Nous avons dit, chapitre VI, que Philippe était probablement chrétien de naissance, car aucun historien ne marque l’époque ou la cause de sa conversion. Cependant un document hagiographique, les Actes de saint Pontius[1], raconte celle-ci, et en indique la date. Nous résumerons cette partie des Actes, et nous montrerons ensuite qu’ils sont entièrement légendaires et doivent être rejetés. En ce temps-là régnait l’empereur
Philippe, avec le prince Philippe son fils, et le bienheureux Pontius était
leur ami intime. Comme il avait toujours ses entrées libres dans le palais,
il alla un jour trouver les empereurs ; c’était en la troisième année de leur
règne, au millième anniversaire de la fondation de Rome. Comme donc ils
allaient dans cette occasion solennelle offrir un sacrifice à leurs dieux,
ils dirent au bienheureux Pontius : Allons rendre grâces aux dieux immortels
qui nous font voir aujourd’hui révolue la millième année de Rome.
Pontius cherchait à s’excuser de son mieux ; les princes au contraire
redoublaient leurs instances pour l’emmener avec eux à ce sacrifice. Enfin,
voyant que Pontius commença alors un long discours, suivi, dit l’hagiographe, de beaucoup d’autres. La grâce divine toucha le cœur des empereurs, et ils crurent. Ils le prièrent d’achever dès le lendemain de leur exposer cette doctrine, afin de leur apprendre ce qu’ils devaient faire pour éviter la damnation, et pour jouir de l’immortalité avec les saints dans le ciel. Mais dès ce jour même ils renoncèrent aux sacrifices des idoles, et ordonnèrent qu’on célébrât seulement par des jeux le millième anniversaire de la fondation de Rome. Le bienheureux Pontius alla aussitôt trouver le saint évêque Fabien, qui gouvernait alors l’Église de Dieu, et lui raconta tout ceci en détail. Et le saint pape, se jetant à genoux avec lui, rendit grâces à Dieu en ces termes : Seigneur Jésus-Christ, je rends grâces à votre saint nom de ce que, par le ministère de votre serviteur Pontius, vous avez attiré les empereurs à notre sainte foi. L’hagiographe rapporte que le pape se rendit dès le lendemain au palais, acheva d’instruire les empereurs, et leur administra le sacrement de baptême. Philippe, continue le narrateur, chargea Fabien et Pontius de détruire le principal temple de Jupiter. La ville de Rome eut une extrême joie de cet événement : tout le monde courait au baptême, et l’on bâtissait des églises sur les temples démolis[2]. Cet heureux état de choses dura quatre ans, jusqu’au jour où Dèce, ayant mis à mort les Philippes, s’empara de l’empire. Il suffit de parcourir ce récit pour en reconnaître le caractère légendaire, et absolument opposé à l’histoire. Si on l’admettait, le fait de la pénitence de Philippe à
Antioche, rapporté par Eusèbe, saint Jean Chrysostome, Les circonstances qui, d’après le rédacteur des Actes, auraient accompagné la conversion de l’empereur, sont historiquement impossibles. La destruction du grand temple, c’est-à-dire du célèbre et magnifique sanctuaire de Jupiter Capitolin, par l’ordre des empereurs et parles soins de Fabien et de Pontius, est une invention contraire à la fois au sens commun et aux faits. Même après Constantin, les sanctuaires du paganisme furent respectés : le Code Théodosien renferme de nombreuses lois, émanées des empereurs chrétiens, et défendant sous des peines sévères la destruction des temples. Au commencement du cinquième siècle, Arcadius et Honorius renouvelaient encore ces prohibitions[3]. Tous les auteurs du cinquième siècle, païens et chrétiens, Claudien et Rutilius aussi bien que saint Jérôme et Prudence, montrent Rome pleine de temples, et en particulier le Capitole intact[4]. Seul un écrivain de basse époque, et absolument dénué de critique, a pu se figurer un empereur du milieu du troisième siècle ordonnant de détruire le temple de Jupiter, et une telle mesure reçue avec faveur parle peuple de Rome. L’auteur des Actes de saint Pontius a-t-il pris dans son imagination tous les détails qu’il donne sur la conversion de Philippe ? Je crois qu’il a bâti sur une phrase d’Orose son petit roman. L’historien espagnol fait remarquer qu’aucun auteur ne dit que Philippe ait immolé des victimes et offert des sacrifices lors des fêtes du millénaire, et attribue cette abstention plus ou moins prouvée à la religion que professait l’empereur. Tout le récit de l’hagiographe roule sur cette circonstance. Philippe et son fils allaient offrir un sacrifice à l’occasion du millénaire, quand saint Pontius entreprend de les convertir. Persuadés par lui, ils renoncent à sacrifier, et ordonnent qu’on célébrera seulement par des jeux le millième anniversaire de la fondation de Rome. Ignorant des antécédents de Philippe (car Orose, qu’il avait sous les yeux, ne parle pas du fait d’Antioche), l’hagiographe a rattaché ainsi le christianisme de l’empereur aux fêtes du millénaire, à propos desquelles Orose y fait allusion ; frappé de la phrase relative à l’absence de sacrifices, il a imaginé, pour l’expliquer, le récit que nous avons résumé. Ce récit est, du reste, ce qu’on peut trouver de plus raisonnable dans les Actes de saint Pontius, dont les autres parties sont remplies d’erreurs et d’inventions manifestes. Je renvoie au jugement sévère que le P. Petau rapporte sur cette pièce[5], et à la critique détaillée qu’en fait Tillemont[6]. |
[1] Acta SS., mai, t. II, p. 274-273.
[2] Alia... vero die, cum simul ad principes venissent, et sacramenta divina demonstrassent, baptismi gratiam consecuti sunt. Quæ tunc illi civitati lætitia fuerit quæve exultatio repentina supervenerit quis poterit enarrare ? Initio autem templum quod magnum vocabant, es jussione imperatorum arripientes sanctus Fabianus et beatissimus Pontius ac confringentes, omnia ejus sculptilia simul cum templo funditus everterunt, ita ut omnis populus ad notiliam Domini nostri Jesu Christi cum alacritate etgaudio concurreret,et baptismatis unda perfusi, Domino benedicerent : nam ubi dæmonum templa destruebantur, ibi illico ecclesiæ consurgebant.
[3] Voir mon livre sur l’Art païen sous les empereurs chrétiens, passim, et le Christianisme et l’Empire romain, 5e éd., p. 186-188, 280-283.
[4] Ibid. — Cf. mon étude sur Rome au quatrième siècle d’après les poèmes
de Prudence, dans
[5] Petau, Doctr. temp., 1630, t. II, ch. XXV, p. 338.
[6] Tillemont, Mémoires, t. IV, note VII sur la persécution de Valérien.