HISTOIRE DE LOUIS-PHILIPPE

 

CHAPITRE III. — LE MINISTERE DU 13 MARS. - CASIMIR PÉRIER.

 

 

Casimir Périer, que Louis-Philippe fit appeler après la retraite de Laffitte, était l'homme de la majorité-de la Chambre. Sa fortune inspirait confiance aux intérêts matériels ; ses antécédents politiques ne détournaient pas de lui les partisans d'institutions libérales ; sa fermeté était un gage du maintien de l'ordre et de la stricte application du régime parlementaire. Il s'opposa à la présence constante de Louis-Philippe aux délibérations du conseil, à sa participation à toutes les affaires. Malheureusement Casimir Périer s'abusait, comme Louis-Philippe lui-même, sur la situation faite au gouvernement par la révolution de Juillet. « Le malheur de ce pays, disait-il à Odilon Barrot, est qu'il y a beaucoup d'hommes qui, comme vous, s'imaginent qu'il y a eu une révolution en France. Non, Monsieur, il n'y a pas eu de révolution ; il n'y a qu'un simple changement dans la personne du chef de l'État.

— « Et moi je vous affirme, monsieur Casimir Périer, qu'il y a un malheur bien plus réel que celui-là : c'est que vous et vos amis vous pensiez qu'il n'y a pas eu de révolution, car je crains bien qu'alors il n'y en ait deux au lieu d'une. »

Casimir Périer prit, avec la présidence du conseil, le portefeuille de l'intérieur ; ses collègues furent : Sébastiani aux affaires étrangères, le baron Louis aux finances, Barthe à la justice, Montalivet à l'instruction publique et aux cultes, le comte d'Argout au commerce et aux travaux 'publics, le vice-amiral de Rigny à la marine, Soult à la guerre. La composition de ce cabinet annonçait à la fois une rupture avec les hommes de Juillet et un gouvernement conservateur, pacifique et strictement parlementaire. Hardi, agressif, querelleur, toutes ces qualités d'un opposant, Casimir Périer allait les porter au pouvoir, aux applaudissements des conservateurs.

Dés le 18 mars il expose son programme : plus d'expérience constitutionnelle à tenter ; il ne reste qu'à maintenir l'ordre, à faire exécuter les lois et respecter les pouvoirs ; à l'extérieur maintien de la paix tant que la sûreté et l'honneur de la France ne seront pas en péril.

Dans sa première circulaire aux préfets (20 mars), le président du conseil s'éleva contre une association bonapartiste qui avait pris naissance à Metz : l'Association nationale, et frappa de destitution tous les fonctionnaires publics qui faisaient partie de cette société. Lafayette défendit les fonctionnaires frappés : Casimir Périer riposta en attaquant personnellement le général et en parlant du programme de l'Hôtel de ville que le roi, disait-il, n'avait jamais juré. « Quel autre programme, s'écria-t-il, avons-nous en France que la Charte ? »

En avril fut votée une loi sur les attroupements qui aggravait les pénalités antérieures. Le 15 eut lieu la dernière session de la Chambre élue en 1830. Sa clôture coïncida avec un procès retentissant, le premier de ces innombrables débats qui devaient signaler le règne de Louis-Philippe et furent plus funestes au Gouvernement qui les ordonna qu'aux accusés qui les subirent.

On accusait les Écoles, la Société des amis du peuple et l'artillerie de la garde nationale de complot contre la sûreté de l'État. Dix-neuf prévenus furent cités devant la Cour d'assises et parmi eux Godefroy Cavaignac, Guinard, Ulysse Trélat, Théophile Sambuc. D'illustres avocats, Bethmont, Marie, Ploque, Michel de Bourges, 'donnèrent un vif éclat à la défense et démontrèrent facilement la futilité de l'accusation : accusés et défenseurs levèrent pour la première fois le drapeau de la république. Le 15 avril, le procès se termina par un acquittement. Dès lors, l'abîme était creusé entre le gouvernement de Louis-Philippe et les combattants de Juillet ; par contre-coup, l'opposition dynastique, privée de l'appui de tous ceux qui se rattachaient à la république, perdait toute force et tout prestige.

En même temps que le parti républicain recrutait des adhérents, les, idées de réforme religieuse gagnaient du terrain : les Saint-Simoniens, sous la direction d'Enfantin, le Père suprême, prêchaient publiquement leurs doctrines ; les Fouriéristes croissaient en nombre, et l'abbé Chatel organisait son Église française.

Après la remise des croix de Juillet réglée par ordonnance royale du 15 mai, et prétexte à divisions nouvelles, les uns prêtant le serment au roi prescrit par l'ordonnance, les autres le refusant, Louis-Philippe fit un voyage en Normandie et dans l'Est pour agir sur les électeurs, avant le renouvellement de la Chambre. Quelques conseils municipaux, des commandants de garde nationale profitèrent de l'occasion 'pour faire connaître au roi leurs vœux sur la suppression de la pairie, sur l'intervention en faveur de la Pologne : Louis-Philippe refusa de les entendre.

Les collèges électoraux étaient convoqués pour le 5 juillet. La lutte s'établit entre le parti de l'Hôtel de ville et celui du 15 mars ; les légitimistes et les républicains s'abstinrent généralement.

Les membres de l'ancienne chambre furent renommés en masse, mais à d'infimes majorités ; Lherbette, Pagès de l'Ariège, Garnier-Pagès, Duvergier de Hauranne, Bugeaud, Fonfrède, Arago, Teste, Bertrand, Gauthier de Rumilly, figuraient parmi les nouveaux élus.

Six jours après les élections, le contre-amiral Roussin entrait dans les eaux du Tage avec son escadre et imposait à don Miguel la réparation des torts causés à nos nationaux.

Le 14 juillet, jour choisi par les sociétés des Amis du Peuple et de l'Égalité, pour la plantation d'arbres de la liberté, les places de Grève, de la Bastille et de la Concorde furent le théâtre de rixes graves : les rassemblements furent dispersés aux cris de : « Vive l‘ordre et le travail, à bas les agitateurs ! »

Le National et la Tribune, poursuivis pour avoir blâmé le rôle de la police dans cette journée, furent acquittés. Armand Marrast fut moins heureux dans le procès en diffamation qui lui fut intenté par le ministère : il fut condamné à six mois de prison, 5.000 francs d'amende et 25 francs de dommages-intérêts. Il avait accusé Casimir Périer et Soult d'avoir reçu 2 millions de pot-de-vin dans un marché de fusils et de drap.

Le 23 juillet, la session s'ouvrit par un discours du roi, que Casimir Périer avait entièrement rédigé. Après la célébration solennelle des trois journées de Juillet la Chambre constitua son bureau. Girod de l'Ain, candidat du ministère, fut élu président au second tour par 181 suffrages contre 176, Dupont de l'Eure et Bérenger, vice-présidents, par 182 et 179.

Casimir Périer crut que ces votes commandaient sa démission : il la porta sur-le-champ à Louis-Philippe. De graves événements le maintinrent au pouvoir : le roi de Hollande avait repris les armes contre les Belges, qui sollicitaient le secours de la France. C'est dans ces circonstances que fut discutée l'adresse en réponse au discours de la couronne. On remarqua que Thiers, désertant les rangs de la gauche pour passer dans le camp du 13 mars, fit bon marché de la Pologne qu'il disait destinée à périr, que Guizot fut plus violent que jamais contre les républicains ; la discussion se termina par la formation d'une solide majorité sur laquelle Casimir Périer allait pouvoir s'appuyer avec confiance. Pendant cette discussion, la Chambre des pairs confirmait un arrêt de la cour royale, rendu contre un de ses membres, le comte de Montalembert, qui préludait alors avec Lacordaire et leur maître à tous deux, l'abbé de Lamennais, à leurs violentes attaques contre l'Université, à leur croisade en faveur de la liberté d'enseignement.

Le gouvernement français avait répondu à l'appel de Léopold ; le maréchal Gérard se dirigea sur la Belgique à la tête de cinquante mille hommes ; le général Chassé occupait la citadelle d'Anvers ; le prince d'Orange était maître de Diest ; une armée belge de douze mille hommes commandée par Léopold avait été battue à Louvain ; Bruxelles allait succomber. L'intervention française et la présence d'une flotte anglaise aux Dunes forcèrent Guillaume-Frédéric à rappeler ses troupes. A cette nouvelle, l'armée française évacua la Belgique : elle n'avait pas tiré tin coup de fusil.

La solution de la question polonaise était aussi prochaine ; après l'échec de Diebitsch à Ostrolenka, les Russes reçoivent des renforts, repassent le Bug, reprennent Ostrolenka â la suite d'un combat meurtrier. Dembinski, le successeur de Sktzynecki, essaye vainement de combattre l'anarchie et d'organiser la résistance à Varsovie ; Krukoviecki, qui le remplace, écoute les propositions perfides de Paskievitch qui ne cherche qu'à rendre plus formidables ses moyens d'attaque. Le 6 septembre il donne l'assaut avec cent vingt mille hommes ; après deux jours de lutte il est maître de la ville. Les débris de l'armée polonaise se retirèrent sous les murs de Plock. Un mois après, toute la Pologne était retombée sous le joug. L'Angleterre et la France offrirent un refuge aux débris de la nationalité polonaise. La France surtout les accueillit avec enthousiasme : elle protesta tout entière contre les paroles malheureuses de Sébastiani : « l'ordre règne à Varsovie ; » mais elle comprit vite l'impossibilité d'une intervention en faveur des vaincus. Sur cette question comme sur la question belge, le ministère obtint sans difficulté un vote de confiance.

Se défiant de toute innovation, voulant par-dessus tout l'ordre dans la rue, la bourgeoisie riche, qui constituait la majorité de la Chambre, n'était guère plus sympathique à l'aristocratie qu'à la démocratie révolutionnaire : elle le prouva dans la discussion de la loi qui organisait la pairie. Le nombre des pairs devait être illimité ; seul le roi pouvait les désigner ; la pairie cessait d'être héréditaire. Inutilement défendue par Thiers, par Guizot, par Royer-Collard, par Berryer, la cause de l'hérédité était perdue d'avance, malgré les sympathies mal dissimulées du ministère et du roi : 334 voix contre 26 la condamnèrent. La couronne dut choisir les pairs dans des catégories déterminées, en particulier parmi les hauts fonctionnaires de l'État et les propriétaires chefs de manufactures, de maisons de commerce ou de banque payant 5000 francs de contributions directes. Après ce vote le gouvernement nomma trente-six pairs nouveaux, et la haute assemblée ainsi modifiée sanctionna le projet de la Chambre des députés : treize pairs seulement protestèrent par leur démission.

Le 15 novembre fut adoptée, malgré une éloquente protestation de Martignac, une proposition tendant au bannissement perpétuel des Bourbons, dont l'effet immédiat fut de surexciter les passions royalistes dans l'Ouest et dans le Midi. Des bandes armées parcoururent ces régions ; des rixes eurent lieu à Nîmes, à Toulouse, à Marseille. Ces désordres furent facilement réprimés : ceux de Lyon étaient autrement graves.

Lyon doit son importance et sà richesse à sa situation, au nombre de ses habitants et surtout à son industrie, qui occupe plus de quatre-vingt mille ouvriers et ouvrières. Après le retour des Bourbons la fabrique lyonnaise avait fait d'immenses affaires avec l'Amérique et l'Angleterre à partir de 1825 elle eut à lutter contre la concurrence de la Suisse, de l'Italie et de l'Angleterre, les salaires tombèrent de 5 et 4 francs à 3 fr. 50 et à 3 francs. Pour arrêter cette baisse, les ouvriers fondèrent en 1828 l'Association des mutuellistes ; les fabricants, de leur côté, constituèrent l'Union des fabricants : dès lors l'antagonisme existait. La révolution de 1830 ayant accéléré la baisse, les mutuellistes réclamèrent un tarif. C'est alors, en octobre 1851, qu'une nouvelle loi fiscale, dite loi de quotité et qui frappait surtout les ouvriers, fut promulguée, et qu'un certain nombre de fabricants, poussés par d'Argout et Casimir Périer, refusent de se soumettre au tarif promulgué avec l'assentiment de la Chambre de commerce, des trois maires de Lyon, du préfet et d'un grand nombre de fabricants. Le général Ordonneau passe en revue dix mille gardes nationaux (20 novembre) : les ouvriers considèrent cette cérémonie comme une provocation. Le 21 novembre, quatre mille ouvriers descendent de la Croix-Rousse : à leur tête flotte un drapeau sur lequel on lit ces mots : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. A midi ils sont en présence de quatre ou cinq cents gardes nationaux : les fusils éclatent, le sang coule, la guerre civile commence. La Croix-Rousse se lève, des barricades se dressent, des bataillons entiers de la garde nationale passent à l'insurrection, la ligne échoue sur tous les points. Le préfet, Bouvier-Dumolard et le général Ordonneau montent à la Croix-Rousse pour faire entendre des paroles de conciliation : ils sont retenus comme otages, mais remis en liberté le soir même.

Le général Roguet se fait transporter à l'Hôtel de Ville, rassemble douze cents gardes nationaux, une compagnie de dragons et les dirige sur la place des Bernardines qui est reprise à l'insurrection après un vif engagement. La journée la plus sanglante fut celle du 22 : les gardes nationaux isolés sont désarmés et massacrés ; les pavillons d'octroi, les corps de garde sont livrés aux flammes, la caserne du Bon-Pasteur est enlevée, puis celle des Carmes-Déchaussés, les rues, les places, les quais sont dépavés. Un décoré de Juillet, Michel-Ange Périer, marche sur l'Hôtel de Ville : il est atteint d'un coup de feu ; ceux qui le suivent sont dispersés, mais l'armée et les autorités sont cernés dans l'Hôtel de Ville, sur la place des Terreaux, et, la nuit venue, le général Roguet ordonne la retraite. Ses troupes n'atteignent Montessuy qu'à travers les coups de fusil et les projectiles qui pleuvent de chaque maison du faubourg. Maîtres de toute la ville, les ouvriers nomment une Commission provisoire qui recommande aux vainqueurs le respect des personnes et des propriétés ; divisés d'opinions politiques, les membres de cette Commission ne songent pas un instant à proclamer la république ou telle autre forme de gouvernement : le préfet est laissé en fonction à l'hôtel de Ville, le conseil municipal a toute liberté de se réunir et de voter les fonds nécessaires pour parer aux premiers besoins. Cette situation dura huit jours. Le gouvernement avait concentré trente-six mille hommes à Trévoux. Le duc d'Orléans et le maréchal Soult en prennent le commandement : les ouvriers les accueillent avec faveur ; ils pénètrent dans la grande cité, le 3 décembre à midi, sans rencontrer la moindre résistance. La garde nationale est désarmée et dissoute ; le préfet partisan de la conciliation, est destitué ; le tarif est annulé ; puis on accorde des secours aux ouvriers sans travail, on traite assez doucement ceux qui avaient pris les armes. Nais la question des salaires restait pendante : pour n'avoir pas voulu consentir à l'établissement d'un tarif librement débattu, le gouvernement se préparait à lui-même de nouveaux embarras, à la ville pacifiée de plus cruelles épreuves ; en industrie comme en politique la liberté est encore la meilleure des solutions.

L'année I8M, qui se terminait paisiblement après une crise redoutable, fut encore signalée par le vote de quelques lois utiles : on introduisit dans le Code les circonstances atténuantes, premier coup porté à la peine de mort ; la mutilation des parricides fut supprimée, une proposition de M. de Schonen en faveur du divorce, accueillie par les députés, fut repoussée par les pairs.

Au début de l'année 1852 le public apprit avec étonnement la découverte du complot dit des Tours Notre-Dame : on ne sut ni quel était le but de ce complot, ni à quel parti on devait l'attribuer, et l'on accusa avec assez de vraisemblance le préfet de police Gisquet de n'avoir rien fait pour en empêcher l'explosion.

L'opinion apporta un intérêt plus passionné à la discussion qui s'ouvrait alors sur la liste civile. On reprochait déjà à Louis-Philippe d'avoir fait passer tout son domaine privé sur la tête de ses enfants : de Cormenin publia contre les prétentions du roi des lettres spirituelles et méchantes qui furent lues avidement. Casimir Périer agit, prudemment en laissant aux députés eux-mêmes le soin de fixer le chiffre de la liste civile ; le rapporteur, M. de Schonen, proposait 15 millions ; Dupont de l'Eure 6 ; M. de Montalivet, qui trouvait le chiffre de la commission insuffisant, eut le tort de se servir dans son discours de l'expression de « sujets du roi », qui motiva une énergique protestation de cent soixante-cinq députés de la gauche ; Casimir Périer soutint sans enthousiasme le chiffre de 14 millions et la Chambre s'arrêta à celui de 12. La minorité contre l'ensemble du projet fut de 107 voix.

Après ce vote, la Chambre abrogea la loi dite du 21 janvier, et pour la première fois depuis la révolution, elle renonça au système des douzièmes provisoires et put étudier sérieusement le budget. Les traitements de la magistrature, du clergé et de la diplomatie furent réduits, on diminua les frais de représentation des officiers généraux : en résumé, le budget des dépenses pour l'exercice 1852 s'élevait à 1.106.720 francs.

Moins d'un mois après le complot des Tours Notre-Darne, la police découvrait celui de la rue des Prouvaires : cette tentative moins innocente que la précédente, était l'œuvre des légitimistes. Elle fut réprimée sans autre accident que la mort d'un sergent de ville, tué d'un coup de pistolet. Après les légitimistes, les républicains eurent leur tour : leurs journaux étaient poursuivis avec un véritable acharnement, les membres de la société des Amis du Peuple étaient déférés à la justice ; Raspail, Gervais, Trélat, Blanqui affirmaient avec fracas leurs sentiments républicains, faisaient audacieusement le procès du gouvernement, étaient acquittés par le jury et condamnés par la Cour pour délits commis à l'audience.

Les Autrichiens avaient envahi une seconde fois les Légations pour y soutenir les vengeances exercées par la soldatesque pontificale à Cesena, Forli, Bologne, Lago et Ravenne. A cette nouvelle, Casimir Périer ; avec autant de décision que de promptitude, jette en Italie quinze cents hommes qui s'emparent d'Ancône sans coup férir et y plantent le drapeau français (23 février). L'Autriche déconcertée ratifia cette occupation, et le gouvernement pontifical en fit autant. C'était là un double succès militaire et diplomatique : l'opposition eut le tort de le contester et le gouvernement de l'amoindrir par des désaveux.

A l'intérieur, les luttes, les complots se renouvelaient chaque jour : la province avait ses désordres et ses troubles comme Lyon et Paris : A Grenoble la population soulevée tout entière contre le 15e et le 35e de ligne, qui avaient sévi trop rigoureusement contre une manifestation de carnaval, obtient le départ des deux régiments. Le 6e de ligne les remplace. Le président du conseil, mal renseigné, exige que le 35e rentre dans Grenoble comme dans une ville conquise : il fut forcé d'en repartir au bout de peu de temps ; des duels presque quotidiens le décimaient.

Le 1er avril, c'est une émeute de chiffonniers qui éclate à Paris, parce qu'un arrangement conclu entre la municipalité et un sieur Jacob autorise ce dernier à un tour de roue à la tombée de la nuit pour enlever les ordures de la ville. Les loueurs de tombereaux, les boueurs, sont également lésés par le monopole attribué à Jacob : les tombereaux de cet entrepreneur sont détruits et livrés aux flammes malgré l'intervention de la police. L'émeute s'apaisa quand l'adjudicataire eut renoncé au tour de roue du soir. C'est à ce moment (22 mars) que le choléra faisait à Paris sa première victime et s'étendait rapidement, en dépit des précautions tardives de l'autorité : le lendemain de la Mi-Carême les victimes étaient innombrables et l'inévitable panique accélérait la marche du fléau ; on croyait à des empoisonnements, on massacrait rue Saint-Dominique un jeune homme soupçonné d'avoir jeté du poison dans les pots d'un marchand de vins, un autre dans le quartier des halles, un troisième sur la place de Grève, un dernier au poste de l'Hôtel de Ville. Une déplorable proclamation du préfet de police augmenta la créance aux empoisonnements. La foule en délire accusait l'autorité d'employer cet atroce moyen pour détourner les esprits de la politique. Dans cette crise, la famille royale, en butte à d'odieuses accusations, fut admirable de fermeté, de dévouement, de charité intrépide. Le duc d'Orléans parcourut les quartiers atteints, visita les hôpitaux, parlant aux malades, leur prodiguant les secours, les consolations, allant jusqu'à leur serrer la main. Les médecins de Paris, des femmes du monde, les sœurs de charité montrèrent le même dévouement, la même insouciance du danger.

Le 1er mai, le fléau était en décroissance. Il y avait eu à cette date près de 100.000 décès dont 21.331 pour le seul département de la Seine et 800 pour la seule journée du 9 avril. Les Chambres s'étaient hâtées de clore leurs travaux le 21 avril, après le vote d'une loi rigoureuse contre les réfugiés politiques.

Le 13 mars précédent, Carrel avait paru devant la Cour d'assises pour un remarquable article du National où il protestait contre la prison préventive en matière de presse et affirmait qu'il saurait résister à l'arbitraire, si la majesté de la loi était violée en sa personne. Carrel fut acquitté, et le ministère dut renoncer aux arrestations préventives.

La Tribune fut poursuivie après le National. Un de ses rédacteurs, Germain Sarrut, avait tracé une biographie malveillante du roi, à propos du procès intenté par les Rohan au duc d'Aumale, héritier du duc de Bourbon. Germain Sarrut fut condamné à six mois de prison, à la suite d'un procès où la personne du roi fut discutée avec passion.

Les légitimistes malgré leurs échecs réitérés depuis 1850, n'avaient pas plus renoncé que les républicains à l'espoir d'une revanche. Depuis que Charles X avait renouvelé à Lullworth son abdication de Rambouillet, ils tournaient leurs regards vers le duc de Bordeaux, dont la majorité tombait le 30 septembre 1S55, et vers sa mère, l'aventureuse duchesse de Berry, qui avait fixé sa résidence à Bath, foyer des intrigues du parti. Le 17 juin 1851, après avoir arraché le consentement de Charles X à un débarquement en France, elle quitta l'Angleterre, traversa l'Allemagne et se rendit à Gênes puis à Massa. Elle fit des excursions fréquentes à Naples et à Rome, où Grégoire XVI lui recommanda un juif converti du nom de Deutz qu'elle attacha à sa personne. Massa, possession du duc de Modène, devint bientôt le centre d'une petite cour, bruyante et légère ; c'est là que l'on institua le Gouvernement provisoire de Paris, composé de Pastoret, Bellune, Chateaubriand et Kergolay ; c'est là que l'on médita une nouvelle Charte et l'établissement d'une Chambre des barons des États, là que l'on abolit les droits réunis. Ces projets puérils n'étaient un secret pour personne ; le gouvernement français en avait connaissance et s'était contenté d'ordonner à ses agents d'empêcher le débarquement de Madame. La duchesse de Berry s'embarqua le 24 avril sur le Carlo Alberta, débarqua à Marseille quatre jours après, attendit quarante-huit heures dans une maison isolée le mouvement légitimiste de Marseille, qui échoua complètement, et le 2 mai se mit en route pour l'Ouest par Nîmes, Montpellier, Narbonne, Carcassonne et Toulouse. Le 17 mai elle arriva à Montaigu. Le gouvernement la croyait encore sur le Carlo Alberto. Le 8 mai il annonçait officiellement qu'elle allait être reconduite par ses soins à Holyrood ; quelques jours après il apprenait qu'elle était en France. Quand le cabinet éprouva cette déception, Casimir Périer, malade depuis quelques mois, n'était plus ministre de l'intérieur. Le 27 avril il avait laissé son portefeuille à Montalivet ne se réservant que la présidence, du conseil, et le 30 avril, Girod de l'Ain avait été nommé ministre de l'instruction publique. Le 16 mai on apprenait sans étonnement la mort du premier ministre : Louis-Philippe, dominé par lui, le regretta peu ; partisan décidé du régime parlementaire, il se souvenait parfois de son passé libéral, il reculait devant les mesures répressives. On célébra ses funérailles avec une splendeur extraordinaire, et Royer-Collard prononça sur sa tombe des paroles dignes de ce grand mort. « Casimir Périer, dit-il, avait reçu de la nature la plus éclatante des supériorités et la moins contestée, un caractère énergique jusqu'à l'héroïsme, avec un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l'art de gouverner. D'orateur de la liberté constitutionnelle, devenu homme d'État et chef du cabinet dans une révolution qu'il n'avait point appelée, sa probité généreuse et la justesse de son esprit lui firent comprendre que, si l'ordre est la dette de tout gouvernement, c'est surtout la dette d'un gouvernement nouveau. »