Le 11
août, le Moniteur avait annoncé la constitution du ministère : Dupont de
l'Eure (justice), général Gérard (guerre), de Broglie (instruction
publique et cultes),
Guizot (intérieur), le baron Louis (finances), le comte Molé (affaires
étrangères), le
général Sébastiani (marine), Laffitte, Casimir Périer, Bignon et Dupin aîné ministres sans
portefeuille, formaient le premier cabinet de Louis-Philippe. Dupont de
l'Eure et Laffitte y représentaient à peu près seuls le parti de l'Hôtel de
ville que l'on allait bientôt appeler le parti du mouvement. Ils ne voyaient
dans la royauté que l'instrument des réformes démocratiques, la modératrice
du progrès. Leurs collègues, au contraire, partisans de la résistance comme
Louis-Philippe, estimaient que la révolution de 1850 avait porté tous ses
fruits ; ils ne songeaient plus qu'à l'enrayer. On
accorda pourtant quelques satisfactions aux héros de Juillet : le Panthéon
fut rendu à sa première destination, les condamnations politiques furent
annulées, des récompenses furent accordées aux blessés, aux veuves et aux
orphelins des combattants. Avant
de compléter la Chambre des députés, réduite à 337 membres par les refus de
serment, on aborda la question du double vote : la discussion fut très
animée, malgré les efforts des ministres ; Mauguin contesta les pouvoirs de
la Chambre et affirma qu'elle avait épuisé son mandat. La loi présentée par
le cabinet n'en fut pas moins votée sans modification. Quelques
jours après le roi avait son « sacre de
Reims », dans la revue des 60.000 gardes nationaux qu'il passait au
Champ-de-Mars et qui l'accueillaient avec enthousiasme. La mort
du prince de Condé, l'inaction des ouvriers sans travail, le procès des
ministres et le mauvais vouloir de quelques puissances, furent les premières
difficultés auxquelles se heurta le nouveau pouvoir. Après
la mort tragique et mystérieuse du prince de Condé (27 août), Louis-Philippe eut le tort
d'accepter sa succession, malgré les graves indices qui pesaient sur Mme de
Feuchères ; en enrichissant sa famille il déconsidérait sa dynastie. La
révolution de juillet avait rendu fort critique la position des ouvriers, qui
réclamaient une réduction des heures de travail, des augmentations de salaire
et l'expulsion de Paris des ouvriers étrangers. Pour calmer cette irritation
les Chambres votèrent 5 millions pour les travaux publics et 50 millions pour
le commerce, palliatifs insuffisants. On ne soupçonnait pas encore la gravité
de la crise industrielle et commerciale. Le
procès des ministres provoquait une émotion bien plus redoutable. De
Chantelauze, de Peyronnet, de Polignac et Guernon-Ranville avaient été
enfermés à Vincennes ; de Montbel, d'Haussez et Capelle avaient réussi à
quitter la France. L'attitude
des puissances étrangères n'était pas non plus sans inspirer quelques
inquiétudes. Pour se faire accepter, Louis-Philippe avait dû faire déclarer
par ses agents diplomatiques qu'il considérait la révolution comme un
malheur, qu'il n'avait pris le pouvoir que pour affermir la sécurité de la
France et de l'Europe. Ces assurances furent accueillies différemment par les
cours étrangères. Wellington, poussé par l'opinion, annonça l'intention de
reconnaitre officiellement le nouveau gouvernement. Aussi favorables à Vienne
et à Berlin, les dispositions le furent beaucoup moins à Saint-Pétersbourg,
malgré l'humilité du langage tenu par le roi dans sa lettre au Czar. Nicolas
répondit le 18 septembre seulement, sans donner à Louis-Philippe la
qualification de frère, ce qui impliquait un refus de reconnaissance.
Ferdinand VII publia sous forme de Mémoire une protestation injurieuse pour
le nouveau roi. Seul le duc de Modène, refusa formellement son adhésion.
L'attitude du gouvernement à l'extérieur ne lui avait pas valu les sympathies
de l'étranger, elle lui aliéna celles de la nation qui avait voulu voir dans
les événements de 1830 une revanche de 1815. Armand Carrel passa dans
l'opposition. La nomination de Talleyrand comme ambassadeur à Londres fut le
prétexte de cette rupture. Pourtant, ce choix, qui proclamait les intentions
pacifiques de Louis-Philippe, était sage, habile et de nature à prévenir une
coalition qui n'eût pas été sans danger. Les
craintes ou les réserves des souverains étaient légitimes : les journées de
Juillet avaient eu leur contrecoup en Allemagne, en Italie, et aux portes
mêmes de la France à Bruxelles. La Belgique, violemment unie à la Hollande
depuis 18l5, attendait impatiemment le moment de secouer le joug. Le 25 août
le mouvement commence par des chants patriotiques à la représentation de la
Muette. Le 26 l'hôtel du ministre de la justice Van Mannen
est saccagé et la bourgeoisie formée en garde nationale, dirige le mouvement
populaire. Le 27 elle arbore le drapeau brabançon ; une Régence s'organise et
négocie avec le gouvernement hollandais ; ces négociations se prolongent
pendant un mois sans résultat. Même
fermentation dans plusieurs État de l'Allemagne. En
France l'agitation était entretenue par les royalistes naturellement hostiles
au nouvel ordre de choses et les patriotes mécontents des résultats de la
révolution. C'est pour répondre aux plaintes de ces derniers que Guizot
communiqua aux chambres, le 13 septembre, un rapport sur la situation du pays
; 65 officiers généraux et 39 colonels avaient été remplacés, sans parler des
changements introduits dans les grades inférieurs ; 60 préfectures sur 86, 196
sous-préfectures sur 277 et presque toutes les mairies avaient été confiées à
des fonctionnaires nouveaux ; dans les parquets 254 procureurs du roi ou
substituts avaient été changés. Malheureusement l'inamovibilité empêcha la
destitution des magistrats qui n'avaient refusé aucun service au gouvernement
déchu ; le clergé, aussi compromis que la magistrature, resta secrètement
hostile au pouvoir nouveau. Le
rapport de M. Guizot n'ayant pas produit l'effet attendu, le ministère
engagea la lutte contre la Société des Amis du Peuple et fit condamner son
pré rident Hubert à trois mois de prison et 300 francs d'amende. La Société
continua ses réunions malgré la décision du tribunal et les journaux
républicains, la Tribune, la Révolution de 1830, le Patriote, le Tribun du
Peuple, défendirent ardemment la cause des Amis du Peuple et celle de la
liberté d'association. Le 4
octobre la Chambre s'ajourna au 10 novembre, après avoir rendu au jury la
connaissance des crimes et délits politiques et des délits de presse, adopté
une loi favorable à l'importation des grains, modifié la législation sur les
boissons et voté à l'unanimité une adresse au roi, ayant pour objet apparent
la suppression de la peine de mort et pour but réel le salut et peut-être
l'impunité des ministres de Charles X. L'opinion rie s'y trompa point : les
provocations des carlistes, les lenteurs de la procédure achevèrent de
l'exaspérer ; le 18 octobre des rassemblements sillonnent Paris avec un
drapeau sur lequel on peut lire « mort aux ministres », et se
dirigent sur Vincennes. Le château défendu par Daumesnil était en état de
résister à une cohue de quinze cents personnes : l'énergique attitude du
brave général fit rebrousser chemin à la foule ; elle revint à Paris où elle
fut dispersée par la garde nationale et la ligne. Le lendemain une
proclamation du préfet de la Seine Odilon Barrot blâmait l'adresse de la
Chambre et assurait que la justice suivrait son cours. Guizot critiqua cette
proclamation et demanda la destitution du préfet de la Seine. Odilon Barrot
ne fut maintenu à son poste que par l'appui de Dupont de l'Eure et
l'opposition s'accentua dans le sein du conseil entre le parti de la
résistance et le parti du mouvement, entre les doctrinaires et ceux qui
voulaient tirer toutes les conséquences de la révolution de Juillet.
Louis-Philippe, tout en se disant républicain, tout en fredonnant la Marseillaise,
était pour Guizot, de Broglie et Molé, contre Dupont de l'Eure et Lafayette. Le
maintien d'Odilon Barrot et les élections qui eurent lieu à cette époque — entre
autres celle de Thiers à Aix — entraînèrent la chute des doctrinaires :
Guizot, de Broglie, Molé, Louis et Casimir Périer se retirèrent. Laffitte
reconstitua le cabinet avec le maréchal Maison aux affaires étrangères, de
Montalivet à l'intérieur, Mérilhou à l'instruction publique, le maréchal
Gérard à la guerre, Sébastiani à la marine. Laffitte garda la présidence du
conseil et le portefeuille des finances. Quelques jours après Soult remplaçait Gérard à la guerre ; Sébastiani recevait les
affaires étrangères et d'Argout la marine. Le
nouveau cabinet n'avait qu'une voie à suivre, pour reconquérir les sympathies
de la nation : adopter une base électorale plus large et s'appuyer sur une
nouvelle Chambre plus populaire. Il manqua de fermeté et voulut gouverner
avec une Chambre défiante, inquiète et acquise aux doctrinaires ; il manqua
de clairvoyance et crut à l'appui du roi qui regrettait ses anciens
ministres. Le 11
novembre, Casimir Périer fut élu président de la Chambre à l'exclusion de
Girod de l'Ain, candidat du Ministère. Une loi sur les délits de presse fut
adoptée, le colportage et l'affichage des écrits furent soumis à
l'autorisation préalable ; une proposition de Benjamin Constant, réclamant la
liberté pour la profession d'imprimeur fut repoussée. Douloureusement affecté
par cet insuccès, Benjamin Constant, qui souffrait depuis longtemps, succomba
quelques jours après. Sa mort fut un deuil public : on lui fit des
funérailles solennelles (12 décembre). Deux
jours avant cette cérémonie les ministres détenus à Vincennes avaient été
transférés au Luxembourg. Le 15 décembre les débats s'ouvrirent devant la
Chambre des pairs. Trois commissaires de la Chambre, Persil, Bérenger et
Madier de Montjau, soutenaient l'accusation ; de Martignac, Rennequin, Sauzet
et Crémieux assistaient les accusés. Ceux-ci, sauf de Chantelauze, montrèrent
peu de franchise et cherchèrent à se soustraire à la responsabilité des ordonnances.
Le 21 décembre à dix heures du soir, de Polignac fut condamné à une prison
perpétuelle et à la mort civile, de Peyronnet, de Guernon Banville et de
Chantelauze à la prison perpétuelle. Durant le procès la garde nationale
avait difficilement résisté aux violences de la foule ameutée. Le 22 au
matin, les cris « mort aux ministres » retentissent partout ; on
pouvait tout redouter : de sages paroles d'Odilon Barrot aux délégués des
ouvriers et des étudiants et surtout l'intervention de Lafayette, calment
cette effervescence et rétablissent l'ordre sans effusion de sang. La
Chambre vota des remerciements à la garde nationale, aux élèves de l'École
polytechnique et à ceux des Écoles de droit et de médecine. Mais elle
manifesta une défiance croissante contre Lafayette, le « Polignac
populaire, le maire du palais », et dans la loi sur l'organisation de la
garde nationale elle introduisit un article qui allait à la suppression du
commandement général des gardes nationales de France. Lafayette remit dès le
lendemain sa démission au roi. Lobau le remplaça à la tête de la garde nationale
de Paris. La retraite de Dupont de l'Eure suivit la démission de Lafayette.
Il fut remplacé par Mérilhou, qui laissa son portefeuille à Barthe. Rendu à
la liberté parlementaire, Dupont de l'Eure vota contre le projet de loi du 15
décembre, qui fixait la liste civile à 18 millions et accordait au roi la
jouissance des biens composant le domaine de la couronne. On reprochait déjà
à Louis-Philippe d'avoir dès le 7 août, contrairement aux usages
monarchiques, placé 1 500.000 francs de rente sur la tête de ses enfants. La
Chambre, sur une interpellation du général Lamarque, porta ensuite son
attention sur la situation extérieure. Lamarque s'élevait énergiquement
contre les traités de 1815. Il voulait que l'on déclarât Anvers port libre,
que l'on acceptât les offres de la Belgique, que l'on reportât, au Rhin les
frontières de la France et que l'on secourût la Pologne qui venait de secouer
le joug russe. Le ministère répondit en proclamant le principe de
non-intervention. L'année 1850 s'acheva dans la discussion et le vote définitif
de la loi qui organisait la garde nationale. Tous les citoyens devaient faire
partie de cette milice et nommer leurs officiers. En 1851
on vota une loi sur la composition du jury et des cours d'assises, on étendit
les dispositions prohibitives de la traite des nègres, et le 29 janvier on
commença la discussion de la loi municipale. Le cens, variant suivant les
localités, la profession d'avocat ou de médecin, conféraient le droit
électoral ; les maires et les adjoints étaient choisis par le pouvoir
exécutif. A la demande d'Odilon Barrot, on admit au nombre des capacités les
membres des sociétés savantes et les docteurs des Facultés de droit, des
sciences et des lettres, après trois années de domicile. Pendant
la discussion de cette loi, les légitimistes provoquèrent des troubles à
Paris. Le 14 février, ils célébrèrent un service funèbre à
Saint-Germain-l'Auxerrois pour l'anniversaire de la mort du duc de Berry. Le
service terminé, un jeune homme, en uniforme de garde nationale, attache au
cénotaphe l'image du duc de Bordeaux et la surmonte d'une couronne d'immortelles. « C'est
notre roi ! » crient les femmes. Des murmures et des sifflets
accueillent cette démonstration ; les groupes amassés autour de l'église font
entendre des cris de colère, la garde nationale opère plusieurs arrestations
pendant que le presbytère de Saint-Germain-l'Auxerrois, puis l'église
elle-même sont dévastés par la foule aux cris : « à bas les carlistes ! » Les
mêmes scènes se renouvellent le lendemain 15 février : l'archevêché est
saccagé ; la maison de l'archevêque, à Conflans, a le même sort ; à Paris les
maires font abattre, dans toutes les églises de leur arrondissement, les
croix fleurdelysées : quelques légitimistes influents comme M. de Vitrolles
sont arrêtés ; l'archevêque, Mgr de Quélen, prend la fuite. La
majorité rendit responsables de ces désordres le ministre de l'intérieur de
Montalivet, le préfet de la Seine Odilon Barrot et le préfet de police Baude
; ces deux derniers furent remplacés par le comte de Bondy et Vivien. La
Chambre n'avait plus, avant de se séparer, qu'à voter une loi d'élection. Le
rapporteur du projet Bérenger proposait de fixer à 240 francs le cens
électoral et à 740 francs le cens d'éligibilité ; le projet ministériel, un
peu moins étroit, portait le nombre des électeurs à 200.000 et formait le
corps électoral, en nombre égal dans chaque département, des citoyens les
plus imposés. Lafayette
se prononça pour l'abaissement du cens électoral à 200 francs et du cens
d'éligibilité à 500 ; ces chiffres furent adoptés. On fixa à vingt-cinq ans
l'âge où l'on serait électeur, on admit sur la liste électorale les membres
et correspondants de l'Institut et les officiers de terre et de mer jouissant
d'une pension de retraite de 1.200 francs, si leur contribution annuelle
s'élevait à 100 francs. Il devait y avoir, à raison d'un représentant par
collège électoral et par arrondissement, 459 députés. Déjà
bien ébranlé, le ministère Laffitte fut renversé sur une question de
politique extérieure. La
Pologne avait imité la „Belgique : le grand-duc Constantin avait été forcé de
quitter Varsovie, le 30 novembre, à la tête de quelques soldats. Les Chambres
polonaises avaient nommé dictateur le général Chlopicki, un vieux soldat de
Napoléon Ier, qui ne croyait qu'à l'emploi de la force et qui réussit d'abord
à chasser les Russes. La
question belge était toujours pendante : une conférence formée des délégués
de l'Autriche, de la Prusse, de l'Angleterre, de la France et de la Russie,
se réunit à Londres et parvint à arrêter la lutte entre les Belges et les
Hollandais. La Belgique inclinait à une étroite union avec la France ou à une
royauté indépendante conférée à un fils de Louis-Philippe. Le congrès réuni à
Bruxelles le 28 janvier proclama roi des Belges le duc de Nemours, à la
majorité d'une voix sur 192 votants. La conférence de Londres s'opposa
formellement à cette nomination et Louis-Philippe, pour éviter une guerre
générale, refusa de la ratifier. En
Espagne, Louis-Philippe ne favorisa les bandes insurgées que dans la mesure
nécessaire pour faire cesser le mauvais vouloir de Ferdinand VII. En
Italie il se posa en adversaire de l'Autriche, tout en proclamant le système
de non-intervention. L'insurrection de Parme, Bologne, Modène et Reggio, victorieuse des troupes pontificales, fut écrasée par les 100.000 hommes que l'Autriche avait concentrés en Lombardie. Laffitte était d’avis de répondre à cette agression par une déclaration de guerre son opinion ne prévalut pas. La majorité du conseil se rangea à l'opinion du général Sébastiani, qui renonçait à l'application en Italie du principe de non-intervention. Laffitte donna immédiatement sa démission : le ministère du 2 novembre avait vécu. |