LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE TROISIÈME. — KALYPSO.

CHAPITRE I. — LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS.

 

 

L'étude de la Pylos homérique nous a fourni quelques données sur l'origine de la Télémakheia. Nous entrons maintenant dans l'Ulysséide, l'Odysseia proprement dite, le Retour ou l'Errement d'Ulysse. Respectant la disposition et la suite du poème, nous en prendrons l'un après l'autre les divers épisodes. C'est dans l'île de Kalypso que s'ouvre l'Odysseia. Depuis sept ans, captif dans cette île. Ulysse attend l'aube du retour. Sur la prière d'Athèna et sur l'ordre de Zeus. Hermès s'en va pour délivrer le héros. Hermès plonge du sommet de l'Olympe jusqu'à la surface des flots et longtemps il vole sous la forme d'une mouette. Tout au bout du inonde, à l'endroit où les Colonnes séparent le ciel de la terre, il aborde enfin l'île reculée : là, dans une grande caverne, habitait la Nymphe ; Ulysse pleurait sur les rochers,

Cette île de Kalypso a-t-elle réellement existé ? ou n'est-elle qu'une fiction poétique, un Eldorado, un paradis rêvé par les navigateurs d'alors et décrit par le poète au gré de l'imagination et des contes populaires ? Entre ces deux alternatives on penche, à première lecture du texte, vers la seconde. C'est la plus simple. Elle nécessite le moins de recherches et le plus de soumission aux opinions communément reçues. Le doux Fénelon a d'ailleurs embrumé cet horizon lointain de toutes les rêveries de son Télémaque. Il est de sens commun que l'île de Kalypso n'a jamais existé. Mais, si l'on fait du texte une étude plus homérique, il apparaît bientôt que certains détails. certaines épithètes et certains noms propres caractérisent, d'une part, notre site. et le localisent, d'autre part, dans une région strictement définie :

Ulysse, dit Athèna, supporte des maux loin de ses amis, dans une île cerclée de courants, où se dresse un nombril de la mer. Dans cette île aux arbres, habite la fille du pernicieux Atlas, qui sait les abimes de toute la mer et qui, seul, possède les Hautes-Colonnes dressées entre le ciel et la terre....

Je rappelle la règle posée par W. Helbig, qu'il faut toujours avoir présente à l'esprit : Les épithètes homériques traduisent la qualité essentielle de l'objet qu'elles doivent caractériser. Elles ne font jamais ressortir les qualités secondaires, mais seulement celles qui frappent vivement les yeux et impriment à l'objet un caractère particulier. Il y a peu d'épithètes banales dans l'Odyssée. beaucoup moins qu'on ne le croit généralement. Nous n'aimons pas les chevilles dans nos vers : pourquoi les Hellènes, nos maîtres, auraient-ils eu un goût moins difficile que le nôtre ? L'île de Kalypso est une île à la Caverne, une île aux Oiseaux, une île aux Sources, une île aux Arbres, située dans la parenté, c'est-à-dire dans le voisinage des Hautes-Colonnes : si nous tenons un compte rigoureux de ces multiples épithètes, l'île présente assez de particularités pour que nous la distinguions entre mille.

Mais pour commencer faisons toutes les concessions au préjugé courant. Admettons que file de Kalypso soit une invention de l'auteur. Supposons que cet Eldorado n'ait jamais existé. Encore pouvons-nous tirer de son étude beaucoup de renseignements utiles et précis. Chaque peuple se fait son paradis à sa guise. Tout paradis n'est, en somme, que la peinture embellie de la vie ordinaire. L'île de Kalypso est l'Éden d'un peuple navigateur. Étudions cet Éden comme le type idéal d'un établissement maritime à une certaine époque de l'histoire méditerranéenne. Car suivant l'origine et les besoins des peuples navigateurs. suivant aussi la grandeur, la forme et l'armement des navires. on peut constater dans l'histoire de la Mer Intérieure que chaque époque a son type d'établissement, station de pêche ou de piraterie, embarcadère ou comptoir de débarquement. Pour la période préhellénique. l'île de Kalypso nous offrirait donc le type du port idéal. En voici la description exactement traduite :

Hermès atteignit enfin l'île lointaine où, dans une grande caverne, habitait la Nymphe aux beaux cheveux.... Tout autour de l'antre, une fouit avait poussé vigoureuse, aunes, peupliers et cyprès odorants, et les oiseaux de mer à large envergure, hiboux, éperviers et. corneilles marines, y faisaient leur nids. Sur la bouche de la caverne profonde, une vigne étendait ses robustes rameaux, que fleurissaient les grappes. Quatre sources y versaient leur onde blanche, voisines l'une de l'autre, mais divergentes. Et tout autour. c'étaient de molles prairies de persil et de violettes, qu'un dieu lierne eût admirées en débarquant et dont son cœur se fût réjoui.

Si l'on dégage les principaux caractères de notre site, on trouve : 1° une île verdoyante, avec une ou plusieurs collines nombrils de la mer ; 2° une caverne ; 3° des sources ; 4° des arbres peuplés d'oiseaux marins.

I. Sources. — De ces caractères, il en est qui, pour toutes les marines et dans tous les temps, auront à peu près la même importance : telles, les sources. Jusqu'à ces dernières années, en effet, jusqu'à l'invention des grandes caisses à eau et la distillation de l'eau de mer, l'aiguade fut, pour tous les marins, dans toutes les mers, de primordiale nécessité. Mais, naviguant à travers des îles de marbre ou le long de côtes rocheuses, ne disposant d'ailleurs que de vases peu perfectionnés, petits (outres) ou fragiles (cruches), les marins de l'Égée primitive avaient un plus grand besoin des fontaines. Dans cette mer, le navigateur antique, comme le navigateur d'aujourd'hui, trouvait facilement sa nourriture grâce à la pèche (île des Thons) ou à la chasse (île des Cailles, des Lapins, des Cerfs, etc.). Presque jamais, dans la complainte du monde levantin, les vivres ne viennent à manquer. Mais l'eau manque parfois et c'est de soif que meurt le petit mousse de l'Anthologie[1].

L'île de Patmos, dit Tournefort, est un des plus méchants écueils de l'Archipel. Elle est découverte, sans bois et fort sèche, quoiqu'elle ne manque ni de roches ni de montagnes. Jean Cameniate, qui étoit du nombre des esclaves que les Sarrasins firent à la prise de Thessalonique et qu'ils conduisirent en Candie, assure que tous ces malheureux restèrent six jours à Patmos et qu'ils n'y trouvèrent pas d'eau à boire. Ils auroient fait bonne chère si on leur avoit permis de chasser, car l'île est pleine de perdrix, de lapins, de cailles, de tourterelles, de pigeons et de becfigues[2].

Pour subvenir au manque d'eau douce, dont souffrent tant les navigateurs, dit Pline[3], les physiciens s'étaient mis en quête de recettes : toisons pendues aux agrès pour recueillir la rosée, vases de cuir ou de terre plongés dans la vague, etc. Avec de telles recettes, le marin grec ou romain avait grand'chance de mourir de soif. Parmi les pirates homériques, le manque d'eau risquait plus souvent encore de se faire sentir. Comme les corsaires francs des derniers siècles, ces pillards ne pouvaient pas se ravitailler à toutes les sources de leur connaissance. Bien des mouillages et des aiguades leur étaient fermés par l'hostilité des indigènes, sur les côtes qu'ils avaient razziées jadis et où ils craignaient de justes représailles. Prisonnier d'un corsaire franc sur la côte d'Égypte, Thévenot tonnait tous les tourments de la soif, juste en face des bouches du Nil :

Les Corsaires avoient si peu d'eau qu'ils étaient obligés de la dispenser par mesure, en donnant à chacun deux verrées par jour. Notre nourriture consistoit en deux repas par jour. On nous donnoit du biscuit, lequel, pour être tout moisi, estoit de toute couleur, et afin de l'assaisonner et qu'il ne fust pas si dur, on le trempoit dans l'eau, qui puoit extrêmement et d'abord qu'on l'apportoit elle se faisoit sentir, et en pressant ce biscuit sous les dents, cette eau d'enfer couloit dans le gosier, qui faisoit un horrible effet, et nous beuvions de cette eau puante avec fort peu de vin par dessus.... Nous arrivasines à Damiette.... En allant sur le Nil, nous beusines notre saoul de bonne eau, nous semblant d'estre passés d'enfer en paradis, comme nous avions passé de la nier sur un fleuve[4].

Ulysse et ses compagnons, chassés dix jours par la tempête et ballottés des mers grecques jusqu'aux rives des Lotophages. courent de même à la source côtière et mangent et boivent tout leur saoul[5].

Outre la boisson, il faut calculer pour ces marines primitives que l'alimentation nécessite une grande quantité d'eau. Les provisions de route se composent de blé en grains ou en farine, d'eau et de vin : Je mettrai sur ton bateau du grain, de l'eau et du vin rouge en abondance. pour chasser la famille, dit Kalypso[6], qui charge dans le radeau d'Ulysse une outre de vin noir, une grande outre d'eau et un sac de provisions, ήα (nous allons retrouver ce terme). De même l'une des servantes phéaciennes apporte au vaisseau qui va rapatrier Ulysse le grain et le vin rouge[7].

Mentor dit pareillement à Télémaque : Prépare toutes les provisions de route, c'est-à-dire du vin dans les amphores et de la farine dans les outres[8], et Télémaque fait porter au vaisseau douze amphores de vin et vingt mesures de farine. Or les vins de Grèce, chauds et liquoreux, étanchent mal la soif. Sans eau pour les couper, les meilleurs crus du Levant ne peuvent abreuver longtemps un équipage, quand même il en aurait sa cale pleine. Il ne faut pas les comparer à nos vins légers du Nord. On pourrait imaginer une traversée faite au champagne ou au chablis, avec très peu d'eau. Mais, en quelques repas, le samos ou le chypre non coupés donnent le dégoût. Le navire, qui ramène Du Fresne-Canaye de Turquie, est surpris par la bonace dans la mer Ionienne : Nous souffrîmes une soif désespérée, n'ayant que de l'eau poussiéreuse et ne pouvant boire de vin à cause de la canicule.... Les vins grecs les plus parfaits ne semblent pas plus savoureux au palais des délicats que nous parut ensuite l'eau d'un puits, tant nous avions souffert d'en être privés depuis bien des jours[9]. A plus forte raison, le vin de ces marines primitives, le vin noir, comme dit le poète, ne peut être consommé pur. C'est une sorte de confiture épaisse et visqueuse, qu'il faut délayer dans beaucoup d'eau pour en faire du vin rouge. Mitron donne à Ulysse un vin merveilleux, une boisson divine, un vin sans eau, un vin noir auquel il fallait ajouter, si l'on voulait du vin rouge, doux comme le miel, vingt mesures d'eau pour une mesure de vin ; aussi l'outre qui contient cet extrait de vin répand une odeur divine[10]. Quand l'équipage de Télémaque au retour de Pylos vient débarquer sur l'extrême pointe d'Ithaque, on se hâte, après cette nuit sur l'eau, de préparer le souper et de mélanger le vin noir[11].

A tous les repas homériques, cette opération du vin mélangé se renouvelle. C'est le premier soin des valets, dès que le repas est commandé : ils mélangent le vin dans la cuve commune, le cratère, où l'on remplira les coupes de chacun.

De même avec le blé ou la farine, il faut beaucoup d'eau pour fabriquer la bouillie ou les pâtes dont tout le inonde vit durant la traversée. Les Italiens aujourd'hui nourrissent leurs équipages de macaroni. Les équipages homériques vivent de farine qui fait la force de l'homme, qui lui donne la moelle. On ne rôtit des viandes qu'à terre. Viande et lait sont les douceurs des terriens. Vins et grains sont les provisions de bord. Les compagnons d'Ulysse, débarqués dans l'île du Soleil, ne doivent pas toucher au bétail sacré. Ils vont continuer à vivre sur leurs provisions de bord, blé et farine. Tant qu'il leur reste du grain, ils respectent la défense et s'abstiennent des bœufs. Mais quand toutes les provisions sont épuisées, ils égorgent le troupeau[12].

Aux temps historiques, pour les navigations rapides, il en est encore ainsi. La trirème athénienne, qui porte le décret de grâce au peuple de Mitylène et qui doit devancer le décret de mort, ne se nourrit que de farine délayée dans du vin et de l'huile[13]. Les provisions de route, pour les voyages sur terre, ne sont pas différentes. Quand les Dix Mille, rentrés de leur expédition, se trouvent encore assemblés à Byzance, un certain Koiratadas, racoleur de mercenaires et professeur de tactique, se présente pour les conduire au Delta de Thrace, en un pays de belles razzias et de pillages : il fournira tout le nécessaire, des objets de culte, un devin, des provisions en abondance, vivres et boissons. Le lendemain, Koiratadas revient en effet avec ses objets sacrés, son prophète, vingt hommes chargés de farine, vingt hommes chargés de vin, trois hommes chargés d'olives, un homme pliant sous une charge d'aulx, un homme enfin chargé d'oignons[14]. Les navigateurs récents de la Méditerranée levantine gardent les mêmes habitudes. Au XVIe siècle, Belon décrit ainsi la vie des corsaires :

Pour ce que ce mot de Coursaires n'est bien entendu es régions méditerranées..., j'en veult maintenant donner l'intelligence.... Trois ou quatre duicts à la marine et hardis se mettent à l'adventure, qui dès le premier commencement sont pauvres, n'ayant que quelque petite barque ou frégate ou brigantin niai équipé. Mais au reste ils ont une boete de quadran à naviguer nommé le Bussolo et ont aussi quelque appareil de guerre. Pour leur vivre, ils ont un sac de farine et quelque peu de biscuit, un bouc d'huvle, du miel, quelques liaces d'aulx et oignons, qui est pour la provision d'un mois. Cela fait, ils se mettent à l'adventure.... Si le vent les contraint de se tenir en port, ils tireront leur barque en terre, qu'ils couvriront de rameaux d'arbres, et tailleront du bois avec leurs congnées et allumeront du feu avec leur fusil et feront un tourteau de leur farine. qu'ils cuiront... sur une tuile ou lame de cuivre ou de fer battu qu'ils appuient dessus deux pierres et font du feu dessous[15].

Actuellement encore, dans les îles et terres grecques, le batelier de Syra et l'ouvrier d'Arcadie vivent du Terne régime. Du pain plus ou moins cuit, de la bobota albanaise — c'est-à-dire de la farine de maïs grossièrement moulue, délayée dans de l'eau et cuite sur une plaque de métal à la manière indiquée par Belon —, du vin, quelques olives et quelques sardines conservées, de l'huile et des oignons crus forment le fond de ce régime[16]. La viande n'apparaît qu'aux jours de fête ou de bombance, quand on rôtit un agneau que l'on dévore tout entier, entre amis.

Il faut donc une grosse provision d'eau à bord. Cette provision s'épuise vite. Il faut relâcher souvent, et presque chaque soir, pour la renouveler. Auprès des sources connues et constantes, chaque soir on débarque afin d'apprêter, comme dit Euryloque à Ulysse, un bon souper[17]. Or, sauf exceptions faciles à dénombrer. les sources qui bordent la Méditerranée levantine sont peu abondantes et tarissent parfois. Pour qu'un établissement soit assuré de ne manquer jamais d'eau, pour qu'une flottille soit assurée de trouver rapidement et longtemps la provision suffisante, il faut plusieurs sources à l'aiguade ; l'île de Kalypso en avait quatre.

II. Caverne. — Les autres caractères de notre site sembleraient moins importants aux marins d'aujourd'hui. La caverne, surtout, ne leur serait pas d'un grand service. Aux marins de l'Odyssée, les cavernes côtières sont indispensables. Mais pour en bien faire comprendre la nécessité, il faut une dissertation assez longue sur les bateaux et les us et coutumes de ces navigateurs. Je prie le lecteur de prendre patience.

Considérons d'abord que leurs galères sont petites, mal pontées, peu confortables[18]. Ces galères sont petites, puisqu'elles marchent à la rame et qu'un équipage de vingt rameurs leur suffit, ce qui suppose huit ou dix rames sur chaque bord. On tire sans peine ces galères sur le rivage et quelques hommes suffisent pour les remettre à flot. Ce sont des embarcations plutôt que des navires. Comme les bateaux de l'Archipel au temps de Tournefort, elles ne vont que dans la bonace ou par un vent favorable ; à la vérité, on serait mieux dans une tartane ; mais on perdrait son temps à soupirer après les vents[19]. Ces galères sont peu confortables. Elles ne sont pas, d'un bout à l'autre, recouvertes d'un pont, sous lequel se tiendraient les rameurs, avec des chambres closes et une batterie où vivrait et dormirait l'équipage. Elles n'ont pas de chambre. La cale est ouverte. Ce sont des vaisseaux creux, c'est-à-dire béants, non pontés, qui ont seulement, à l'avant et à l'arrière, des sortes de château. Ces ikria ne sont, je pense, que des estrades émergeant du vaisseau creux et supportées par quatre piliers ; on y monte par une échelle. Tel est du moins le sens d'ikrion dans la langue des Grecs d'Asie. Un texte d'Hérodote nous donne la valeur exacte de ce terme. Hérodote décrit les habitations lacustres de Macédoine et leurs villages sur pilotis : Ce sont des huttes sur des estrades, sur des ikria, que supportent de hauts pieux dressés en plein lac[20]. J'imagine de même les ikria homériques. A chaque bout du navire, une plate-forme, dominant la cale et la mer, repose sur quatre piliers ; un bordage la ceinture des trois côtés qui regardent la mer ; mais l'estrade est ouverte, sans garde-fou, du côté de la cale, où l'on descend par l'échelle. Tous les détails du texte odysséen vont nous amener à cette conclusion. Sous chacun de ces ikria, entre les quatre piliers, peut-être existe-t-il quelque soute ou quelque réduit, une cabine, la chambre comme disent les corsaires francs. Mais dans tout le poème, il n'est fait aucune mention de ce réduit. Je croirais phis volontiers que le dessous des ikria ne se distingue en rien du reste de la cale. Le poète ne parle jamais que des châteaux à l'étage supérieur.

Le château d'avant sert de poste à la vigie. Le château d'arrière est la demeure du capitaine, du pilote et des passagers de marque : ils s'y assoient durant le jour ; ils s'y étendent durant la nuit. C'est sur le château d'arrière, que Télémaque et Mentor, partant vers Pylos, viennent s'installer[21].

Au retour de Pylos, c'est sur le château de la poupe que Télémaque dépose la lance du suppliant Théoklyménos ; c'est là qu'il s'assied lui-même et fait asseoir Théoklyménos auprès de lui[22].

La nuit venue, le capitaine, qui parfois est en même temps le pilote[23], ou le capitaine et le pilote, avec les passagers de marque, peuvent s'allonger sur le pont du château d'arrière[24]. C'est là que les Phéaciens font un lit pour Ulysse, avec une couverture et des draps de lin, et c'est là qu'Ulysse dort d'un sommeil de plomb durant la traversée ; les Phéaciens, sans l'éveiller, le déposent sur la plage d'Ithaque, roulé dans sa couverture et dans ses draps[25].... J'ai chez moi, dit Nestor, assez de couvertures et de literie pour que le fils de mon vieil ami Ulysse ne s'en aille pas dormir sur le château de son navire[26].

Sur le pont du château d'avant, sur le gaillard d'avant, quelques rameurs peuvent de même s'étendre pendant la nuit. Mais le gros de l'équipage, entassé dans le creux du vaisseau, rame ou dort sous la pluie et sous l'embrun. Rien ne les couvre. Entre les deux châteaux d'arrière et d'avant, le vaisseau est creux, non ponté. Dans ce creux du vaisseau sont alignés les bancs des rameurs, perpendiculairement au bordage. Ils laissent au milieu du vaisseau un espace libre, un passage, une coursie : la coursie est comme la rue de la galère, par laquelle on va d'un bout à l'autre[27]. D'un bout à l'autre du vaisseau, Ulysse se promenant sur la coursie exhorte ses hommes au moment de franchir Skylla[28].

Cette expression aller à travers le vaisseau nous est plus clairement expliquée dans la dernière visite d'Alkinoos au vaisseau phéacien. On a tout préparé pour le rapatriement d'Ulysse. Le vaisseau gréé est mis à flot, puis amené par les rameurs et ancré dans le goulet du port. La houle du large le balance. On va partir dans quelques heures. Les Phéaciens ont envoyé à bord les cadeaux destinés à Ulysse, chaudrons, trépieds et autres manufactures. On a disposé ces objets encombrants dans le creux du vaisseau, sous les bancs des rameurs, de chaque côté de la coursie. Alkinoos vient passer la dernière  inspection. D'un bout à l'autre du vaisseau il se promène sur la coursie et vérifie l'arrimage, afin que rien ne gène les hommes quand ils donneront le coup de rame[29]. Sur les galères italiennes ou provençales, une expression était employée qui traduirait exactement notre mot homérique : c'est correr la nau ou courir la nef, correr la cossia ou courir la coursie. C'était ce que l'on appela plus tard en France courir la bouline. Les matelots rebelles ou délinquants étaient condamnés à passer plusieurs fois d'un bout à l'autre de la galère en courant sur la coursie ; l'équipage rangé de chaque côté frappait le condamné à grands coups de bouline, de corde raide[30].

Dans le creux du vaisseau, sur la coursie, on peut coucher le mât, quand, amenant la voile, on démâte pour ramer[31].

Certains navires ont peut-être des chevalets pour recevoir et maintenir le mât couché. Mais un seul passage de l'Iliade et un passage des hymnes homériques mentionnent ces chevalets qui ne doivent pas être d'un usage courant. C'est à même la cale ou sur la coursie que l'on couche le mât et les agrès. Quand le vent fauche la mâture, tout s'écroule dans la cale, qui n'est donc pas couverte[32]. Dans le creux du vaisseau, Skylla peut pêcher six hommes qu'elle enlève à bout de bras ; c'est donc que rien ne les couvre ; il n'y a pas un pont au-dessus d'eux[33].

Dans le creux du vaisseau, on entasse les vivres et les présents[34].

Les marchandises les plus précieuses restent là, saris que rien ne les dérobe à la vue ni aux convoitises de l'équipage. Même sur les navires perfectionnés des Phéaciens, il n'y a pas de chambre où serrer les objets de prix :

Alors la reine Arètè (la femme d'Alkinoos) apporte un admirable coffre ; elle y dépose les cadeaux, les tissus et l'or, que les Phéaciens donnaient à Ulysse, et elle dit au héros : Viens toi-même regarder la fermeture et, vite, ajoute un nœud afin que, durant le voyage, personne ne te puisse voler tandis que tu feras un bon somme sur le vaisseau noir. A ces mots, Ulysse vint aussitôt arranger la fermeture et, vite, il fit par-dessus le nœud savant, que lui avait enseigné la vénérable Kirkè.

S'il faut tant de précautions pour sceller le coffre, c'est qu'il va rester sous la main de l'équipage. La bonne reine Arètè connait son peuple de chapardeurs qui rainasse et s'approprie tout ce qu'il trouve à la traîne. Pendant le sommeil d'Ulysse, on ouvrirait le coffre non scellé, comme on ouvre la fameuse outre du roi Aiolos. Relisez l'épisode. Ulysse reçoit d'Aiolos l'outre merveilleuse qui contient le souffle des tempêtes. Il arrime cette outre dans le creux du vaisseau. Il l'attache avec un cordage d'argent. Puis il s'endort. Ses compagnons ne peuvent résister à la tentation. Cette outre qu'ils ont là, sous leurs pieds, à leur portée, toujours devant les yeux, que peut-elle bien contenir ? quels trésors ce malin d'Ulysse leur cache-t-il encore ? Ils ouvrent. La tempête sort.... Si le creux du vaisseau était une chambre close, une soute couverte, tout ce récit deviendrait invraisemblable, incompréhensible. Que l'on relise encore un conte d'Ulysse au chant XIV, sa prétendue captivité à bord d'un navire thesprote. Les corsaires l'ont dépouillé de ses vêtements et solidement ligoté sous les bancs des rameurs. Ils débarquent le soir à la côte d'Ithaque pour mélanger le vin et prendre le repas. En leur absence Ulysse détache ses cordes, se glisse le long du gouvernail jusqu'à la mer et s'enfuit à la nage.

Il n'est pas question d'une cale fermée où l'on mettrait aux fers les esclaves et les captifs. Le prisonnier est seulement attaché par une corde, sous les bancs des rameurs. La corde une fois déliée, rien ne l'empêche de fuir, ni portes à ouvrir, ni parois à enfoncer. Sur les bateaux du XVIIe siècle, voici le récit d'une évasion toute pareille. Robert, capitaine anglais, a été pris par des corsaires turcs, avec un jeune garçon de ses amis

Je ne doutais pas qu'ils nous vendissent à Rhodes pour être esclaves le reste de nos jours. Cependant ils agirent mieux à notre égard que nous n'attendions, puisqu'ils ne nous mirent pas à la chaîne. Il y avait déjà cinq jours que nous étions entre leurs mains, lorsqu'ils mouillèrent à Samos. Ce fut ici que je me hasardai la nuit à prendre mon jeune garçon sur le dos et à nager à terre où nous abordâmes heureusement. Pour n'être pas découverts par les Turcs qui s'y tutoient rendus, il nous fallut demeurer cachés six jours et six nuits dans les crevasses d'un rocher, où nous n'eûmes pour toute nourriture que trois limaçons et les racines de quelques herbes sauvages[35].

Que l'on note bien le détail de cette histoire. Si nos gens ont pu fuir, c'est qu'on ne les avait pas mis à la chaîne, à fond de cale. Les corsaires turcs ont des chambres où l'on met à la chaîne, des soutes qui peuvent servir de prison. Mais ils agirent mieux avec leurs captifs. Nos gens ne furent pas enfermés. Comme Ulysse, ils purent se couler jusqu'à la mer et nager vers la rive. Comme eux, Ulysse n'a pas eu de porte à enfoncer ; mais le vaisseau thesprote n'avait pas de prison.... C'est de même, dans le creux des vaisseaux, sous les bancs des rameurs, et non dans une chambre close, que l'on attache les déserteurs ramenés à bord. Ulysse fait rallier de force les matelots qui ont voulu déserter au pays des Lotophages : Malgré leurs larmes, je les traînai aux vaisseaux et, dans le creux, sous les bancs, je les attachai tout de leur long[36].

Tout le poème nous montrerait que marchandises, personnes ou provisions restent empilées dans une cale ouverte, même au cours des longues traversées. En quittant l'île des Phéaciens, Ulysse est installé sur le château d'arrière. Mais c'est dans le creux du vaisseau que l'on a déposé les cadeaux d'Alkinoos et de son peuple, non seulement les manufactures et les objets de métal, mais encore les fins tissus, les broderies et les provisions envoyées par la bonne reine Arètè et portées à bord par ses trois chambrières. Celles-ci remettent leur charge aux matelots qui la disposent dans le vaisseau creux[37].

De ce creux du vaisseau, quand on arrive à terre, on tire le chargement, marchandises et troupeaux[38].

Les moutons du Kyklope y ont trouvé place sans difficulté. On s'est contenté de les y jeter par-dessus bord. ce qui suppose une coque peu profonde. Jetés dans le trou béant de nos cales, les moutons se fussent cassé les pattes. On sait quelles manœuvres et combien de temps il faut aujourd'hui pour embarquer du bétail mérite dans nos vaisseaux les plus petits et dans nos cales les moins basses. Ulysse et ses compagnons. fuyant devant le Kyklope, n'ont pris aucune précaution, ni perdu aucun temps : par-dessus bord, les moutons ![39]

En deux passages, le creux du vaisseau est désigné par le mot antlon, άντλον, qui dans le grec classique signifie proprement la sentine, le réservoir à fond de cale où s'amassent les eaux (άντλον signifie aussi eau croupie) et que l'on vide à l'écope. Sur les vaisseaux homériques, l'antlon n'est pas un grand espace couvert, une batterie close et confortable. Ce n'est que la partie la plus creuse de la coque, une sorte de trou béant, mais peu profond, sous le plancher où s'appuient les pieds des rameurs, un puisard entre les poutres du fond. Chaque fois que le poète mentionne la sentine, il est visible que rien ne la sépare entièrement du reste de la cale : rien ne la couvre tout entière. D'en haut, les voiles et les passagers tombent au fond de l'antlon. Un coup de vent, dit Ulysse, fauche la mâture : tous les agrès sont précipités dans l'antlon (il n'y a donc pas de pont), et le mât couché sur l'arrière va casser la tête du pilote (qui est assis sur le château d'arrière), et le pilote tombe du château dans la mer[40].

La nurse phénicienne d'Eumée tombe pareillement (du haut du château) dans l'antlon. Elle s'est enfuie de la maison de son maitre, le roi de Syra, en enlevant le petit Eumée. Elle a pris passage sur un bateau phénicien : Pendant toute une semaine, nous naviguons jour et nuit ; mais le septième jour, Artémis la fit tomber dans l'antlon[41].

II ne faut pas imputer aux déesses de pareilles méchancetés. Artémis ne fut pour rien dans l'accident. La chose arriva, sur ce navire de Sémites, le septième jour. Ce devait être jour de repos, de liesse, de sabbat. Là-haut, sur le château d'arrière, on avait dû fêter le jour du Seigneur, comme on le fêtait à bord des corsaires francs au XVIIe siècle, pieusement et copieusement. Les vins de l'Archipel jouent trop souvent de vilains tours aux navigateurs étrangers. Au XVIIe siècle. les trafiquants européens, Anglais, Hollandais et Français, établis à Smyrne, avaient habitué les capitaines marins à de sages précautions :

Les marchands, raconte le chevalier d'Arvieux, vont quelquefois se divertir à bord des vaisseaux qui sont en rade.... Ils y viennent de bon matin et s'en retournent fort tard. Très souvent les conviés ont besoin qu'on les mette dans leurs bateaux avec des palans, de crainte que les pieds leur manquent en descendant par les échelles. Cette précaution est sage et nécessaire, après ces sortes de longs festins où l'on a bu beaucoup et, pour l'ordinaire, beaucoup trop.... Quand les divertissements se font à terre chez les marchands, et surtout chez les Anglais. on ne peut rien ajouter à la magnificence des festins ni à la quantité de vin qui s'y boit. Après qu'on a cassé tous les verres et les bouteilles, on s'en prend aux miroirs et aux meubles. On casse et on brise tout pour faire honneur à ceux à qui on boit et on pousse quelquefois la débauche si loin que, ne trouvant plus rien à casser, on fait allumer un grand feu et on y jette les chapeaux, les perruques et les habits, jusqu'aux chemises, après quoi ces messieurs sont obligés de demeurer au lit jusqu'à ce qu'on leur ait fait d'autres habits[42].

Notre corsaire phénicien avait rempli sa cale de vivres avant de quitter Syra. Le capitaine, galant homme, traitait bien cette grande et jolie payse, qui, de son côté, ne se montrant ni avare ni cruelle, payait à sa façon, sur le lit et en amour... Le château d'arrière n'était ceinturé d'un bordage que du côté de la mer. Rien ne servait de garde-fou du côté de la cale. La pauvre fille tenant mal son équilibre et quelque coup de roulis aidant, l'accident se produisit sans qu'Artémis y mit la main. Sur l'escadre de S. A. R. le duc d'Édimbourg, que j'ai connue dans les mers levantines, pareilles chutes de la dunette sur le pont étaient assez fréquentes le dimanche soir.

Donc la cale ne semble pas être pontée. Ce sont bien les vaisseaux non couverts, mais équipés en corsaires à la vieille mode, dont parle Thucydide[43]. Les Grecs ne connurent que plus tard les vaisseaux entièrement couverts. Ce furent les Thasiens, dit Pline, qui les premiers construisirent des vaisseaux-longs entièrement couverts, naves tectas longas Thasii invenerunt[44]. Pline ajoute qu'auparavant on ne combattait que de la proue et de la poupe, antea ex prora tantum et puppi pugnabatur[45], nous dirons : du gaillard ou château d'avant, et du gaillard ou château d'arrière. C'est bien ainsi que les choses se passent dans l'Iliade et dans l'Odyssée[46]. Ulysse, apercevant Skylla, revêt ses armes, prend deux javelots et va se poster au gaillard d'avant[47].

Les vaisseaux d'Ulysse ressemblent à cette barque de bronze, trouvée dans l'antre de l'Ida, à côté de boucliers et d'autres produits de l'industrie phénicienne[48]. Ils ressemblent davantage encore, comme le remarquait déjà Helbig, aux vaisseaux des Peuples du Nord, figurés sur les monuments égyptiens. La proue et la poupe, également hautes, sont toutes deux pourvues d'une corne droite : les barques siciliennes, dans le détroit de Messine, gardent encore aujourd'hui cette corne droite de l'avant ou de l'arrière qui permet de fixer les câbles pour haler le bateau à la plage ou le remettre à flot.... La proue et la poupe ont à l'extérieur une double courbure symétrique, et à l'intérieur deux estrades entourées d'un bordage. Les guerriers, debout sur ces estrades, dépassent de tout le buste leurs compagnons debout dans la cale. Couverts jusqu'aux cuisses par le bordage, les guerriers peuvent facilement se protéger le haut du corps de leur cuirasse ou de leur bouclier[49].

Les navires phéniciens, dit G. Maspero, étaient étroits et longs et ils sortaient de l'eau aux deux extrémités. La proue et la poupe se chargeaient d'une plate-forme bordée de balustres en bois qui faisait office de château gaillard. La coque mesurait vingt à vingt-deux mètres : mais elle ne semble pas avoir calé plus d'un mètre cinquante au plus creux. Elle ne renfermait point de chambre, niais le lest, les armes, les provisions et les agrès de rechange. La muraille était élevée d'environ cinquante centimètres. Les bancs de nage s'accotaient contre elle et laissaient libre, au centre, un espace où loger les ballots de marchandises, les soldats, les esclaves, les passagers supplémentaires. L'équipage comprenait trente rameurs, quatre gabiers, un pilote, un capitaine et un chef de chiourme. En bataille, comme les rameurs se seraient trouvés exposés aux projectiles, on exhaussait la muraille d'un mantelet. Les soldats se répartissaient sur le gaillard d'avant... et sur le gaillard d'arrière, d'où ils essayaient, en attendant l'abordage, d'abattre à coups de flèche les ennemis[50].

Cette description de G Maspero mérite une attention minutieuse : Aucun monument, ajoute l'auteur, ne nous apprend de façon directe ce qu'étaient les vaisseaux des Phéniciens. Mais nous connaissons la structure des galères des Pharaons de la XVIIIe Dynastie. On ne risque guère de se tromper si l'on se ligure les navires phéniciens comme ne différant des égyptiens que par de menus détails de coupe ou de gréement. Ce raisonnement est d'autant plus légitime qu'en réalité nous avons un monument pour le vérifier. La barque votive de l'Ida, où les archéologues reconnaissent une œuvre phénicienne, est la reproduction exacte de telle barque votive égyptienne du temps d'Ahmosis : même coque allongée et terminée en deux cornes, qui sortent de l'eau ; même rangée double de rameurs assis dans le creux du vaisseau, tandis qu'à l'avant et à l'arrière se dressent deux petites plateformes. Ces barques sont en miniature l'exacte reproduction des grands vaisseaux. Si, phéniciennes ou égyptiennes, les barques entre elles sont semblables, c'est que les vaisseaux l'étaient aussi[51].

Il fut un temps où toutes les marines de la Méditerranée levantine construisaient sur ce modèle. Les monuments égyptiens permettent de constater la ressemblance complète entre les navires des Peuples de la Mer, Shardanes, Danaens, Achéens, etc., et les vaisseaux de course de la XVIIIe Dynastie. G. Maspero, dans son Histoire Ancienne[52], insiste avec raison sur ces ressemblances. Les galères barbares avaient, comme les vaisseaux de course de Deir-el-Bahari, des formes allongées, avec des coques peu profondes.

Les lignes de l'avant et de l'arrière se relevaient droit, à la façon d'un cou de cygne ou d'oie. Deux châteaux dominaient [la coque] et un parapet courant sur le plat du bordage garantissait le corps des rameurs. Le niât unique était muni d'une vergue courbe et se terminait par une hune où quelque vigie se juchait pendant la bataille. La vergue supérieure ne s'amenait pas. Mais les gabiers manœuvraient la voile de la même manière que les Égyptiens. Les analogies qu'on remarque entre cette flotte et celle de Ramsès s'expliquent sans peine. Les Égéens, à force d'examiner les galères phéniciennes, qui croisaient chaque année dans leurs eaux, s'étaient instruits à l'art des constructions navales. Ils avaient copié les lignes, imité le gréement, appris la manœuvre de vogue ou de combat.

En somme, c'est aux navires égyptiens de la XVIIIe Dynastie qu'il faut recourir, si nous voulons connaître les vaisseaux homériques. Ayez sous les yeux les vaisseaux de course que la reine Haitshopitou envoya aux Échelles du Pays de l'Encens, et vous comprendrez dans leurs moindres détails les descriptions et les manœuvres odysséennes. Le mémoire de G. Maspero, Sur quelques navigations des Égyptiens[53], et les dessins qui l'accompagnent seraient le meilleur commentaire de l'Odyssée. Nous avons déjà vu les ressemblances de coupe et de forme, la même disposition des bancs dans une cale peu profonde et les mêmes châteaux aux deux extrémités. C'est aussi le même gréement. Le mût est unique. A juger par la hauteur des hommes, le mût des bateaux égyptiens peut avoir huit mètres de haut. Le poète odysséen nous dit que la massue du Kyklope était un olivier haut comme le mût d'un navire à vingt rames. Les commentateurs remarquent avec justesse que l'olivier, comparé au chêne, au sapin, au platane ou au cyprès, est un arbre bas, trapu, sans élancement[54]. Le mât homérique n'a donc pas grande hauteur. Il ne doit pas dépasser les huit mètres du mât égyptien. — Le mât égyptien, continue G. Maspero, s'implantait perpendiculairement au centre de la coque ; des entrelacs de corde l'assujettissaient. C'est aussi la disposition du mât homérique. Pour mâter, on soulève le nuit de sapin ; on le dresse perpendiculairement à la coque, au-dessus des bancs de nage ; on engage le pied dans un trou qui est au milieu de la coursie, puis dans un carré de bois disposé au fond de la coque, sur la quille ou sur la carlingue, et qui s'appelle le pied du mât, ίστοπέδη[55].

Dans les vaisseaux égyptiens et dans les vaisseaux homériques, le mât n'a pas de haubans. A son pied ou à la hauteur de la mesodmè, il est lié à la coque ou à la coursie par des entrelacs de cuir ; mais c'est par le haut surtout qu'il est maintenu : un double système de cordages, étais et faux-étais[56],  va s'attacher à la proue et à la poupe. Quand le mât est dressé, on raidit les étais et faux-étais et on les attache en bas. Pour démâter, manœuvre inverse. On lâche les étais, on sort le mât du pied et du trou, et on le couche sur la coursie ou sur les deux fourches destinées à le recevoir[57].

Sur les vaisseaux égyptiens, dit G. Maspero, le mât à pible (c'est-à-dire d'une seule pièce) n'a pas de haubans prenant leur point d'appui sur les bords du navire, mais des étais, deux à l'avant, un à l'arrière. Le faux-étai d'avant se capèle à la tête du mât par le bout d'en haut et s'attache à l'éperon par le bout d'en bas. L'étai d'avant et l'étai d'arrière partent du mât et vont s'amarrer symétriquement sur les attaches de proue et de poupe. De même, sur nos vaisseaux odysséens, le mât ne tient debout que par ces étais et faux-étais. Quand une rafale brise les deux étais, le mât se renverse brusquement sur le château d'arrière[58].

S'il s'agissait de deux jeux de haubans, attachés sur les flancs du vaisseau, leur cassure entraînerait la chute du mât sur l'un des bords et non pas sur l'arrière. Cette attache du mât fait que l'on ne peut guère naviguer que vent arrière. Si le vent prend la voile par le côté, rien n'assujettit assez fermement le mât, qui risque alors de se coucher ou de se briser en fouettant. Bien fixé au contraire vers l'avant et vers l'arrière, le mât peut supporter la voile que le vent d'arrière gonfle et pousse violemment vers la proue.

Le mât homérique porte, comme le mât égyptien, une voile et des agrès, des armes, όπλα. Le mot hopla, armes, désigne tout ce qui sert à armer le vaisseau, comme disent encore nos marins, rames, voiles, cordages, etc. Il semble pourtant que, dans l'Odyssée, hopla désigne plus spécialement les voiles et les vergues qui tombent avec le mât. Comme les vaisseaux égyptiens. le navire homérique a une voile, soutenue par des vergues : on la déploie au vent, en dressant le mât et en élevant la vergue[59].

La voile se hisse par des cordages de cuir, qui sont passés dans une poulie au haut du mât et dont on tourne l'extrémité du bas autour de quelques chevilles plantées au long du bordage.

Des navires ainsi gréés ne devaient guère être propres à tenir la haute mer. Sauf pour traverser le golfe Arabique, je ne pense pas que les capitaines égyptiens s'enhardissent jamais à perdre la côte de vue. Ils allaient longeant le rivage pendant les heures du jour et s'arrêtaient chaque soir pour repartir le lendemain matin. La disposition des vergues et la forme des voiles montrent que les vergues ne devaient jamais faire avec l'axe de plus grande largeur qu'un angle de 15° ou 20° au plus. Aussi les navires ne devaient-ils pas s'élever facilement au vent. Ils ne pouvaient marcher à la voile que vent arrière ou à peu près[60].

Quand nous calculions sept nœuds à l'heure pour les navigations homériques, c'était donc un très grand maximum : Les marins grecs du commencement de notre ère, ajoute Maspero, évaluaient la journée de navigation à cinq cents stades en moyenne ; je ne pense pas que les marins égyptiens aient jamais obtenu vitesse pareille. Les vaisseaux homériques et les vaisseaux égyptiens se ressemblent davantage encore dans la disposition de la coque et dans l'arrimage du chargement : ils n'ont ni soute couverte ni cale profonde[61]. Il ne semble pas que la cale ait eu plus d'un mètre cinquante de creux en son plus creux ; encore allait-elle s'étrécissant vers les deux extrémités. Elle renfermait le lest, les marchandises, les provisions. Les monuments de Deir-el-Bahari montrent bien cette disposition. Le chargement est arrimé entre les bancs ou sous les bancs des rameurs. Il dépasse en hauteur la coursie qu'il encombre. Nous assistons au chargement que les peintures représentent et que les inscriptions décrivent. Partie sur la mer Rouge vers les Échelles de l'Encens, la flottille de cinq vaisseaux est allée jusqu'au pays des Somalis. Elle est entrée dans un fleuve. Elle a cargué ses voiles et jeté l'ancre au milieu du courant. Elle a mis des planches à terre pour communiquer avec les indigènes. Elle est mouillée en face d'un village, dont les cabanes arrondies et juchées sur des pilotis, — sur des ikria, dirait Hérodote, — sont éparses dans les sycomores et les palmiers. Le messager royal débarqua sous l'escorte de huit soldats et d'un officier. Afin de prouver ses intentions pacifiques, il étala sur un guéridon des cadeaux variés, cinq bracelets, deux colliers en or, un poignard muni de sa gaine et de sa courroie, une hache de bataille, onze fils de verroterie : Comment avez-vous atteint cette contrée inconnue aux hommes ? demandent les indigènes, êtes-vous descendus par les voies du ciel ou bien avez-vous navigué par eau sur la mer de Tonoutir ? Les premiers compliments échangés, on aborda les affaires sérieuses. Les Égyptiens dressèrent une tente, sous laquelle ils emmagasinèrent leur pacotille, et, pour épargner à leurs hôtes des tentations trop vives, ils tracèrent un cordon de troupes tout autour. Les conditions du marché se réglèrent dans un banquet où l'on initia les Barbares aux délicatesses de la cuisine égyptienne. Puis on fit les échanges. Nous assistons au chargement. Pendant plusieurs jours, ce fut un défilé de gens et de baudets pliant sous le faix[62]. Les peintures de Deir-el-Bahari représentent ce défilé. Sur les planches à terre, circulent des porteurs ou des couples de porteurs. Ils viennent déposer leur charge dans le creux du vaisseau, à la place que leur indique le commissaire debout au gaillard d'avant. Le creux du vaisseau est rempli : Il y avait de tout dans ce que les Égyptiens achetèrent, des dents d'éléphant, de l'or, de l'ébène, de la casse, de la myrrhe, des cynocéphales et des singes verts, des lévriers, des peaux de léopard, des bœufs de forte taille, des esclaves, et même trente et un arbres à encens, déracinés, avec leur motte et transplantés dans des couffes[63]. Ces produits remplissent la cale et s'empilent par-dessus le bord jusqu'au niveau de la basse vergue. Les arbres à encens s'alignent sur la coursie entre les bancs des rameurs. Les ballots forment des amas sur lesquels gambadent les singes. Voilà, traduit aux yeux, notre vers odysséen le vaisseau creux était plein de denrées[64].

L'arrimage fut long et difficile. Quand la place manqua, les navires, chargés autant qu'ils pouvaient l'être sans gêner la manœuvre, reprirent la mer. » Cette flotte égyptienne de la reine Haïtshopitou nous donne l'idée tout à fait juste de ce que furent aussi les flottilles homériques. A. Jal avait raison de conclure son étude des marines égyptiennes en disant que notre galère-subtile du XVIIIe siècle est une tradition assez fidèle de la galère égyptienne du XVe siècle avant J.-C. Entre cette galère égyptienne et notre galère-subtile, le croiseur odysséen, la naus-thoè, est le chaînon intermédiaire, et ce nom même de naus-thoè, galère-rapide, est le prototype du nom galère-subtile, couramment employé aux XVIIe et XVIIIe siècles[65]. C'est aux monuments égyptiens des XVIIIe et XIXe dynasties qu'il faut demander une représentation de la marine odysséenne. Notons soigneusement cette date.

Elle est importante. Car les monuments postérieurs de la Phénicie et de l'Assyrie nous font connaître un autre type de vaisseau :

Ce ne sont plus les galères du type égyptien, recourbées aux deux bouts, non pontées. faibles contre l'attaque des vagues ou du vent. Ces nouveaux vaisseaux ont une coque longue, basse, mince et bien équilibrée. La poupe se relève encore et surplombe le pilote. Mais la proue est droite, munie d'un éperon aigu qui s'emmanche à la quille et qui sert aussi bien à fendre la lame qu'à défoncer le flanc des bateaux ennemis. Deux rangs de rameurs sont superposés. Le premier appuie ses avirons sur le plat bord. L'autre manie les siens par des sabords percés dans la muraille. Un faux pont, assis sur des poteaux solides, court de l'avant à l'arrière et forme, au-dessus de la chiourme, un étage réservé aux soldats et au reste de l'équipage[66].

Nous voici bien loin de nos vaisseaux homériques. Les châteaux d'arrière et d'avant ont disparu : plus d'ikria ! Un pont les remplace, tendu d'un bout à l'autre du vaisseau. Ce n'est plus le navire creux de l'Odyssée. C'est pourtant un type de navire que les Hellènes ont connu ; c'est le vaisseau ponté qui succéda, dit Thucydide, aux anciens navires de course ; c'est le vaisseau-long couvert, navis tecta longa[67], dont les Anciens attribuaient l'invention aux gens de Thasos. Cette attribution n'est pas inexplicable. Thasos, dit Hérodote[68], fut une colonie phénicienne. Ce sont les Phéniciens qui avaient introduit à Thasos le nouveau navire. Des vaisseaux de ce type figurent dans les flottes de Sennachérib. Les inscriptions de ce roi affirment qu'ils ont été construits par des charpentiers syriens et qu'ils étaient montés par des marins tyriens, sidoniens et ioniens[69]. Thucydide a donc raison : ces cuirassés-pontés sont plus récents ; les croiseurs homériques étaient d'un type plus ancien, plus semblable aux navires des Peuples de la Mer.

Les croiseurs homériques sont de style égyptien. La galère-rapide, la galère creuse à double château d'avant et d'arrière, n'est que le développement logique des plus anciens navires employés sur le Nil. Dès la VIe dynastie, les tombes de Saqqarah nous montrent déjà les navires de ce type qui n'ont encore qu'un seul château d'arrière, où le pilote est assis : La coque, dit G. Maspero, établie sur quille ronde, étroite, amincie aux deux bouts, est basse à l'avant, très relevée à l'arrière et chargée d'une longue estrade couverte ; l'homme debout sur la proue est le pilote d'avant qui sonde le fleuve et indique la direction au pilote d'arrière qui manœuvre les rames-gouvernail[70]. En pleine mer, le pilote d'avant ne sonde plus à toute minute : il n'est plus obligé d'être toujours penché sur l'eau, au ras de l'eau. Il devient, an contraire, une vigie qui devra surveiller au loin les flots et les roches : il devra dominer la mer ; on lui fera donc une estrade, toute semblable à l'estrade du pilote d'arrière : la galère homérique à double château sera créée. La trière classique, la galère pontée sans ikria, me semble dérivée d'un autre modèle. Nous la connaissons mal en ses détails. Mais, dans l'ensemble, avec sa proue basse et sa poupe élevée, avec ses deux étages et ses doubles ou triples rangées de rames, elle parait dérivée des bateaux de l'Euphrate, qui, eux aussi, à leur entrée dans la mer, ont subi quelques modifications.

Le type le plus ancien est, je crois, ce navire rond en forme de cruche profonde, aux deux bouts arrondis et relevés en cornes, qui figure encore dans la flotte de Sennachérib. Le type le plus récent nous est fourni par les autres navires de cette flotte. Le progrès a consisté à transformer ce navire de charge en navire de course et de guerre, en abaissant et en aiguisant la corne de l'avant, qui est devenue un éperon pour fendre les flots ou pour entamer les navires ennemis. Mais, anciens ou récents, les bateaux de l'Euphrate ont pour caractéristique, comme la trière des Hellènes, leur division en deux étages par un pont continu, avec l'installation des guerriers ou des passagers sur le pont, à l'étage supérieur, et des rameurs en multiples rangées sous le pont, à la cale inférieure. Les châteaux ont disparu. Tout le pont peut se couvrir de soldats : on ne combat plus seulement de la proue ou de la poupe. Les textes de Thucydide et de Pline deviennent, avec ces différentes figures, d'une parfaite clarté.

Il nous est facile maintenant d'imaginer les navigations homériques avec de pareils bateaux. Assis ou couchés sur le château d'arrière, durant les traversées de jour et de nuit, les chefs et les passagers de marque ne sont pas à plaindre. Ils ne sont pas trop à l'étroit. Ils sont au sec. Le bordage du château les couvre de la lame. L'embrun des rames ne monte pas jusqu'à eux. Une toile tendue peut les abriter du soleil ou de la pluie. Quelques tapis, des peaux de mouton et de belles couvertures leur font sur le plancher un lit ou des sièges moelleux : c'est un divan où l'on ne monte que déchaussé ; Télémaque, pour s'y installer, a quitté ses chaussures qu'il remet au moment de descendre et de débarquer[71]. Si le vent souffle trop frais ou si la pluie tombe trop drue. ils ont leurs épais manteaux de feutre, leur capote poilue, sous laquelle ils se pelotonnent. Si le temps est beau, ils voient le navire filer sur le dos de la mer : ils écoutent le flot bruire en fuyant le long du bordage : ils font monter du vin que l'on mélange dans un cratère et ils passent les heures à deviser[72].

Mais dans le creux du vaisseau, l'équipage est bien moins à l'aise. II est entassé sur les bancs. Il n'est protégé ni de la pluie qui lui vient d'en haut, ni de l'embrun et des coups de lame qui lui arrivent par le travers. Malgré l'habileté des rameurs, les gouttes et les paquets d'eau pleuvent sur le dos des voisins dès que l'on rame contre le vent. A supposer que sous les ikria, sous les deux châteaux, on eût un espace mieux couvert et presque clos (je ne crois pas à cette hypothèse), ce n'était pas grand'chose. Les soupentes ménagées sous les deux gaillards pouvaient à la rigueur abriter quelques hommes à condition qu'ils restassent allongés ou, tout au plus, accroupis. C'étaient les seuls logements couverts que renfermât le navire, si même l'équipage en usait comme de logements et non pas de soutes aux armes et aux vivres[73]. Voilà pour les navigations de jour. La nuit, l'équipage manque de place pour allonger ses membres et les détirer. Il ne peut dormir qu'assis, même quand il ne rame pas et quand un bon vent se charge de pousser le navire. Mouillés, trempés, rompus, en quelques heures de mauvais temps, les hommes sont à bout. Aussi quelles délices quand on arrive à terre de s'allonger tout de son long et de rester des jours et des nuits, étendu sur la plage, roulé dans son manteau pour digérer la fatigue et la peine ! Deux jours et deux nuits après le débarquement, Ulysse et ses compagnons s'étirent sur le rivage de Kirkè[74].

Le troisième jour. Ulysse se met en quête de nourriture fraiche et part à la chasse. Mais ses hommes ne veulent encore rien entendre. Ils restent sous leurs manteaux, dans le sable, vautrés. Ils ont faim pourtant. A bord, on n'a pas grand'place ni grand temps pour faire la cuisine : quand on ne s'est nourri, plusieurs repas, que de vin et de bouillie, on sent un gros appétit de viande et de vivres frais. Les compagnons d'Ulysse et le héros lui-même se jettent avec voracité sur les fromages et le lait du Kyklope. Dans l'île de Kirkè, un énorme cerf ne leur fait qu'un jour. Aussi chaque soir, quand on le peut, gagne-t-on le rivage pour manger et dormir sur le sable. Ainsi font Ménélas et ses compagnons dans file de Pharos[75].

Du moins ne passe-t-on jamais le soir en vue d'une côte sans y débarquer pour la nuit. Quand Ulysse veut un soir doubler l'île du Soleil, Euryloque se fait l'interprète du mécontentement général :

Tu es un homme terrible, Ulysse. Tu es toujours plein d'ardeur. Tu ne sens pas de fatigue aux articulations et ta charpente est sans doute en fer, toi qui neveux pas laisser débarquer ton équipage, mort de fatigue et de sommeil, dans cette Ile où nous pourrions préparer un bon souper. Et tu veux que nous errions la nuit dans la haute mer ténébreuse, alors que pendant la nuit s'élèvent toujours les coups de vent.... Obéissons à la nuit sombre. Allons souper et passer la nuit à terre le long du vaisseau noir ; demain, dès l'aube, nous rembarquerons et nous remettrons le navire à flot[76].

La bravoure grecque ne s'est jamais accoutumée aux dangers de la nuit : dans la terrible guerre de cinq ans, que les Lydiens soutiennent contre les Mèdes, il y eut, dit Hérodote, de nombreuses batailles ; il y eut même un combat nocturne[77].

Ulysse est obligé de céder. On débarque près de l'aiguade[78]. On soupe. On dort. Mais le lendemain, voici la tempête, avec ses grains de lourde pluie. On se réfugie alors dans une caverne. Pour les marins étrangers, en effet, la caverne côtière est un gîte tout préparé, un abri contre les éléments, un refuge et une cachette contre les indigènes. On v peut tirer le navire et, personne à bord n'étant plus de service ou de garde, tout l'équipage se repose. C'est ce que font Ulysse et ses compagnons pendant la tempête, dans l'île du Soleil[79].

Si la caverne n'est pas assez grande pour recevoir le vaisseau, on y peut tout au moins transporter la marchandise et les agrès et s'y mettre au sec, en laissant le navire à la pluie. C'est ce que font encore les gens d'Ulysse, sur les avis de Kirkè[80].

Sans être vu des indigènes, on peut y allumer du feu pour se sécher de la bourrasque ou préparer les aliments : la première chose que voit Hermès dans l'antre de Kalypso, c'est le grand feu de cèdre et de bois résineux, craquant. flambant et sentant bon[81]. Si l'on veut séjourner à terre, explorer les forêts et les gisements miniers de la côte ou monter à l'intérieur pour le trafic avec les indigènes, la caverne est encore un magasin, une cachette où l'on enterre la majeure partie du chargement, les objets précieux, l'or, le bronze, les broderies et les cotonnades que l'on n'emporte pas avec soi[82]. Ainsi fait Ulysse, débarqué par les Phéaciens à la côte d'Ithaque : il ne veut pas aventurer leurs riches cadeaux sur les routes peut-être dangereuses, dans le palais envahi par les prétendants. La sage Athèna lui a donné ce conseil : une bonne caverne et de grosses pierres roulées à l'entrée valent mieux, pour les trésors, que les voyages en pays inconnu[83].

Enfin, chacun de ces honnêtes trafiquants étant doublé d'un pirate, la caverne est une embuscade précieuse, soit quand elle est proche des fontaines où femmes et troupeaux descendent chaque jour, soit quand elle surveille, du fond de son ombre, les détroits où passent les barques, et les mouillages où relâche le trafic étranger.... A toutes ces raisons humaines il faut ajouter encore les raisons mystérieuses et divines, de culte, de magie et d'oracle. Les Nymphes et les Dieux aiment le secret et l'ombre souterraine. Les Nymphes surtout, Kirkè, Kalypso et les autres, habitent les cavernes. Auprès du cap Matée, les Anciens donnent le nom de Nymphaion à un mouillage que Pausanias nous décrit[84] : Sous le cap est le Port des Nymphes, avec une caverne voisine de la mer, où sourd une fontaine d'eau douce. Il y a tout autour quelques habitations. Sur la côte d'Ithaque, c'est dans une caverne des Nymphes qu'Ulysse cache ses trésors[85].

Dans l'île du Soleil, une caverne des Nymphes reçoit Ulysse et ses compagnons. Speio, la Caverneuse, est l'une des Néréides. Parmi ces roches dénudées et surchauffées, Nymphes et Néréides ne peuvent trouver d'eau fraîchie et constante que sous la voûte des cavernes. L'Odyssée vante tout particulièrement les sources abritées sous un antre[86]. La caverne devient ainsi le complément nécessaire d'une bonne aiguade.

On comprend suffisamment, je pense, pourquoi les Ports à la Caverne devaient être connus entre tous et fréquentés. Il en est ainsi jusqu'à ces derniers temps. Les grottes côtières de Malte sont célèbres chez tous les marins anciens et modernes. Le naufrage et le prétendu séjour de saint Paul dans l'une de ces grottes y attirent les pèlerinages des fidèles et les miracles de la divinité[87]. Dapper, dans sa Description de l'Archipel, ne manque pas de signaler, au côté méridional de Calymno, deux ports auprès desquels on voit une grande caverne d'où sourd une grande et belle fontaine qui fournit copieusement d'eau. Le Hollandais Dapper ne fait que copier ici, presque mot pour mot, ce que les pilotes vénitiens ou grecs avaient appris jadis à Buondelmonte : Sur l'île de Calymno, il y a deux ports dans le voisinage desquels est une caverne spacieuse, où jaillit une source abondante qui ne tarit jamais[88]. Nos Instructions nautiques disent encore : Bien que l'île Grambousa ne soit qu'un rocher dénudé, on y trouve une source de bonne eau. Aussi est-elle très fréquentée par les petits navires côtiers. Il y a sur cette île un antre naturel sous lequel les barques peuvent passer[89]. Et ailleurs : Sur plusieurs points de la côte, on rencontre de vastes grottes, dans lesquelles l'eau est profonde.... Une autre située à proximité a une entrée très basse et est si vaste à l'intérieur que, dans les temps anciens, les pécheurs y allaient chercher un abri contre les croiseurs barbaresques[90]. Comme toujours, les voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles nous fournissent par comparaison les meilleurs commentaires. La navigation de Chandler dans le golfe de Mégare semblerait, à peine embellie, une page de l'Odyssée. Chandler est parti du Pirée sur des bateaux du pays. Il a longuement caboté de Salamine à Éleusis, puis à Mégare. Malgré le temps qui menace, il s'aventure le long de l'Isthme. Mais, des roches Skironiennes, tombe soudain une rafale accompagnée de pluie. On se réfugie dans une crique et l'on cherche un abri :

Nous laissâmes nos bateaux dans la crique et nous montâmes à une grotte voûtée dans le rocher. Elle était toute noire de fumée ; c'était le résultat des feux qu'y avaient allumés, soit les voyageurs en s'y reposant, soit les marins et les pécheurs qui, comme nous, y avaient cherché un asile pour ne point s'exposer pendant la nuit le long d'une côte aussi dangereuse ou pour attendre un temps favorable. La vue, de ce point, est fort étendue. Nos regards se promenaient avec plaisir et sur le golfe bruyant placé au-dessous de nous et sur les îles qu'il renferme. Nous fîmes du feu et nous restâmes dans cette grotte jusqu'au lendemain matin. Le calme se rétablit alors et nous nous t'embarquâmes.— Mais il s'éleva un vent frais qui en s'augmentant nous fatiguait beaucoup ; il était d'ailleurs accompagné de pluie. Nous fûmes fort aises de pouvoir gagner le rivage, quoiqu'il ne nous offrit ni grotte hospitalière ni abri contre le mauvais temps. Nous nous amarrâmes sur quelques rochers qui nous préservèrent du vent. Nous étendîmes nos voiles sur des perches en forme de tente au-dessus de nos bateaux et nous y restâmes toute la nuit, mouillés, mal à notre aise, ballottés sur les vagues. incommodés de la fumée de nos feux, surtout pendant que l'on faisait cuire notre poisson. Le jour suivant, la brise s'abattit un peu et nous en profitâmes pour remettre à la voile. Puis, quittant nos bateaux, nous montâmes à la ville d'Égine, où nous restâmes deux jours, le vent continuant à âtre fort et contraire[91].

Écoutez un autre voyageur :

Nous nous embarquâmes (de Samos) pour Nicaria le 6 février. Mais le S.-O. nous fit relâcher au port Seitan. On a eu raison de donner à ce port le nom de Seitan, qui en langue turque signifie le diable. Il fallut tirer notre caïque à terre et pendant la nuit il s'en perdit un autre qui était chargé de vin. Le vent du nord nous retint à Seitan jusqu'au 12 février. Nous y étions logés dans une caverne où nous ne brûlions jour et nuit que des lauriers, des adrachnes, des storax, et nous y passâmes le temps fort agréablement. Notre sac de biscuit diminuoit beaucoup et le temps ne permettoit pas qu'on pût ni chasser ni pêcher. A peine pouvoit-on attraper quelques oursins et yeux de bouc, et, ce qu'il y avoit de pis, nous avions beu toute l'eau que pouvoient fournir les roches voisines, où nous l'amassions avec des feuilles de squille pliées en gouttière, pour la vuider ensuite dans des bouteilles de cuir qui sont en usage dans ce pays. Nous vuidames un ancien puits creusé sur le bord de la mer ; mais l'eau s'en trouva à demi salée. Enfin le temps devint assez beau dans la nuit du 12 au 15 et nous en profitâmes pour aller à Patmos[92].

III. Iles. — Cette marine primitive recherche les îles. Mais elle ne les estime pas, comme nous, en raison de leur grandeur, de leur fertilité ou de leur richesse. Ce qui fait la renommée d'une île parmi ces caboteurs, c'est d'abord sa petitesse et son voisinage du continent ou d'une grande terre. Les établissements des Phéniciens, sur le pourtour de la Sicile, sont des îlots attachés à la côte, de simples roches parfois, comme nous le verrons, des îles parasitaires, comme dit Thucydide[93]. Il n'est pas difficile d'apercevoir les raisons de cette préférence.

Les rades, les baies et les estuaires, où s'enfoncent aujourd'hui nos ports, ne sont d'aucun attrait pour ces navigateurs qui usent du vent et de la rame. Sous l'abri des terres, le vent tombe ou se masque. Il faut un rude travail de rames à l'entrée et à la sortie des golfes. Ulysse, chargé de reconduire Chryséis à son père, arrive devant le port de Chrysé. Le port est très enfoncé dans les terres. Il faut démâter, puis amener le navire à la rame jusqu'au débarcadère[94].

Si le vent n'est pas masqué à l'entrée de la baie, si l'on peut entrer à la voile. encore n'est-on jamais sûr de la brise que l'on va trouver au fond. D'ordinaire. dans les rades profondes, la brise de mer et la brise de terre se contrarient. Souvent aussi, le golfe faisant un coude, il faudrait les vents d'Ouest ou de Nord pour l'entrée et les vents de la partie Sud ou Est pour le fond[95].

Les grands ports primitifs ne sont donc jamais installés loin de la haute mer. Que l'on étudie les premiers établissements ioniens sui la côte asiatique. Au fond de son admirable rade, Smyrne, pour notre trafic, est le meilleur port de tout l'Archipel et même de tout le Levant. Mais Smyrne n'attire pas les premiers marins d'Ionie. Jusqu'aux temps alexandrins, elle reste un pauvre bourg sans importance. C'est que la navigation de son golfe est sujette à de longs retards. que tous les voyageurs modernes nous signalent. Chandler part de Smyrne :

Nous levâmes l'ancre vers le milieu de la nuit.... L'imbat nous prit dans la matinée et nous cherchâmes un abri dans une petite crique, près de l'embouchure du golfe.... Un vaisseau vénitien ne faisait que de mettre à l'ancre dans cette crique, quoiqu'il fût parti de Smyrne quelques jours avant nous. Le lendemain, à l'approche du jour, le vent de terre souffla de nouveau et nous voguâmes entre Lesbos et Chios.... — Choiseul-Gouffier fait le même voyage : Nous mîmes à la voile le 15 juin et, après avoir lutté trois jours contre les vents, nous mouillâmes dans le port de Chio[96] —.

C'est à Érythrées, à Clazomènes, à Phocée, sur les promontoires au-devant de la baie smyrniote, que le commerce primitif installe ses emporia. Même après la fortune de Smyrne, jusqu'à nos jours, c'est dans les ports d'Érythrées, de Tchesmé ou de Sighadjik, tout à fait en dehors de la rade, sur la pleine mer ou sur le détroit de Chios, que se font la plupart des embarquements et débarquements. A travers le long promontoire, qui ferme au Sud la baie, nous avons étudié les routes de caravanes jusqu'à la mer libre. Pour les bateaux de l'Archipel franc, on peut dire que Tchesmé est encore la véritable échelle de Smyrne. quelque chose comme le Havre de ce Rouen asiatique[97].

En petit, c'est exactement le spectacle que nous offriront Ithaque et son port. La ville haute est au fond d'une petite rade. A ses pieds, une plage d'embarquement et de débarquement reçoit les bateaux à sec. Mais on ne les amène à cette plage qu'après les avoir délestés ou même entièrement déchargés au premier promontoire, à la bouche du port. Par terre, à dos d'hommes ou sur des bêtes, on apporte le chargement depuis ce promontoire du goulet jusqu'à la ville, pendant que les rameurs poussent plus facilement le bateau vide vers la cale d'échouage. Quand on doit reprendre la mer, les rameurs reconduisent le bateau vide jusqu'au promontoire, sans le chargement, avec les seuls agrès. Par terre, les hommes ou les bêtes portent ensuite à bord les marchandises et les provisions[98].

A mettre en compte les seules commodités de la navigation, il vaut donc mieux, quand on le peut, installer la ville et ses entrepôts sur quelque promontoire : là, on reprend la mer à la moindre brise favorable[99] ; là, on aborde et l'on repart sans perdre son temps à guetter la brise, sans fatiguer les équipages à ramer longuement : ce n'est pas de port en port, mais de promontoire en promontoire que la navigation antique mesure ses distances ; à l'extrémité du Taygète, le Matapan est dans les évaluations de Strabon le point d'où partent les lignes vers la Sicile, la Cyrénaïque et l'Asie[100]. Mais il est encore d'autres raisons qui font qu'un promontoire très avancé ou, mieux, une petite île entièrement séparée de la côte sont pour ces marins des sites de choix. Leur commerce est toujours armé, toujours en crainte de pirates et d'embûches. Écoutons les sages conseils de Dapper pour la navigation des Iles de l'Archipel :

Il y a un golfe où les vaisseaux peuvent être à l'abri de toutes sortes de vents, attachés d'un côté avec une corde au rivage et de l'autre arrêtés par des ancres. Mais comme le vent d'Occident est le traversier de ce port et qu'on en peut difficilement sortir quand il souffle, il y aurait de l'imprudence d'y aller mouiller, à moins qu'on ne voulût être assiégé par les galères des Turcs. C'est pourquoi il est plus sûr d'aller donner fonds auprès de quelques petites îles situées un peu au dehors de ce port, du côté du Septentrion, bien qu'il y faille mouiller sur quarante brasses d'eau et que ce soit une rade toute nue et découverte, où les vents du Septentrion et du Midi soufflent à plein et directement des deux côtés[101].

Au temps de l'Odyssée, ce ne sont pas seulement les Turcs que l'on doit redouter. Sur des rives inconnues, chez des peuples sauvages, cannibales parfois, s'aventurer au fond d'un havre, c'est risquer non seulement la prison, mais encore la broche et la rôtissoire :

Nous entrons dans un port admirable, cerclé, tout autour, d'une falaise continue et abrupte. A l'entrée, deux promontoires à pic se font face et le goulet est étroit. Toute ma flotte fit entrer là ses vaisseaux à la double courbure et, dans l'intérieur de cette rade creuse, les vaisseaux s'attachèrent en grappe les uns aux autres : pas de houle, pas de vague forte ni faible, partout calme blanc. Moi seul, je restai en dehors et j'attachai mon amarre au rocher de l'entrée.... Mes équipages débarqués trouvent une route facile et montent à la ville.... Le roi leur prépara une mort cruelle : saisissant un de mes hommes, il en prépara son souper. Les autres s'enfuirent. Mais aux cris du roi les Lestrygons accourent de tous les points de la ville ; du haut des rochers, ils accablent notre flotte de pierres énormes ; ce fut un lamentable fracas d'hommes tués et de vaisseaux brisés ; harponnant mes hommes comme des poissons, les Lestrygons les emportèrent pour un dégoûtant festin.... Mon seul vaisseau put échapper ; car j'avais coupé l'amarre dès que le massacre avait commencé à l'intérieur de la rade[102].

Si l'on veut un commentaire historique à cette légende, voici le Périple d'Hannon : Après un jour de navigation, nous atteignons l'entrée d'une sorte de lac intérieur ; de grandes montagnes le dominaient, pleines de sauvages qui. vêtus de peaux de fauves, se mirent à nous jeter des pierres et à vouloir nous empêcher de sortir[103].

Au XVIIe siècle, des mésaventures analogues peuvent survenir en pleine Méditerranée. Il est un port que toutes les marines occidentales ont connu et fréquenté au sud du Matapan. C'est le Port aux Cailles Où Turcs, Grecs, Francs et Italiens. chassés par la tempête, allaient attendre un vent favorable pour entrer dans l'Archipel. Mais le voisinage des brigands Mainotes rend ce mouillage dangereux.

Il nous fut impossible de doubler le cap Saint-Ange. Le vent se renforce : il est Est, N.-E. ; il augmente et devient furieux. Vire de bord et retourne en arrière, dit le capitaine, afin de mouiller au Port Caglia sous le cap Matapan. Nous y voici à huit heures du soir. Bon mouillage du côté du cap. Mais à l'ouest de ce port, il y a un rocher qui met les vaisseaux en péril. Ici nous pensâmes tous être esgorgés par les habitants de cette contrée, voleurs et bandits s'il en fut jamais. Le port est fait en forme de fer à cheval, large d'une bonne demi-lieue au milieu, mais si étroit à l'embouchure qu'à peine trois vaisseaux pourroient passer de front sans se heurter. Cette entrée est gardée par des rochers escarpés, sur lesquels il y a une espèce de plate-forme des deux côtés, où dix hommes pourroient avec de seules pierres abîmer un vaisseau et assassiner l'équipage. Ce fut dans ce véritable coupe-gorge que le gros temps et le vent contraire nous obligèrent de relâcher. A peine eûmes-nous fait tomber l'ancre et plié nos voiles que nous aperçûmes comme un essaim de plus de deux mille de ces braves gens, qui habitent dans des cavernes inaccessibles autour du port.... Il faut lier un câble à terre pour ne pas dériver. A l'aube du jour nous voyons notre vaisseau flottant qui acculoit surie rocher. Ils avoient coupé le câble. Une grêle de balles siffle autour de nos oreilles. On ne peut se remettre en mer sans risque. Le vent ne permet pas d'appareiller. Il faut cependant le faire ou s'exposer à être massacrés. Nous voilà à la voile. Mais quelle fut notre infortune quand nous parvînmes à l'embouchure ! Plus de six mille de ces gens nous attendoient. Notre canon est inutile. Nous sommes trop bas pour les atteindre. Notre vaisseau ne peut gouverner dans un passage si étroit. Nous y voici cependant. Nous essayons une triple décharge presque à bout touchant. Enfin, à force de manœuvres, nous entrâmes dans le golfe de Calamata. Alors nous fîmes tellement jouer notre canon contre cette canaille que nous n'entendîmes pendant deux heures que des cris et des hurlemens effroyables. Ce fut le Il de janvier (1719) que nous quittâmes cette race et que nous fûmes en sûreté après avoir perdu deux ancres et notre câble de terre, après avoir eu six matelots blessés et deux passagers[104].

Malgré la tempête et les fureurs du halée, on comprend pourquoi les vaisseaux du XVIIe siècle ne fréquentaient ce Port aux Cailles que dans les cas d'extrême danger. La pleine mer ou quelque mouillage forain offrent encore moins de risques. Il en fut ainsi sur tout le pourtour de la Méditerranée primitive. Certaines affirmations des Anciens, certaines relâches du commerce primitif peuvent sembler à première rencontre irrationnelles, à peine croyables. Pourquoi, sur le Bosphore, a-t-on préféré jadis le promontoire de Chalcédoine à la Corne de Byzance ? Pourquoi Syracuse et Carthage ne sont-elles pas établies au fond de leurs rades tranquilles ? Chandler, dont le voyage en barque nous a servi déjà, s'étonne en arrivant au Phalère que cette haie foraine ait jamais pu attirer les flottilles, de préférence à la belle rade close du Pirée tout voisin. L'histoire nous affirme pourtant qu'il en fut ainsi :

Le port de Phalère servit aux Athéniens jusqu'au temps de Thémistocle. Il est petit et de forme circulaire. Le fond est d'un beau sable fin que l'on distingue par rapport à la transparence de l'eau.... Le voyageur, accoutumé à nos ports profonds et à nos grands vaisseaux, ne manquera pas d'are surpris, sans doute, à la vue du port de Phalère. Mais son étonnement cessera bientôt, s'il veut se rappeler que le fameux navire Argo se portait sur les épaules de l'équipage ; que l'on tira à sec sur le rivage, comme pour servir de fortifications au camp des Grecs devant Troie, les vaisseaux qui les avaient amenés ; et qu'enfin cette flotte de Xerxès si formidable n'était presque composée que de galères et de barques[105].

Les raisons données par Chandler sont bonnes. Elles ne sont pas complètes. Si le Pirée ne fut un grand port qu'après Thémistocle, c'est qu'alors seulement les indigènes de cette côte, les Athéniens, devinrent un peuple de marins : auparavant, dit un personnage de Thucydide, ils n'avaient ni l'expérience, ni la vanité des choses de la mer : ce furent les Perses qui les forcèrent à devenir marins[106]. Après les guerres médiques, les Athéniens propriétaires de cette rade close, la surveillant par leur police et la défendant par leur armée, pouvaient à leur guise entrer, sortir, embarquer et débarquer. Mais antérieurement le trafic était aux mains d'étrangers, Mégariens, Corinthiens, Chalkidiens, Ioniens ou Éginètes. Les flottes du dehors ne venaient pas volontiers jeter l'ancre au fond de cette prison circulaire qu'une chaîne tendue ou deux barques affrontées pouvaient clore au moindre caprice des Athéniens. La rade ouverte du Phalère ne prêtait pas à de pareilles surprises : elle fut longtemps préférée. Que l'on médite bien cet exemple. Il est caractéristique, entre tous, de deux marines et de deux façons de naviguer....

Il vaut donc mieux ne jamais donner en pareilles nasses. Toujours demeurer à portée de la mer libre est la première règle de ces navigations. Aux ports intérieurs les mieux abrités, on préfère les rades foraines ou même les plages absolument découvertes.

Les Carthaginois connaissent, dit Hérodote[107], des populations et des bourgs de Libyens au delà des Colonnes. Ils y vont ; ils déchargent leurs marchandises et les étalent sur la laisse de mer, puis ils regagnent leur bord et font des signaux de feu et de fumée. A ce signal, les indigènes descendent à la plage, examinent les étalages, placent auprès des marchandises l'or qu'ils en offrent, puis s'en retournent à l'intérieur, à l'écart des marchandises. Les Carthaginois reviennent alors ; si le prix offert les satisfait, ils l'emportent ; sinon, ils regagnent leur bord et attendent une nouvelle visite des indigènes qui montent leurs offres jusqu'à entente réciproque. Jamais on ne se vole : les marins ne prennent l'or qu'en échange des marchandises offertes ; les indigènes n'emportent la marchandise qu'après acceptation de l'or par les marins.

Chardin nous décrit, au XVIIe siècle encore, les mêmes habitudes prudentes du commerce européen chez les sauvages de la Mer Noire, Mingréliens, Géorgiens et Tcherkesses :

On leur porte toutes les mêmes choses qu'on porte en Mingrélie. On prend d'eux, en échange des personnes de tout âge et de tout sexe, du miel, de la cire, du cuir et des peaux. L'échange se fait en cette sorte. La barque du vaisseau va tout proche du rivage. Ceux qui sont dedans sont bien armés. Ils ne laissent approcher de l'endroit où la barque est abordée, qu'un nombre de Cherkes semblable au leur. S'ils en voyent venir un plus grand nombre, ils se retirent au large. Lorsqu'ils se sont abouchés de près, ils se montrent les denrées qu'ils ont à échanger. Ils conviennent de l'échange et le font. Cependant il faut être bien sur ses gardes, car ces Cherkes sont l'infidélité et la perfidie mêmes. Il leur est impossible de voir l'occasion de faire un larcin sans en profiter[108].

Aux temps homériques, les Phéniciens font dans les ports grecs les mêmes étalages de manufactures, et trois mots de l'Iliade sur un cratère que les Phéniciens ont étalé dans les ports[109], résument tout le passage d'Hérodote, έξέλωνται τά φορτία θέντες αύτά έπεξής τήν κυματωγήν. Pour de tels échanges, il faut une plage découverte. Mais l'ancrage en rade foraine n'a rien d'agréable ni de sûr. Il est bon sans doute de veiller aux nécessités de garde et de surveillance. Encore ne faut-il pas oublier les commodités du débarquement ni les besoins du bord. Les échanges sont plus faciles et l'abri bien plus assuré sous un îlot ou sous un promontoire. Les peuples antiques. comme les portulans récents, mentionnent toujours ces refuges, que nos marines appellent aujourd'hui provisoires, mais qui étaient les mouillages ordinaires des vieux navigateurs : Voilà, dit Skylax, les ports où l'ancrage est sûr par tous les vents, et voici d'autres refuges sous les îlots, des relâches temporaires aux promontoires[110]. Les marines primitives ont préféré ces refuges pour bien des raisons.

Qu'il s'agisse d'un long séjour ou d'une courte escale, comptez les avantages que présente l'îlot. Ne veut-on stationner qu'une heure pour faire de l'eau, l'aiguade insulaire est toujours plus sûre que les rivières et sources continentales, surtout si l'île est dépeuplée, et mieux encore si elle n'est qu'un rocher perdu en mer. Les aiguades de la grande terre présentent toujours quelques dangers, embuscades des indigènes, avanies et exigences pécuniaires des autorités, etc. Sur un rocher désert, on n'a rien à craindre : tout à l'aise, sans hâte et sans alertes, on vient remplir ses cruches ou ses outres ; on lave son linge ; on banquette autour de la source et l'on n'oublie pas de sacrifier aux dieux. Dans l'antiquité et de nos jours, de telles aiguades firent la célébrité et la richesse de misérables écueils. Les voiliers des cinq derniers siècles fréquentent, au sud de Zante, les îles Strophades qui ne sont en pleine mer que deux petits îlots de roche :

Le plus grand, appelé Stamphani, a 7 encablures de longueur et 15 mètres de haut. Le plus petit, appelé Harpy, est encore moins élevé. Les deux îlots sont reliés par des petits fonds et de nombreuses roches éparses, les unes couvertes, les autres découvertes, s'étendant dans le Sud. Ces roches obstruent le passage qui sépare les deux îlots. Cependant un bâtiment à petit tirant d'eau y pourrait passer par beau temps. Il y a un mouillage passable sur le côté Est des îlots. On s'approchera avec prudence. On débarque dans l'anse voisine d'un monastère fortifié, en pierre blanche, élevé de 27 mètres et surmonté d'un mât de pavillon. Cette construction est le premier objet qui frappe la vue du large, et par temps clair elle est visible de 12 à 15 milles. Stamphani est approvisionné d'eau douce par plusieurs sources remarquables[111].

Ces sources firent la renommée des Strophades parmi les marines franques et italiennes et, comme toujours, la fréquentation des marins amena l'érection d'un sanctuaire. Le monastère que nous signalent encore les Instructions est aujourd'hui sans revenus. La navigation à vapeur et les grandes caisses à eau lui ont enlevé la majeure part de sa clientèle. Mais aux siècles derniers, moyennant quelques bonnes murailles pour éviter les coups de mains, moyennant aussi quelques canons et quelques vaillants frères Jean des Entommeures pour rejeter à la mer les pirates infidèles, ce couvent tirait un joli bénéfice annuel de ses sources et de ses prières. Les voiliers ne manquaient pas cette dernière aiguade en terre chrétienne à quelques heures de la côte turque. Les corsaires apportaient ici la dime et le cierge pour engager la faveur divine dans leurs belles entreprises ou réparer quelques méfaits trop peu chrétiens. Les moines, vendeurs d'eau et de grâces, vivaient ainsi dans l'abondance[112]. Durant la période préhellénique, une pareille source valut au rocher de Délos sa clientèle maritime et sa fortune religieuse. Veut-on se représenter cette vieille Ortygia, cette île aux Cailles de l'Archipel, telle que les premières marines la connurent avant l'érection du grand sanctuaire d'Apollon ? Sous un autre nom, la voici décrite par les navigateurs francs :

La Lampedouze, dit Thévenot[113], est une petite isle ou rocher ayant peu de circuit. Elle est éloignée de Malte d'environ 100 milles. Cette isle ne produit rien et n'est habitée que de counils (lapins). Comme il y a de bonne eau, les vaisseaux y vont souvent faire eau. Le port en est fort bon. Il y a dans cette isle une petite chapelle, où est une image de la Vierge qui est fort respectée tant des chrestien3 que des infidèles, qui y abordent. Chaque vaisseau y laisse toujours quelque présent, qui de l'argent, qui du biscuit, vin, huile, poudre à canon, boulet, espée, mousquet. Enfin il y a là de tout ce qui peut être nécessaire, jusqu'à de petits estuis. Lorsque quelqu'un a besoin de quelqu'une de ces choses, il la prend et met de l'argent ou autre chose à la place. Les Turcs y observent cela aussi bien que les Chrestiens et y laissent des présents. Pour l'argent, personne n'y touche et les galères de Malte y passent tous les ans et prennent l'argent sur l'autel et le portent à N.-D. de Trapano en Sicile. On me raconta que six vaisseaux chrestiens, estant venus il y a quelque temps, après qu'ils se furent pourveus d'eau, quand le vent fust bon, firent voile et sortirent du port, excepté un, lequel, quoiqu'il fast voile comme les autres, ne put sortir. Il en fut fort étonné. Toutefois, prenant patience, il attendit un autre vent plus favorable, lequel estant venu il se mit en estat de quitter le port. Mais il ne put encor en sortir, ce que lui semblant fort extraordinaire il s'avisa de faire la visite dans son vaisseau et il trouva qu'un de ses soldats avoit dérobé quelque chose en ce lieu là, ce qu'ayant reporté il fit voile et sortit facilement du port.

La Délos primitive eut, auprès de sa source, un sanctuaire pareil, où tous les peuples de la mer venaient à l'occasion déposer leurs offrandes. Quel était, à l'origine, le Dieu adoré là ? était-il indigène ? était-il étranger ? grec, carier, phénicien ou crétois ? Nous voyons, par cet exemple de Lampedouze, combien sont faciles les échanges de Dieux entre marins dévots. Quelle que fut, à l'origine, la divinité détienne, elle devint rapidement l'objet du culte universel. Quelque beau miracle, un vœu exaucé ou un naufrage évité rendit le dieu de la source célèbre parmi toutes les marines du Levant....

Si l'on doit séjourner longuement, si l'on veut fonder un établissement à demeure, la petite île est encore bien préférable. Elle est facile à explorer sur tout le pourtour, avant le débarquement. Elle est facile à occuper ou à surveiller tout entière, après le débarquement : il suffit d'un poste ou seulement d'une vigie. Elle est moins exposée aux coups de mains, et sa petitesse mène en fait un abri plus constant contre les vents et les rafales. Au moindre signe précurseur de tempête, au moindre changement de brise, les vaisseaux n'ont qu'à modifier un peu leur ancrage et à tourner autour de l'île à mesure que tourne le vent : ils peuvent toujours se tenir sous le vent de l'île, c'est-à-dire à l'abri. Les flots côtiers deviennent ainsi, pour le commerce primitif, des appontements de garde aisée, mais aussi de relations commodes avec la grande terre, des places de commerce, d'excellents entrepôts : A l'intérieur d'un golfe, continue Hannon, nous trouvons une petite île ayant cinq stades de tour ; nous l'occupons et l'appelons Kerné[114]. — Kerné, dit Skylax, est devenue un marché phénicien. C'est là que viennent débarquer les Phéniciens. Ils y laissent leurs cargo-boats (Skylax emploie le terme sémitique gaulos, exactement comme j'emploie le terme anglais) et ils s'y installent sous des tentes. Leurs vaisseaux déchargés, ils transportent leurs marchandises à la côte en face, sur des canots ; ils vont trafiquer avec les Nègres qui leur apportent de l'ivoire, des peaux et du vin[115].

Dans tous les pays neufs, d'Europe, d'Asie et d'Afrique, au moment où la civilisation grecque et phénicienne les découvrit, le commerce se fit en de semblables entrepôts. Tels établissements actuels des Anglais ou des Portugais, sur les côtes asiatiques, Diu, Goa, Hong-Kong et Macao, gardent encore les souvenirs de pareilles nécessités. Le Périple de la Mer Érythrée nous décrit à l'âge classique Fun de ces débarcadères où le commerce étranger installe ses magasins loin des incursions indigènes. C'est dans la mer Rouge l'île que les Anciens nommaient l'île du Mont : Au-devant du rivage s'élève l'île du Mont, que deux cents stades environ séparent du golfe et que le continent entoure de toutes parts. C'est là que viennent relâcher les navires pour éviter les incursions venues de la terre. Jadis on relâchait dans le golfe lui-même sur l'île de Diodore, tout près du continent. Mais, pouvant l'atteindre à pied, les Barbares pillaient cette île[116]. Aux temps homériques, dans la Méditerranée, le trafic se fait ainsi. Voulant donner aux Phéaciens une idée de la barbarie des Kyklopes, Ulysse est plein d'ironie pour ces brutes qui, à l'entrée de leur rade, ont une petite île admirable et qui ne l'habitent ni la cultivent, mais l'abandonnent aux chèvres sauvages :

Un peu en dehors de la rade s'étend une petite île, ni trop près ni trop loin de la terre. Elle est boisée, peuplée d'innombrables chèvres sauvages, que jamais marche humaine ne dérange, car personne ne tes chasse, et jamais pâtre ni laboureur ne vient là. Toute l'année désert, sans labourage, sans semence, l'îlot ne nourrit que des chèvres. C'est que les Kyklopes n'ont pas de vaisseaux peints en rouge, pas de constructeurs qui, leur donnant une flotte, les ravitailleraient de toutes choses chez les villes des peuples et feraient de leur île une ville bien bâtie[117].

Ces Kyklopes sont des barbares qui, de leur petite île, n'ont pas su faire une ville bien bâtie, une Tyr, une Milet, une Syracuse ou une Marseille. Les civilisés en usent autrement. Quand les Grecs commencent à exploiter les côtes espagnoles, ils installent leur Emporion, Έμπόριον, sur un îlot, où longtemps leur ville demeure isolée[118] : le nom même d'Emporion donné à cette ville montre que nous avons là le type parfait de l'emporium primitif. Au fond de l'Adriatique, ils ne choisissent par leur principal débarcadère dans une rade profonde. au voisinage des cols et défilés qui amènent aujourd'hui vers notre grand port de Trieste tout le commerce de l'intérieur. A l'extrémité la plus avancée de l'Istrie, tout au bord de la haute mer, la rade de Pola les attire à cause de ses nombreux îlots parasitaires : Pola, ajoute Strabon, est une très ancienne fondation des Kolchidiens envoyés à la poursuite de Médée[119].

En travers d'un détroit, entre deux grandes terres, l'avantage des îlots côtiers. entrepôts d'un double commerce, n'est pas seulement doublé. Pour ces marines à voiles, le détroit, passage forcé, est, par certains vents, le passage long ou dangereux :

Nous aperçûmes Rhodes ; mais parce que le vent cessa de nous être favorable, nous ne pâmes de longtemps après y prendre port. Sans jamais donner fonds, nous demeurâmes dans le canal et n'allions que de traverse, d'un cap de la terre ferme qu'on nomme Marmaris jusqu'aux côtes les plus proches de l'île que nous pouvions gagner, et ainsi nous nous efforcions d'avancer toujours un peu, mais inutilement parce que ces grands galions de Turquie ont des voiles si extraordinairement grandes et par conséquent si difficiles à manier, qu'à moins d'avoir le vent en poupe, il est difficile de les faire aller.... Nous demeurâmes donc là quatre ou cinq jours avec toute notre industrie sans pouvoir joindre Rhodes. Mais à la fin comme nous n'allions que de traverse d'un bord du canal à l'autre, après avoir quasi perdu l'espérance d'y entrer, un petit vaisseau de dix à douze rames vint à notre bord pour prendre ceux qui voulaient descendre[120].

Les îlots qui barrent un détroit deviennent ainsi des relâches presque obligatoires. Tel petit archipel est encore aujourd'hui décrit minutieusement par nos Instructions nautiques à cause de sa situation aux bouches du détroit de l'Eubée : Les îles et îlots Petali gisent devant la côte d'Eubée.... Les caboteurs s'y mettent temporairement à l'abri... contre les vents du Sud qui prédominent en hiver. Les navires qui veulent se réparer peuvent se rendre au mouillage intérieur. Pour les voiliers allant dans le Sud, le mouillage extérieur est préférable, parce que le vent tourne brusquement du Sud au Nord, ce qui leur permet de quitter ce mouillage avec facilité[121]. Une page d'un voyageur anglais, Walpole, nous ferait sentir la grande utilité de ce mouillage. En plein été, Walpole met huit journées pour aller du Sounion à Négrepont :

25 juillet : Départ du Sounion à une heure du matin ; vent contraire dans le canal ; après de fréquentes bordées, nous jetons l'ancre à Port Mandri. — 26-27 : Repos à Port-Mandri ; vent contraire. — 28 : Le vent nous force de quitter Port-Mandri et d'aller en face à Makronisi. — 29 : Bordées et vains efforts entre l'Attique et l'Eubée ; impossible d'entrer dans le canal ; relâche sur la côte attique à Séraphina ou Port-Raphti. — 30 : La tempête continue ; nous passons toute la journée dans la petite île déserte de Port-Raphti. — 31 : A une heure du matin, nous sortons de Port-Raphti et nous marchons vers Négrepont ; mais à quatre heures le vent se lève et nous repousse du canal ; il faut aller ancrer sous l'une des petites îles Petah ; à trois heures du soir, nouvelle saute de vent qui nous chasse de ce mouillage ; il faut regagner la côte d'Attique ; au coucher du soleil, nous sommes devant la plaine de Marathon. — 1er août : Vent favorable enfin ; nous repartons et nous avançons lentement, mais continûment ; à dix heures du soir, nous mouillons sous les murailles de Négrepont.

Notons bien ces difficultés de navigation : presque toujours les détroits les opposent à la petite marine à voiles. Elles nous expliquent la renommée à travers toutes les marines de telles îles bien placées, de Ténédos au-devant des Dardanelles, des îles des Princes au-devant du Bosphore : à mi-chemin entre ces deux passages, le rocher de Marmara donne son nom à la mer voisine tous les voyageurs au Levant ont dû séjourner en quelqu'une de ces relâches[122]. Ces difficultés nous expliquent aussi le site de nombreux établissements antiques, et l'origine de nombreuses légendes, noms de lieux ou cultes, qui semblent venus de la mer. Le cabotage de Walpole nous renseigne sur les escales forcées de toute marine exploitant l'Euripe. Durant les thalassocraties primitives, ces escales virent sûrement les flottilles cariennes, phéniciennes ou crétoises : aussi les cultes et les noms de ces côtes présentent un aspect étranger. Pour ne prendre qu'un exemple, voyez à la bouche du détroit l'utilité que peut avoir la rade de Marathon. Largement ouverte vers le Sud-Est, fermée au Nord et à l'Est par un rivage bas et un long promontoire, elle est à couvert des vents du Nord ou du Nord-est, qui dominent pendant l'été et qui ferment l'entrée de l'Euripe. Nos Instructions nautiques ne vantent que médiocrement ce mouillage à cause des torrents qui y jettent leur alluvion et créent sur tout le pourtour des bancs de sables ou de vases. Elles préfèrent le port rocheux et bien clos de Port-Raphti[123]. Les marines primitives devaient mieux aimer au contraire la rade moins close de Marathon et ses plages propices à l'échouement. Des puits et une source assuraient l'aiguade. Les lagunes voisines étaient poissonneuses. Une route terrestre aboutit là, qui traverse l'Attique et qui du Pirée ou d'Athènes vient à la nier d'Eubée par la trouée séparant le Parnès du Pentélique : Marathon, dit Pausanias, est à mi-route entre Athènes et Karystos. Nos Instructions nous disent aujourd'hui que le voyage de Port-Raphti à Athènes dure cinq heures. Pausanias ajoute : Les gens de Marathon adorent Héraklès et prétendent avoir introduit ce dieu parmi les Hellènes. La source Makaria reçut le nom d'une fille d'Héraklès[124]. La tradition se souvenait que Marathon avait été l'une des sept villes de l'amphictyonie calaurienne. Le nom de Marathon semble nous reporter à tel nom de lieu syrien, Marathous ou Maratha. Cette source Makaria, fille d'Héraklès, n'est-elle pas une vieille aiguade phénicienne, une Source de Melkart, semblable aux aiguades que nous rencontrerons tout à l'heure[125] ? Je crois que les marines de Sidon relâchaient en ce point. Leurs équipages et leurs chargements trouvaient un abri dans les antres de la montagne. La grotte de Pan que Pausanias nous décrit est assez loin de la côte : grotte remarquable, avec une entrée peu large, avec des salles que l'on nomme les chambres, les bains et les étables de Pan, et avec des pierres qui ressemblent à un troupeau de chèvres[126]. Mais il est deux autres cavernes au flanc même du promontoire. Marathon, à cause de tous ces avantages, fut préférée par les premiers thalassocrates aux îles Petah ou Stoura, qui peut-être eussent offert plus de sécurité, mais qui manquent d'eau douce[127].

Une thalassocratie primitive implique en tous les détroits de pareilles Marathons. Aux besoins de la navigation, il faut encore ajouter les profits de la croisière, comme disent les gens du XVIIe siècle. Les détroits sont les croisières des pirates ; c'est aux bagas que les corsaires attendent leur proie. Les îles en travers d'un détroit deviennent des postes fort avantageux, surveillant et exploitant les chenaux, ne les ouvrant que moyennant redevances ou rançons. Dans l'Odyssée, l'îlot d'Astéris barre ainsi le canal de Képhallénie. C'est là que les prétendants vont guetter le retour de Télémaque[128]. Ils passent leurs journées à surveiller le détroit, du haut des caps éventés[129].

Durant la nuit, quand l'obscurité rend la guette inutile, ils mettent à la voile et croisent sur le chenal. Ainsi en usent les pirates et corsaires de tous les temps, et c'est encore une raison pour nos vieux navigateurs de ne pas s'aventurer la nuit dans les parages étrangers. Les voyageurs du XVIIe siècle connaissent ces périls de la navigation nocturne et signalent les détroits peuplés de pirates. Les îlots du détroit de Samos, a petite île Cervi dans le canal de Cérigo, l'archipel de la Sapienza dans le canal de Motion, les îles Lampedouze entre la Sicile et l'Afrique , ou Capraja entre Livourne et la Corse sont autant de guettes. de croisières, pour les corsaires chrétiens, turcs et barbaresques[130]. Paul Lucas a connu, sur les côtes syriennes, les corsaires de la petite île de Tortose :

Quoique cette isle soit petite, il ne laisse pas d'y avoir une source d'eau douce qui en fourniroit à toute une armée. H y a environ huit ans que les corsaires y venoient faire leurs eaux et s'y tenoient en croisière pour y faire prise de quelques bâtiments turcs. C'est pour cela que les Turcs y ont bâti une forteresse... presque quarrée qui porte le nom de Tortose, à cause qu'elle est vis-à-vis de la ville de ce nom.... Cette ville est ceinte de murailles, particulièrement vers la mer. Quand on voit quelque vaisseau en nier que l'on croit être corsaire, on allume des feux dans les tours pour avertir les bâtiments du pays de venir dans le port[131].

Nous partîmes, raconte Tournefort, de Scalanova pour Samos sur la tartane du capitaine Dubois, qui rassembloit sur les côtes d'Asie des pèlerins turcs pour aller à Alexandrie : ces pèlerins vont ensuite d'Alexandrie à La Mecque. L'occasion nous parut favorable pour nous mettre à couvert des bandits qui occupent les bogas (bouches, embouchures : bogazi en turc) de Samos. On appelle de ce nom les détroits qui sont aux deux pointes de l'île  Les voleurs courent sur ces côtes par bandes. Tous les vaisseaux qui descendent de Constantinople en Syrie et en Égypte, s'étant reposés à Scio, sont obligés. de passer par un de ces détroits. Il en est de même de ceux qui montent d'Égypte à Constantinople. Aussi ces bogas sont les véritables croisières des corsaires, comme on parle dans le Levant, c'est-à-dire que ce sont des lieux propres à reconnaître les bateaux qui passent[132].

Jusqu'au milieu du me siècle, le détroit de Samos gardera cette triste renommée[133].... La piraterie carienne durant l'antiquité pullula dans les chenaux insulaires entre Samos et Rhodes, et c'est dans le canal de Chypre que prit naissance l'autre piraterie classique des Ciliciens : dans ce canal chypriote, la petite île Provençale au bord du continent asiatique garde toujours le souvenir de nos corsaires du XVIIe siècle.

IV. Arbres et Nombril.— Verdoyante, l'île a un nouvel attrait. Dans ces mers bordées de roches, souvent il est difficile de tirer le navire à sec et de trouver, pour le campement et le sommeil de l'équipage, un bois ombreux et un lit de sable ou de gazon. Il faut une plage unie et des bosquets verdoyants, des « tapis de persil et de violettes », si l'on veut un campement confortable. Il faut un sol mou de sables ou de vases pour haler le navire, si l'on veut visiter la carène et réparer les avaries. Mais il faut aussi un nombril, une guette, σκοπιή. d'où l'on puisse dominer l'île entière, un observatoire, περιώπη, d'où l'on puisse inspecter le pays environnant, la haute nier, le détroit et la côte voisine. Car on doit toujours rester eu garde contre une agression et prévoir un débarquement des indigènes, disait le Périple de la Mer Érythrée. Il faut, en cas d'alerte ou d'attaque, pouvoir donner le signal de la retraite aux équipages dispersés, réunir et armer tout son monde auprès du campement et des vaisseaux :

Nous arrivons, dit Ulysse, dans l'île Aiaiè. Nous amenons notre vaisseau à la côte dans un port où peuvent reposer les navires. Nous débarquons et deux jours et deux nuits nous restons étendus sur la plage, digérant notre fatigue et notre chagrin. Mais à l'aube du troisième jour, prenant nia lance et mon glaive pointu, je montai rapidement sur un observatoire, pour voir si je percevrais trace d'activité ou son de voix humaines. Arrivé au sommet de cette guette, je restai debout et voici que, dans la plaine aux larges routes, m'apparut une fumée[134].

Les Instructions nautiques nous signalent encore, en travers du détroit chypriote, les îlots et les promontoires rocheux, où l'on pourrait accéder facilement aux parties les plus élevées de la falaise pour dominer le canal et signaler l'approche de tout navire[135].

Je traduis nombril, όμφαλός, par point culminant, et νήσω άμφιρύτη, όθι τ' όμφαλός έστι θαλάσσης, par île cerclée de courants où se dresse un nombril de la mer. D'ordinaire on traduit nombril, par point central et Con imagine que, dans l'esprit du poète, l'île de Kalypso était le nombril, le centre des océans, comme Delphes fut plus tard, dans l'esprit des Hellènes, le nombril, le centre des terres. D'où vint aux Hellènes cette conception pour Delphes et cette explication du mot nombril ? nous n'avons pas à le rechercher ici. Mais conception et explication sont postérieures aux poèmes homériques. Dans l'Iliade et dans l'Odyssée, όμφαλός signifie simplement une pointe arrondie, une boursouflure. Les boucliers homériques n'ont pas qu'un seul όμφαλός à leur centre[136].

Ils ont dix et vingt nombrils pointant sur toute la surface et la périphérie. La Crète avait dans sa haute plaine la ville du Nombril, Όμφάλιον. L'Épire et la Thessalie avaient aussi des villes Omphalion. L'Écriture de même nous parle des peuples qui descendent des monts, nombrils de la terre[137].

Une île haute, comme cette Νήσος Όρεινή, l'île au Mont, dont nous parlait tout à l'heure le Périple de la Mer Érythrée, est donc préférable.... Boisée, l'île est de reconnaissance et d'atterrage plus commodes. Les arbres peuvent servir d'amer aux pilotes pour l'entrée ou la sortie. Tel cet olivier qui se dresse sur la côte d'Ithaque à la bouche du port de Phorkys[138].

L'île boisée est en outre un terrain de chasses et de coupes. Le navire peut y refaire ses rames, son bordage, ses pièces endommagées. L'équipage, outre le bois nécessaire à la cuisine — et les portulans tout récents mentionnent encore les îles où l'on peut faire de l'eau et du bois[139] —, y peut trouver de la viande fraîche. La chasse est même le premier souci des marins débarqués :

Comme le vent devint contraire en cet endroit, nous fûmes obligés de jeter l'ancre entre les îles de Tourla. Nous fines le lendemain une espèce de descente sur ces îles, où nous ne trouvâmes pour tous habitans que beaucoup de gibier et de gros bétail à cornes, que nous jugeâmes sauvage parce qu'il s'enfuit à notre vue et qu'il erroit sans conducteur. Un matelot écossois qui tiroit très bien et le canonnier tuèrent en même temps un jeune taureau d'un coup de mousquet chargé à balles. On l'apprêta sur-le-champ et la majorité de l'équipage, qui en mangea avec appétit, trouva à sa chair un goût de venaison. Cependant nous apprismes ensuite que ce bétail appartenoit à des pisans de terre ferme.... Nous retournâmes à la chasse, non pas des bêtes à cornes, mais du menu gibier, et nous tuâmes deux lièvres et quantité de grives, avec lesquelles nous finies bonne chère pendant deux jours que nous restâmes là[140].

Dans l'île du Soleil, les compagnons d'Ulysse trouvent sans doute aux bœufs du troupeau sacré ce même goût de venaison, qui tranquillise leurs inquiétudes de conscience.... Sur la côte des Kyklopes, Ulysse part en chasse dans la petite He aux Chèvres et l'on tue une centaine de bêtes. Dans l'île de Kirkè, nouvelle chasse au cerf. Ces vieux navigateurs abordent donc, de préférence, les îles boisées, et comme il leur faut différents bois pour réparer les bordages, les rames ou les mâts, ils préfèrent encore, et ils célèbrent dans leurs périples, les îles plantées d'essences variées, ormes, peupliers, cyprès, cèdres, sapins, etc. Ils estiment surtout les essences résineuses qui fournissent, avec les bois faciles à travailler, la résine et le goudron pour calfater le vaisseau noir. Si l'on veut soigner ses vaisseaux, comme dit l'Odyssée[141], et reposer les équipages, rien ne vaut en résumé une île déserte, bien pourvue d'arbres et d'eau douce[142], et munie d'une caverne.

 

 

 



[1] Anthologie, VII, 295.

[2] Tournefort, I, p. 438.

[3] Pline, XXXI, 57.

[4] Thévenot, Voyage, II, chap. 65.

[5] Odyssée, IX, 85-87.

[6] Odyssée, V, 165-166.

[7] Odyssée, XIII, 69.

[8] Odyssée, II, 289-291.

[9] Du Fresne-Canaye, Voyage, édit. Hauser, p. 174 et suiv.

[10] Odyssée, IX, 196 et suiv.

[11] Odyssée, XV, 500.

[12] Odyssée, XII, 327-329.

[13] Thucydide, III, 49.

[14] Xénophon, Anabase, VII, l. 57.

[15] P. Belon, les Singularités, etc., II, p. 10.

[16] Cf. Aristophane, Assembl., v. 307 et suiv.

[17] Odyssée, XII, 285.

[18] Je n'expose ni ne discute les différentes théories que l'on a faites sur les vaisseaux homériques, leur disposition générale et leurs particularités de gréement ou de construction. Je renvoie le lecteur au chapitre de E. Buchholz, Homer. Real., II, p. 230-280. Cf. aussi W. Helbig, l'Épopée Homérique, p. 199, et surtout A. Jal, Archéolog. Nav., I, p. 50 et suiv.

[19] Tournefort, I, p. 500-501.

[20] Hérodote, V, 16.

[21] Odyssée, II, 417-418.

[22] Odyssée, XV, 282 et suiv.

[23] Odyssée, X, 55.

[24] Odyssée, III, 353.

[25] Odyssée, XIII, 75 et suiv. : 118 et suiv.

[26] Odyssée, III, 351-355.

[27] J. Hobier, Construction des Galères, p. 27.

[28] Odyssée, XII, 206.

[29] Odyssée, XIII, 20 et suiv.

[30] Cf. A. Jal, Glossaire naut., s. v. Correr la Cossia.

[31] Odyssée, XII, 170-171.

[32] Iliade, I, 454 ; Hymn. Apol., 504 ; Odyssée, XII, 410-414.

[33] Odyssée, XII, 245-246.

[34] Odyssée, XV, 456.

[35] Robert, Voyage au Levant, p. 269.

[36] Odyssée, IX, 99-100.

[37] Odyssée, XIII, 69 et suiv.

[38] Odyssée, XIII, 283 ; IX, 548.

[39] Odyssée, IX, 469-470.

[40] Odyssée, XII, 410-414.

[41] Odyssée, XV, 477-479.

[42] D'Arvieux, I, p. 131-132.

[43] Thucydide, I, 10.

[44] Cf. A. Jal, Glossaire Nautique, p. 1049 : Dès l'origine de la construction navale, il y eut deux espèces de navires.... Depuis les temps les plus reculés et dans tous les pays, le vaisseau rond et le vaisseau long ont existé simultanément.... Le Navire Long, essentiellement propre aux courses rapides, et par conséquent fait pour la guerre, admit la voile, mais lit essentiellement usage de la rame. Le Vaisseau Rond, destiné à porter de lourdes charges et propre aux navigations commerciales, ne négligea pas toujours la rame, mais se servit principalement de la voile. La galère du XVIIe siècle était la dernière et la plus parfaite individualité de la famille des Navires Longs. Le vaisseau de ligne moderne est celui de la famille des Vaisseaux Ronds. Dans l'Odyssée, il est toujours question de Navires Longs, de croiseurs de guerre, sauf en un passage que nous allons étudier plus loin où le poète fait mention du vaisseau de charge, du Vaisseau Rond (Odyssée, V, 250). Dans les collections de sceaux des villes du Moyen Age, qui représentent des navires et que reproduit A. Jal aux pages 1050 et 1051 de son Glossaire, on peut voir toute une série de vaisseaux analogues ou même entièrement semblables à notre galère homérique, avec sa coque creuse et ses deux estrades de l'avant et de l'arrière. Le vaisseau rapide du monde homérique correspond aux mêmes besoins que la a galère-subtiles de la Renaissance. Cf. dans ce même Glossaire de Jal, les articles Galère et Navis longa.

[45] Pline, VII, 17.

[46] Iliade, VIII, 475. Les galères égyptiennes sont ainsi disposées. Cf. A. Jal, Arch. nav., I, p. 70. Les monuments égyptiens nous représentent bien ces guerriers debout à l'avant et à l'arrière du bateau sur des espèces de dunettes dont l'intérieur présentait un abri et sur laquelle on montait pour dominer et lancer des traits plus sûrs d'arriver dans la galère ennemie. On voit sur les châteaux d'arrière les timoniers assis et gouvernant les galères, à côté d'eux des archers lançant des flèches.

[47] Odyssée, XII, 228-30.

[48] Collignon, Hist. Sculpt., I, p. 80.

[49] Helbig, l'Épopée Homérique, trad. Trawinski, p. 200.

[50] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 198-199.

[51] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 81.

[52] G. Maspero, Hist. Anc., II. p. 464-465.

[53] G. Maspero, Biblioth. Égypt., VIII, p. 89. Cf. Pline, VII, 57, 15 : nave primus in Græciam ex Aegypto Danaus advenit.

[54] Cf. Buchholz, Hom. Realien, 254-255 ; Odyssée, IX, 323.

[55] Cf. pour tous ces mots, Ebeling, Lexic. Hom., s. v.

[56] Cf. A. Jal, Glossaire Naut., s. v. Protomos et Étai : Les dictionnaires donnent à πρότονος et πρότονον la signification de hauban, corde tendue depuis le haut du mât jusqu'à la proue ; ce n'est pas le hauban que définissent ainsi les auteurs de lexiques, mais l'étai.... L'étai est un cordage qui, passé en collier autour de la tête d'un mât, va se fixer par son extrémité inférieure sur le pont ou derrière un autre mât. Il fortifie le mât contre les mouvements que fait le navire de l'avant à l'arrière et c'est pour cela qu'il est dans le plan vertical qu'on peut supposer passant par la quille. Chaque mât a un, quelquefois deux étais ; le second étai reçoit le nom de faux-étai.

[57] Iliade, I, 434.

[58] Odyssée, XII, 409-410.

[59] Odyssée, X, 506.

[60] G. Maspero, Biblioth. Egypt., VIII, p. 93.

[61] Au sujet du pont et de la cale des vaisseaux égyptiens, l'opinion de G. Maspero a un peu varié. Les représentations égyptiennes montrent au flanc de la coque, au-dessous des rameurs, des rectangles alignés sur une seule ligne de l'avant à l'arrière. Certains considéraient ces rectangles comme les ouvertures, les hublots, de cabines installées sous un pont qui supporterait les rameurs. G. Maspero n'a jamais admis cette explication (cf. le Mémoire de quelques navigations, etc., p. 39) qui semble inadmissible en effet. Ces rectangles sont au nombre de dix-sept sur chaque face du bateau. Quel besoin de dix-sept compartiments dans la cale et de dix-sept hublots qui, difficiles à fermer et à bien aveugler, offre en tout temps une entrée trop facile à la vague et qui, à la moindre tempête, se peuvent transformer en voies d'eau ? Ces rectangles, en outre, semblent être en même nombre que les rameurs et la première explication de G. Maspero rendait bien compte de leur utilité possible : En temps ordinaire, les rameurs estropaient, attachaient leurs rames sur la ligne du plat bord ; tout le haut de leur corps apparaissait à découvert. En bataille, ils passaient leurs rames par les écoutilles situées au ras du pont et nageaient accroupis, de manière que le buste Dit protégé et que la tête seule fût visible du dehors. C'est par la comparaison des tableaux de Deir-el-Bahari avec les tableaux de Médinet-Habou que je suis arrivé à déterminer l'usage de ces ouvertures. G. Maspero, depuis ce Mémoire, est revenu à une autre opinion. Il considère aujourd'hui ces rectangles comme les têtes saillantes des baux, c'est-à-dire des poutres qui soutiennent le plancher ou le pont du navire. Il semble, comme on voit, admettre l'existence d'un pont. Nais en me donnant l'autorisation de reproduire les dessins de bateaux contenus dans son Histoire Ancienne, il a bien voulu m'expliquer toute sa pensée là-dessus : Je regrette, m'écrit-il, que vous n'ayez pas fait dans ces derniers temps le voyage d'Égypte. Nous avons maintenant au Musée des modèles de bateaux provenant de la tombe de Thoutmosis III et qui sont la reproduction exacte de ceux de Deir-el-Bahari. Ils prouvent que j'ai eu raison à interpréter, en second lieu, les rectangles comme la tête en saillie des baux et non plus comme les sabords de nage. Sur un point, il faut corriger : les bateaux sont pontés, mais sans qu'il y ait sous le pont place pour autre chose que pour du lest et des provisions ou des marchandises. Ce pont n'est donc qu'un plancher où les rameurs peuvent appuyer les pieds ; dans le vaisseau creux, il ne fait pas une batterie ni une chambre ; il ne sert qu'à recouvrir partiellement la sentine du fond, l'antlon. La disposition du chargement montre bien qu'il n'y a pas de batterie, mais une cale ouverte, telle que nous venons de la décrire au moyen des textes homériques.

[62] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 249-250. Voir la bibliographie complète, qu'ici comme partout, l'auteur donne toujours pour légitimer sa moindre assertion.

[63] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 250.

[64] Odyssée, XV, 446.

[65] A. Jal, Arch. Nav., I, p. 129.

[66] G. Maspero, III, p. 282.

[67] Pour Hérodote, les vaisseaux égyptiens du Pouanit sont des vaisseaux-longs, II, 102.

[68] Hérodote, VI, 28.

[69] Cf. G. Smith, Hist. of Sennach., p. 89 ; G. Maspero, II, p. 282.

[70] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 392-393.

[71] Odyssée, XV, 550.

[72] Odyssée, II, 431.

[73] G. Maspero, Bilbioth. Égypt., VIII, p. 87.

[74] Odyssée, X, 142-143.

[75] Odyssée, IV, 429-430.

[76] Odyssée, XII, 279 et suiv.

[77] Hérodote, I, 74.

[78] Odyssée, XII, 306.

[79] Odyssée, XII, 317.

[80] Odyssée, X, 404.

[81] Odyssée, V, 59-61.

[82] Odyssée, XIII, 368.

[83] Odyssée, XIII, 362-363.

[84] Pausanias, III, 23. 2. Cf. Frazer, III, p. 386 ; Hitzig et Blümner, II, p. 858.

[85] Odyssée, XIII, 349-350.

[86] Odyssée, IX, 141.

[87] Cf. Thévenot, Voyage, I, chap. VIII.

[88] Édit. Legrand, p. 222.

[89] Instructions nautiques, n° 778, p. 585.

[90] Instructions nautiques, n° 731, p. 246.

[91] Chandler, III, p. 202-207.

[92] Tournefort, I, p. 428.

[93] Thucydide, VI, 2, 6.

[94] Iliade, I, 432-433.

[95] Aviénus, IV, v. 174-177.

[96] Chandler, II, p.182 ; Choiseul-Gouffier, I, p. 142.

[97] Olivier, Voyage dans l'Empire ottoman, II, 145.

[98] Odyssée, II, 589-391. Eustathe, 150, 1, nous explique très clairement la différence entre limes, qui est le port ou la rade, et hormos, qui est le mouillage ou la cale.

[99] Thucydide, I, 65.

[100] Strabon, VIII, 363.

[101] Dapper, Description des îles, p. 259.

[102] Odyssée, X, 87 et suiv.

[103] Geog. Græc. Min., I, p. 9.

[104] De Saumery, Mémoires et Aventures, I, p. 27 et suiv. Cf. Frazer, III, p. 396 ; Hilzig et Blümner, II, p. 867.

[105] Chandler, II, p. 522.

[106] Thucydide, VII, 21.

[107] Hérodote, IV, 196.

[108] Chardin, I, p. 55.

[109] Iliade, XXIII, 745.

[110] Geog. Græc. Min., I, p. 81.

[111] Instructions nautiques, n° 778, p. 84 ; cf. P. della Valle, I, p. 7.

[112] Sur les moines des Strophades et leurs revenus, cf. les détails donnés par Grasset Saint-Sauveur, Voyage aux Iles Vénitiennes, III, p. 316 et suiv.

[113] Thévenot, II, chap. 88.

[114] Geog. Græc. Min., I, p. 7.

[115] Geog. Græc. Min., I, p. 94.

[116] Arrien, Peripl. Mar. Éryth., éd. Didot, p. 260.

[117] Odyssée, IX, 116 et suiv.

[118] Strabon, III, 160.

[119] Strabon, V, 216 ; cf. Instructions nautiques, n° 706, p. 154.

[120] P. della Valle, I, p. 198.

[121] Instructions nautiques, n° 691, p. 159.

[122] P. Lucas, II, p. 33 ; Michaud et Poujoulat, III, 276.

[123] Instructions nautiques, n° 691, p. 157.

[124] Pausanias, I, 32.

[125] Cf. Frazer, II, p. 415.

[126] Pausanias, id., ibid. Cf. Frazer, II, p. 451 et suiv.

[127] Instructions nautiques, n° 691, p. 159.

[128] Odyssée, IV, 844-847.

[129] Odyssée, XVI, 565.

[130] P. Lucas, II, p. 407.

[131] P. Lucas, I, p. 233-235.

[132] Tournefort, I. p. 404-406.

[133] Cf. Michaud et Poujoulat.

[134] Odyssée, X, 154-149.

[135] Instructions nautiques, n° 778, p. 591.

[136] Iliade, XI, 54.

[137] Juges, IX, 57 ; Ézéchiel, XXXVIII, 12.

[138] Odyssée, XIII, 546.

[139] Michelot, Portulan, p. 398.

[140] La Mottraye, Voyages, I, p. 177. 5.

[141] Odyssée, XIV, 383.

[142] Strabon, II, 100.