LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE SECOND. — LA TÉLÉMAKHEIA.

CHAPITRE II. — LES NÉLÉIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE.

 

 

L'état des lieux convient de tous points : plage de sables, Poseidion, ville haute. La situation convient aussi. La distance entre le pied du Kaiapha et le cap Pheia est d'environ 30 kilomètres, soit trois ou quatre heures de mer. La navigation de Télémaque au retour implique cette distance. Même parti de Pylos assez tard dans le jour, Télémaque, avec le bon vent d'Athèna, peut doubler le cap Pheia à la nuit close. Au cours de cette navigation, — je garde le vers rejeté sans aucune raison par les philologues, — le vaisseau, qui longe la côte éléenne et les bouches de l'Alphée, peut saluer au passage la fontaine Krounoi et le fleuve Chalkis. Tous les textes de l'Odyssée trouvent donc ici leur concordance. Mais l'Iliade nous fournit encore d'autres points de repère. Nestor, dans l'Iliade, conte avec force détails topographiques ses guerres contre les Éléens et contre les Arcadiens. Tâchons sur notre terrain de suivre la marche des armées.

Voici d'abord la guerre contre les Éléens. Ils assiègent une ville pylienne, la Ville des Joncs, Thryon ou Thryœssa, qui du haut de sa butte surveille le gué de l'Alphée — la moderne Volantza occupe sans doute cette butte de Thryon —. Les Éléens campent dans la plaine du bas. Athèna pendant la nuit accourt à la ville de Nélée. Elle réveille le peuple des Pyliens. Tous partent en hâte, cavaliers et fantassins mélangés. Ils arrivent d'abord au fleuve Minyeios, qui se jette à la mer non loin d'Arénè. Les cavaliers y font halte jusqu'à l'aube pour attendre le flot des gens de pied. Au matin, toute l'armée se remet en marche. On arrive vers midi au bord de l'Alphée. On sacrifie aux dieux. On fait un repas, mais sans se débander. On se repose et l'on dort, mais sans se désarmer. On est tout près de l'ennemi. Le lendemain, quand le soleil monte de terre, on engage le combat[1]. Sur cette route militaire, il faudrait retrouver l'étape d'Arénè.

Pausanias et Strabon en cherchaient déjà inutilement le site : Personne, parmi les Messéniens ni les Éléens, n'a pu m'indiquer les ruines de cette ville, et les indigènes ont entre eux de grosses controverses qui paraissent insolubles. Peut-être le Samikon était-il l'Arénè au temps des héros. Car, au dire des Arcadiens, le Minyeios est le même fleuve qui reçut ensuite le nom d'Anigros : il coule non loin du Samikon[2]. Pausanias plaçait donc Arénè au Samikon, comme Strabon plaçait Pylos trente stades (cinq kilomètres) au Sud. C'était toujours simple hypothèse de leur part : ils disent très franchement qu'ils n'ont recueilli aucun témoignage décisif. Je ne crois pas que ces localisations puissent convenir au texte de l'Iliade. Calculez en effet les étapes en plaçant Pylos au voisinage de Lépréon et Arénè au Samikon. Les cavaliers, partis de Pylos pendant la nuit, se seraient arrêtés au Samikon, à 5 kilomètres de Pylos, pour attendre les gens de pied. Puis, tous ensemble, chargés de leurs armes et de leurs lourdes cuirasses, dans les sables, à travers les pins et les torrents côtiers, ils seraient allés d'une seule traite, sans autre étape, jusqu'à la rive de l'Alphée, à 20 ou 25 kilomètres de là. Cette marche de 30 kilomètres, accomplie en quelques heures de nuit et de jour par des hoplites harnachés et chargés de bronze, n'est pas vraisemblable. La traite a dû être plus courte et mieux coupée....

Replaçons, suivant notre hypothèse, Pylos au Samikon et cherchons le Minyeios dans quelqu'une des rivières qui plus au Nord descendent de la montagne Makistia vers les Pêcheries. En partant du Samikon, on franchit d'abord la rivière de Tavla et sa fontaine voisine de la rive : nous y avons reconnu le fleuve Chalkis et la source Krounoi. Un peu plus au Nord, le Village du Vent, Anémochori, se dresse sur une éminence dont une autre petite rivière contourne la base. Un vieux khani, encore noté sur nos cartes, marque en ce carrefour de routes un lieu habituel de repos : c'est ici que, de la route côtière, se détache un embranchement qui franchit les collines et passe dans la vallée d'Olympie. Pour la garde et l'exploitation de cette double route, il dut toujours exister ici un bourg et une acropole. Cette rivière doit être le Minyeios homérique ; Anémochori doit occuper le site d'Arénè la Charmante, Άρήνη έρατεινή. Cette dernière épithète n'est pas déplacée : nous entrons ici dans l'arrière-pays de Skyllonte ; Xénophon, Pausanias et tous les voyageurs modernes font de ce pays une charmante peinture[3] : entre de douces collines boisées, ses vallons et ses prairies sont une terre d'idylle.

Avec ce site pour Arénè, reprenons le récit de Nestor. Sortis de Pylos durant la nuit, les cavaliers partent du Samikon. Ils franchissent d'une traite les 8 ou 9 kilomètres qui séparent le Kaiapha d'Anémochori. Les hoplites chargés suivent comme ils peuvent, un peu à la débandade : on est encore loin de l'ennemi. Mais à partir du Minyeios, il faut être sur ses gardes. Les cavaliers attendent les gens de pied et l'on repart en ordre, en colonne. On marche vers le gué de l'Alphée. On suit peut-être le bord de la mer : on aurait alors 10 ou 12 kilomètres à faire. avec précaution, en pays suspect. Peut-être quitte-t-on le chemin côtier pour l'embranchement d'Olympie ; à travers les collines et le pays de Skyllonte, on gagnerait l'Alphée en amont.... Par la côte ou par l'intérieur, on arrive à l'Alphée. Les troupes ont besoin de repos après cette marche dans les sables. On les laisse souffler et dormir : le lendemain seulement, on attaque.... Si Pylos est au Samikon, cette expédition contre les Eléens se comprend sans peine.

Voici maintenant la guerre des Arcadiens : Les Pyliens et les Arcadiens luttaient sur le kéladon rapide, près des remparts de Pheia, autour des courants du Iardanos[4]. Les Arcadiens habitent à l'Est et au Sud-Est de la Triphylie. de l'autre côté des montagnes. Le Iardanos et sa prairie maritime sont au pied du Kaiapha. vers le Sud-Est. Le site est bien localisé par des sources sulfureuses que les Anciens ont décrites et qui coulent encore[5]. Elles sortent de grottes peu profondes, en bas de la montagne de Kaiapha. Ces grottes étaient consacrées aux Nymphes Anigrides : le petit fleuve voisin, qui se jette dans la lagune et que les indigènes appellent aujourd'hui le Fleuve Noir, Mavropotamo, est l'ancien Anigros dont les eaux rebroussées par le vent inondèrent la plaine. Entre Mavropotamo et Anigros, je soupçonne quelque parenté toponymique. C'est par l'intermédiaire de quelque calembour romain ou italien, aux temps des marines de Pouzzoles ou de Venise, que l'Anigros des Hellènes est devenu un Fleuve Noir, Fluvius niger ou Fiume nero ; les Grecs modernes ont ensuite retraduit le nom latin en Mavropotamo. L'exemple de l'Hymette devenu, par un calembour étranger, il Matto, et par une traduction subséquente, le Mont du Fou, Trelovouno, peut légitimer cette hypothèse.

C'est auprès de l'Anigros que les guides anciens montraient la prairie et le tombeau de Iardanos. L'Anigros, ajoute Pausanias, prend sa source en territoire arcadien, au mont Lapithos. Pausanias fait une petite erreur. Dans le réseau de fleuves côtiers, de ruisseaux et de rivières, qui tout le long de ce pays incliné dévalent à la mer ou à la lagune, il a embrouillé quelques fils. Le Mavropotamo. l'Anigros, n'a que quelques cents mètres de long et prend sa source dans le mont Kaiapha, en territoire triphylien. Mais, tout près, coule une autre rivière beaucoup plus longue, qui descend en effet par une gorge étroite des derniers monts arcadiens. Elle prend sa source dans le territoire d'Aliphèra, la dernière ville arcadienne. Elle se jette à la mer près du Khani de Saint-Isidore. Nous ignorons le nom antique de cette rivière. On serait tenté, par le voisinage du Iardanos, de lui appliquer le nom de l'autre fleuve homérique, Kéladon. Sa vallée trace une roule commode pour une invasion arcadienne vers Pylos. Les Arcadiens descendraient le Kéladon rapide, c'est-à-dire le fleuve de Saint-Isidore. Les Pyliens les mettraient en déroute auprès du Iardanos, c'est-à-dire au pied du Kaiapha. Nous retrouverions ainsi la plupart des lieux mentionnés par l'Iliade. Resterait seulement à découvrir la ville de Pheia, dont parle Nestor.

Dès l'antiquité, on relevait en ce nom une faute de texte. Le cap Pheia que nous connaissons ne saurait être mis en cause : c'est un cap, non une ville, et les Arcadiens, pas plus que le royaume de Nestor, ne sont jamais allés jusque-là. La faute de texte parait certaine : aucune ville du Péloponnèse ni de la Grèce ne portait ce nom de Pheia. Les critiques anciens ont proposé deux corrections. La première est radicale ; elle bouleverse tout le passage : Strabon, ayant découvert en Triphylie sur les bords d'un neuve Akidon les ruines d'une ville Chaa, propose de corriger Pheia en Chaa, et Kéladon en Akidon.... La seconde est bien plus simple. Le Scholiaste nous dit : Au lieu de Pheia, il faut lire Phèra, ainsi que Didymos l'a fait, car on connaît par Phérécyde la guerre de Nestor autour de Phèra[6]. Cette correction du Scholiaste me semble préférable. Elle rend bien compte de la faute elle-même et de la façon dont la faute s'est produite : c'est un copiste maladroit qui de Phèra, Φέρα ou Φήρα, a fait Pheia, Φεΐα, et cette lecture est entrée dans le texte classique du jour où, la Phères pylienne ayant disparu — le vocable tout au moins : nous allons retrouver la ville elle-même sous un nom à peine différent —, les commentateurs et critiques anciens ne connurent plus dans ces parages que la Pheia d'Élide. La correction concorde, en outre, avec les récits des vieux mythographes, de Phérécyde en particulier, et elle concorde mieux encore avec les autres textes homériques. Car elle nous fait retrouver la Phères de la Télémakheia. C'est sous la Phères de Dioclès, fils de l'Alphée, que Nestor combat les Arcadiens, de même que Télémaque. traversant l'Arcadie, va reposer une nuit dans la Phèra ou Ali-phèra de l'Alphée.

Non loin des sources du fleuve de Saint-Isidore, gardant le passage entre l'Alphée et Pylos, une ville arcadienne portait le nom de Ali-phèra, Άλιφήρα. Elle était bâtie dans une très forte position. A 822 mètres d'altitude, elle occupait le sommet d'une grosse et raide butte absolument isolée[7]. Tout autour, les affluents de l'Alphée creusent de larges et profonds ravins. C'est pour les gens de l'intérieur la clef du passage vers la Triphylie maritime. Lisez dans Polybe[8] la campagne du roi Philippe. Montant de l'Alphée et de la ville d'Héraia, il veut chasser les Étoliens de Triphylie. Les Étoliens occupent Aliphèra e située sur une butte abrupte de tous les côtés, qui a plus de 10 stades de pied et que couronne une acropole s. Philippe enlève Aliphèra de vive force. Alors tous les Triphyliens s'enfuient et ne songent plus qu'à se mettre en sûreté chez eux. La Triphylie est ouverte. Philippe, sans autre bataille, entre dans la capitale Lépréon.

Si l'on examine les vieilles légendes, il semble bien qu'Aliphèra soit la Phères homérique : Ils arrivèrent à Phères, dans le palais de Dioclès, fils d'Orsilochos, issu lui-même de l'Alphée. L'Iliade donne la généalogie complète de ces rois de Phèra la bien bâtie (on a ici le singulier Φηρή) : L'Alphée, qui coule dans la terre des Pyliens, engendra Orsilochos, qui engendra Dioclès, qui engendra Orsilochos et Kréthon[9]. Voici peut-être l'origine de cette généalogie : Aliphèra, dit Pausanias, est une ancienne petite ville, abandonnée depuis la fondation de Mégalopolis. En partant d'Héraia, on passe sur la rive gauche de l'Alphée. Dix stades de plaine environ conduisent à la montagne ; puis il faut encore monter une trentaine de stades pour atteindre la ville. La grande déesse des Aliphériens est Athèna qui naquit. racontent-ils, et fut élevée chez eux. Aussi ont-ils un autel de Zeus Léchéatas, Zeus en couches. La situation d'Aliphèra près du fleuve lit de Dioclès le petit-fils de l'Alphée, et la légende du dieu Léchéatas, du dieu en couches, fit de Dioclès le fils d'Orsilochos, de l'Accoucheur, car Orsilochos et Léchéalas ne sont qu'une seule et même chose : Όρσιλόχη, Λέχω ou Λοχεία, Σϋλοχος, etc., sont des épithètes équivalentes pour les déesses de l'accouchement....

Dioclès règne donc à Aliphèra dans le bassin inférieur de l'Alphée. Nous comprenons alors certains oublis apparents de la géographie homérique. D'après le Catalogue des Vaisseaux. l'Arcadie homérique est déjà une Arcadie grecque. Le royaume fédéral d'Agapénor n'a plus sa capitale à Lykosoura, comme la vieille Arcadie des Pélasges, mais à Tégée, comme la récente Arcadie des Hellènes. Les grandes villes ou les grands dèmes arcadiens sont déjà dans le voisinage des ports helléniques, sur la façade qui borde l'Archipel, à Phénée. Orchomène, Stymphale et Mantinée. L'Iliade connaît en outre les Arcadiens qui habitent dispersés autour du Kyllène, dans l'Arcadie du Nord-est, et ceux qui occupent la Parrhasie, dans le bassin supérieur de l'Alphée. Mais elle ne fait aucune mention des Arcadiens du Sud-ouest, des cantons ou villes de Phigalie, Héraia et Aliphèra[10]. C'est que les Kaukones d'une part, — nous le verrons tout à l'heure, — et, d'autre part, le royaume de Dioclès occupent alors les vallées inférieures de l'Alphée et de la Néda, autour d'Aliphèra et autour de Phigalie.

Le royaume de Dioclès tient ainsi les confins de l'Arcadie et de Pylos : sur son territoire devront se rencontrer les caravanes et les armées des deux voisins. Or, dans cette région d'Aliphèra, Pausanias tonnait un sons-affluent de l'Alphée, nommé Kélados. Cette rivière descend des monts qui bordent vers le Sud le bassin du fleuve. Cet affluent de la rive gauche est l'un des nombreux torrents qui barrent aujourd'hui la route entre Karytaina et Andritzéna, la route ancienne des Arcadiens descendant vers Pylos.— Je crois que nous allons comprendre sans aucune hypothèse tout notre texte de l'Iliade. Il n'est plus besoin des corrections proposées par Strabon. Il n'est plus besoin même de supposer, comme nous l'avions fait, l'existence d'un Kéladon voisin du Iardanos. Nous avons ici le Kéladon homérique. En changeant une seule lettre comme le proposait Didymos, en lisant Phèra au lieu de Pheia, nous avons un texte parfaitement intelligible : Sur le Kéladon rapide, combattaient les Pyliens et les Arcadiens belliqueux, près des murs de Phèra, non loin des courants du Iardanos. Sur le terrain, nous reconstituons les phases de la lutte. Quand les Pyliens sont en force, ils chassent les Arcadiens jusqu'aux frontières arcadiennes et même au delà, jusqu'au bord du Kélados-Kéladon. Quand les Arcadiens ont le dessus, les Pyliens reculent sous Pylos, jusqu'aux prairies du Iardanos et jusqu'aux sources Anigrides. Les murs de Phèra-Aliphèra sont comme le point mort de cette bascule. Phèra est le bazar et la forteresse-frontière, la première étape pour les peuples de la mer, la dernière étape pour les gens de l'intérieur, comme nous le constatons par le voyage même de Télémaque.

Nous avons maintenant notre route de la Télémakheia avec son étape de Phères entre Pylos et Sparte. Aliphèra est à 20 ou 25 kilomètres du Samikon. C'est bien la distance qu'il faut supposer entre Pylos et Phères. Reprenons le voyage de Télémaque et de son cocher. A Pylos, levés dès l'aurore. ils ont d'abord écouté les discours des vieillards sur les pierres polies. Puis on est allé chercher le bœuf, le bois, l'eau, le forgeron, l'équipage de Télémaque, les instruments et les acteurs du sacrifice. On a doré les cornes, tué la bête, allumé le feu, brûlé les cuisses et la part des dieux, et rôti, en brochettes à la main, la part des assistants. On s'est lavé, baigné, parfumé. On a fait toilette avant de se mettre à table. Après un long et copieux festin, on a fait atteler les chevaux et charger les provisions. Enfin l'on se décide au départ. La journée devait être fort entamée. On descend de la ville haute dans la plaine. On fouette les chevaux qui partent à toute vitesse. Quand le soleil se couche, on monte à Phères, qui est aussi une ville haute à la mode du temps. La distance entre Pylos et Phères ne peut donc pas être très grande. Ajoutez les difficultés de l'ascension. Entre le Samikon et Aliphèra, la route part de la côte pour arriver à plus de huit cents mètres d'altitude. Elle suit un couloir rapide, encombré de flaques et d'éboulis. Au retour, la descente sera plus commode : Télémaque et Pisistrate quittent Phères à l'aurore ; ils descendent rapidement vers Pylos[11], et Télémaque, rendu à la plage, aura le temps de faire ses longs préparatifs de départ, de s'embarquer et d'atteindre le cap Pheia avant la nuit close. Entre Pylos et Phères, il n'y a donc que quelques heures de chemin : il me semble que les 25 kilomètres de notre route correspondent à ces données.

D'Aliphèra à Sparte, l'étape est fort longue, 90 ou 100 kilomètres. Mais pour deux chevaux légèrement chargés, elle n'est pas impossible à franchir en une longue journée coupée d'un arrêt. Télémaque et Pisistrate partent de Phères dès l'aurore. Ils n'arrivent à Sparte qu'à la nuit close. Ils font la route, dit le poète, grâce à la vélocité de leurs chevaux[12]. Il ne faut pas oublier — Helbig dans son Épopée homérique a raison d'insister là-dessus — que ces chars sont extrêmement légers. Ils volent à travers les champs de bataille, sans être arrêtés par les morts ni par les débris d'armes qui jonchent le sol. Ils sautent par-dessus les fossés : Eumélos tire son char lui-même. Diomède se demande s'il ne chargera pas sur ses épaules le char de Rhésos[13]. Un pareil véhicule, attelé de deux trotteurs. peut voler en un jour d'Aliphèra à Sparte cinq ou six heures de route le matin, quatre heures de repos durant la grosse chaleur du jour, cinq ou six heures de route le soir, et les quatre-vingt-dix ou cent kilomètres sont franchis. La route est assez commode. Le couloir de l'Alphée monte à la plaine parrhasienne, d'où le couloir de l'Eurotas redescend vers Sparte. D'Aliphèra jusqu'à la plaine parrhasienne, la montée n'est ni longue ni difficile. La traversée de la plaine, puis la descente vers Sparte sont moins dures encore.

Quelque jour, un chemin de fer reliera par ici les golfes d'Élide et de Laconie. De tout temps une route fréquentée des étrangers a suivi ce couloir. Turcs. Vénitiens ou Francs, les armées et caravanes étrangères montaient et descendaient d'un golfe à l'autre, et la forteresse de Karytaina surveillait le passage du seul défilé dangereux : Karytaina, perchée tout en haut d'une roche, dresse ses créneaux sur la rive droite de l'Alphée ; mais aujourd'hui .Karytaina est en ruines. Pour la Grèce libérée, cette forteresse étrangère a perdu toute importance, en même temps que la route des étrangers. Le trafic des Hellènes est allé vers les ports helléniques de la mer grecque par excellence, vers l'Archipel : ce n'est plus entre le golfe de Laconie et le golfe d'Élide que circule la grande route péloponnésienne : le chemin de fer unit le golfe de Messénie au golfe d'Argolide, Nauplie à Kalamata. Il en fut ainsi chaque fois que le Péloponnèse était aux mains des Hellènes : c'est vers l'Archipel que le Péloponnèse a sa façade grecque. Mais avant les Hellènes, comme au temps des Vénitiens et des Francs, la Pélasgie primitive, comme la Morée moyenâgeuse, possède notre route des étrangers : les Pélasges ont sur la rive gauche de l'Alphée, juste en face de Karytaina et surveillant comme elle le passage, leur ville de Lykosoura. Ville haute, elle aussi, et ville préhellénique, Lykosoura eut, comme Pylos, une renommée de puissance et de civilisation dans le monde des origines. Elle disparut, comme Pylos, dans le soulèvement du monde grec. C'était la première des villes que produisit la terre et que vit le soleil[14]. C'est là que les Arcadiens plaçaient les débuts de toute leur légende. C'est là que régna Lykaon, fils de Pélasgos : sur la montagne voisine, sur le Lycée, trônait le dieu suprême, le dieu fédéral des Arcadiens. En dehors de l'Arcadie, la tradition panhellénique acceptait la légende de Lykosoura[15], et les géographes expliquaient comment les très anciennes villes sont au sommet des monts, témoin Lykosoura ; les plus récentes sont au flanc des monts, témoin Mycènes ; les villes neuves sont au bord de la mer, témoins Rhodes, le Pirée et les villes ioniennes. Le site de Lykosoura dénonce, en effet, une ville préhellénique. L'Arcadie des Hellènes délaissa quelque peu ces cantons pastoraux du Sud-ouest et transporta ses villes, Tégée, Mantinée, Orchomène, Phénée, Stymphale et Klitor, dans les cantons agricoles, dans les plaines closes de l'Est et du Nord.

Avec leurs grasses terres d'alluvions, leurs eaux, leurs lacs, leurs champs facilement irrigables, leurs routes faciles vers les golfes vraiment grecs de l'Archipel, chacune de ces plaines pouvait en effet nourrir une ou deux villes. La plus grande eut les deux capitales rivales de l'Arcadie grecque, Tégée et Mantinée, et la capitale du Péloponnèse turc, Tripolitza. C'est en vain qu'Épaminondas essaya de ramener aux cantons de l'Alphée la Grande Ville des Arcadiens. Il fonda Mégalopolis au milieu de la plaine parrhasienne, à quelques lieues de Lykosoura. Fondation artificielle, œuvre de la politique et de la force, Mégalopolis fut éphémère et sans importance. La nature des lieux n'appelait pas une grande ville grecque en cet endroit. Bouleversée de torrents, encombrée de graviers, de sables, de roches et de cailloux, la plaine n'a pas d'étendues arables. Elle peut nourrir quelques villages. Elle n'a de réelle utilité que comme lieu de passage, grâce aux portes qui descendent vers la mer, des quatre coins de ce carrefour. Route du Nord-est vers Tégée et Argos, route du Sud-Est vers Sparte et le golfe de l'Eurotas, route du Sud vers la Messénie et le golfe de Kalamata, route de l'Ouest vers Phigalie et la vallée maritime de la Néda, route du Nord-Ouest enfin vers la mer d'Élide par Karytaina et l'Alphée, c'est comme une rose de routes divergentes. Au carrefour, un gîte d'étape et un relai peuvent prospérer, et un poste de garde est nécessaire. Aujourd'hui, la gare du chemin de fer assure la vie de Sinanou. Sous les Turcs, Léondari et sa mosquée commandaient la double descente vers Mistra et vers Kalamata et surveillaient la grande route militaire entre les forteresses turques de Coron et Modon au Sud et la capitale de Tripolitza au Nord. Sous les Vénitiens et les Francs, Karytaina barrait le couloir vers la mer d'Élide. Aux temps préhelléniques, Lykosoura. mieux placée, pouvait tenir à la fois l'entrée de la Néda et l'entrée de l'Alphée, la double route vers la mer Occidentale.

Si donc Lykosoura devint puissante et célèbre, c'est que vers cette mer de l'Occident descendait le trafic contemporain. Aux temps primitifs, les caravanes passent ici. Entre la mer du Sud et la mer de l'Ouest, Lykosoura est l'étape médiane. Les coursiers de Télémaque ne s'y arrêtent pas. Mais les sommiers des marchands ne volaient pas d'un tel bond. Ils coupaient en deux journées les cent kilomètres qui séparent Aliphèra de Sparte. Le premier soir, ils montaient dans la ville haute de Lykosoura pour y passer la nuit, comme Télémaque est monté dans la haute ville de Phères. On s'étonnera que la Télémakheia ne mentionne même pas le nom de Lykosoura. Mais nous avons déjà vu que l'Arcadie homérique n'est plus l'Arcadie des vieux Pélasges : sous l'influence des Hellènes, elle a déjà troqué sa vieille capitale de Lykosoura pour sa nouvelle capitale de Tégée. Rappelons-nous, en outre, que le poète ne connaît pas les lieux de visu. Domicilié dans quelque ville maritime des îles ou des côtes asiatiques (nous donnerons les preuves de ce domicile), il parle comme les récits ou comme les périples des gens de mer. Il ne répète que ce que lui apprennent ses sources écrites ou orales. Or, quand la route des isthmes est un peu longue, d'autres exemples nous ont montré que les marins ne la font pas tout entière. Ils ne montent qu'au premier bazar. Là, ils rencontrent les caravanes de l'intérieur, qui leur prennent leurs manufactures et leur amènent des matières premières. Ce bazar commun est, suivant les cas, plus ou moins éloigné de la côte, parfois à quelques heures de l'échelle, le plus souvent à une petite journée. Au temps de la thalassocratie éginétique, nous dit Pausanias, les Éginètes, débarqués à Kyllénè, chargeaient leurs marchandises sur des bêtes de somme et montaient chez les Arcadiens jusqu'à Phigalie. Pompos, roi de cette ville, les combla d'honneurs et proclama son amitié pour eux en appelant son fils Éginétès[16]. Voilà une belle route du commerce antique. Les vaisseaux d'Égine n'ont pas fait le tour de la péninsule par le Sud, puisqu'ils débarquent sur la côte Nord-ouest pour venir à ces cantons occidentaux. S'ils eussent fait le tour du Malée, ils auraient abordé par le Sud-ouest cette façade occidentale du Péloponnèse et ils auraient débarqué, non pas à Kyllénè, mais à Navarin ou Kyparissia. Ces marins prudents ont donc évité le Matée et suivi la route que Strabon recommande aux navigateurs d'Asie Mineure en Italie : débarqués sur la plage orientale de l'isthme de Corinthe, ils ont franchi cet isthme à pied et repris la mer dans le golfe de Patras. Tout au long des côtes achéennes et éléennes, ils ont ensuite contourné la façade Nord-ouest de la péninsule et sont enfin venus mouiller au premier port qui leur offrait une route commode vers l'intérieur de l'Arcadie, à Kyllénè.

Dans les périples éginétiques, où Kyllénè était décrite comme le débarcadère et le grand port, Phigalie dut être mentionnée comme le bazar et la grande ville de l'intérieur : auprès de Katakolo, qui est actuellement l'échelle de ces parages. nous verrons nos Instructions nautiques signaler de même la ville et le marché de Pyrgos. Dans les périples que put lire notre poète odysséen ou dans les récits qu'il put entendre, Pylos est l'échelle et c'est Phères-Aliphèra qui est le bazar. Les convois maritimes remontent jusqu'à Phères, mais pas plus haut : jusqu'à Phères, les caravanes de la montagne descendent à leur rencontre. Les marins peuvent savoir que ces caravanes arrivent de loin, qu'elles viennent de Sparte en une journée environ. Mais ils ne connaissent ni les relais ni les détails de la route.... Le batelier de Smyrne ou de Beyrouth sait aujourd'hui que Marseille est l'échelle de Paris ; mais il ignore que Lyon et Dijon sont les grandes étapes intermédiaires.

Étudiez maintenant ce bazar d'Aliphèra et voyez si l'existence même de ce bazar n'implique pas le débarcadère des étrangers au point où nous l'avons mis, à l'échelle du Samikon. C'est comme une vérification de tout notre calcul topologique que je vous propose. Bien qu'un peu longue, cette vérification vaut la peine d'être faite.

Aliphèra est donc le bazar. L'Arcadie occidentale eut de tout temps un bazar de cette sorte, à une étape. courte ou longue, de l'échelle. Mais ce bazar ne resta pas toujours dans la même ville. Depuis l'antiquité préhellénique jusqu'à nos jours. il se transporta dans quatre ou cinq places, à Pyrgos aujourd'hui, à Andritzéna sous les Turcs, à Phigalie aux temps helléniques, à Aliphèra aux temps odysséens. Ces changements du bazar coïncidaient, comme on peut le prévoir. avec les changements de l'échelle. Cette échelle elle-même se déplaçait au gré des différentes marines, mais non pas suivant leur caprice : des nécessités inéluctables déterminaient les changements. Pareil aux autres fleuves méditerranéens, l'Alphée ne saurait avoir son port à ses bouches. Nous savons que, Barcelone près de l'Èbre, Marseille près du Rhône, Livourne près du Pô, Smyrne près de l'Hermos, Milet près du Méandre, tous les ports méditerranéens s'installent à l'écart des 'deltas, sur la première pointe rocheuse ou sur la plus commode. Aujourd'hui l'Alphée a son grand port à Katakolo, sur le promontoire rocheux ou, plus exactement, sur l'ancienne île de roche noyée dans l'alluvion, qui porte le cap Pheia : Pyrgos dans la plaine voisine est devenu le grand bazar. Mais, jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est Pyrgos même qui, en réalité, était l'échelle ; la plage toute proche fournissait un mouillage suffisant pour les caïques. Ce mouillage attirait vers Pyrgos les caravanes de l'intérieur. Deux routes montaient alors de Pyrgos vers l'Arcadie. L'une suivait la rive droite de l'Alphée dans le fond de la vallée, jusqu'au saut de Karytaina. C'était la moins importante, étant la moins sûre et la moins bordée de villages. En cet état de civilisation, — tyrannie des Turcs, pillages des Klephtes, avanies des Albanais. — les plaines étaient abandonnées pour les hauteurs : les lieux habités étaient, tous, au sommet ou à la pente des montagnes. Aujourd'hui les villages redescendent lentement vers le fleuve. Quelque jour, une voie ferrée entre Pyrgos et Sparte rétablira la voie antique, à travers les vieilles villes de la vallée, Olympie et Héraia[17]. Mais, au siècle dernier, c'était l'autre route que suivait le commerce. Partie de Pyrgos, cette autre route allait droit au gué de l'Alphée : sous la ville des Joncs, elle franchissait le fleuve. Puis, gravissant les collines de la rive gauche, elle s'accrochait aux flancs des montagnes qui bordent le bassin. Elle se tenait sur le versant des monts, à mi-pente. Elle reliait et relie encore un grand nombre de villages perchés. Elle menait au grand bazar de l'intérieur, qui était alors Andritzéna. Ce bazar s'était ouvert à une journée environ de l'échelle et à l'intersection de deux routes venues de la mer. A cet endroit, en effet, la route venue de Pyrgos rencontre le chemin qui vient de l'autre port de l'Alphée, Kyparissia.

Car, à l'extrémité méridionale du golfe, tout au bout de la courbe des dunes, Kyparissia sur les roches occupe pour l'Alphée la position symétrique à Katakolo. Elle aussi est un port de l'Alphée. Elle est un peu plus éloignée des bouches du fleuve ; à certaines époques, cependant, les marins pourront la préférer. Car elle s'offre d'abord aux navires qui viennent du Sud ou de l'Est, comme Katakolo s'offre aux navires qui viennent du Nord et de l'Ouest. De Kyparissia, le chemin vers les vallées arcadiennes est aussi commode : le couloir de la Néda et les défilés des montagnes mènent soit au bassin inférieur de l'Alphée par les passes de Bassai, soit à la plaine supérieure de Mégalopolis par les passes du Lycée. L'Alphée a donc en réalité deux échelles, une de chaque côté de son delta, Kyparissia et Katakolo. Suivant la direction des courants commerciaux, ces échelles alterneront d'importance. Quand le commerce viendra du Nord, c'est Katakolo ou Pyrgos qui sera l'échelle principale. Quand le commerce viendra du Sud, c'est à Kyparissia qu'il aura son débarcadère. Et, suivant l'importance respective des deux échelles, le bazar de l'intérieur sera plus proche de l'une ou de l'autre. Katakolo ou Pyrgos, fréquentés par les marines modernes, avaient amené le bazar à Andritzéna. Kyparissia. fréquentée par les marines anciennes, avait créé la fortune de Phigalie. Mais. Andritzéna ou Phigalie, ce bazar ne se déplace que de quelques lieues, au Nord ou au Sud des passes de Bassai. Et nous voyons bien que le bazar ne peut être que dans l'une de ces deux villes, tant que l'Alphée garde ses ports à Kyparissia et à Pyrgos ou Katakolo. Si donc, aux temps odysséens, le bazar de cette région s'est transporté ailleurs, si réellement Aliphèra a tenu le rôle d'Andritzéna ou de Phigalie, c'est que l'échelle du fleuve n'était alors ni à Katakolo ni à Kyparissia ; c'est que l'Alphée avait un autre port.

Sur les bords actuels du golfe, avec les sables et les lagunes qui encombrent la rive, et dans l'état actuel des marines, avec nos énormes vaisseaux qui demandent des eaux profondes et des rivages accores, nous n'imaginons pas que l'Alphée puisse avoir d'autre échelle. Mais sur nos cartes rétablissons le rivage d'autrefois. Supprimons les Pêcheries d'Agoulinitza. Le Samikon redevient un libre promontoire couvrant un mouillage abrité : les roches de Katakolo et les roches de Kyparissia n'offriront pas un meilleur refuge.... Remettons dans ces eaux la marine homérique avec ses bateaux peu profonds et légers, que l'on échoue au port de débarquement et que l'on hale sur la plage : les sables du Samikon deviennent le meilleur débarcadère du golfe.... Rétablissons enfin, à travers les collines de l'intérieur, la route des caravanes vers Aliphèra : Pylos devient le port le plus voisin de l'Alphée. Pylos est alors pour l'Alphée exactement ce que Gênes est pour le Pô, — toutes proportions gardées. Séparée du bassin fluvial par les montagnes, Pylos en est pourtant le véritable débouché sur la mer, parce que les défilés du Kaiapha détournent vers elle, comme les défilés des Apennins détournent vers Gênes, une route plus courte que la descente du fleuve lui-même. Par la trouée du fleuve de Saint-Isidore et par la plaine du Iardanos[18], cette route directe mène de l'Alphée moyen à la côte, en passant par Aliphèra et en aboutissant à notre Pylos. Quand donc Pylos. grâce à cette route, devient l'échelle, Aliphèra devient le bazar ; au pied de Phères, se rencontrent les caravanes de l'intérieur et les caravanes de la tuer. Voilà, je crois, tout notre calcul topologique vérifié : l'échelle à Pylos entraîne le bazar à Phères, et réciproquement.

Fréquentant l'échelle de Pylos, les marins primitifs connaîtront le bazar de Phères. Voyez comment nos Instructions nautiques décrivent auprès de leur échelle de Katakolo le bazar de Pyrgos :

Katakolo est fréquenté par les paquebots et, pendant la saison des fruits, de grands vapeurs viennent charger des raisins de Corinthe et du vin provenant des plaines de Pyrgos. L'eau y est rare ; il n'existe qu'un puits dans le fond de la baie. La ville de Pyrgos, avec 5000 habitants, est bâtie sur une colline à sept milles de Katakolo. Elle possède un télégraphe. Les plaines environnantes sont bien cultivées. Mais près de la cote les miasmes des lacs rendent l'air insalubre[19].

Parmi les détails importants, nos Instructions notent qu'il y a un télégraphe à Pyrgos. C'est un instrument commode pour la rapidité des échanges. Mais c'est, mieux encore, un véritable garant de la sécurité et de la légalité, la voix du droit et de la justice. Nos marins et nos trafiquants introduisent partout ce grand régulateur, qui rend moins fréquentes les rapines populaires ou les exactions de l'autorité. Ce n'est pas que les indigènes accueillent mal les peuples de la mer : Pompos jadis donnait à son fils le nom d'Éginétès en l'honneur des marins d'Égine ; aujourd'hui les gens de Pyrgos donneront à leurs rues les noms de Gladstone ou de Gambetta. Mais ce bon vouloir peut être intermittent. et les peuples de la mer ont toujours dû veiller à ses caprices. Faute de télégraphe, les marins d'autrefois, pour se protéger, apportaient leurs dieux et s'efforçaient d'en inculquer le respect aux barbares de leur clientèle. Le culte commun était le seul garant de la paix et des contrats. Qui dit alors bazar commun, dit aussi cultes communs : le commerce régulier ne peut se faire qu'à l'abri de la religion ; les échanges de marchandises supposent forcément un échange de dieux. C'est ce que les mythologues semblent parfois oublier pour cette période des origines grecques. Et pourtant le spectacle des derniers siècles devrait leur fournir matière à réflexion. Jusqu'au jour où le télégraphe installa les principes du droit international dans le inonde levantin, — et ce jour est tout récent et les principes s'installent à peine, — ce fut toujours sous le seul abri d'une communauté de cultes et de serments religieux que le commerce put s'établir. Une influence commerciale se traduisit toujours par une influence religieuse : l'Anglais apporta sa Bible ; le Franc amena son jésuite ou son capucin ; l'Arabe apporta son Coran et son tapis de prières. A Memphis, dans le Camp des Tyriens, Hérodote a vu le temple de l'Aphrodite Étrangère[20]. Au temps des Croisades, les Vénitiens se réservent, dans chacune des villes prises, l'emplacement d'une église et d'un marché : partout ils installent le culte de saint Marc[21]. Il n'en fut pas autrement au bazar primitif d'Aliphèra : certains cultes de cette ville sont des importations de l'étranger. Dans la fête d'Athèna, dit Pausanias, on sacrifie d'abord au héros Myiagros, qui délivre des mouches. Ce héros Myiagros, que les Aliphériens honorent auprès de leur grande déesse Athéna et de leur dieu guérisseur Asklépios, semble de même origine que le Zeus Apomyios, chasseur de mouches, dont Héraklès avait introduit le culte à Olympie, à quelques lieues plus bas dans la même vallée de l'Alphée. Ce dieu éléen, que d'autres appellent Myiodès et Myiagros, est aussi un dieu de la santé, car, chassant les mouches. il supprime la peste, muscarum multitudine pestilentiam afferente. Or c'est aussi un dieu de la santé, ce dieu de la Mouche, Baal-Zeboub, Βάαλ Μυΐα, traduisent Josèphe et les Septante. — qu'adoraient sur la côte syrienne les Philistins d'Akkaron et que le roi d'Israël Ochozias, malade, envoyait consulter : la mouche pestifère, dit l'Ecclésiaste[22]. On croit que les peuples de la mer ont été les missionnaires, à Aliphèra comme à Olympie, de ce dieu de la Mouche.

Site et situation, plage et routes, le Samikon réunit donc toutes les conditions pour être la Pylos homérique. Sans doute, des fouilles dans cette ville haute seraient le meilleur moyen de vérifier notre calcul. Abandonnées déjà par les Anciens, ces ruines ont pu nous réserver quelque autre Mycènes. Mais, à défaut de monuments archéologiques, nous avons les traditions historiques et légendaires. Lorsque Télémaque, rentré de Sparte, va s'embarquer sur la plage de Pylos, un arrière-petit-fils du devin Mélampous vient supplier qu'on le prenne à bord : la source des Nymphes Anigrides, au pied du Kaiapha, devait son odeur sulfureuse aux purifications de Mélampous et c'était Mélampous qui avait amené chez Nestor les bœufs de Phylakè[23].... Le mont Alvéna était dédié aux divinités infernales. Il portait le nom de Minthè, à cause d'une concubine de Pluton que Proserpine avait transformée en menthe des jardins. Il avait un sanctuaire d'Hadès, qu'entretenaient aussi les Makistiens, et un bois sacré de Proserpine[24]. Hadès, d'après la légende homérique, a été blessé par Héraklès à Pylos[25] : Nestor raconte longuement cette invasion de la force herculéenne[26]. A la source de notre fleuve de Saint-Isidore, près du village de Troupais, la terre brûle chaque année avec une odeur désagréable. Pausanias signalait déjà cet accident volcanique, qu'il faut rapprocher des sources sulfureuses du Kaiapha, des sources pétrolifères du cap Pheia et de Zante. et des tremblements de terre qui désolent annuellement cette région[27]. Ces Trous doivent être voisins de l'ancien sanctuaire d'Hadès.

L'histoire traditionnelle de Pylos mérite surtout qu'on s'y arrête. Pylos n'est pas une ville indigène. Ce sont des peuples de la mer qui l'ont fondée. On sait que Nestor et son père Nélée sont venus de Thessalie. Ils sont de la race de Poséidon, de Tyro et de Salmoneus. Leur famille régnait à Iolkos, sur le golfe Pagasétique, où s'était rassemblée jadis la flotte des Argonautes. Or la ville du Samikon est bien le type des établissements étrangers sur une côte méditerranéenne, un Gibraltar primitif ou, comme disait Thucydide, l'un de ces promontoires surplombant la mer, que les Phéniciens tout autour de la Sicile occupent en même temps que les îlots côtiers. Au-dessus d'une bonne plage de débarquement, c'est une forteresse indépendante des indigènes. Elle est facile à défendre du côté de la terre, grâce au ravin qui la sépare des montagnes voisines. Ce ravin coupe Pylos de la terre ferme. C'est, en petit, la même disposition que le Castel Tornèse, bâti par les Vénitiens au-dessus de la plage de Glarentza. Mais les Vénitiens avaient à compter avec le canon : le ravin de Pylos ne leur eût pas suffi. Ils installèrent donc leur Castel Tornèse sur une île rocheuse que les alluvions du Pénée ont rattachée à la plaine éléenne. Entre cette île et les monts côtiers, la plaine large met un fossé île plusieurs kilomètres, dont le cours boudé et vaseux du Pénée remplit le fond. Castel Tornèse a gardé jusqu'à nous son nom italien, étranger. Autour de Pylos, il est possible que nous trouvions aussi îles noms étrangers, venus de la mer.

Le nom de Pylos est indigène : c'est un nom grec. Une particularité, qui toujours a été notée par les indigènes, lui donna naissance. Nous savons qu'une véritable porte est aux pieds île la forteresse. Un défilé côtier étrangle en ce point la route terrestre qui longe la mer et qui unit l'Élide et la Messénie. Sur les buttes rocheuses, qui émergent des sables et barrent le défilé, il y eut de tout temps un poste de brigands ou de gendarmes. Dans les temps modernes, tous les maîtres du pays, Vénitiens, Turcs, Albanais, Égyptiens (sous Ibrahim-Pacha, fils de Mehemet-Ali, durant la campagne de Morée), etc., ont entretenu là un petit fort, qui conserva toujours son nom indigène, τό Κλειδί, la Clef. Ce fortin était en effet la clef de cette porte : il pouvait ouvrir ou fermer le passage aux caravanes et aux armées, aux transports et aux charrois de toute sorte. Jusqu'à ces derniers temps[28], cette plage unie était, en paix comme en guerre. une voie fréquentée. Au début du IIIe siècle, c'est encore par ici qu'Ibrahim-Pacha, chef de l'armée égyptienne, maintient les communications entre ses deux grandes places d'occupation. Modon au Sud et Patras au Nord : Ibrahim-Pacha avait fait du littoral triphylien une de ses grandes routes militaires, pour communiquer avec le Nord de la péninsule par Patras. Cette voie lui paraissait préférable pour toutes ses troupes, en particulier pour sa cavalerie et ses transports, qui ne craignaient pas, dans les plaines d'Élide et de Triphylie, les surprises et les embuscades qu'elles rencontraient à chaque pas dans les contrées plus montagneuses. Le pays gardera longtemps le souvenir et la trace du passage quotidien des troupes égyptiennes[29]. Pour leurs chevaux et pour leurs chars de guerre, les Achéens avaient les mêmes besoins qu'Ibrahim-Pacha, et l'Iliade nous a décrit les marches des guerriers au long de cette route.... Au temps de Strabon, quand la ville haute est déjà déserte, il subsiste toujours en bas le petit fort Samique.

Mais, si le nom de Pylos est indigène, il se peut que le nom de Samikon soit venu de l'étranger. Same, Σάμος, Σάμη, Σαμικόν, dit Strabon, signifie sans doute la hauteur, car les anciens appelaient Sames, σάμους, les lieux élevés. La racine שפס s. m. m., ou שפה s. m'., existe dans toutes les langues sémitiques : en arabe surtout elle a donné de nombreux dérivés, sammoun, samimoun, asammoun, qui tous signifient élévation, hauteur, haut, élevé ; sammaou désigne la crête la plus élevée d'une montagne. Il semble donc que ce texte de Strabon nous ait conservé le doublet gréco-sémitique sam- ΰψηλος, et que Samos soit un nom d'origine sémitique, apporté là par les peuples de la mer. Or, si la topologie nous amène à penser que Samikon et Pylos sont une seule et même chose, il est facile toponymiquement aussi d'expliquer cette identité. Les deux vocables ne sont pas synonymes parce qu'ils ne furent pas inventés par les mêmes gens pour décrire la même vue de pays. Dans ce site, les peuples de la mer voient d'abord le haut cap, dominant le golfe et la plage basse, et ils disent Samos, la hauteur. Les indigènes ne distinguent pas cette colline dans le troupeau des hauteurs voisines : elle est indiscernable à leurs yeux de montagnards, parce qu'ils la dominent du haut des monts voisins. Mais les indigènes redoutent un peu le passage étranglé du bas, où quelque précaution n'est jamais inutile : cette Porte est soigneusement notée dans leur géographie ; la Clef restera célèbre parmi leurs descendants. Cette Porte des Sables, Πύλος ήμαθόεις, était toute semblable alors aux Portes Chaudes, Thermo-Pyles, d'une autre côte hellénique.

Le premier fondateur de cette Porte, le père du Portier, Πύλος, Πύλας ou Πυλών, était l'Homme à la Clef, Κλήσων (cf. κλήσις, κλεΐσις, etc.). Il n'était pas de la famille de Nestor et de Nélée. Bien avant eux, il était venu lui aussi de la mer. On le disait originaire de Mégare[30]. Son père, Lélex, venait de mers plus lointaines encore. Car Lélex était un roi égyptien débarqué sur la côte mégarienne. Avant donc les temps homériques, la légende connaît sur ces rives de Pylos deux occupations des peuples de la mer. La seconde, qui dure encore au temps de la Télémakheia, est personnifiée par Nestor et Nélée : elle est d'origine thessalienne, achéenne, hellénique : rien ne différencie les Pyliens des autres peuplades achéennes ; ils sont les alliés d'Agamemnon ; Nestor est un roi des Grecs ; l'onomastique pylienne présente des noms entièrement grecs, la Porte, Pylos, le Marais, Hélos, la Roche, Aipu, les Joncs, Thryon, l'Orme, Ptéléon. Mais la première colonie était d'origine étrangère, barbare. Lélex était venu d'Égypte pour occuper, auprès de Mégare, le débouché d'une porte côtière, toute semblable à Pylos — Skiron, petit-fils de Lélex, donnera son nom au défilé des Roches Skironiennes —. Kléson était fils de cet Égyptien ou de ce vassal de l'Égypte (c'est tout un dans la légende grecque). Si donc cette tradition était véridique, il faudrait, avant la Pylos achéenne, rétablir en nos parages triphyliens une ville étrangère. égyptienne ou à demi égyptienne, levantine. Or la topologie et la toponymie de Mégare vont nous prouver bientôt que la tradition mégarienne est l'écho d'une réelle vérité. L'échelle de Mégare a bien été la station d'une marine étrangère. Son mouillage de Minoa fut connu des vassaux de l'Égypte. Il est possible que Mégare elle-même ait été fondée par ces marins, qui parlaient une langue sémitique et qui venaient probablement de Phénicie. Je donnerai, dans le chapitre suivant, les preuves de cette affirmation.... Faut-il nous étonner alors que, mélangés aux noms grecs, des noms de lieu apparemment sémitiques se retrouvent sur notre côte pylienne, où le fils du Phénicien Lélex était venu s'établir ?

Samos se présente à nous comme un nom sémitique. On a voulu trouver une pareille origine au nom de l'autre roche qui borne vers le Nord le golfe de l'Alphée : Pheia, φέα, φεΐα, φειά ou φειαί, serait la transcription grecque du sémitique פה phea, l'extrémité, la pointe[31]. La transcription en φεΐα ou φέα serait régulière. Le nom conviendrait bien à cette île étroite, rocheuse et aiguë, que les alluvions n'ont soudée à la plaine que par son extrémité Nord et qui pointe, longue et droite, vers la haute mer. Mais aucun doublet ne vient nous certifier la valeur de cette étymologie.

Si, par contre, on réunit en système les noms des fleuves débouchant sur cette côte, Alphée, Iardanos, Néda, il est assez remarquable qu'ils n'aient tous aucune étymologie grecque. On a, depuis Olshausen, rapproché le Iardanos pylien (comme aussi les Iardanoi de Crète, de Lydie et d'Élide) du fleuve de l'Écriture, ירדן, Iardan ou Iordan. Ce nom hébraïque parait signifier le Fleuve de la Descente : il conviendrait particulièrement à notre fleuve de Pylos et à cette descente des Arcadiens.... On a cru voir aussi dans l'Alphée le Fleuve des Bœufs. Le mot sémitique אלפ, a. l. p., qui veut dire bœuf, est arrivé aux Hellènes sous la forme emphatique אלפא, alpha, nom de leur première lettre. La transcription en Άλεφειος serait. L'appellation conviendrait ici encore. L'Alphée est célèbre par ses histoires ou ses légendes de bœufs : écuries d'Augias, troupeaux d'Apollon, bœufs de Mélampous, etc. Le bœuf, qui n'abonde pas dans le reste de la Grèce rocailleuse, a toujours trouvé dans cette plaine maritime des pâturages et des eaux convenables. Nestor raconte les belles razzias de bœufs, de chèvres, de cochons, de chevaux et de moutons, qu'on allait faire dans la plaine des Épéens.

ληδα δ κ πεδου συνελσσαμεν λιθα πολλν

πεντκοντα βον γλας, τσα πεα οἰῶν,

τσσα συν συβσια, τσ απλια πλατέ᾽ αγν,

ππους δ ξανθς κατν κα πεντκοντα[32].

En faveur de l'étymologie sémitique Alpheios = Fleuve des Bœufs, on trouverait quelques indices. L'Alphée. disait-on, reçoit sept affluents. Pausanias, qui adopte ce chiffre traditionnel, énumère en effet sept rivières, le Brenthéatès, le Gortynios, le Bouphagos, le Ladon, l'Élisson, le Kladéos, l'Érymanthe.. Il oublie seulement qu'il en a cité lui-même beaucoup d'autres (le Mylaon, par exemple), et l'on voit bien qu'il est un peu embarrassé pour mettre d'accord ce qu'il connaît avec la tradition des sept affluents[33]. Or nous retrouverons par la suite bien des exemples de ce chiffre sept appliqué par les Grecs à des phénomènes qui ne le comportent pas : souvent ce chiffre sept parait subsister comme la marque d'une période ancienne où sept était le nombre rituel.... Pour l'Alphée, les légendes d'Héraklès[34] peuvent s'invoquer aussi, et la situation du sanctuaire d'Olympie.

Sur le fleuve, à une courte étape de la mer, près du dernier point où remontent les barques, les hellènes eurent leur grand sanctuaire d'Olympie. Pourquoi les grands sanctuaires de la Grèce antique, Delphes, Isthme, Némée, Héraion d'Argos, Hyakinthion d'Amyclées, Olympieion d'Élide, sont-ils ainsi placés à une étape environ de la côte, dans la même situation que les bazars étudiés plus haut, au point où les caravanes de la mer peuvent rencontrer les caravanes de l'intérieur ?... La légende unissait les noms d'Héraklès et d'Olympie. C'est près d'Olympie qu'Héraklès avait détourné l'Alphée pour nettoyer les étables à bœufs.. C'était un Héraklès venu de Crète qui avait fondé les Jeux olympiques et l'autel de Zeus olympien : l'Odyssée va nous parler des relations maritimes établies entre la Crète et l'Élide par les barques phéniciennes. Héraklès avait introduit à Olympie le culte du Dieu des Mouches, Zeus Apomyios, que nous avons déjà rencontré à Aliphèra. Héraklès avait apporté le peuplier blanc[35].

C'est près de l'Alphée que les Hellènes ont le Marché des Bœufs, Βουπράσιον, connu déjà des poètes homériques, et l'Avale-Bœuf, Βουφάγος. Bouprasion, bourg éléen cité par l'Iliade, avait disparu au temps de Strabon[36]. La contrée entre Élis et Dymé conservait ce vieux nom. Sur cette côte occidentale du Péloponnèse, il y a toujours eu dans l'intérieur, mais non loin de la mer, un marché de bestiaux où les îles voisines viennent s'approvisionner de gros bétail. Car les îles rocheuses ne nourrissent que des chèvres, des moutons et des porcs : Aucune des îles n'est bonne aux chevaux et n'a de belles prairies. Ithaque est sans larges espaces, sans pâturages[37]. Ulysse n'a que des chevriers et des porchers pour garder ses troupeaux.... Aux temps homériques. le marché du gros bétail est donc à Bouprasion. Au temps de Strabon, ce marché est dans l'Amphidolide[38]. Au temps des Turcs et de nos jours, c'est Gastouni, non loin du Pénée et de la côte, qui longtemps est resté le grand, le seul marché à bœufs de tout le Péloponnèse[39]. On peut donc admettre que l'Alpheios fut pour les premiers navigateurs le Fleuve des Bœufs. Mais, ici encore, il nous manque la preuve décisive de cette étymologie, je veux dire un doublet gréco-sémitique.

Pour la Néda, il en va différemment : La Néda, dit Strabon, est un fleuve rapide qui descend des monts Arcadiens ; sa source fut ouverte par Rhéa qui vint s'y purifier après avoir accouché de Zeus[40]. Auprès de la Source Purifiante, Hagno, les Arcadiens adorent les trois nourrices de Zeus, Theisoa, Néda et Ilagno, qui ont chacune leur source dans le mont Lycée. Descendue du Lycée, la Néda, dit Pausanias, reçoit tout près de Phigalie la petite rivière de l'Impureté, le Lumax. Ce nom lui vient des purifications de Rhéa. Les nymphes lavèrent dans ce fleuve Rhéa nouvellement accouchée et y jetèrent les impuretés, καθάρσεις, que les Anciens nommaient lumata[41]. Le mot grec impureté, κάθαρσις ou λΰμα, aurait pour traduction exacte en hébreu כדה nida. Nida désigne toutes les souillures, mais spécialement les impuretés des femmes, les souillures de la menstruation ou de l'accouchement, et l'Écriture nomme Mei-Nida, eaux de l'impureté, les eaux qui servent à la purification rituelle. Il semble que nous ayons dans Néda-Lumax un doublet gréco-sémitique pour désigner ce Fleuve de l'Impureté ou de la Purification, et que ces eaux aient servi jadis. comme le voulait la légende, à des cérémonies de purifications.

Cette Rivière de l'Impureté coule au pied de Phigalie. Les Sémites ont la racine phagal pour désigner les choses impures : de cette racine פכל, ph. g. l., on tirerait régulièrement un substantif פכךה, phigalea, dont Phigalia, Φιγαλία, serait la transcription grecque adéquate. Toute cette onomastique nous serait sans doute expliquée par la présence des eaux chaudes et des bains, auprès desquels passe le Lumax. Comme les bains des Nymphes Anigrides, au pied du Kaiapha, et des Nymphes Ionides, au pied du Pholoé, où venaient en foule les lépreux, galeux, cancéreux et miséreux de toute peau, les bains de Phigalie devaient être fréquentés par une clientèle qui valut à la capitale des Kaukones voisins le nom de Ville des Lépreux, Lépréon[42]. La lèpre était pour les Sémites une impureté dont les lois religieuses connaissent. Le Lévitique a de longs chapitres sur la purification des lépreux. Les marins étrangers avaient-ils introduit dans notre région pylienne les rites purificateurs de la lèpre et des autres ulcères ? Les Phéniciens fréquentent la côte de Pylos et de l'Élide ; ils font le métier de passeurs entre la Crète et ces rivages du Péloponnèse : Je me rendis à bord d'un vaisseau des Phéniciens illustres ; je leur payai très cher mon passage et je leur ordonnai de me déposer soit à Pylos, soit dans l'Élide divine, où règnent les Épéens[43]. Si les Phéniciens ont été maîtres du trafic côtier, ils ont dû naviguer aussi sur la Néda et remonter la route terrestre jusqu'à Phigalie : « La Néda, dit Pausanias, est un fleuve capable à son embouchure de porter les barques[44].

La vallée de la Néda fut toujours une route pour les marchands de la mer : à son extrémité supérieure, Phigalie ou Andritzéna furent toujours un grand bazar. Or il semble que Phigalie ait, comme Aliphèra, conservé dans ses cultes un souvenir des marins étrangers. Les villes syriennes adoraient une déesse et un dieu poissons. Sur un grand nombre de monnaies et de monuments syriens, figurent ces divinités que Lucien nous décrit : En Phénicie, je vis la statue de la déesse Derkéto, spectacle étrange, car, à moitié femme, elle se termine à partir des cuisses en queue de poisson[45]. — A Phigalie, dit Pausanias, au confluent même du Lumax et de la Néda, on voit un temple d'Eurynomè dont la statue, femme jusqu'aux cuisses, se termine en poisson[46]. Dans le même pays de Phigalie, on adore une déesse qui, femme pour le reste du corps, a la tête et la crinière d'un cheval et qui tient, comme symboles, le dauphin et la colombe[47]. Simulacre et symboles, il semble bien qu'ici encore nous ayons une déesse orientale, une Astarté à la colombe, au poisson et à la tête de taureau ou de cheval. J'ai trop longuement parlé de ces symboles, dans mon livre sur l'Origine des Cultes Arcadiens, pour avoir besoin d'y revenir ici[48]. Notons seulement auprès des simulacres un certain nombre de rites : A Hiérapolis de Syrie, les jeunes filles laissent pousser dès l'enfance les boucles qu'elles coupent avant leur mariage et qu'elles vont offrir dans le temple[49]. A Phigalie, les enfants vont offrir leurs boucles à la Néda[50]. A Phigalie encore, on fabriquait certains pains rituels, mazes, que nous retrouverons sur les côtes à pourpre de l'Archipel, dans la fontaine de l'Ino laconienne. Ces pains étaient servis durant un grand festin religieux appelé mazon[51] : Bochart avait déjà remarqué la similitude avec l'hébraïque maze, qui veut dire pain sans levain, et mazon qui veut dire nourriture, repas[52]. Mais je réserve cette discussion pour l'étude que nous aurons à faire des côtes laconiennes et de leurs aiguades....

La Télémakheia nous apprend que cette vallée de la Néda était alors occupée par les Kaukones. Athèna sous la ligure de Mentor a conduit Télémaque jusqu'à Pylos ; là, elle prétexte une dette à recouvrer chez les Kaukones magnanimes[53]. Hérodote sait que plus tard les Minyens, pour s'emparer du pays, en chassèrent les Paroréates et les Kaukones, les Kaukones Pyliens, ajoute-t-il ailleurs. A Lépréon, on montrait le portrait du héros Kaukon, qui passait chez les Messéniens pour le fondateur des mystères d'Andanie. Dans ces mystères, on adorait aussi la Source et les Déesses de la Purification, Άγναί Θεαί[54]. Quand on voulut rattacher Andanie aux mystères d'Éleusis, on inventa une généalogie qui faisait de Kaukon un fils de Phlyos l'Athénien[55]. Mais la vieille tradition se souvenait que les Kaukones étaient des étrangers venus de la mer : Kaukon était fils de Poséidon. L'épithète άγνή, la Pure, que portent les déesses de toute cette région est une épithète habituelle des Aphrodites et des Atargatis syriennes. Ce ne sont peut-être là que rencontres fortuites. Mais voici qui me parait plus convaincant.

En haut de la Néda et du couloir de l'Alphée, le Lycée dresse sa cime culminante. Il domine de sa guette les golfes et les plaines de tout ce Péloponnèse sud-occidental. Toutes les routes terrestres passent à ses pieds. Il semble que ce haut lieu ait accueilli les dieux étrangers. Dans le détail, les ressemblances sont frappantes entre le Zeus du Lycée et les Baals sémitiques : je renvoie encore le lecteur à mon étude sur l'Origine des Cultes Arcadiens. Les sacrifices humains, le culte des deux colonnes, le tabernacle avec ses tables et ses aigles, le saint de saints, l'abritait, où nul ne doit mettre le pied, tout le matériel et les rites de ce culte gardent encore la marque de l'étranger[56]. Les archéologues se récrient sur cette pénétration sémitique à une si grande distance de la mer ! Ils devraient méditer un peu la remarque d'Helbig : Les Phéniciens poursuivaient une politique uniquement commerciale. Ils cherchaient à maintenir des relations pacifiques avec la population des pays où ils avaient affaire. La civilisation apportée par eux pouvait réagir d'abord sur les indigènes de la côte et se ramifier ensuite dans l'intérieur du pays. Les Hellènes suivirent une politique bien différente : Les colonies grecques étaient non seulement commerciales, mais encore agricoles. L'occupation des vastes terrains nécessaires à l'agriculture occasionne des conflits avec les indigènes[57]. La pénétration des Hellènes, à cause de cette hostilité, ne dépassa guère la région maritime. La pénétration des Phéniciens avait, au contraire, poussé fort loin dans l'intérieur. Il faut comparer l'exploitation phénicienne, non pas à l'occupation grecque qui suivit, mais bien plutôt à la manière toute commerciale dont les Arabes ont exploité jadis l'Asie occidentale ou, de nos jours, le centre de l'Afrique. Nous savons qu'à travers l'Iran et la Caspienne, les Arabes au long de la Volga avaient-converti les Bulgares à l'Islam ; sur cette route de l'ambre, leurs mosquées pénétraient jusqu'au pays moscovite. Nous voyons encore aujourd'hui, sur les routes de l'ivoire ; à quelle distance des côtes africaines se retrouvent leurs mosquées....

Pour revenir à Pylos, il est possible que la généalogie légendaire de Nestor nous fournisse un dernier indice. Nestor descendait de Tyro, fille de Salmoneus, que Poséidon avait aimée sous les traits du beau fleuve Énipeus. On ne sait au juste où cette amoureuse violence avait pris place. Strabon retrouvait en Élide le fleuve Énipeus et la source Salmoneus. D'autres les mettaient en Thessalie. Le nom de Tyro offre une parfaite ressemblance avec celui de Tyros que les Grecs donnent à la ville phénicienne de Sour : nous verrons par la suite la légitimité de cette transcription grecque Tyros pour le mot sémitique עיך, Sour ou Tour, la Roche. L'Écriture nous fournit, d'autre part, des noms de lieux de la forme Salmon, ou Salmona, qui se rapportent à la racine עלס, s. l. m., tailler, couper. Dans le mont Kaiapha, au-dessus de la prairie de Iardanos, on montre les Roches Taillées, Πέτραι Άπότομοι, qui sont aussi les Roches des Achéens, Άχαιαί. Je crois bien qu'au temps où la Hauteur reçut le nom de Samos et le Fleuve celui de Iardanos, cette Roche Taillée s'appelait Tour Salmon, comme tel promontoire rocheux de la Crète pointé vers la Phénicie, que les Grecs nomment Salmonion. Du Tour Salmon sémitique, les Hellènes ont ensuite tiré leur généalogie pylienne, quand ils cessèrent de comprendre le doublet des Roches Taillées Petrai Apotomoi-Tour Salmon. La suite des légendes odysséennes va nous renseigner longuement sur ce procédé général de la mythologie hellénique. Dans sa coutume de vouloir tout humaniser, l'Hellène prend souvent le Pirée pour un homme : Nestor, le sire de la Roche Taillée, devient le fils de la Roche et le petit-fils du Précipice, le descendant de Tyro et de Salmoneus.

En résumé, la topologie et la toponymie de Pylos prouvent, je crois, la vérité historique des traditions anciennes, qui montrent ce pays disputé entre les tribus montagnardes et les peuples maritimes. Il suffirait, au reste, d'en étudier l'histoire récente et l'état actuel. Aujourd'hui, débarrassée des peuples de la nier et des conquérants étrangers, Francs, Vénitiens, Turcs et Albanais, cette côte se peuple de communautés arcadiennes[58]. Dans la plaine maritime du Pénée et de l'Alphée, non loin des échelles de Glarentza et de Katakolo, les Arcadiens de Magouliana et de Phénée ont fondé leurs villages de Phonanika et Magonlianitika, dont l'onomastique même montre assez l'origine[59]. Mais la vieille onomastique des étrangers et des peuples de la mer subsiste toujours, avec ses vocables francs, italiens et turcs, Santameri, Portais, Castel Tornèse, Roches Montague, Dervich-tchelebi, Veseri, Duka, Ali-Pacha, Soliman-Aga, etc. Aux temps homériques ou posthomériques, le processus fut tout pareil. Des peuples de la mer, Phéniciens, Achéens et Kaukones, avaient occupé ou exploité ce golfe. Les montagnards d'Arcadie, d'Élide ou d'ailleurs les en chassèrent. Une nouvelle onomastique grecque s'installa. Mais les vieilles onomastiques étrangères subsistaient, qui se transmirent plus ou moins fidèlement. Nous en avons cru retrouver quelques traces. Nous attribuons les noms de Pylos, Ptéléon, Hélos, Thryon, etc., aux Achéens. Il semble que les Phéniciens aient importé Samos, Néda, Alpheios, Tour Salmon, peut-être Phigalie. Quelle fut la part des Kaukones et des Minyens dont nous ignorons totalement l'origine, la race et la langue ?

Dans la période moderne, c'est du Nord qu'étaient venus à cette côte les peuples de la mer, Vénitiens et Francs. Dans la période primitive, c'est du Sud vraisemblablement que vinrent les marines exploitantes. Pour les gens du Nord. c'était la côte septentrionale de l'Élide qui la première offrait ses ports : les Francs prirent l'habitude de débarquer à Kato-Akhaia, et les Vénitiens à Glarentza. Pour les gens du Sud, c'est la côte méridionale qui d'abord offrira ses mouillages : Pylos est dans l'Achaïe primitive ce que fut plus tard Kyllènè dans le Péloponnèse hellénique, ce qu'est aujourd'hui Patras dans la Morée grecque. De tout temps, la façade occidentale de la péninsule possède un grand emporium, dont la situation ne fait que varier un peu avec les besoins des marines contemporaines, mais dont le double rôle reste toujours le même : c'est un port d'échanges pour le commerce local des indigènes, et c'est un port de transit pour le trafic international des étrangers. Double rôle et double clientèle : les produits et les caravanes des indigènes rencontrent ici les manufactures et les équipages des étrangers. Les indigènes sont les rois de la ville ; mais les thalassocrates y tiennent le haut du pavé. Patras a une colonie de riches commissionnaires anglais, qui gouvernent le marché du raisin sec[60] ; Glarentza avait sa colonie de Francs ou de Vénitiens ; Pylos dut pareillement appeler et retenir quelques trafiquants de Tyr ou de Sidon.

Il est capital, pour la compréhension de toute l'Odysseia, que nous nous représentions bien ce rôle et cette importance de Pylos dans le monde des origines. L'exemple de Patras, dans notre monde contemporain, ou de Glarentza, dans le monde vénitien et franc, nous peut mettre sous les yeux cette représentation. Pylos est le grand port du Péloponnèse achéen : sa renommée se colporte au loin et sa gloire survit longtemps à sa ruine. Après la disparition du monde achéen. c'est la famille des anciens seigneurs de Pylos qui fournit leurs rois aux villes ioniennes d'Asie : trois ou quatre cents ans après la disparition de la chevalerie franque et de la thalassocratie vénitienne, les Anglais ont encore des ducs de Clarence parmi leurs fils de roi.... Comme Patras et comme Glarentza, Pylos est d'abord un grand marché de produits indigènes. Le commerce à alors ne vit pas du raisin sec ; mais il exporte les autres produits du sol, qui de tout l'intérieur descendent vers la côte, grâce aux routes de l'Alphée. L'Alphée n'est à nos yeux qu'un petit fleuve, de même que la mer Égée n'est qu'une toute petite mer. Mais il faut nous bien représenter que la mer Égée était alors un océan, la Grande Mer, l'Archipel : l'Alphée comptait parmi les grands fleuves ; il devait être une des grandes voies du commerce homérique.

Descendu des forêts et des pâturages arcadiens, c'était le fleuve des bœufs et des bois. Les peuples de la mer venaient à son embouchure charger le bétail. les peaux et les sapins ou les chênes du haut pays. Ils trouvaient dans cette population agricole et pastorale une clientèle pour leurs objets fabriqués. Nous étudierons plus loin ce régime d'échanges. C'est avec des troupeaux et des cuirs que les Achéens sous Ilion paient les peuples de la mer. Ce sont des vivres que les marins de Sidon achètent aux îles égéennes[61]. Ces marines ont besoin de cuirs et de bois. Leurs cordages sont de cuir, leurs boucliers sont de cuir. Leurs constructions navales, leurs rames et leurs mâts sont de sapin, et le sapin couvre ces pentes. Au temps de Strabon, les Romains ont fondé Aquilée à l'extrémité de la mer Adriatique pour trafiquer avec les barbares de l'Illyrie voisine : Aquilée est à soixante stades du rivage et l'on y monte par le fleuve Natison. Les Barbares viennent y prendre les chargements venus par mer ; ils emmènent le vin dans des tonneaux de bois et l'huile : ils amènent des esclaves, des troupeaux et des cuirs[62]. Elle aussi, l'Arcadie a toujours fourni en abondance cette denrée que les peuples de la mer ont toujours appréciée : du bétail humain, des esclaves ou des mercenaires. L'Arcadie n'a jamais pu nourrir sa population trop féconde. Cette Suisse ou cette Auvergne du Péloponnèse déverse sur toutes ses pentes un trop-plein de soldats, d'ouvriers ou de bandits, suivant les époques[63]. Dans la Télémakheia, les prétendants se demandent si Télémaque ne va pas à Pylos pour recruter des mercenaires[64]. La légende arcadienne racontait que l'un des petits-fils de Pélasgos, Oinotros, était passé en Italie et qu'il avait donné le nom d'Oinotrie à sa conquête[65]. Le roi de Pylos dut jouer pour ces Arcadiens d'Oinotros le même rôle qu'Agamemnon pour les gens d'Agapénor qui vont sous Troie : les rois de la côte fournissent des vaisseaux aux Arcadiens qui ne connaissent pas les choses de la mer. Ce sont des navires pyliens qui ont transporté les montagnards vers les terres du couchant. Je parle de cette légende comme si réellement elle méritait foi. Ce n'est pas que j'y croie entièrement. Mais elle contient, je pense, un indice précieux. Oinotros et Oinotrie vont avoir une place, une grande place, dans les Voyages d'Ulysse. Il nous est utile de savoir dès maintenant que les Hellènes ont peut-être connu ce pays et ce nom par les marines de Pylos et du Péloponnèse.

C'est que Pylos n'est pas seulement un marché local ; c'est aussi un port de transit : comme Patras aujourd'hui, c'est la dernière escale levantine sur le chemin des mers occidentales. Patras a tenu ce rôle, du jour où le commerce levantin a pris vers l'Europe la route de Corinthe. Aux temps achéens, Pylos est aussi le terminus de la grande route terrestre qui traverse alors le Péloponnèse : c'est la route de la Télémakheia. Pour les temps achéens, cette route Gythion-Sparte-Phères-Pylos remplace notre chemin de fer Pirée-Athènes-Corinthe-Patras. Pareille à ce chemin de fer, la route de la Télémakheia n'est que la continuation par terre des routes maritimes qui sillonnent alors l'Archipel. La Télémakheia ne nous dit rien de ces routes maritimes : Télémaque ne va pas jusqu'à la mer du Levant ; il s'arrête à Sparte. Mais étudiez encore l'exemple de Patras et voyez comment la prospérité de ce port implique certains courants commerciaux dans la mer Égée. Les routes terrestres du Péloponnèse sont toujours solidaires de routes maritimes de l'Archipel ; les variations de celles-ci entraînent forcément les variations de celles-là. Étant donnée une route trans-péloponnésienne, on peut toujours retrouver la route trans-égéenne qui lui correspond.

Le transit sur la ligne Pirée-Patras implique des marines amenant leurs passagers et leurs marchandises dans le golfe d'Athènes ; il faut que les routes trans-égéennes confluent vers ce golfe. Or toutes les routes de l'Archipel ne peuvent pas des quatre coins de l'horizon converger ici : toutes les marines levantines n'ont pas intérêt à diriger leurs convois vers Athènes. Seuls, les chargements venus de l'Archipel Nord, Nord-est et Est, seuls, les convois de Salonique, des Dardanelles et de Smyrne, peuvent trouver une voie plus courte à travers l'isthme franchi ou coupé. Quel profit auraient à ce grand coude vers le Nord les convois de l'Extrême-Levant méridional ? Partis d'Égypte, de Syrie ou de Crète, ces convois de l'Extrême-Levant passent au Sud, très loin au Sud, du Matapan. Dans l'état actuel de nos marines, ils n'ont que faire des routes trans-péloponnésiennes. Mais nos marines actuelles ne sont pas les marines primitives.

Partis de l'Extrême-Levant et destinés vers l'Europe occidentale, nos grands vaisseaux viennent tout droit d'Alexandrie, Beyrouth, Rhodes ou la Canée. jusqu'à Naples, Gênes ou Marseille : ils coupent l'abîme de la mer nébuleuse. Les barques primitives cabotaient prudemment au long des côtes syriennes, puis chypriotes ou asiatiques. Elles atteignaient ainsi le canal de Rhodes, où le pont des îles. Rhodes, Kasos et Karpathos, les menait en Crète. Au long des côtes crétoises, le cabotage les conduisait à l'autre pont des îles, Cérigotto, Cérigo et Cervi, qui les menait enfin à ce golfe de Laconie au fond duquel s'offrait la route isthmique de l'Eurotas et de l'Alphée : là, un grand abîme de nier pouvait être évité et, dans cet abîme, le contour terrible du Matapan.... De Crète, les navigateurs se lançaient parfois vers les grands espaces de la mer Occidentale et gagnaient directement soit les ports de Libye, soit les échelles de l'Élide, de l'Épire ou des îles Ioniennes : Ulysse nous parlera des Phéniciens qui devaient le passer de Crète en Libye, à Pylos, chez les Épéens ou chez les Thesprotes. Mais Ulysse nous dira aussi les tempêtes et les naufrages qui punissent de leur folie ces téméraires navigateurs. Les gens sages interrompaient leur navigation au golfe de Laconie et la reprenaient aux plages d'Élide : la route trans-péloponnésienne Gythion-Pylos pouvait remplacer notre voie Pirée-Patras.

Mais que l'on prenne bien garde à cette solidarité des routes terrestres et maritimes. La route de la Télémakheia implique une certaine thalassocratie. Pour qu'aux deux extrémités, les échelles de Gythion et Pylos soient devenues des ports de transit ; pour qu'au long du trajet, les caravanes aient eu leurs étapes à Sparte, Lykosoura et Phères ; il est de toute nécessité que l'Archipel fût alors sous l'exploitation des marines d'Extrême-Levant. Il faut qu'une thalassocratie crétoise, rhodienne, chypriote, phénicienne ou égyptienne. ait étendu jusqu'aux mers du Couchant sa ligne de correspondants et de comptoirs. Seul, un tel régime commercial a pu tourner vers les arrivages du Sud-Est les routes trans-péloponnésiennes. Nous revenons à ce phénomène déjà noté par Strabon, quand, plus haut, à propos des Villes Vieilles, il nous parlait de ces ports préhelléniques, tournés vers le midi et vers Alexandrie[66]. Par la suite, nous retrouverons les étapes maritimes entre l'Extrême-Levant et le golfe de Laconie : un chapelet de doublets gréco-sémitiques jalonne les côtes entre Sidon et Gythion. Et nous retrouverons aussi dans les mers occidentales, à l'autre bout de la route trans-péloponnésienne, les grandes étapes vers le Couchant de ces navigations préhelléniques.

Donc, comme Patras aujourd'hui, Pylos est alors le dernier port grec vers l'Occident. Ce n'est pas que les terres grecques, alors comme aujourd'hui. se soient arrêtées à cette rive du Péloponnèse. De tout temps, les îles voisines, Zante, Képhallénie, Ithaque, etc.. ont vécu sous l'influence des Grecs, Hellènes ou Achéens. Pylos ou Patras, la grande échelle du Péloponnèse occidental est toujours reliée aux îles par le va-et-vient de barques et de bateaux nombreux. Mais le canal entre Ithaque et Képhallénie est la dernière porte du monde grec sur le Couchant. Au bout de ce canal, finissent les mers grecques : au delà. commencent les mers et les terres albanaises, — thesprotes, dirait l'Odyssée. — Vers le Couchant, les Hellènes antiques ou les Grecs modernes ont pu s'approprier des îles ou des morceaux de ces terres étrangères[67] : ils possèdent aujourd'hui Paxos et Corfou. Mais le bourdonnement des barques et des petits vapeurs grecs s'arrête toujours au bout du canal d'Ithaque ; le grand abîme de mer qui sépare Ithaque de Paxos ou de Corfou n'est franchi régulièrement que par les vaisseaux des thalassocrates. Autrichiens. Italiens ou Anglais. Au temps de Pylos. Ulysse déjà est le dernier des Achéens sur la route du Couchant ; Ithaque est la dernière des lies achéennes vers le Nord-Ouest,

ατ δ χθαμαλ πανυπερττη εν λ κεται

πρς ζφον[68].

L'échelle de Corfou est tenue par les Phéaciens. Ithaque devient ainsi la relâche entre le dernier grand port des Achéens, Pylos, et le premier grand port des Étrangers, la Ville d'Alkinoos. Ses refuges et ses rameurs trouvent leur emploi dans le double service des Achéens et des Étrangers. La renommée de son héros Ulysse ne se peut comprendre que par là. Les aventures mêmes de ce héros. telles que nous les conte l'Ulysséide, ne se peuvent expliquer que si des récits ou des écrits étrangers ont pénétré dans les notions et les poésies achéennes : par le canal d'Ithaque, les périples des navigateurs occidentaux ont envahi la littérature des Hellènes levantins.... Mais, sur ce rôle d'Ithaque, nous aurons vingt occasions de revenir. Il faudrait en finir maintenant avec la Pylos néléenne.

Pylos n'est pas seulement un grand port, une ville : c'est encore un territoire Le rôle que nous attribuons à la ville implique en effet la possession d'une certaine région, pour donner le libre usage des routes terrestres et maritimes à ces navigateurs. En cet état des marines, l'exploitation de la mer ne va pas sans la remontée des fleuves. Dans l'Alphée et dans la Néda, les bateaux peu profonds peuvent s'engager, quand les eaux sont assez hautes : L'Alphée, disent les Instructions nautiques, est l'un des cours d'eau les plus considérables de la Morée. Les bateaux calant de 0m,90 à 1m,20 peuvent le remonter pendant trois ou quatre milles. L'été, les navires mouillent devant son embouchure et chargent du bois de construction flotté sur la rivière[69]. Pausanias nous dit que de son temps, on remontait aussi la Néda. Ces navigations fluviales continuent sans interruption la navigation maritime et font pénétrer plus avant l'influence directe du peuple de la mer. Sur le grand fleuve Chrétnès, dit le périple d'Hannon, nous remontons jusqu'à un grand lac peuplé d'îles, au fond duquel nous remontons encore jusqu'au pied de hautes montagnes[70].

Pour l'exploitation des rivières côtières, le royaume pylien a dû s'étendre sur l'Alphée et sur la Néda : les Pyliens possèdent le Gué des Joncs, Thryon, sur l'Alphée, et, près de la Néda, le Port des Cyprès, Kyparisseis. Cette longue façade maritime ne devait avoir qu'une mince épaisseur. Les royaumes de Dioclès et des Kaukones la bordaient étroitement. Outre le Gué des Joncs et le Port des Cyprès, l'Iliade mentionne sept villes pyliennes : deux d'entre elles, Pylos même et Arènè, doivent être sur la côte, entre l'Alphée et le mont Kaiapha. Mais où sont les villes de l'Orme, Ptéléon, de la Roche, Aipu, du Marais, Hélos, d'Amphigéneia et de Dorion ? Disparus dès la première antiquité dorienne, ces vieux établissements achéens n'avaient pas laissé de trace. Les seuls noms survivaient, grâce aux vers homériques ; mais les Anciens se demandaient déjà si tous ces noms désignaient des villes, des monts ou des plaines[71]. On voulait retrouver pourtant la Roche, l'Orme et le Marais dans le pays des Makistiens, sur le flanc intérieur de la montagne qui borde les Pêcheries, sur la route entre Aliphèra et le Gué de l'Alphée[72]. Il est vraisemblable que les Pyliens en effet avaient éprouvé le besoin de garder cette frontière naturelle et de construire des forteresses à tous les passages, par où les indigènes de l'Alphée pouvaient descendre sur eux. La Roche achéenne, Aipu, serait ainsi l'Aipion ou Épion des temps classiques, qui, sur les monts côtiers, gardait le passage entre le pont de l'Alphée, Héraia, et le Samikon : la Roche pylienne aurait été opposée à la Phères arcadienne, Aliphèra, qui de l'autre côté d'un torrent lui fait face, au bord de la même route (village actuel de Platania)[73]. Pareillement, Dorion, un peu plus au Sud, gardait une autre route importante pour le commerce pylien : dans l'Aulon, dans la trouée de Messénie entre les contreforts du Lycée et les contreforts de l'Ithome, elle tenait le défilé, la Klisoura, qu'empruntent encore aujourd'hui les convois de la Messénie supérieure pour gagner soit le port de Kyparissia, soit les marchés de Phigalie et d'Andritzéna : le chemin de fer de Méligala à Kyparissia suivra bientôt cette route. La légende de Thamyris, dont parlent à propos de Dorion les vers homériques, resta toujours localisée en cette région. Aulon (canal) des anciens Hellènes. Klisoura (col) des Grecs modernes, le nom seul décrit le site[74]. Cette route avait moins d'importance sans doute pour nos Pyliens que la grand'route de la Télémakheia. C'était pourtant une antre voie de transit qui, du golfe de Messénie, allait aux plages pyliennes, en unissant la plaine du Pamisos à la vallée de la Néda[75]. C'est par là que Pylos touchait à la Messénie : car PYIOS, comme dit l'Iliade, est voisine de l'heptapole n'essénienne, qui occupe la plaine maritime du Pamisos.

πσαι δ γγς λς, ναται Πλου μαθεντος[76].

On revient toujours, comme on voit, aux termes des poèmes homériques. De cette étude de la Télémakheia, une certitude au moins se dégage. C'est que la méthode des Plus Homériques est applicable. On peut s'attacher à tous les mots de l'épopée. Il y faut quelques soins et quelque patience. Mais sûrement le texte homérique n'est pas la tératologie que nous présentent les littérateurs, philologues et commentateurs actuels. Les descriptions odysséennes sont l'exacte copie de la réalité. Elles correspondent à des sites très caractérisés qu'il s'agit seulement de découvrir, mais que l'on finit par retrouver si l'on veut prendre la peine d'interroger tous les mots du texte. Les Plus Homériques ont raison de parler de la précision géographique du poème. En voici, dans la fin de la Télémakheia, un nouvel exemple probant.

Télémaque, partant de Pylos. remet à la voile vers Ithaque. Il double le cap Pheia. Poussé par le vent favorable de Zeus, il longe l'Élide et la plaine des Épéens (c'est la plaine actuelle du Pénée). Puis il s'avance vers les Iles Pointues avec le double souci d'éviter le naufrage ou l'échouement.

Où peuvent être ces îles Pointues ? Entre la côte éléenne et le canal d'Ithaque, aucune île n'apparaît sur nos cartes ordinaires. Les géographes anciens éprouvaient le même embarras que nous. Strabon, copié par tous les commentateurs anciens et modernes, hasarde une hypothèse. Télémaque, dit-il. craignant d'être pris ou tué par les prétendants, quitte la route directe vers Ithaque. Il continue de suivre la côte éléenne et va chercher au Nord du golfe de Corinthe une route détournée. Il rencontre ainsi, à l'embouchure de l'Achéloos, sur la côte d'Acarnanie, un archipel d'Iles Pointues qui s'appellent aussi Iles Echinades[77].... Un terrien peut raisonner ainsi. Mais cette navigation est impossible. Après que les rues sont remplies d'ombre, la brise de terre se lève et chasse les navires vers la haute mer. Télémaque, poussé par cette brise, quitte les rivages péloponnésiens au dernier cap occidental à notre cap Trépito. Il veut gagner le promontoire extrême de Képhallénie. Il vogue à travers le canal de Zante. Dans ce canal, les marins connaissent un danger que signalent les Instructions nautiques et que les cartes marines indiquent soigneusement. C'est, en pleine mer, un archipel d'écueils, les uns à peine émergés, les autres couverts d'eau, que les terriens ne connaissent pas. mais que les navigateurs redoutent. Ce sont les Roches Montague, comme disent nos Instructions. Ce nom est la transcription du vieux nom vénitien Monte Acuto, le Mont Pointu : Ce dangereux plateau de roches s'étend sur un espace d'un mille du Nord au Sud et comprend quatre pâtés distincts, couverts de cinq à neuf mètres d'eau. La plus petite profondeur trouvée en 1844 sur le pâté Nord fut de 5m,02. En 1865, on a eu 4m,09. Mais certaines aiguilles ont encore pu échapper aux recherches. Un navire à voiles devra tourner ces dangers à bonne distance. Par des vents faibles ou par calme. il pourrait être drossé par le courant qui, par les vents du Sud, est fort dans leur voisinage[78]. Voilà les lies Pointues du poète, qui parle d'après les périples ou les récits de son auditoire de matelots. On comprend alors l'inquiétude de Télémaque, que pousse la brise favorable de Zeus, le vent du Sud. Télémaque, en longeant les Îles Pointues, craint d'être drossé par le courant et de perdre la vie ou de rester pris dans ces aiguilles de roches.

Cet exemple des lies Pointues devra nous servir, quand nous rencontrerons le Port Creux et l'Île Petite. Ce ne sont pas là des noms communs affublés d'une épithète. Ce sont des noms propres comme les Belle-Île ou les Château-Roux de notre onomastique. — Nous avons encore notre Port-Creux enfoncé dans les contreforts pyrénéens ; les Grecs modernes ont une foule de Mikronisi, Petite Île, par opposition aux Îles Grandes. — Il suffit quelquefois de retrouver l'exacte localisation de ces noms de lieux pour éclairer soudain toute une description odysséenne. Et l'expérience m'a prouvé que l'on peut toujours arriver à cette localisation. Quand nous ne réalisons pas une description odysséenne, c'est faute de tout expliquer, faute de respecter le texte, faute d'en suivre toutes les indications et de le traiter en véritable document géographique. On pourrait, à première rencontre, s'étonner d'une pareille exactitude. Pour la Télémakheia surtout, on doit se demander comment le poète ionien a connu et si fidèlement décrit cette côte du Péloponnèse occidental avec le site précis, les routes, les légendes et les cultes des différentes villes intérieures ou côtières. Cette côte de Pylos est fort éloignée de l'Ionie. Elle a peu de relations avec les ports asiatiques du continent ou des îles, dans lesquels vraisemblablement l'épopée a pris sa forme dernière. Il ne semble pas que les marins ioniens ou éoliens aient beaucoup fréquenté ces parages de Pylos : l'invasion étolienne avait détruit cette vieille ville achéenne. Et pourtant le poète ne décrirait pas mieux ni avec plus de détails le pays de Milet, d'Éphèse ou de Phocée. A la réflexion, une hypothèse se présente, que par la suite nous aurons l'occasion de discuter longuement : peut-être nous fournira-t-elle en fin d'étude la seule explication rationnelle pour l'origine du poème odysséen. Au début de son Épopée Homérique, Helbig prévenait son lecteur :

On ne pourra pas s'étendre longuement ici sur les problèmes compliqués qui sont connus sous le nom de question homérique. On se contentera de signaler quelques faits parfaitement établis ou très probables, en acceptant complètement l'opinion de von Wilamowitz-Moellendorf développée dans ses Homerische Untersuchungen. L'Épopée, telle que nous la connaissons, est l'œuvre de plusieurs siècles. Elle se développa d'abord chez les Éoliens de l'Asie Mineure, puis chez les populations ioniennes de cette région et des îles. Quelques fragments seulement prirent naissance dans la Grèce propre. Le poète qui a compilé l'Odyssée dans sa forme actuelle était aussi un fils de la Grèce propre[79].

En nous tenant aux arguments géographiques, nous verrons que le poète ou les poètes odysséens parlent en habitants des côtes asiatiques. Pour eux, l'île Syra est de l'autre côté de Délos vers le couchant, ce qui suppose des navigateurs partis de Chios ou de Milet et rencontrant, sur le chemin du couchant, d'abord Délos, puis Syra. Pour eux encore, l'Eubée est la plus lointaine des îles, ce qui suppose une pareille navigation de Samos à Icaria. Mykonos, Ténos et Andros, pour atteindre, à l'autre horizon de l'Archipel, l'Eubée, la dernière des îles. Il se peut, — je ne le crois pas, — que l'arrangement final des poèmes odysséens ait été fait dans la Grèce européenne. Mais la composition des différents épisodes est antérieure à cet arrangement, et les poèmes furent apportés de la Grèce asiatique dans la forme, ou peu s'en faut, que leur a conservée la rédaction dernière. Comment se peut-il donc faire que l'auteur de la Télémakheia connaisse si admirablement la région pylienne ? sur les lieux mêmes, il ne l'aurait pas décrite avec plus d'exactitude. Est-ce à dire que la Télémakheia n'est pas venue d'Asie Mineure, mais qu'elle a pris naissance dans la Grèce européenne ? l'étude des autres poèmes odysséens va nous révéler une pareille exactitude dans la description de pays, qui sont aussi lointains des côtes asiatiques, beaucoup plus lointains même, et que les marines ioniennes ne fréquentaient pas davantage : la Télémakheia ne doit pas être séparée des autres épisodes odysséens.

Voici l'explication qui me parait la plus vraisemblable. Composée dans une île ou une ville asiatiques, ioniennes, la Télémakheia est contemporaine d'une époque où les cités d'Asie connaissaient encore le régime monarchique, où chacune avait encore son roi, sa famille royale et sa cour royale avec les fonctionnaires habituels, hérauts, musiciens, chanteurs et poètes. Or les cités ioniennes d'Asie Mineure avaient choisi leurs familles royales, nous dit Hérodote[80], les unes parmi les Lyciens descendants de Glaukos, fils d'Hippolochos, d'autres, parmi les Kaukones Pyliens, descendants de Kodros, fils de Mélanthos, d'autres enfin parmi les uns et les autres. Hellanicos[81] traçait ainsi la généalogie de ces Kaukones Pyliens : à l'origine Salmoneus engendra Tyro, qui de Poséidon enfanta Nélée, qui engendra Nestor, lequel eut pour descendants successifs Périclyménos, Boros, Penthélos, Andropompos, Mélanthos et Kodros. Mélanthos est le véritable chef des dynasties ioniennes. Jusqu'à lui, les Néléides ne règnent pas en terre ionienne, mais à Pylos : pour le peuple ionien, ils se perdent un peu dans la brume de la légende et du lointain. Mélanthos, chassé de Pylos par les Héraklides, transporte la famille dans la future métropole ionienne, Athènes. Il y vient avec ses parents Alkmaion, Paion et Pisistratos. Nous retrouvons ce nom de Pisistrate, parmi les Néléides de la Télémakheia. Pisistrate est le cocher de Télémaque ; plus tard, c'est en souvenir du héros odysséen que Pisistrate l'Athénien portera ce nom pour affirmer sa descendance alcméonide et néléide[82].

Mélanthos est donc le véritable fondateur des dynasties ioniennes. Établi chez les Athéniens, il reçoit la royauté après la mort du dernier Théséide, Thymoitas[83]. Quand les Ioniens émigrent en Asie Mineure, ils transportent avec eux des rejetons de Mélanthos. Mélanthos est le héros auquel les villes ioniennes rapporteront plus tard leurs rois. Or examinez la famille de ce Mélanthos.

Mélanthos est fils d'Andropompos, le Transporteur d'Hommes, et de Hénioché, la Femme aux Rênes. Cette Hénioché — Hellanicus nous en a tracé la généalogie, comme il convient pour la grand'mère de tant de maisons royales — descend d'Admétos par Eumélos, Zeuxippos et Arménios. Ne voilà-t-il pas une généalogie qui convient aux héros de notre Télémakheia ? La Femme aux Rênes, ήνιόχη, fille de l'Homme au Char, άρμένιος, άρμα (les historiens et géographes en feront ensuite un Arménien, άρμένιος), petite-fille du Lieur de Chevaux, ζεύξιππος, et femme du Transporteur d'Hommes, άνδρόπομπος, est bien la parente de ces Néléides odysséens, qui sur leur char transportent Télémaque de Pylos à Sparte :

ατρ μ προηκε Γερνιος ππτα Νστωρ

τ μα πομπν πεσθαι[84].

Mon père Nestor, dit Pisistrate à Ménélas, m'a envoyé comme passeur, πομπος, de Télémaque. C'est le métier ordinaire des fils de Nestor.

ε δ θλεις πεζς, πρα τοι δφρος τε κα πποι,

πρ δ τοι υες μο, ο τοι πομπες σονται

ς Λακεδαμονα δαν[85],

ces Néléides sont des lieurs de chevaux, ζεύξιπποι, des teneurs de rênes, ήνίοχοι, des meneurs de chars, άρμένιοι,

παδες μο, γε Τηλεμχ καλλτριχας ππους

ζεξαθ φ ρματ γοντες[86]...

πρ δ ρα Νεστορδης Πεισστρατος, ρχαμος νδρν,

ς δφρον τ νβαινε κα να λζετο χερσ[87].

La Télémakheia — c'est-à-dire la conduite, πόμπη, de Télémaque par les Néléides vers la divine Lacédémone — me semble un ingénieux développement des généalogies plus ou moins légendaires que les royautés néléides d'Ionie aimaient à s'attribuer[88]. Il me semble probable que, parmi ces familles royales d'Ionie. quelques-unes. authentiquement anciennes et nobles, avaient un ancêtre néléide ; mais toutes ne remontaient pas aux Croisades, je veux dire à la guerre de Troie. Dans la période de luttes que les Ioniens eurent à soutenir contre les Asiatiques, avant l'installation définitive de leurs villes, il est probable que plus d'un aventurier au bras vaillant, à l'esprit retors, s'était poussé vers le commandement et la royauté. Telles familles. qui plus tard se dirent néléides, ne remontaient sans doute qu'à Néleus, le fondateur de Milet. Ce Néleus est un personnage historique. Il semble avoir réellement existé, avoir vraiment fondé Milet. Mais qu'il fût un fils du roi d'Athènes Kodros, un descendant du Pylien Mélanthos et, par là, Pylien d'origine, — έκ Πύλου τό γένος ών — qu'il se rattachât ainsi à la vieille famille de Nestor et de Néleus, dont l'Iliade et les épopées guerrières chantaient la gloire aux quatre coins du Inonde grec : c'est ici que la vanité locale et la flatterie entrent, je crois, en jeu. Les poèmes odysséens n'ont rien d'une poésie populaire. Ils nous apparaîtront comme l'œuvre réfléchie et savante d'écrivains de métier. Ils supposent l'écriture, en effet, et ils trahissent même, par certains mots, la recherche de l'écriture, comme nous disons, et de l'art. Ils sont éclos, non parmi la grossièreté de la populace, mais dans le raffinement poli de quelque cour : L'Épopée, dit avec raison von Wilamowitz-Moellendorf, diffère à coup sûr beaucoup plus de la poésie populaire que même le dialogue tragique[89]. La Télémakheia m'apparaît donc comme l'œuvre d'un aède courtisan des royautés néléides.

Ce n'est pas que, dans la tradition, il n'y eût aucune part de vérité ni, parmi les Ioniens, aucun Pylien ou descendant de Pyliens authentiques. Hérodote savait que des Kaukones Pyliens figuraient entre les premiers émigrants. J'admettrais volontiers que, parmi les Ioniens, adorateurs d'Athéna, ce sont les Pyliens, peut-être, qui ont fait prédominer le culte de Poséidon. Car nous voyons que Néleus de Milet avait dressé l'autel de ce dieu sur le cap des Milésiens : prenez la carte : ce Poseidion était aux bouches du Méandre dans la même situation que le Poseidion pylien aux bouches de l'Alphée. En outre, Poséidon devint le dieu fédéral du Panionion. comme il avait été le dieu fédéral de Pylos. Aussi le poète odysséen, poursuivant sa flatterie, fait de Poséidon le père des Néléides. Cette belle invention ne va pas sans quelques difficultés. Dans les légendes authentiques de la Grèce propre, Élide et Thessalie, c'est le fleuve Enipeus qui engendre le premier Néleus. Il était difficile d'aller à l'encontre de cette foi commune. Mais notre poète a vite trouvé un subterfuge : il raconte que Poséidon a pris la forme du beau fleuve et, par ce moyen, trompé l'amoureuse Tyro. Voilà comment les rois des villes ioniennes ne remontent pas seulement jusqu'aux Croisades, mais jusqu'à l'Olympe.

Ces relations historiques entre Pylos et l'Ionie expliquent suffisamment, je crois, l'exactitude des descriptions odysséennes. La gloire de Pylos vivait et vécut longtemps dans les souvenirs de l'émigration. La topographie survivait aussi dans les récits ou dans les périples apportés d'outre-mer. Bien des aèdes, avant l'auteur de la Télémakheia, avaient sans doute rebattu les oreilles royales de la gloire néléide. Pylos, son site, sa ville, son mouillage, ses alentours et ses légendes étaient devenus une matière poétique, une donnée aussi familière aux auteurs d'épopées. que le seront plus tard Thèbes ou Mycènes aux auteurs tragiques : Les poèmes homériques, ajoute le même von Wilamowitz Moellendorf, parlent un langage conventionnel que le rhapsode lui-même était obligé d'apprendre tout d'abord, avec un appareil de comparaisons et de formules traditionnelles. Ce style s'était transmis grâce à une tradition non interrompue, qui. jusqu'aux temps plus récents où les mœurs étaient toutes différentes. gardait une idée très exacte des mœurs épiques. Cette remarque est plus juste encore, appliquée aux notions géographiques. Pour la Télémakheia, en particulier, c'est la tradition pylienne, conservée par les aèdes des royautés néléides. qui, pendant des générations, des siècles peut-être, perpétua l'exact souvenir de cette ville et de cette communauté néléennes....

Entre Nestor et notre poète odysséen, des générations, des siècles peut-être s'étaient écoulés. Dans le bouleversement de la Grèce achéenne, dans le changement des marines et des routes commerciales. Pylos avait disparu du monde hellénique. D'autres ports, Kyparissia et Kyllénè, s'en étaient partagé l'ancienne clientèle. Les rois voituriers régnaient ailleurs : c'est à Phigalie que Pompos accueillait désormais les peuples de la mer. Les sables et les lagunes ensevelirent le mouillage de Télémaque et le Poseidion de Nestor. Sur sa haute acropole. la ville ruinée et méconnue perdit jusqu'à son nom. Après vingt-huit ou trente siècles de morne solitude, Pylos attend encore la pioche du fouilleur qui la réveillera. Et cependant la Porte des Sables survit toujours dans le souvenir des hommes, grâce aux vers homériques. J'ai montré, je crois, que devant nos yeux mêmes, elle pouvait tout entière ressusciter si nous voulions bien nous donner la peine seulement de traiter le texte odysséen comme un document, non comme un bavardage, et de l'expliquer à la façon des Plus Homériques.

 

 

 



[1] Iliade, XI, 710 et suiv.

[2] Pausanias, V, 6, 2 ; cf. Strabon, VIII, 346.

[3] Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 481.

[4] Iliade, VII, 135-136.

[5] Sur tout ceci, cf. Frazer, Pausanias, III, p. 478.

[6] Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v. Κελάδων.

[7] Voir la carte de Philippson et la description de Frazer, Pausanias, IV, p. 297.

[8] IV, 77 et suiv.

[9] Iliade, V, 542 et suiv.

[10] Iliade, II, 604 et suiv.

[11] Odyssée, XV, 193.

[12] Odyssée, III, 495-496.

[13] Cf. W. Helbig. trad. Trawinski. p. 162.

[14] Pour ceci et la suite, je renvoie à mon étude sur l'Origine des Cultes Arcadiens.

[15] Pausanias, VIII, 38, 1.

[16] Pausanias, VIII, 5, 8.

[17] Cf. Diplom. and Consular Reports. n° 2575 (avril 1901), p. 17 : A new line is now being constructed front Pyrgos to Megalopolis, via Karytena, which, it is expected, will be completed within the year.

[18] Cette route au siècle dernier était encore très fréquentée. La carte de Lapie, avec laquelle les troupes françaises firent l'expédition de Morée, porte cette route qui, partie du Fort Clidi, longe d'abord la mer sur la levée de la lagune, puis remonte par la trouée du fleuve de Saint-Isidore vers Xerochorion ; elle rejoint enfin la grand'route Pyrgos-Andritzéna.

[19] Instruct. naut., n° 691, p. 88.

[20] Hérodote, II, 112.

[21] Heyd, I, p. 136 et 132.

[22] Pausanias, VIII, 26, 5-6 ; Clermont-Ganneau, Journal asiatique, X, p. 457 ; Pline, X, 40 ; XXIX ; 34 ; II Rois, I, 2 et suiv. ; cf. Frazer, Pausanias, III, p. 558.

[23] Pausanias, V, 5, 9 ; Strabon, VIII, 546.

[24] Strabon, VIII, 244.

[25] Iliade, V, 397.

[26] Iliade, XI, 690.

[27] Frazer, Pausanias, III, p. 479.

[28] Cf. Expédition de Morée, p. 46 : De Pyrgos, dont les environs sont plantés de vignes, nous partîmes pour Agolinitza, en prenant la route du S.-E. Étant entrés dans une plaine, après avoir passé plusieurs ruisseaux, nous arrivâmes aux bords de l'Alphée. Des rives de l'Alphée, nous nous rendîmes à Agolinitza, village considérable placé sur le penchant d'une montagne : les arbres des jardins d'Agolinitza s'aperçoivent entre les habitations et donnent au village un aspect assez pittoresque. A droite. sont les marais servant de pêcheries au milieu desquels l'Alphée a Son embouchure. En continuant la route, on parvient à un nard en ruine. Une vallée de jolis coteaux couverts de pins est à gauche ; à droite se groupe un bouquet de cyprès parmi des buissons et au delà s'étendent des marais ; la vue est bornée par le mont Smyrne ; elle embrasse un bel ensemble de paysage. Après trois quarts d'heure de marche, nous reconnûmes un monticule sur lequel nous avions campé précédemment en nous rendant à Olympie. Nous traversâmes ensuite une partie de la fora dont les arbres avaient été déracinés en grand nombre par la violence d'un orage récent et quelques instants après nous arrivâmes au Khan de Saint-Isidore. Le lendemain nous repartîmes en nous dirigeant au S.-E. A gauche s'étendaient des terrains cultivés, dominés dans l'éloignement par des montagnes presque entièrement couronnées de pins : la mer était à notre droite et vis-à-vis de nous se voyait l'extrémité des montagnes de Triphylie.

[29] Cf. Boutant, Mém. sur la Triphylie, p. 215.

[30] Pausanias, IV, 56, 1 ; VI, 22, 5.

[31] Pour ceci et la suite. cf. H. Lewy, p. 232 et suiv.

[32] Iliade, XI, 677-680.

[33] Pausanias, V, 1, 7.

[34] Sur tout ceci. cf. Clermont-Ganneau, le Dieu Satrape et les Phéniciens dans le Péloponnèse, Journal Asiatique, X, p. 450 et suiv.

[35] Pausanias, V, 7, 4 ; V, 8, 1 ; V, 14, 5 ; V, 5, 2. — Odyssée, XIII, 272.

[36] Strabon, VIII, 342.

[37] Odyssée, IV, 605-607.

[38] Strabon, VIII, 342.

[39] Philippson, Peloponnes., p. 323.

[40] Strabon, VIII, 348.

[41] Pausanias, VII, 41, 1.

[42] Pausanias, V, 5, 5.

[43] Odyssée, XIII, 272-275. Je reviendrai longuement là-dessus.

[44] Pausanias, VIII, 41, 5.

[45] Lucian, De dea Syria, 14 ; cf. Diodore Sic., II, 4, 2-5.

[46] Pausanias, VIII, 41, 4.

[47] Pausanias, VIII, 42, 4-7.

[48] V. Bérard, De l'Origine des Cultes Arcadiens, p. 97 et suiv.

[49] Lucian, De dea Syria, 60.

[50] Pausanias, VIII, 41, 2.

[51] Athénée, IV, p. 148 ; cf. V. Bérard, op. laud., p. 235.

[52] Bochart, Chanaan, p. 485.

[53] Odyssée, III, 366.

[54] Hérodote, IV, 148 : I, 147. Strabon, VIII, 345 : Pausanias, V, 5, 5 ; IV, 1, 5 ; 26, 7.

[55] Pausanias, IV, 33, 4 ; cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v.

[56] J'aurai plus tard à examiner les théories d'Evans sur le culte du pilier : Zeus Lykaios est le nourrisson de la Néda sémitique, et son autre nourrice, Thisoa, porte un nom sémitique aussi ; c'est un Baal sémitique ou un dieu indigène sémitisé.

[57] Helbig, l'Épopée Homérique, p. 16.

[58] Cf. Philippson, Pelopon., le chapitre sur le Pénée.

[59] Dans les Diplom. and consular Reports, Annual Series, n° 2575, p. 5. le consul anglais de Patras (avril 1901) donne les vraies raisons de cette descente des Arcadiens : ils viennent transformer en vignobles pour la culture du raisin de Corinthe, cette façade maritime du Péloponnèse, jusque-là abandonnée à la pâture : When the destruction of the vineyards in France by the phylloxera brought about an almost unlimited demand for wine and all wine-producing articles, the attention of nearly all the classes of the population was turned towards increasing the area of vineyards. Large tracts of land, all along the western coast of the Morea and on the shores of the Gulf of Corinth, which had up till then served for the pasturage of innurnerable flocks of sheep, goats and cattle, were planted with vineyards. Large numbers of the peasantry, who had before led a pastoral life in the mountainous districts of the interior flocked down to the various plains bordering the sea, and took possession of waste Government lands. The former shepherds become husbandmen and all this land without exception was transformed into vineyards.

[60] Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2214, p. 6 : The majority of shipping agents and shipbrokers established in Patras are of British nationality.

[61] Iliade, VII, 474 ; Odyssée, XV, 456.

[62] Strabon, V, 214.

[63] Cf. Thucydide, VII, 37.

[64] Odyssée, II, 326-327.

[65] Pausanias, VIII, 3, 2.

[66] Strabon, XIV, 654.

[67] Cf. les appréciations des consuls anglais dans les Diplom. and Consular Reports, Annual Series, n° 2269, p. 5 et suiv. Connaissant l'ignorance des commerçants anglais, le consul de Corfou explique fort bien qu'il ne faut pas ranger Corfou parmi les terres du raisin sec avec les autres îles Ioniennes et les côtes du Péloponnèse : The curant is unknown in Corfu ; the common idea that it grows here as well as in the other islands and in the Peloponnesus is wrong. Successive attempts to introduce it here resulted in failure. Geographically, Corfu is an Albanian Island and about 100 miles from the nearest point where the currant thrives, being separated only by a narrow stretch of water from the Albanian coast.

[68] Odyssée, IX, 25-26.

[69] Instruct. naut., n° 691, p. 87.

[70] Cf. Geog. Græc. Min., I, p. 8-9.

[71] Strabon, VIII, 550.

[72] Strabon, VIII, 549-550.

[73] Cf. Pauly-Wissowa, Real Enc., s. v. Aipion.

[74] Pour Dorion, cf. Frazer, Pausanias, III, p. 445.

[75] C'est la route que prochainement empruntera le chemin de fer du raisin de Corinthe, reliant à Patras tous les districts du Sud-ouest et passant de Kalamata à Kyparissia, par Méligala, puis à Pyrgos par le pied du Kaiapha, au long de la côte.

[76] Iliade, IX, 153.

[77] Strabon, VIII, 351 ; cf. Buchholz, Homer. Real., I, p. 148.

[78] Instruct. naut., n° 691, p. 69 et 87.

[79] Helbig, trad. Trawinski, p. 1-2.

[80] Hérodote, I, 147.

[81] Hellan., F. H. G., I. p. 47.

[82] Hérodote, V, 65.

[83] Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v. Melanthos.

[84] Odyssée, IV, 161-162.

[85] Odyssée, III, 524-526.

[86] Odyssée, III, 475-476.

[87] Odyssée, III, 482-483.

[88] Cf. Roscher, Lex. Myth., s. v. Neleus.

[89] Von Wilamowitz, Homer. Unterzuch., p. 292.