

[94] Anthologie, XI, 162.

[95] Act. Apost., chap. 28.

[96] Thévenot, I, chap. 10.

[97] Tournefort, III, p. I ; Odyssée, XII, v. 285-287.

[98] Tournefort, III, p. 330.

[99] Tournefort, I, p. 245 ; II, p. 149.

[100] Chandler, III. p. 222 et suiv.

[101] Strabon, III, 144 ; Strabon, III, 166 ; XI, 518.

[102] Voir dans H. Holland, Travels, p. 4-5, la même traversée en 1812 : At Gibraltar, I embarked in a vessel bound to Sicily, landed for a short time amidst the lofty mountains of Murcia, touched at Majorca and passed two days at Cagliari, the capital of Sardinia. I landed in Sicily at Trapani.

[103] Odyssée, XV, 460-65.

[104] A. Olivier, Voyage dans l'Empire Ottoman, II. p. 196.

[105] Iliade, VIII, 466.

[106] Odyssée, IX, 196 et suiv.

[107] Skylax, Geog. Græc. Min., p. 94.

[108] Hérodote, II, 77.

[109] Pour tout ceci, cf. Manet, Établissements grecs en Égypte, p. 346 et suiv.

[110] Paul Lucas, I, p. 208.

[111] Strabon, XVI, 751.

[112] Hérodote, III, 6.

[113] Instructions nautiques, n° 778, p. 604.

[114] Strabon, XVII, 799.

[115] Pseudo Arrien, Peripl. Mar. Erythr., éd. Didot, p. 262 et 271.

[116] Odyssée, IX, 347 et suiv.

[117] D'Arvieux, I, p. 528.

[118] Cf. W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 21.

[119] Cf. H. Lewy, p. 79.

[120] Cf. W. Muss-Arnolt, Semit. Words, p. 144.

[121] Cf. H. Lewy, p. 81.

[122] Cf. H. Lewy, p. 81. Athénée, I, 32. — II, 38.

[123] Hérodote, III, 6. Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2549, p. 19 : In 1898, there was a considerable increase in the value of wine imported in Egypt (136.135 liv. sterl.) ; in 1899, there was almost the same (136.071) ; there was a falling-off in Cyprus wines, while Italian and Syrian wines gained ground. There is a large consumption in the cheap Italian and Syrian wines.

[124] Iliade, VII, 472-475.

[125] Odyssée, XIV, 202.

[126] D'Arvieux, I, p. 150.

[127] H. Lewy, p. 66.

[128] Strabon, XIV, 668.

[129] Voir le curieux récit de Euphénios le Karien (Pausanias, I, 3, 27). C'est une histoire de sauvages dans les Îles de la mer Extérieure, ou plutôt de grands singes, sans voix, qui veulent violenter les femmes du bateau : on finit par leur jeter une femme barbare, qu'ils traitent d'une terrible façon.

[130] Dapper, Descript., p. 554.

[131] Hérodote, VI, 47. Cf. H. Blümner, IV, p. 19.

[132] Odyssée, I, 184.

[133] Strabon, VI, 255.

[134] Pour tout ceci, voir H. Blümner, Technol. und Terminol., IV, p. 61 et suiv.

[135] Strabon, XIV, 684 ; VI, 255.

[136] Cf. H. Lewy, p. 147.

[137] Pline, VII, 57.

[138] Servius, ad Æneid., III, 111.

[139] Cf. Roscher, Lex. Myth., s. v.

[140] Iliade, XI, 20.

[141] Strabon, V, 223.

[142] Instructions nautiques, n° 731, p. 45.

[143] Cf. Diplomatie and Consulter Reports, n. 2274, p. 7 : Piombino is more ahan ever indicated as the best place for the manufacture of pig-iron. There are already large works there, such as the Magona d'Italia for the making of tin plates. These works, the property of Messrs. Spranger, Ramsay and Co, have been greatly increased by the addition of steel rolling mills and generally use the iron of Elban or other mines. The Societa delle Ferriere Italiane has also a foundry at Piombino. The Societa degli Alti Forni is opening its first furnace and the principal French firm of iron-masters has bought a large piece of ground for the erection of important blast furnaces. One thing appears certain, that the little town of Piombino is about to undergo a considerable development (mai 1899).