Casimir
Périer, que Louis-Philippe fit appeler après la retraite de Laffitte, était
l'homme de la majorité-de la Chambre. Sa fortune inspirait confiance aux
intérêts matériels ; ses antécédents politiques ne détournaient pas de lui
les partisans d'institutions libérales ; sa fermeté était un gage du maintien
de l'ordre et de la stricte application du régime parlementaire. Il s'opposa
à la présence constante de Louis-Philippe aux délibérations du conseil, à sa
participation à toutes les affaires. Malheureusement Casimir Périer
s'abusait, comme Louis-Philippe lui-même, sur la situation faite au
gouvernement par la révolution de Juillet. « Le malheur de ce pays,
disait-il à Odilon Barrot, est qu'il y a beaucoup d'hommes qui, comme vous,
s'imaginent qu'il y a eu une révolution en France. Non, Monsieur, il n'y a
pas eu de révolution ; il n'y a qu'un simple changement dans la personne du
chef de l'État. —
« Et moi je vous affirme, monsieur Casimir Périer, qu'il y a un malheur
bien plus réel que celui-là : c'est que vous et vos amis vous pensiez qu'il
n'y a pas eu de révolution, car je crains bien qu'alors il n'y en ait deux au
lieu d'une. » Casimir
Périer prit, avec la présidence du conseil, le portefeuille de l'intérieur ;
ses collègues furent : Sébastiani aux affaires étrangères, le baron Louis aux
finances, Barthe à la justice, Montalivet à l'instruction publique et aux
cultes, le comte d'Argout au commerce et aux travaux 'publics, le vice-amiral
de Rigny à la marine, Soult à la guerre. La composition de ce cabinet
annonçait à la fois une rupture avec les hommes de Juillet et un gouvernement
conservateur, pacifique et strictement parlementaire. Hardi, agressif,
querelleur, toutes ces qualités d'un opposant, Casimir Périer allait les
porter au pouvoir, aux applaudissements des conservateurs. Dés le
18 mars il expose son programme : plus d'expérience constitutionnelle à
tenter ; il ne reste qu'à maintenir l'ordre, à faire exécuter les lois et
respecter les pouvoirs ; à l'extérieur maintien de la paix tant que la sûreté
et l'honneur de la France ne seront pas en péril. Dans sa
première circulaire aux préfets (20 mars), le président du conseil s'éleva
contre une association bonapartiste qui avait pris naissance à Metz :
l'Association nationale, et frappa de destitution tous les fonctionnaires
publics qui faisaient partie de cette société. Lafayette défendit les
fonctionnaires frappés : Casimir Périer riposta en attaquant personnellement le
général et en parlant du programme de l'Hôtel de ville que le roi, disait-il,
n'avait jamais juré. « Quel autre programme, s'écria-t-il, avons-nous en
France que la Charte ? » En
avril fut votée une loi sur les attroupements qui aggravait les pénalités
antérieures. Le 15 eut lieu la dernière session de la Chambre élue en 1830.
Sa clôture coïncida avec un procès retentissant, le premier de ces
innombrables débats qui devaient signaler le règne de Louis-Philippe et
furent plus funestes au Gouvernement qui les ordonna qu'aux accusés qui les
subirent. On
accusait les Écoles, la Société des amis du peuple et l'artillerie de la
garde nationale de complot contre la sûreté de l'État. Dix-neuf prévenus
furent cités devant la Cour d'assises et parmi eux Godefroy Cavaignac,
Guinard, Ulysse Trélat, Théophile Sambuc. D'illustres avocats, Bethmont,
Marie, Ploque, Michel de Bourges, 'donnèrent un vif éclat à la défense et
démontrèrent facilement la futilité de l'accusation : accusés et défenseurs
levèrent pour la première fois le drapeau de la république. Le 15 avril, le
procès se termina par un acquittement. Dès lors, l'abîme était creusé entre
le gouvernement de Louis-Philippe et les combattants de Juillet ; par
contre-coup, l'opposition dynastique, privée de l'appui de tous ceux qui se
rattachaient à la république, perdait toute force et tout prestige. En même
temps que le parti républicain recrutait des adhérents, les, idées de réforme
religieuse gagnaient du terrain : les Saint-Simoniens, sous la direction
d'Enfantin, le Père suprême, prêchaient publiquement leurs doctrines ; les Fouriéristes
croissaient en nombre, et l'abbé Chatel organisait son Église française. Après
la remise des croix de Juillet réglée par ordonnance royale du 15 mai, et
prétexte à divisions nouvelles, les uns prêtant le serment au roi prescrit
par l'ordonnance, les autres le refusant, Louis-Philippe fit un voyage en
Normandie et dans l'Est pour agir sur les électeurs, avant le renouvellement
de la Chambre. Quelques conseils municipaux, des commandants de garde
nationale profitèrent de l'occasion 'pour faire connaître au roi leurs vœux
sur la suppression de la pairie, sur l'intervention en faveur de la Pologne :
Louis-Philippe refusa de les entendre. Les
collèges électoraux étaient convoqués pour le 5 juillet. La lutte s'établit
entre le parti de l'Hôtel de ville et celui du 15 mars ; les légitimistes et
les républicains s'abstinrent généralement. Les
membres de l'ancienne chambre furent renommés en masse, mais à d'infimes
majorités ; Lherbette, Pagès de l'Ariège, Garnier-Pagès, Duvergier de Hauranne,
Bugeaud, Fonfrède, Arago, Teste, Bertrand, Gauthier de Rumilly, figuraient
parmi les nouveaux élus. Six
jours après les élections, le contre-amiral Roussin entrait dans les eaux du
Tage avec son escadre et imposait à don Miguel la réparation des torts causés
à nos nationaux. Le 14
juillet, jour choisi par les sociétés des Amis du Peuple et de l'Égalité,
pour la plantation d'arbres de la liberté, les places de Grève, de la
Bastille et de la Concorde furent le théâtre de rixes graves : les
rassemblements furent dispersés aux cris de : « Vive l‘ordre et le
travail, à bas les agitateurs ! » Le National
et la Tribune, poursuivis pour avoir blâmé le rôle de la police dans
cette journée, furent acquittés. Armand Marrast fut moins heureux dans le procès
en diffamation qui lui fut intenté par le ministère : il fut condamné à six
mois de prison, 5.000 francs d'amende et 25 francs de dommages-intérêts. Il
avait accusé Casimir Périer et Soult d'avoir reçu 2 millions de pot-de-vin
dans un marché de fusils et de drap. Le 23
juillet, la session s'ouvrit par un discours du roi, que Casimir Périer avait
entièrement rédigé. Après la célébration solennelle des trois journées de
Juillet la Chambre constitua son bureau. Girod de l'Ain, candidat du
ministère, fut élu président au second tour par 181 suffrages contre 176,
Dupont de l'Eure et Bérenger, vice-présidents, par 182 et 179. Casimir
Périer crut que ces votes commandaient sa démission : il la porta
sur-le-champ à Louis-Philippe. De graves événements le maintinrent au pouvoir
: le roi de Hollande avait repris les armes contre les Belges, qui
sollicitaient le secours de la France. C'est dans ces circonstances que fut
discutée l'adresse en réponse au discours de la couronne. On remarqua que
Thiers, désertant les rangs de la gauche pour passer dans le camp du 13 mars,
fit bon marché de la Pologne qu'il disait destinée à périr, que Guizot fut
plus violent que jamais contre les républicains ; la discussion se termina
par la formation d'une solide majorité sur laquelle Casimir Périer allait
pouvoir s'appuyer avec confiance. Pendant cette discussion, la Chambre des
pairs confirmait un arrêt de la cour royale, rendu contre un de ses membres,
le comte de Montalembert, qui préludait alors avec Lacordaire et leur maître
à tous deux, l'abbé de Lamennais, à leurs violentes attaques contre
l'Université, à leur croisade en faveur de la liberté d'enseignement. Le
gouvernement français avait répondu à l'appel de Léopold ; le maréchal Gérard
se dirigea sur la Belgique à la tête de cinquante mille hommes ; le général
Chassé occupait la citadelle d'Anvers ; le prince d'Orange était maître de
Diest ; une armée belge de douze mille hommes commandée par Léopold avait été
battue à Louvain ; Bruxelles allait succomber. L'intervention française et la
présence d'une flotte anglaise aux Dunes forcèrent Guillaume-Frédéric à
rappeler ses troupes. A cette nouvelle, l'armée française évacua la Belgique
: elle n'avait pas tiré tin coup de fusil. La
solution de la question polonaise était aussi prochaine ; après l'échec de
Diebitsch à Ostrolenka, les Russes reçoivent des renforts, repassent le Bug,
reprennent Ostrolenka â la suite d'un combat meurtrier. Dembinski, le
successeur de Sktzynecki, essaye vainement de combattre l'anarchie et
d'organiser la résistance à Varsovie ; Krukoviecki, qui le remplace, écoute
les propositions perfides de Paskievitch qui ne cherche qu'à rendre plus
formidables ses moyens d'attaque. Le 6 septembre il donne l'assaut avec cent
vingt mille hommes ; après deux jours de lutte il est maître de la ville. Les
débris de l'armée polonaise se retirèrent sous les murs de Plock. Un mois
après, toute la Pologne était retombée sous le joug. L'Angleterre et la
France offrirent un refuge aux débris de la nationalité polonaise. La France
surtout les accueillit avec enthousiasme : elle protesta tout entière contre
les paroles malheureuses de Sébastiani : « l'ordre règne à Varsovie ; » mais
elle comprit vite l'impossibilité d'une intervention en faveur des vaincus.
Sur cette question comme sur la question belge, le ministère obtint sans
difficulté un vote de confiance. Se
défiant de toute innovation, voulant par-dessus tout l'ordre dans la rue, la
bourgeoisie riche, qui constituait la majorité de la Chambre, n'était guère
plus sympathique à l'aristocratie qu'à la démocratie révolutionnaire : elle
le prouva dans la discussion de la loi qui organisait la pairie. Le nombre
des pairs devait être illimité ; seul le roi pouvait les désigner ; la pairie
cessait d'être héréditaire. Inutilement défendue par Thiers, par Guizot, par
Royer-Collard, par Berryer, la cause de l'hérédité était perdue d'avance,
malgré les sympathies mal dissimulées du ministère et du roi : 334 voix
contre 26 la condamnèrent. La couronne dut choisir les pairs dans des
catégories déterminées, en particulier parmi les hauts fonctionnaires de
l'État et les propriétaires chefs de manufactures, de maisons de commerce ou
de banque payant 5000 francs de contributions directes. Après ce vote le
gouvernement nomma trente-six pairs nouveaux, et la haute assemblée ainsi
modifiée sanctionna le projet de la Chambre des députés : treize pairs
seulement protestèrent par leur démission. Le 15
novembre fut adoptée, malgré une éloquente protestation de Martignac, une
proposition tendant au bannissement perpétuel des Bourbons, dont l'effet
immédiat fut de surexciter les passions royalistes dans l'Ouest et dans le
Midi. Des bandes armées parcoururent ces régions ; des rixes eurent lieu à
Nîmes, à Toulouse, à Marseille. Ces désordres furent facilement réprimés :
ceux de Lyon étaient autrement graves. Lyon
doit son importance et sà richesse à sa situation, au nombre de ses habitants
et surtout à son industrie, qui occupe plus de quatre-vingt mille ouvriers et
ouvrières. Après le retour des Bourbons la fabrique lyonnaise avait fait
d'immenses affaires avec l'Amérique et l'Angleterre à partir de 1825 elle eut
à lutter contre la concurrence de la Suisse, de l'Italie et de l'Angleterre,
les salaires tombèrent de 5 et 4 francs à 3 fr. 50 et à 3 francs. Pour arrêter
cette baisse, les ouvriers fondèrent en 1828 l'Association des
mutuellistes ; les fabricants, de leur côté, constituèrent l'Union des
fabricants : dès lors l'antagonisme existait. La révolution de 1830 ayant
accéléré la baisse, les mutuellistes réclamèrent un tarif. C'est alors, en
octobre 1851, qu'une nouvelle loi fiscale, dite loi de quotité et qui
frappait surtout les ouvriers, fut promulguée, et qu'un certain nombre de
fabricants, poussés par d'Argout et Casimir Périer, refusent de se soumettre
au tarif promulgué avec l'assentiment de la Chambre de commerce, des trois
maires de Lyon, du préfet et d'un grand nombre de fabricants. Le général
Ordonneau passe en revue dix mille gardes nationaux (20 novembre) : les ouvriers considèrent
cette cérémonie comme une provocation. Le 21 novembre, quatre mille ouvriers
descendent de la Croix-Rousse : à leur tête flotte un drapeau sur lequel on
lit ces mots : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. A midi
ils sont en présence de quatre ou cinq cents gardes nationaux : les fusils
éclatent, le sang coule, la guerre civile commence. La Croix-Rousse se lève,
des barricades se dressent, des bataillons entiers de la garde nationale
passent à l'insurrection, la ligne échoue sur tous les points. Le préfet,
Bouvier-Dumolard et le général Ordonneau montent à la Croix-Rousse pour faire
entendre des paroles de conciliation : ils sont retenus comme otages, mais
remis en liberté le soir même. Le
général Roguet se fait transporter à l'Hôtel de Ville, rassemble douze cents
gardes nationaux, une compagnie de dragons et les dirige sur la place des
Bernardines qui est reprise à l'insurrection après un vif engagement. La
journée la plus sanglante fut celle du 22 : les gardes nationaux isolés sont
désarmés et massacrés ; les pavillons d'octroi, les corps de garde sont
livrés aux flammes, la caserne du Bon-Pasteur est enlevée, puis celle des
Carmes-Déchaussés, les rues, les places, les quais sont dépavés. Un décoré de
Juillet, Michel-Ange Périer, marche sur l'Hôtel de Ville : il est atteint
d'un coup de feu ; ceux qui le suivent sont dispersés, mais l'armée et les
autorités sont cernés dans l'Hôtel de Ville, sur la place des Terreaux, et,
la nuit venue, le général Roguet ordonne la retraite. Ses troupes
n'atteignent Montessuy qu'à travers les coups de fusil et les projectiles qui
pleuvent de chaque maison du faubourg. Maîtres de toute la ville, les
ouvriers nomment une Commission provisoire qui recommande aux vainqueurs le
respect des personnes et des propriétés ; divisés d'opinions politiques, les
membres de cette Commission ne songent pas un instant à proclamer la
république ou telle autre forme de gouvernement : le préfet est laissé en
fonction à l'hôtel de Ville, le conseil municipal a toute liberté de se
réunir et de voter les fonds nécessaires pour parer aux premiers besoins.
Cette situation dura huit jours. Le gouvernement avait concentré trente-six
mille hommes à Trévoux. Le duc d'Orléans et le maréchal Soult en prennent le
commandement : les ouvriers les accueillent avec faveur ; ils pénètrent dans
la grande cité, le 3 décembre à midi, sans rencontrer la moindre résistance.
La garde nationale est désarmée et dissoute ; le préfet partisan de la
conciliation, est destitué ; le tarif est annulé ; puis on accorde des
secours aux ouvriers sans travail, on traite assez doucement ceux qui avaient
pris les armes. Nais la question des salaires restait pendante : pour n'avoir
pas voulu consentir à l'établissement d'un tarif librement débattu, le
gouvernement se préparait à lui-même de nouveaux embarras, à la ville
pacifiée de plus cruelles épreuves ; en industrie comme en politique la
liberté est encore la meilleure des solutions. L'année
I8M, qui se terminait paisiblement après une crise redoutable, fut encore
signalée par le vote de quelques lois utiles : on introduisit dans le Code
les circonstances atténuantes, premier coup porté à la peine de mort ; la
mutilation des parricides fut supprimée, une proposition de M. de Schonen en
faveur du divorce, accueillie par les députés, fut repoussée par les pairs. Au
début de l'année 1852 le public apprit avec étonnement la découverte du
complot dit des Tours Notre-Dame : on ne sut ni quel était le but de ce
complot, ni à quel parti on devait l'attribuer, et l'on accusa avec assez de
vraisemblance le préfet de police Gisquet de n'avoir rien fait pour en
empêcher l'explosion. L'opinion
apporta un intérêt plus passionné à la discussion qui s'ouvrait alors sur la
liste civile. On reprochait déjà à Louis-Philippe d'avoir fait passer tout
son domaine privé sur la tête de ses enfants : de Cormenin publia contre les
prétentions du roi des lettres spirituelles et méchantes qui furent lues
avidement. Casimir Périer agit, prudemment en laissant aux députés eux-mêmes
le soin de fixer le chiffre de la liste civile ; le rapporteur, M. de
Schonen, proposait 15 millions ; Dupont de l'Eure 6 ; M. de Montalivet, qui
trouvait le chiffre de la commission insuffisant, eut le tort de se servir
dans son discours de l'expression de « sujets du roi », qui motiva une
énergique protestation de cent soixante-cinq députés de la gauche ; Casimir
Périer soutint sans enthousiasme le chiffre de 14 millions et la Chambre
s'arrêta à celui de 12. La minorité contre l'ensemble du projet fut de 107
voix. Après
ce vote, la Chambre abrogea la loi dite du 21 janvier, et pour la première
fois depuis la révolution, elle renonça au système des douzièmes provisoires
et put étudier sérieusement le budget. Les traitements de la magistrature, du
clergé et de la diplomatie furent réduits, on diminua les frais de
représentation des officiers généraux : en résumé, le budget des dépenses
pour l'exercice 1852 s'élevait à 1.106.720 francs. Moins
d'un mois après le complot des Tours Notre-Darne, la police découvrait
celui de la rue des Prouvaires : cette tentative moins innocente que la
précédente, était l'œuvre des légitimistes. Elle fut réprimée sans autre
accident que la mort d'un sergent de ville, tué d'un coup de pistolet. Après
les légitimistes, les républicains eurent leur tour : leurs journaux étaient
poursuivis avec un véritable acharnement, les membres de la société des Amis
du Peuple étaient déférés à la justice ; Raspail, Gervais, Trélat,
Blanqui affirmaient avec fracas leurs sentiments républicains, faisaient
audacieusement le procès du gouvernement, étaient acquittés par le jury et
condamnés par la Cour pour délits commis à l'audience. Les
Autrichiens avaient envahi une seconde fois les Légations pour y soutenir les
vengeances exercées par la soldatesque pontificale à Cesena, Forli, Bologne,
Lago et Ravenne. A cette nouvelle, Casimir Périer ; avec autant de décision
que de promptitude, jette en Italie quinze cents hommes qui s'emparent
d'Ancône sans coup férir et y plantent le drapeau français (23 février). L'Autriche déconcertée ratifia
cette occupation, et le gouvernement pontifical en fit autant. C'était là un
double succès militaire et diplomatique : l'opposition eut le tort de le
contester et le gouvernement de l'amoindrir par des désaveux. A
l'intérieur, les luttes, les complots se renouvelaient chaque jour : la
province avait ses désordres et ses troubles comme Lyon et Paris : A Grenoble
la population soulevée tout entière contre le 15e et le 35e de ligne, qui
avaient sévi trop rigoureusement contre une manifestation de carnaval,
obtient le départ des deux régiments. Le 6e de ligne les remplace. Le
président du conseil, mal renseigné, exige que le 35e rentre dans Grenoble
comme dans une ville conquise : il fut forcé d'en repartir au bout de peu de
temps ; des duels presque quotidiens le décimaient. Le 1er
avril, c'est une émeute de chiffonniers qui éclate à Paris, parce qu'un
arrangement conclu entre la municipalité et un sieur Jacob autorise ce
dernier à un tour de roue à la tombée de la nuit pour enlever les ordures de
la ville. Les loueurs de tombereaux, les boueurs, sont également lésés par le
monopole attribué à Jacob : les tombereaux de cet entrepreneur sont détruits
et livrés aux flammes malgré l'intervention de la police. L'émeute s'apaisa
quand l'adjudicataire eut renoncé au tour de roue du soir. C'est à ce moment
(22 mars) que le choléra faisait à Paris sa première victime et s'étendait
rapidement, en dépit des précautions tardives de l'autorité : le lendemain de
la Mi-Carême les victimes étaient innombrables et l'inévitable panique
accélérait la marche du fléau ; on croyait à des empoisonnements, on
massacrait rue Saint-Dominique un jeune homme soupçonné d'avoir jeté du
poison dans les pots d'un marchand de vins, un autre dans le quartier des
halles, un troisième sur la place de Grève, un dernier au poste de l'Hôtel de
Ville. Une déplorable proclamation du préfet de police augmenta la créance
aux empoisonnements. La foule en délire accusait l'autorité d'employer cet
atroce moyen pour détourner les esprits de la politique. Dans cette crise, la
famille royale, en butte à d'odieuses accusations, fut admirable de fermeté,
de dévouement, de charité intrépide. Le duc d'Orléans parcourut les quartiers
atteints, visita les hôpitaux, parlant aux malades, leur prodiguant les
secours, les consolations, allant jusqu'à leur serrer la main. Les médecins
de Paris, des femmes du monde, les sœurs de charité montrèrent le même
dévouement, la même insouciance du danger. Le 1er
mai, le fléau était en décroissance. Il y avait eu à cette date près de
100.000 décès dont 21.331 pour le seul département de la Seine et 800 pour la
seule journée du 9 avril. Les Chambres s'étaient hâtées de clore leurs
travaux le 21 avril, après le vote d'une loi rigoureuse contre les réfugiés
politiques. Le 13
mars précédent, Carrel avait paru devant la Cour d'assises pour un
remarquable article du National où il protestait contre la prison préventive
en matière de presse et affirmait qu'il saurait résister à l'arbitraire, si
la majesté de la loi était violée en sa personne. Carrel fut acquitté, et le
ministère dut renoncer aux arrestations préventives. La Tribune
fut poursuivie après le National. Un de ses rédacteurs, Germain
Sarrut, avait tracé une biographie malveillante du roi, à propos du procès
intenté par les Rohan au duc d'Aumale, héritier du duc de Bourbon. Germain
Sarrut fut condamné à six mois de prison, à la suite d'un procès où la
personne du roi fut discutée avec passion. Les légitimistes malgré leurs échecs réitérés depuis 1850, n'avaient pas plus renoncé que les républicains à l'espoir d'une revanche. Depuis que Charles X avait renouvelé à Lullworth son abdication de Rambouillet, ils tournaient leurs regards vers le duc de Bordeaux, dont la majorité tombait le 30 septembre 1S55, et vers sa mère, l'aventureuse duchesse de Berry, qui avait fixé sa résidence à Bath, foyer des intrigues du parti. Le 17 juin 1851, après avoir arraché le consentement de Charles X à un débarquement en France, elle quitta l'Angleterre, traversa l'Allemagne et se rendit à Gênes puis à Massa. Elle fit des excursions fréquentes à Naples et à Rome, où Grégoire XVI lui recommanda un juif converti du nom de Deutz qu'elle attacha à sa personne. Massa, possession du duc de Modène, devint bientôt le centre d'une petite cour, bruyante et légère ; c'est là que l'on institua le Gouvernement provisoire de Paris, composé de Pastoret, Bellune, Chateaubriand et Kergolay ; c'est là que l'on médita une nouvelle Charte et l'établissement d'une Chambre des barons des États, là que l'on abolit les droits réunis. Ces projets puérils n'étaient un secret pour personne ; le gouvernement français en avait connaissance et s'était contenté d'ordonner à ses agents d'empêcher le débarquement de Madame. La duchesse de Berry s'embarqua le 24 avril sur le Carlo Alberta, débarqua à Marseille quatre jours après, attendit quarante-huit heures dans une maison isolée le mouvement légitimiste de Marseille, qui échoua complètement, et le 2 mai se mit en route pour l'Ouest par Nîmes, Montpellier, Narbonne, Carcassonne et Toulouse. Le 17 mai elle arriva à Montaigu. Le gouvernement la croyait encore sur le Carlo Alberto. Le 8 mai il annonçait officiellement qu'elle allait être reconduite par ses soins à Holyrood ; quelques jours après il apprenait qu'elle était en France. Quand le cabinet éprouva cette déception, Casimir Périer, malade depuis quelques mois, n'était plus ministre de l'intérieur. Le 27 avril il avait laissé son portefeuille à Montalivet ne se réservant que la présidence, du conseil, et le 30 avril, Girod de l'Ain avait été nommé ministre de l'instruction publique. Le 16 mai on apprenait sans étonnement la mort du premier ministre : Louis-Philippe, dominé par lui, le regretta peu ; partisan décidé du régime parlementaire, il se souvenait parfois de son passé libéral, il reculait devant les mesures répressives. On célébra ses funérailles avec une splendeur extraordinaire, et Royer-Collard prononça sur sa tombe des paroles dignes de ce grand mort. « Casimir Périer, dit-il, avait reçu de la nature la plus éclatante des supériorités et la moins contestée, un caractère énergique jusqu'à l'héroïsme, avec un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l'art de gouverner. D'orateur de la liberté constitutionnelle, devenu homme d'État et chef du cabinet dans une révolution qu'il n'avait point appelée, sa probité généreuse et la justesse de son esprit lui firent comprendre que, si l'ordre est la dette de tout gouvernement, c'est surtout la dette d'un gouvernement nouveau. » |