Le Cabinet du 23
Septembre. — La loi sur l'instruction secondaire des jeunes filles. —
L'internat. — Les programmes de l'enseignement des jeunes filles. —
Conséquences de la loi Camille Sée. — Loi du 16 Juin 1881 sur les titres de
capacité. — La loi du 16 Juin 1881 sur la gratuité. — Premières discussions,
à la Chambre, de la loi du 28 Mars 1882. — La loi du 30 Juin 1881 sur le
droit de réunion. — La loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse
devant les deux Chambres. — La loi sur la presse. — La presse, le jury et la
magistrature. — Les bienfaits de la liberté. — Rejet de la loi sur les
Conseils généraux. — Loi sur l'intendance et sur l'avancement dans l’armée. —
Loi sur le réengagement des sous-officiers. — Rejet de la proposition
relative au divorce. — Le tarif général des douanes. — Loi du 7 Juillet sur
les indemnités aux victimes du 2 Décembre. — Le budget de 1882.
Les vacances
parlementaires de 1880. — Les décrets au Sénat. — Début du Cabinet a la
Chambre. — Changement dans le personnel des Affaires Étrangères et des
Finances. — Mouvement administratif. — L'affaire de Kaulla. — La laïcisation
devant le Sénat. — Elections municipales do Janvier 1881. — Ouverture de la
session législative de 1881. — Le Tribunal des Conflits. — Scrutin uninominal
et scrutin de liste. — Rôle de la question personnelle. — La proposition
Bardoux. — Gambetta et le Sénat. — Le scrutin de liste et M. Waddington. — La
convocation des électeurs. — Les élections du 21 Août. — Les programmes de
Gambetta et de Jules Ferry. — Le Manifeste de l'Extrême Gauche.
La question d'Orient :
Monténégro, affaires grecques, discours de Gambetta. — La Tunisie. — La
Khroumirie. — Le caractère de l’expédition do Tunisie. — Rôle de la Porte et
de l'Italie. — L'expédition française. — Le Sud oranais. — La seconde
expédition de Tunisie. — Les affaires d'Egypte. — Les décrets de
rattachement. — Réunion de la nouvelle Chambre. — Démission du Cabinet.
Le
Ministère Jules Ferry fut le Ministère de Freycinet, moins M. de Freycinet,
avec MM. Barthélémy Saint-Hilaire aux Affaires Etrangères, Cloué à la Marine,
Sadi-Carnot aux Travaux Publics. Les nouveaux ministres remplaçaient M. de
Freycinet, l'amiral Jauréguiberry et M. Varroy. Les nouveaux sous-secrétaires
d'État furent MM. H. de Choiseul aux Affaires Étrangères et Raynal aux
Travaux Publics. Deux des choix faits par M. Jules Ferry prêtaient à la
critique. L'amiral Cloué, ancien préfet maritime à Cherbourg, s'était montré
peu tendre pour les Républicains. Le Ministre des Affaires Etrangères, six
mois avant son avènement au quai d'Orsay. avait adressé à M. Richard
Fleischer, de la Deutsche Revue, une lettre où il se montrait trop
tendre pour les Allemands et trop admirateur de M. de Bismarck. Dans son
ensemble le Cabinet du 23 Septembre méritait un reproche plus grave c'était
encore une réunion, une juxtaposition de ministres, tous hommes de talent,
plutôt qu'une administration homogène. En outre, le groupe le plus important
de la Chambre, l'Union républicaine, n'avait pas plus de représentants dans
le Cabinet du 23 Septembre que dans celui du 28 Décembre. Le Président du
Conseil passait pour avoir plus de suite dans s les vues, plus de fermeté
dans le caractère, il avait certainement plus de décision que M. de
Freycinet : là était la principale différence entre les deux
administrations. M.
Jules Ferry, en1880, était surtout l'auteur des lois scolaires et comme ces
lois resteront son meilleur titre auprès de la postérité, c'est par elles que
nous commencerons l'étude des événements très importants qui se sont
accomplis sous le premier Ministère qu'il ait présidé. Nous nous attacherons
seulement à celles qui ont été votées définitivement et qui sont la loi sur
l'instruction secondaire des jeunes filles du 21 Décembre 1880, la loi sur
les titres de capacité de l'enseignement primaire et la loi sur la gratuité
absolue de l'enseignement primaire dans les Ecoles publiques du 16 Juin 1881. La loi
sur l'instruction secondaire des jeunes filles n'émanait pas du Gouvernement,
bien que M. Jules Ferry eût éloquemment démontré sa nécessité dans son
célèbre discours du 10 Avril 1870 sur l'Égalité d'éducation[1], bien qu'il pensât que la
République ne pouvait pas laisser d'œuvre plus grosse de conséquences que
cette réforme. Le mérite de cette initiative revient à un député de
Saint-Denis, M. Camille Sée, qui déposa sa proposition sous le Ministère de
M. Dufaure, avec l'appui empressé du ministre de l'Instruction Publique
d'alors, M. Bardoux, le 28 Octobre 1878. Moins de deux années s'écoulèrent
entre le dépôt et le vote c'était l'âge d'or de l'activité parlementaire. Dès
le 8 Décembre 1878 la proposition était prise en considération elle était
rapportée par son auteur le 27 Mai 1879 et adoptée en première délibération
le 15 Décembre de la même année. Un mois après, le 19 Janvier 1880, la
seconde délibération mettait aux prises le défenseur attitré de l'enseignement
congréganiste, M. Keller, le rapporteur M. Camille Sée et le futur
sous-secrétaire d'État de Paul Bert, M. Chalamet. Après l'adoption de
l'article 1er stipulant qu'il serait fondé des établissements d'enseignement
secondaire de jeunes filles, M. Jules Ferry prit la parole sur l'article 2,
ainsi conçu : Le ministre de l'Instruction Publique, après entente entre les
Conseils généraux et les Conseils municipaux, déterminera les départements et
les villes où seront fondés les établissements qui recevront des internes et
des élèves externes. Cet
article imposait ce que M. Jules Ferry appelait l'internat obligatoire. Or,
M. Jules Ferry était aussi opposé à ce régime que M. Camille Sée y était
favorable. Il redoutait pour l'État les dépenses qu'entraîneraient la
construction des internats et surtout la responsabilité qui serait assumée
par lui d'une éducation très délicate dirigée par des maîtresses encore
novices. La Chambre donna raison au ministre par 453 voix contre 12, supprima
l'article 2 et le remplaça par l'article suivant. « Le ministre ouvrira
dans les départements des établissements d'externes il pourra, après entente
avec les Conseils généraux et les Conseils municipaux, y adjoindre des
internats. » Expérience
faite, il faut reconnaitre que les 12 avaient raison contre les 453.
L'absence d'internats est sans inconvénients dans les très grandes villes, où
l'on trouvera toujours des établissements libres laïques pour recevoir comme
internes les jeunes filles qui voudront suivre comme externes les cours du
lycée ou du collège. Dans les villes moyennes et à plus forte raison dans les
petites, les familles éloignées du centre urbain seront bien obligées de
mettre leurs enfants dans les maisons religieuses. Les études commencées dans
ces maisons y seront continuées, et le lycée ou le collège, avec son
externat, devra se contenter de la clientèle des familles urbaines il sera
ainsi condamné, dès le début, à un effectif restreint. Les critiques dirigées
contre l'internat des filles eurent une autre funeste conséquence elles ne
furent pas sans influence sur l'internat des garçons. C'est à cette époque
que commence à se faire sentir, dans les seuls établissements de l'État, une
diminution du nombre des pensionnaires qui atteindra, en moins de quinze ans,
l'énorme proportion de 50 p. 100 de l'effectif et qui creusera une diminution
presque équivalente dans le budget des recettes des lycées ou des collèges.
L'État et les villes seront forcés de combler le déficit. La loi ne rencontra
pas d'autres objections à la Chambre elle fut adoptée par 337 voix contre 123
et transmise au Sénat le 27 Janvier. La mort
du premier rapporteur, le docteur Broca, qui fut remplacé par Henri Martin,
fit renvoyer la première délibération au 20 novembre 1880. Henri Martin cita
l'exemple de la Prusse, de la Russie et du Japon qui avaient institué un
enseignement national des jeunes filles. M. Jules Ferry prit la parole pour
expliquer les mots qui avaient été ajoutés par la commission sénatoriale au
texte voté par la Chambre. Ces mots s'appliquaient à l'article 2 et fixaient
la responsabilité des Conseils municipaux, en cas de création d'internats. M.
Jules Ferry déclara que l'internat pour les garçons et pour les filles était
à ses yeux non pas un mal nécessaire, mais « une nécessité d'un état social
qui s'améliorera sur ce point comme sur beaucoup d'autres. » « L'Université,
ajouta-t-il, n'a aucun goût pour l'internat. » Il convenait de rappeler ces
déclarations faites du haut de la tribune par le Grand-Maître de
l'Université, habilement exploitées par les concurrents de l'Université et
qui expliquent trop bien la dépopulation des internats universitaires.
Comment les parents seraient-ils tentés de confier leurs enfants à des hommes
qui n'ont aucun goût pour le régime d'éducation qu'ils dirigent, à des hommes
qui espèrent bien qu'à un état social meilleur correspondra la disparition
complète de ce régime ? L'article
2 modifié fut adopté par 152 voix contre 128 il avait été énergiquement
combattu par M. de Gavardie, affirmant sérieusement que ni Jeanne Hachette ni
Jeanne d'Arc ne sortaient d'un internat de jeunes filles. La lutte fut plus
longue au Sénat sur l'article 4 qui déterminait les programmes des futurs
établissements de jeunes filles. Au nombre des matières de l'enseignement
figurait la morale. M. Chesnelong aurait voulu que la morale fût qualifiée de
religieuse. Il attaqua le Gouvernement avec véhémence ; lui reprochant
de vouloir donner aux filles une éducation sans Dieu et contre Dieu Tout
l'intérêt de la discussion se résuma dans les réponses que le Président du
Conseil fit tour à tour à MM. Chesnelong et Jules Simon. A M. Chesnelong M.
J. Ferry déclara que ce n'était pas bannir l'enseignement religieux de
l'éducation des jeunes filles que de remettre cet enseignement aux hommes les
plus compétents, les seuls compétents pour le donner. Il ajouta que la loi
était une loi de liberté de conscience, aussi bien pour l'élève que pour le
maître qui ne serait plus réduit à enseigner ce qu'il ne croyait pas et it
mit M. Chesnelong en contradiction avec lui-même, en prouvant que sa thèse
était celle d'un séparatiste, non celle d'un partisan du maintien du
Concordat. M. Jules Ferry se déclara, quant à lui, très partisan du maintien
et répéta cette formule, déjà indiquée a la Chambre, comme représentant la
vraie pensée du Gouvernement : « Il n'y a pas en France de religion
d'État, mais il n'y a pas non plus d'irréligion d'État. » A M. J.
Simon, prétendant que l'on ne trouverait pas dans toute l'Université
l'excellent professeur capable de faire un bon cours de morale, M. J. Ferry
répondit en opposant au Jules Simon sénateur et homme politique le Jules
Simon universitaire qui n'avait jamais été autre chose qu'un excellent
professeur de morale. L'article 4 fut adopté par 140 voix contre 129, puis
l'ensemble de la loi. La seconde délibération fut fixée au 9 Décembre 1880. La
question de l'internat fut rouverte sur l'amendement de M. de
Voisins-Lavernière, édictant que les nouveaux établissements ne pouvaient
être que des externats et M. Jules Ferry dut remonter une fois encore à la
tribune. Il atténua un peu ses déclarations antérieures relatives à
l'internat, et l'amendement fut rejeté par 1S7 voix contre 132. Mais la
Droite était infatigable dans son opposition et un discours du duc de Broglie
sur l'article 4 inspira au Président du Conseil une apologie de l'Université,
considérée comme éducatrice et particulièrement comme éducatrice de morale.
Le ministre montra fort bien que l'on peut enseigner la morale, sans se
réclamer d'aucun culte ou d'aucune philosophie. Pour achever de convaincre la
Droite, il affirma, peut-être un peu gratuitement, que l'Université prise en
masse était idéaliste. Mais la Droite ne se laissa pas convaincre et au vote
elle opposa 139 voix contre 158 à l'article 4. Sur l'ensemble la minorité se
trouva réduite à 117 voix contre 161. Le 14 Décembre la loi était transmise à
la Chambre, adoptée sans discussion le 19 et promulguée le 21 Décembre. C'est
une des rares lois émanées de l'initiative parlementaire qui ait réalisé
toutes les espérances de ses promoteurs et qui dans l'application n'ait
justifié aucune des critiques de ses adversaires. « La vertu de nos
filles », comme disait la Droite, n'a subi aucune atteinte, parce que
nos filles ont été habituées à se servir.de leur raisonnement. La femme
française, quoi qu'en ait dit J.-J. Weiss dans un article paradoxal et
retentissant, n'a rien perdu de son attrait, parce que son esprit a été un
peu plus cultivé. Elle reste bien la fille d'un pays de bon sens, de mesure
et de grâce. Et l'Université qui a dû, en quelques années, improviser tout un
personnel de professeurs, de surveillantes, de directrices s'est montrée tout
à fait apte à la tâche que lui ont assignée les législateurs de 1880.
N'étaient une organisation trop uniforme, des prescriptions trop absolues qui
ne conviennent pas également à toutes les parties du territoire et une
centralisation trop absorbante, trop oppressive des initiatives individuelles
les résultats obtenus en quinze ans et qui sont déjà considérables l'auraient
été plus encore. La loi du 21 Décembre, qui a conservé le nom de loi Camille
Sée, est, en matière d'enseignement secondaire le vrai titre d'honneur de M.
Jules Ferry des pouvoirs publics et du Conseil supérieur de 1880. Aux
noms de Camille Sée et de Jules Ferry, pour cette œuvre spéciale de
l'éducation des jeunes filles, il nous sera permis d'ajouter celui de Ch. Zévort,
directeur de l'enseignement secondaire, et de citer le témoignage que le
ministre de l'Instruction Publique, après M. Gréard, rendait à son
collaborateur, le 19 octobre 1887, lors de l'inauguration du lycée Racine, à
Paris. « Je voudrais, disait M. Spuller, adresser ici un hommage public
à M. Zévort, au vénéré directeur de l'enseigne secondaire, pour qui l'achèvement
de cette maison est une véritable fête. Cette journée est comme le
couronnement d'une carrière justement honorée ; c'est la récompense de tant
d'efforts pour le bien public, de tant de services rendus à l'Université, à
l'État et à la France. Messieurs, c'est en voyant de tels hommes, c'est en
repassant tout ce qu'ils ont fait pendant plus d'un demi-siècle, c'est en
s'inspirant de leurs exemples, c'est en gardant leurs traditions de
dévouement au pays qu'on peut nourrir l'espoir d'être inscrit un jour, comme
eux et à leur suite, au nombre de ceux à qui la patrie devra quelque
gratitude. » La loi
du 16 Juin 1881 sur les titres de capacité de l'enseignement primaire fut
également très discutée, parce qu'il n'est pas une mesure, si justifiée
soit-elle, qui ne rencontre des contradicteurs. Mais la Droite fit une
opposition moins acharnée, soit parce qu'elle jugeait la cause perdue
d'avance, soit parce que le Gouvernement fit toutes les concessions
compatibles avec le respect du principe de la loi. Ce principe, généralement
admis pour l'enseignement primaire et repoussé pour l'enseignement secondaire,
consistait à exiger les mêmes preuves de capacité des instituteurs de l'État
et des instituteurs libres. Les partisans les plus convaincus de la liberté
en matière d'enseignement n'ont pas encore songé à appliquer leurs théories à
l'enseignement primaire. Quand, sur 64.688 institutrices, on comptait
seulement 2.291 laïques et 30.066 congréganistes non brevetés, la Droite se
bornait à affirmer que la lettre d'obédience des congréganistes équivalait à
un brevet, c'est-à-dire à un certificat de capacité. Le Sénat donna sa
majorité des grands jours, )65 voix contre ÎOS, au projet qui supprimait la
lettre d'obédience et autres équivalences. La loi
sur la gratuité, qui porte la même date (16 Juin1881), fut plus contestée au point de
vue de l'attribution des 15 ou 16 millions, nécessaires pour assurer cette
gratuité, au budget de l'État ou au budget des communes. Le projet avait été
présenté dès le 20 Janvier 1880, et le rapport déposé au nom de la
Commission, le 11 Mai suivant, par M. Paul Bert. C'est le 8 Juillet que
s'ouvrit la discussion. L'évêque d'Angers, Mgr Freppel, prétendait que la loi
serait onéreuse pour les finances publiques, nuisible à l'enseignement et
désastreuse politiquement et socialement. Jules Ferry se plaça au point de
vue démocratique et dit qu'il importait, dans une société comme la nôtre, de
faire asseoir sur les mêmes bancs riches et pauvres qui se trouveraient plus
tard réunis sous les drapeaux de la patrie. Avec le système de la rétribution
sectaire, cette fusion est impossible. le ministre le prouve par de nombreux
exemples empruntés aux rapports des inspecteurs généraux de l'enseignement
primaire. D'ailleurs le nombre des élèves gratuits augmente sans cesse et la
gratuité entre dans les mœurs avant d'être ordonnée par la loi. La
rétribution scolaire, outre qu'elle est le plus inique des impôts, favorise
la dépopulation, les pères de famille préférant l'école de la ville gratuite
à l'école de la campagne payante. Le discours de M. Ferry mit fin à la
discussion générale. Au mois
de Novembre 1880, dans la discussion des articles, on chercha les moyens de
remplacer les t7 millions de la rétribution scolaire par des ressources
nationales ou communales. M. Daguilhon-Pujol aurait voulu que les 4 centimes
spéciaux créés par les-lois de 18o0 et de 1878 pour l'enseignement primaire
fussent obligatoires dans toutes les communes. Le surcroit des frais
scolaires serait retombé sur l’Etat. M. Jules Ferry combattit ce système,
trop onéreux pour l'État, le 27 novembre. L'État, si l'on veut faire peser
sur lui seul les dépenses obligatoires de l'enseignement primaire, devrait
donner non pas 17 millions, mais 40, et il a été fait emploi de tous les
excédents disponibles au budget de ')880. L'État ne pouvant disposer de 40
millions, la loi proposée se contente de transformer en centimes obligatoires
les centimes facultatifs de la loi de 1867, de prélever le cinquième des
dépenses facultatives des communes et d'une manière générale d'égaliser la
charge entre toutes les communes. Le système de M. Daguilhon-Pujol fut
repoussé par 283 voix contre 183 ; mais on y revint plus tard, puisque les 17
millions en litige furent attribués au budget de l'Etat pour 1882. Votée par
la Chambre à la majorité de 356 voix contre 120, la loi fut transmise au
Sénat ou elle n'occupa que deux séances en première délibération, et une
seule en seconde. Elle revint devant la Chambre le 11 Juin pour être adoptée
définitivement. Les
deux lois du 16 Juin 1881 annonçaient et préparaient la loi du 28 Mars sur
l'organisation de l'enseignement primaire. Longuement discutée à la Chambre
et au Sénat sous le premier Ministère Ferry[2], elle ne devait aboutir que
sous le second Ministère de Freycinet, après Je renouvellement sénatorial de
Janvier 1882, qui renforça la majorité républicaine de la haute Assemblée et
permit à M. Jules Ferry de faire accepter sans modifications graves le texte
qui avait obtenu les suffrages de la Chambre de 1877. Nous
arrivons, après les lois scolaires, aux deux grandes lois organiques sur le
droit de réunion et sur la presse qui furent également, votées sous le
premier Ministère Ferry. Nous
avons dit combien avait traîné, devant la Chambre, sous le premier Ministère
de M. de Freycinet, la discussion de la loi sur le droit de réunion. Devant
le Sénat la discussion fut vivement menée et toutes les restrictions à la
liberté de réunion que la Chambre avait admises furent supprimées. C'est que
le Sénat était animé du plus ferme libéralisme et savait réunir une majorité
pour les solutions les plus larges, toutes les fois que la question
religieuse n'était pas enjeu. Dans ce dernier cas, le Centre Gauche dissident
se portait à Droite et la majorité changeait de côté. Le Sénat enleva au
représentant de l'autorité dans les réunions publiques le droit
d'avertissement il ne lui permit la dissolution que s'il y avait désordre
matériel il réduisit les délais, entre la déclaration et la réunion, à 24
heures ou à 2 heures, suivant que la réunion était ordinaire ou électorale et
à rien si, dans ce dernier cas, elle comportait plusieurs tours de scrutin. Voici
l'économie générale de la loi du 30 Juin 188t. Les réunions publiques sont
libres, dit l'article premier, et peuvent avoir lieu sans autorisation
préalable. La déclaration (art. 2) doit être signée de deux témoins, dont
l'un au moins domicilié dans la commune où la réunion a lieu. Les
déclarations sont faites au préfet de police, aux préfets, aux sous-préfets
ou aux maires il en est donné récépissé. Les électeurs de la circonscription (art. 5), les candidats, les membres des
deux Chambres et le mandataire du candidat peuvent seuls assister à la
réunion électorale. Les réunions ne peuvent avoir lieu sur la voie publique
(art. 6) et doivent se terminer à 11 heures du soir, à moins que les
établissements publics ne restent ouverts au-delà de 11 heures. Les clubs
sont interdits (art. 7).
Les membres du bureau doivent être au nombre de trois ils doivent interdire
tout discours contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs (art. 8). Un fonctionnaire de l'ordre
administratif ou judiciaire peut être délégué pour assister à la réunion
(art. 9) il ne peut dissoudre la réunion que s'il en est requis par le bureau
ou s'il se produit des collisions ou des voies de fait. La loi
du 30 Juin1881 a subsisté sans modifications depuis dix-sept ans. Bien des
réunions ont été tumultueuses et se sont transformées en clubs rouges il
serait paradoxal d'affirmer qu'aucun délit n'y a été commis, qu'aucune
excitation à commettre un crime ou un délit ne s'y est produite. Mais la
répression n'a pas suivi ces violations de la loi, parce que l'expérience a
démontré qu'en somme les réunions les plus agitées étaient sans grande
influence sur le maintien de l'ordre public. Elles ne sont guère plus
efficaces pour la formation des mœurs publiques et pour l'éducation politique
des citoyens ; quant à leurs résultats électoraux, ils ne seraient importants
que si cette éducation était moins rudimentaire. L'action
de la presse, quoi qu'en aient dit les amateurs de paradoxe, est beaucoup
plus pénétrante et la France, dans ce que l'on appelle les couches profondes
du suffrage universel ou, pour parler plus simplement, dans les campagnes,
dans les petites villes et dans les grandes a été transformée par le journal
à un sou. Aussi la discussion de la très importante loi du 29 Juillet 188'),
qui abolit toute la législation antérieure et fut comme un Code nouveau,
a-t-elle été longue, brillante et parfois un peu confuse à la Chambre, plus
nette et animée de l'esprit le plus foncièrement libérai au Sénat. La
Chambre, issue des élections du 14 octobre 1877, se devait à elle-même de
réformer la législation qui avait autorisé tous les abus des ministres du 46
Mai aussi fit-' elle de la liberté de la presse une vérité en proposant, par l'organe
de son rapporteur, M. Lisbonne, député de l'Hérault,, la suppression de
toutes les mesures préventives s'opposant à la publication d'un journal ou
d'un article, c'est-à-dire de la déclaration préalable, de l'autorisation
administrative, du timbre, du cautionnement et de la censure. Elle établit le
jury pour tous les cas autres que la simple contravention. En fait de délits
d'opinion, elle n'admit que les outrages envers le Président de la République
et les deux Chambres, la fausse nouvelle publiée de mauvaise foi, les pièces
fabriquées et l'outrage aux mœurs. Elle maintint la répression relative à la
diffamation commise par la voie de la presse. Le Gouvernement représenté par
M. Cazot, Garde des Sceaux, se montra plus restrictif que la Commission, mais
la Chambre lui donna presque toujours tort. M. Floquet avait demandé pour la
presse le droit commun, théorie qui rendait toute législation inutile. M. de
Marcère lui répondit quêta presse commettant des délits de droit commun d'une
façon non prévue par le Code pénal, la soumettre au droit commun, c'était lui
assurer une complète impunité. L'amendement de M. Floquet n'en fut pas moins
renvoyé à la Commission par 255 voix contre 209 c'était une première
contradiction. M. Ribot insista vainement pour la répression de la provocation
non suivie d'effet 349 voix contre lui donnèrent tort mais, immédiatement
après ce vote, 281 voix contre 138 admirent la provocation adressée à des
militaires que MM. Floquet et Goblet, plus imprudents mais plus logiques,
voulaient supprimer. Protéger le Président de la République contre l'outrage,
c'est encore admettre un délit d'opinion la Chambre s'y refusa par 280 voix
contre 208 elle s'y refusa en première délibération à la seconde, elle se
déjugea. La loi réunit à la Chambre 444 suffrages approbateurs. Quand
elle vint devant le Sénat, la même Assemblée qui venait de faire ajourner à
une autre session la loi sur la laïcité et l'obligation, se montra, en
matière de presse, sinon plus libérale que la Chambre, du moins plus
sceptique quant à l'efficacité de la répression. Elle diminua le chiffre des
amendes ; admit les femmes à la gérance d'un journal ; supprima le délit de
provocation non suivie d'effet, de tentative d'embauchage elle substitua le
délit d'offense au délit d'outrage envers le Président de la République ;
elle atténua le délit de diffamation des morts elle admit, contre les
directeurs ou administrateurs d'entreprises industrielles, commerciales ou
financières faisant appel au crédit public, la preuve des imputations
diffamatoires ou injurieuses ; enfin elle réduisit au droit commun la
responsabilité des propriétaires de journaux. Cette
énumération des points essentiels touchés par la discussion parlementaire
nous permettra d'indiquer rapidement les principaux traits de la loi du 29
Juillet qui contient 70 articles répartis en 6 chapitres. L'imprimerie
et la librairie sont libres. Tout imprimé rendu public doit porter le nom et
le domicile de l'imprimeur. Deux exemplaires doivent en être déposés pour les
collections nationales. Le dépôt prescrit est de trois exemplaires pour les
estampes et la musique. Le
chapitre n concerne la presse périodique. Tout journal doit avoir un gérant.
Avant la publication d'une feuille quelconque il faut déclarer au parquet le
titre du journal, le nom et la demeure du gérant et de l'imprimeur. Deux
exemplaires de chaque numéro, signés du gérant, doivent être déposés à la
préfecture, à la sous-préfecture ou à la mairie. Le gérant est tenu d'insérer
gratuitement toute rectification qui lui est adressée par un dépositaire de
l'autorité publique, au sujet des actes de sa fonction. La rectification ne
peut dépasser le double de l'article auquel elle répond. La
réponse de toute personne nommée ou désignée dans le journal doit être
insérée dans les trois jours, a la même place et en mêmes caractères que
l'article qui l'aura provoquée. La circulation des journaux étrangers en
France ne peut être interdite que par le Conseil des ministres. La
circulation d'un numéro peut l'être par le ministre de l'Intérieur. Les
articles 18, 16 et 17, assez inattendus dans une loi sur la presse,
concernent les affiches officielles et la lacération des circulaires et
professions de foi électorales. Le
colportage et la distribution sont libres moyennant une déclaration à la
préfecture, à la sous-préfecture ou à la mairie. La distribution et le
colportage accidentels ne sont assujettis à aucune déclaration. Colporteurs
et distributeurs peuvent être poursuivis pour colportage ou distribution
d'écrits présentant un caractère délictueux. Quiconque
aura provoqué au meurtre, au pillage ou à l'un des crimes prévus contre la
sûreté de l'État sera puni, même si la provocation n'a pas été suivie
d'effets. Les cris ou chants séditieux proférés dans les réunions publiques
sont également punis. L'article 24 confond ainsi les crimes commis par la
presse et les délits commis en réunion publique il est vrai qu'il édicte des
peines moindres pour ceux-ci que pour ceux-là. L'article 27 définit la
diffamation et l'injure la diffamation est l'allégation ou l'imputation d'un
fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération. L'offense envers
les chefs d'États étrangers ou envers leurs représentants est punie. Les
actes d'accusation ou autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle
ne peuvent être publiés qu'après avoir été lus en audience publique. Les
crimes et délits prévus par la loi du 29 juillet sont déférés à la Cour
d'assises sauf la diffamation et l'injure envers les particuliers. Les
articles 47-62 sont relatifs à la procédure, l'article 63 à la récidive qui
n'entraîne pas d'aggravation de peine en matière de presse, l'article 65 à la
prescription de l'action publique et de l'action civile après trois mois
révolus, l'article 70 à l'amnistie pour tous crimes et délits de presse
commis antérieurement au 21 Juillet 1881. Telle
est cette loi qui a fait à la presse dans notre pays une situation
exceptionnelle. Le nombre des journaux a augmenté dans des proportions
formidables et le nombre des lecteurs a suivi la progression ascendante. La
République, depuis seize ans, laisse tout dire et tout écrire, et elle
résiste à un régime auquel les plus forts Gouvernements auraient succombé,
parce que la liberté guérit les blessures que la liberté peut faire.
L'attribution au jury de la répression des crimes et délits commis par la voie
de la presse est le plus souvent une garantie d'impunité et l'on a pu
regretter, à deux ou trois reprises, de voir les fonctionnaires les plus haut
placés diffamés, calomniés, livrés au mépris public par des journalistes que
le jury déclarait non coupables. On a pu regretter que les tribunaux
ordinaires ne fussent pas appelés à connaître de certaines affaires où, les
plus hauts représentants de la France étant en cause, l'honneur national
paraissait être en jeu. Une condamnation prononcée par un tribunal eût été
sans doute, dans quelque cas, un soulagement pour la conscience publique.
Mais les journalistes qui auraient encouru cette condamnation n'auraient-ils
pas suspecté et fait suspecter l'indépendance des juges ? N'aurait-on pas
prétendu que ces juges dépendant du Gouvernement, malgré l'inamovibilité, par
le souci de l'avancement, avaient rendu un service plutôt qu'un arrêt ? C'est
surtout dans l'intérêt de la magistrature que le jugement des délits de
presse lui a été enlevé et l'intérêt de ce grand corps se confond ici avec
l'intérêt public. Quant à. la liberté, elle reste entière les excès et les
violences de quelques-uns étant corrigés par le bon sens et la modération du
plus grand nombre. Faut-il fermer toutes les bouches, parce que quelques
fanatiques parlent trop fort et briser toutes les plumes, parce que
quelques-unes sont maniées par des agités ? Les
observateurs superficiels déplorent la liberté de la presse, lorsque presque
tous les journaux, échos d'une opinion passagèrement affolée, se précipitent
à la suite d'un soldat rebelle, ramassent des défaillances individuelles pour
en accabler une institution ou un régime, voient partout des traîtres et des
trahisons et semblent égarer comme à plaisir l'esprit public. Quelques jours
se passent, quelques hommes d'un ferme bon sens résistent à l'entraînement
général ; protestent contre les exagérations et le calme succède presque
subitement a toutes les tempêtes. Qu'une occasion se présente d'interroger
l'opinion, sa réponse montrera qu'elle n'a été agitée que superficiellement ;
que les articles les plus violents, distraction des oisifs, régal d'une heure
pour les professionnels du scandale ou du désordre, ont été sans effet sur la
masse profonde des braves gens. Et cette même presse qui s'adresse parfois à
toutes les curiosités malsaines, se passionne aussi pour une noble cause.
Elle comprend son devoir lorsqu'un grand intérêt national est en jeu. Qu'une
entrevue soit annoncée, dont peuvent dépendre les destinées de la France, pas
une note discordante ne sera entendue, la presse tout entière se sera comme
donné le mot pour nous montrer sous notre meilleur jour, pour témoigner de
notre patriotique accord en face de nos amis, de nos ennemis, des
indifférents. Et combien ces manifestations spontanées, d'une presse
absolument libre, sont plus probantes qu'une réserve de commande ; comme
elles vont plus directement au cœur de ceux auxquels elles s'adressent ;
comme elles cimentent plus étroitement les relations que des entretiens, des
visites ou des banquets réglés par un glacial protocole ! L'œuvre
législative du Sénat et de la Chambre de 877, parvenue à la dernière année de
son mandat, fut considérable en 4881, et nous énumérerons chronologiquement
les lois de moindre importance qui furent discutées ou votées définitivement,
avant les élections d'Août-Septembre 1881. Le
Sénat rejeta sans discussion en 1880 la loi sur les Conseils généraux qui
avait été votée par la Chambre et qui accordait un conseiller général de plus
aux cantons comptant plus de 20.000 habitants. Cette réforme très modeste
parut inacceptable aux membres du Sénat, soit qu'ils aient craint de faire
entrer la politique dans les assemblées départementales, en accordant un
représentant de plus aux cantons populeux qui auraient presque sûrement
choisi des républicains, soit plutôt qu'ils aient redouté que la
proportionnalité ne fût appliquée ensuite aux élections sénatoriales. Il
conviendrait pourtant, dans un pays de suffrage universel, de s'habituer à
l'établissement d'une proportion aussi mathématique que possible entre le
nombre des électeurs et le nombre des représentants. On peut affirmer qu'à
l'avenir toute proposition de révision constitutionnelle qui s'appuiera sur
ce principe aura de grandes chances de succès. Le Sénat devait s'en
apercevoir dès 1884. S'il fut dirigé par la pensée de maintenir l'unité de
canton pour la représentation départementale, on se demande pourquoi il n'a
pas poussé la logique jusqu'au bout et maintenu l'unité d'arrondissement pour
la représentation législative, pourquoi il a ratifié la loi qui accordait à
la Chambre 22 députés de plus. Les
lois sur l'intendance et sur l'avancement dans l'armée furent votées en 1881.
L'administration fut subordonnée au commandement, mais avec certaines
réserves ; les seuls commandants de corps d'armée représentaient le ministre
et uniquement pour l'administration les intendants continuaient à
correspondre directement, avec le ministre pour la comptabilité. Les
officiers d'administration, exclus d'abord de l'intendance, ouverte aux seuls
officiers supérieurs, y furent finalement admis. La loi
sur l'avancement dans l'armée établit les règles les plus sages. Il ne peut y
avoir de promotion à un grade supérieur, sans une aptitude reconnue et sans
un stage déterminé dans le grade inférieur. L'avancement a lieu par arme et
non par régiment. Il est pourvu aux vacances qui se produisent devant
l'ennemi, non par ancienneté mais suivant le rang sur la liste d'aptitude.
Les nominations de lieutenants et de capitaines se font un quart au choix,
celles de commandants tin tiers, celles de lieutenants-colonels et de
colonels en totalité au choix. Le général Farre voulait réserver au ministre
la nomination des généraux ; le Parlement lui imposa le choix, d'après la
liste dressée par la Commission de classement. Une
réforme militaire moins heureuse fut la loi sur le réengagement des
sous-officiers. Ceux-ci purent contracter des engagements renouvelables de
dix ans, au bout desquels ils étaient maintenus, à titre de commissionnés,
jusqu'à l’âge de quarante-sept ans dans l'armée active. Cette loi avait le
double inconvénient de maintenir trop de vieux sous-officiers dans les cadres
et d'interdire l'avancement à des jeunes gens qui auraient fait des caporaux
et des sergents plus actifs, plus aptes à l'instruction des recrues. Au mois
de Janvier 1881 avait été promulguée la loi sur la marine marchande, qui
accordait une prime à la navigation, prime diminuée de moitié pour les
navires construits à l'étranger. Elle fut complétée le 26 Mars par le vote
d'une loi qui améliorait les pensions attribuées aux inscrits maritimes.
Quelques jours après, le 8 Février, la majorité de la Chambre, d'accord avec
le Gouvernement, rejetait la proposition de loi rétablissant le divorce
malgré une défense habile de M. Naquet et un admirable discours de M. Léon
Renault[3]. Plus de cent républicains,
sans s'en rendre compte, en étaient restés à la conception ecclésiastique du
mariage ils ne virent pas que le régime de la séparation de corps, accepté
par l'Église, a tous les inconvénients du divorce, avec l'hypocrisie en plus,
et aucun de ses avantages. Le
Sénat qui avait sanctionné, le 28 Mars, une très utile création, celle des
Caisses d'épargne postales, consacra plusieurs séances au vote du tarif
général des douanes. La loi, promulguée le 7 Mai, permit au Gouvernement de
négocier des traités de commerce. La doctrine du Sénat, en cette matière,
avait été aussi hésitante que celle de la Chambre. La première fois que le
tarif général avait été soumis au Sénat, les chiffres adoptés par la Chambre
avaient été relevés, à la demande de M. Pouyer-Quertier, l'apôtre du
protectionnisme, qui avait tracé un tableau poussé au noir des traités de
1860 et de leurs effets sur notre commerce. Le ministre, M. Tirard, avait
essayé d'arrêter le Sénat dans cette voie, en faisant valoir que le
relèvement des droits sur le seigle, l'avoine et la viande pèserait surtout
sur les ouvriers et augmenterait la cherté de la vie. Au mois de Mars le
Sénat se rangea, par un revirement inattendu, du côté de M. Tirard et modéra
les droits précédemment votés. C'est
le 7 juillet, peu de jours avant sa séparation, que le Sénat adopta la loi
antérieurement votée par la Chambre sur les indemnités à allouer aux victimes
du 2 Décembre. En 1851-18S2, près de 30.000 personnes avaient dû comparaître
devant les tribunaux ordinaires ou devant les juridictions exceptionnelles
pour crime d'opinion. Il était hors de doute que la déportation ou l'exil
avait jeté un trouble profond dans leur carrière et qu'une compensation leur
était due. On était d'accord sur le principe, divisé seulement sur le chiffre
des pensions viagères à concéder et aussi sur l'opportunité de revenir,
trente ans après l'événement, sur des dévouements à la République, très réels
incontestablement, mais que la République avait presque tous déjà dédommagés
ou récompensés. Le
budget de 1882 fut voté, avant la séparation, par la Chambre des députés et
par le Sénat. La Chambre, élue en 1877 pour quatre ans, vota donc cinq
budgets. Cette procédure était plus conforme à la lettre qu'à l'esprit de la
Constitution de 1875. On peut en dire autant des empiétements commis par la
Chambre sur les pouvoirs et les droits de rassemblée qui devait lui succéder.
Les excédents de recettes sur les dépenses, depuis 1876, s'étaient élevés à
286 millions et avaient permis de dégrever d'égale somme les impôts établis
après 1870-1871 pour réparer les désastres de la guerre. En prévision de
nouvelles plus-values en 1882, la Chambre décida, en principe, qu'une
nouvelle somme de 40 millions serait consacrée au dégrèvement de l'impôt
foncier. Ce n'était pas là une politique financière bien prévoyante.
L'historien de la gestion conservatrice et de la gestion républicaine, M.
Amagat, reproche également, non sans quelque raison, au ministre des Finances
et à la Commission du budget de 1882 d'avoir pratiqué la politique du
trompe-l'œil, en faisant état des amortissements opérés sur la dette ancienne
et en oubliant et les dettes nouvellement contractées et les déficits
possibles. L'emprunt de 3 milliards en rentes 3 p. 100 amortissables du 17
Mars avait, en effet, été largement couvert et contracté à un taux avantageux
mais la Dette en avait augmenté d'autant et le déficit pour 1882 devait
atteindre près de 770 millions. M.
Magnin, dans l'exposé des motifs de la loi de finances, avait pourtant poussé
un premier cri d'alarme « Lorsqu'on proposera d'engager une dépense exagérée
ou téméraire, le ministre des Finances interviendra et, dût sa popularité en
souffrir, il saura vous dire : « Il n'est que temps de vous arrêter ».
De son côté, M. Loubet, député de la Drôme, le futur ministre, le futur
Président du Sénat, estimait qu'en matière de finances il ne fallait pas être
trop optimiste et que la situation ne permettait pas de tenter des
dégrèvements prématurés. Toutes les résistances furent emportées par
l'optimisme chaleureux et communicatif de M. Rouvier, rapporteur général. Le
Parlement alla même plus loin que ne le demandait le Gouvernement il fit aux
communes un cadeau de 17 millions, équivalant au produit de la rétribution
scolaire. Il accorda 4 millions de plus à l'Intérieur pour les services
pénitentiaires et les commissaires de police, 6 millions de plus à la Marine
et aux Colonies pour accroissement de l'effectif, constructions navales et
amélioration de solde, 3 millions de plus à l'Algérie et aux Colonies pour
accroissements de personnel et de traitements, 6 millions de plus à
l'Instruction Publique pour augmentations de personnel et créations
d'emplois, 9 millions de plus aux Travaux Publics pour travaux nouveaux à
entreprendre. Nous
avons commencé ce chapitre par l'étude de l'œuvre législative accomplie sous
le premier Ministère Ferry. I) nous reste à raconter l'histoire de ce
Ministère à l'intérieur et à l'extérieur et, en premier lieu, à dire la façon
dont il a gouverné, à rappeler ses actes administratifs, à indiquer
l'impression produite par ces actes et par la politique générale du Cabinet
sur le Parlement et sur le pays. Le
Ministère était né le 23 Septembre, en pleines vacances l'opinion se montra
peu favorable au nouveau Cabinet. M. Clémenceau, dans un grand discours
prononcé à Marseille, attaqua vivement M. Gambetta et sa « dictature oblique.
» Il le rendit responsable de la dernière crise ministérielle et critiqua,
non sans quelque raison, ces Cabinets que l'on voyait naitre, vivre et
mourir, sans que leur naissance, leur vie et leur mort fussent imputables au
Parlement. La fin
de ces vacances, ainsi troublées, fut remplie par l'agitation résultant des
décrets nous n'y revenons que pour signaler une lettre de Léon XIII, au
cardinal Guibert. En termes très diplomatiquement adoucis, le pape approuvait
la soumission des supérieurs de congrégations au Gouvernement et rappelait,
avec un peu plus de fermeté, aux chefs du parti réactionnaire, leur devoir
d'obéissance aux instructions pontificales Cette intervention dans les luttes
politico-religieuses de laïques plus royalistes que le roi et plus papistes
que le pape, fut mise en lumière, dès la rentrée, par M. Ferry répondant à M.
Buffet. Le sénateur de la Droite avait interpellé le Président du Conseil sur
l'exécution des décrets. M. Jules Ferry montra partout des laïques encourageant
la résistance des religieux. M. de Freycinet intervint pour rappeler son rôle
dans la crise il le fit avec tant de tact et d'habileté, sans ombre de
récrimination ou de critique contre ses successeurs, qu'il posait, dès le
lendemain de sa retraite, dans un véritable discours-ministre, sa candidature
à une future Présidence du Conseil. Avide d'impopularité, M. Jules Simon
proposa un vote de blâme contre le Cabinet. Le Sénat répondit en adoptant
par143 voix contre 137 l'ordre du jour pur et simple accepté par M. Jules
Ferry. Les
choses allèrent moins bien à la Chambre et le Ministère débuta par un échec
qui pouvait sembler de mauvais augure. Après avoir donné lecture d'une
Déclaration très Hère, le ministre demanda l'inscription des lois scolaires à
l'ordre du jour des travaux de la Chambre. Cette demande était bien
naturelle, de la part d'un Cabinet qui devait l'existence aux événements que
nous avons racontés. La Chambre ne l'entendit pas ainsi et elle accorda la
priorité a la loi sur la réforme de la magistrature. M. Ferry se retira et ne
reprit ses fonctions que le lendemain, à la suite d'une séance où un ami
complaisant, M. Louis Legrand, lui fournit l'occasion de s'expliquer où M.
Clémenceau l'attaqua avec sa logique froide et tranchante et où 280 voix
contre t49 lui permirent un retour, non pas triomphal mais honorable. Puis la
Chambre aborda la réforme de la magistrature. L'œuvre commune de la
Commission et du Gouvernement, attaquée par M. Goblet qui voyait dans
l'élection des juges la solution de l'avenir, par M. Ribot qui lui reprochait
de n'être qu'un expédient, fut défendue avec une supériorité éclatante par M.
Waldeck-Rousseau. Voté par la Chambre, le projet de M. Cazot, dont le
caractère principal était la suppression de l'inamovibilité, avec le droit
donné au Gouvernement de remanier le personnel pendant un an, ne devait pas
plus aboutir sous le Ministère Ferry que le projet sur la laïcité et
l'obligation dont la Chambre entreprit la discussion au mois de Décembre. Quelques
changements importants dans la haute administration des Affaires Etrangères
et des Finances avaient marqué l'avènement du nouveau Ministère. Aux Affaires
Étrangères la direction du personnel avait été rattachée au sous-secrétariat
d'État. M. Billot avait été nommé directeur du contentieux ; M. Mariani,
directeur du commerce ; M. Charmes, sous-directeur politique pour le Nord, et
M. Bourcier de Saint-Chaffray, sous-directeur politique pour le Midi. A la
Cour des comptes, M. Bethmont fut nommé premier président, et M. Audibert,
procureur général. Le mouvement administratif, conséquence obligée du
changement de Cabinet, fut différé jusqu'au )8 Novembre, mais porta sur t44
fonctionnaires. Quelques
jours après, le général de Cissey était remplacé par le général Zentz à la
tête du onzième corps. Très brave en face de l'ennemi, le général de Cissey
s'était montré faible en face d'une sorte d'aventurière, d'origine suspecte
et de mœurs faciles, femme séparée d'un officier d'état-major aussi honorable
que distingué. Lorsque se plaida le procès intenté par cet officier à sa
femme, pour convertir en séparation judiciaire la séparation de fait,
l'avocat du mari, Me Allou, dut s'expliquer sur la nature des relations qui
avaient existé entre l'ancien ministre de la Guerre et Mme de Kaulla.
L'opinion prit feu trois journaux, le Petit Parisien, l'Intransigeant,
et le Petit Phare de la Loire accusèrent le commandant du onzième
corps d'avoir révélé à Mme de Kaulla les secrets de la défense nationale et
le plan de mobilisation. Remplacé dans son commandement, le général
poursuivit ses diffamateurs et les fit condamner à 8.000 francs d'amende et
aux dépens. Mais l'émotion publique avait été si vive que la Chambre se
saisit de l'affaire et nomma une Commission chargée de faire une enquête sur
les faits reprochés à l'ancien ministre. Après trois mois d'investigations la
Commission, par un jugement rendu à l'unanimité, mit hors de cause le général
de Cissey quant aux faits de concussion et de trahison, mais formula un
jugement sévère contre les pratiques administratives des bureaux de la
Guerre. La Chambre adopta ces conclusions et les renvoya au ministre
intéressé, le général Farre, pour les mesures à prendre contre un certain
nombre de hauts fonctionnaires. Le général de Cissey mourut un an après, le
14 Juin 1882. Triste fin d'une carrière militaire qui avait eu des heures
glorieuses 1 Le plus funeste résultat de cette lamentable affaire fut de
laisser dans beaucoup d'esprits des semences de soupçon et de défiance.
Vienne une autre défaillance individuelle et l'opinion englobera dans la même
accusation innocents et coupable, l'individu flétri et le corps auquel il
appartient elle s'attaquera aux plus élevés dans la hiérarchie, comme si tes
chutes les plus profondes satisfaisaient davantage sa méfiance naturelle et
ses secrets instincts d'égalité. Le
Sénat qui avait élu, au mois de Novembre, le général Farre sénateur
inamovible, saisit, quelques jours après cette élection, l'occasion de
manifester sa répugnance à entrer trop vite dans la voie de la laïcisation en
matière d'enseignement. Le successeur de M. Ferdinand Duval à la préfecture
de la Seine, M. Herold, avait fait enlever les emblèmes religieux des Écoles
de la ville de Paris. Interpellé par MM. Buffet et de Lareinty, le Président
du Conseil couvrit le préfet de la Seine, qui prit à son tour la parole comme
commissaire du Gouvernement et déclara, avec un sans-façon désobligeant pour
les catholiques, que l'on ne pouvait contester à la ville de Paris le droit
de déménager une partie de son mobilier scolaire. Cette défense cavalière,
inconvenante, ne plut pas au Sénat qui adopta, par 151 voix contre 82 : un
ordre du jour ainsi conçu : « Le Sénat, regrettant l'acte qui a
fait l'objet de l'interpellation, passe à l'ordre du jour. » Ce blâme si
sévère n'eut aucune conséquence politique M. Jules Ferry conserva son
portefeuille et M. Herold son fauteuil préfectoral. Le Gouvernement ne se
jugea pas atteint : il sortait néanmoins un peu diminué de la discussion. Il
le fut encore par l'acquittement que prononça la Cour de Paris de Mgr Cotton,
évêque de Valence. Ce prélat avait adressé à M. Fallières, sous-secrétaire
d'État, une lettre où il déclarait que la conduite du Gouvernement était « le
comble de la mauvaise foi et du cynisme. » Le 9
Janvier 1881 eurent lieu dans toute la France des élections municipales. A
Paris furent élus 37 membres de l'Extrême Gauche, 35 de la Gauche et 8 de la
Droite. Aucun des 58 candidats présentés par les collectivistes
révolutionnaires ne put se faire étire et le nouveau Conseil, bien qu'il ait
choisi, par défaut d'entente entre la Droite et la Gauche modérée, un
président d'Extrême Gauche, M. Sigismond Lacroix, était à peine d'opinion
plus avancée que le Conseil précédent. Celui-ci avait refusé, à la veille de
sa séparation, d'accueillir une idée de M. Henri Rochefort. Le rédacteur en
chef de l'Intransigeant aurait voulu que la ville de Paris élevât un
monument commémoratif aux combattants de 1871. Pour le
reste de la France le Gouvernement calcula que les Conseils municipaux
républicains étaient en majorité dans 76 départements. Ces statistiques,
appliquées aux élections municipales, sont bien artificielles dans l'immense
majorité des communes, en effet, l'élection n'a pas de caractère politique de
plus, dans les trois quarts au moins des communes françaises, il serait
difficile de trouver pour constituer le Conseil municipal deux personnels,
l'un républicain, l'autre réactionnaire enfin il arrive souvent qu'un Conseil
municipal réactionnaire se donne un maire républicain et la réciproque, bien
que plus rare, se produit également. C'est seulement à l'époque des élections
sénatoriales et d'après les délégués qu'ils choisissent, que l'on peut juger
de l'opinion des Conseils municipaux. Le seul fait certain, c'est que les
républicains raisonnables n'avaient pas perdu de voix aux élections
municipales du 9 Janvier et que les révolutionnaires en avaient à peine
gagné. A
l'ouverture de la session ordinaire de 1881, Gambetta fut réélu Président de
la Chambre par 262 voix sur 307 votants et l'Assemblée ordonna l'affichage du
discours qu'il prononça en prenant possession du fauteuil. En inaugurant
cette session, la dernière de la législature, le grand orateur rappelait tout
ce qu'avait déjà fait la Chambre de 1877. Elle avait mis fin aux entreprises
du pouvoir personnel et des anciens partis, restauré dans sa sincérité le
gouvernement du pays par le pays, rendu Paris au Parlement et le Parlement à
Paris, jeté un voile sur le reste de nos discordes civiles, voté les lois
d'éducation nationale en rétablissant dans leur intégrité les droits de
l'État trop longtemps méconnus, donné une impulsion décisive aux travaux
publics, réformé et refondu l'outillage militaire et naval de la France.
Cette œuvre accomplie, il restait à la Chambre à remanier la loi de
recrutement, à organiser l'administration militaire, à fixer les règles de
l'avancement, à mettre par des lois les libertés publiques hors de toute
atteinte, à entourer la République d'institutions de plus en plus libérales
et démocratiques. Au bruit des applaudissements qui accueillirent ce
programme si largement tracé, on se prenait à regretter que Gambetta n'eût
pas été appelé à exercer le gouvernement avec cette Chambre qu'il avait
conduite à la victoire qu'il avait modérée, disciplinée et qui ne l'eut pas
abandonné à la première dissidence, comme fera la Chambre de 1881. La grande
faute de M. Grévy, c'est moins peut-être d'avoir fini comme il a fait, que
d'avoir, pendant trois ans, exclu Gambetta de la politique active. Le
lendemain du jour où Gambetta prononçait ce beau discours, M. J.-J. Weiss lui
consacrait, dans la Revue politique et littéraire du 22 Janvier, un
article étincelant. Le premier polémiste de notre temps défendait notre
premier homme d'État du reproche de « gouvernement occulte et de
dictature oblique. » La défense était plus subtile que probante et, dans
le numéro suivant de la même Revue, un sénateur inamovible qui était,
lui aussi, un de nos meilleurs écrivains, M. Scherer, démontra sans beaucoup
de peine qu'il était inutile d'ajouter une fiction de plus à toutes les
fictions que comporte le fonctionnement du régime parlementaire ; que là
où étaient l'autorité, le talent, le prestige, là devait être la réalité du
pouvoir qu'il appartenait au chef reconnu de la majorité de diriger les
élections d'où sortirait la Chambre avec laquelle il gouvernerait. De
temps en temps retentissait dans l'une ou l'autre Chambre, mais surtout au
Sénat, comme un écho, chaque jour plus affaibli, de l'exécution des décrets.
Le Tribunal des Conflits ayant admis les déclinatoires d'incompétence des
préfets. M. Numa Baragnon attribua les jugements rendus par ce Tribunal à
l'intimidation que son président, le Garde des Sceaux, exerçait sur lui et il
demanda que le ministre fut exclu de la présidence. M. Cazot répondit en
juriste à M. Baragnon et le Sénat lui donna raison par 143 voix contre 128.
Au lendemain de cette victoire, M. Cazot fit une réponse plus spirituelle
encore il s'abstint d'assister aux séances du Tribunal et la jurisprudence du
Tribunal, en son absence, resta la même qu'en sa présence. M. Baragnon avait
pris la question par son plus petit côté. Ce n'est pas l'exclusion du Garde
des Sceaux de la présidence d'un Tribunal organisé par la puissance
souveraine qu'il fallait demander, mais la suppression même des juridictions
administratives. Cette thèse peut se défendre par d'excellentes raisons de
principe au lieu de s'en emparer, M. Baragnon fit une taquinerie sans portée
qui rentrait mieux dans sa manière habituelle. Au mois
de Mars, une interpellation de M. Thomson ; sur l'incarcération arbitraire de
quelques indigènes de Constantine, mit une fois de plus en cause le
gouverneur général civil de l'Algérie, M. Albert Grévy. La Chambre, pour ne
pas faire échec au frère du Président de la République, adopta l'ordre du
jour pur et simple. Ce n'est pas que la défense du gouverneur l'eût
convaincue, mais elle sentait la fausseté de la situation pour tout le monde,
pour le Président de la République, pour son frère, pour le ministre de
l'Intérieur, pour elle-même, et elle en sortait par le moyen le moins
compromettant. C'est également un vote de lassitude que rendit le Sénat,
après l'interpellation de M. Batbie sur la fermeture des établissements
libres où les congrégations dissoutes s'étaient reconstituées. Malgré M.
Bocher qui défendit une fois de plus et très-éloquemment, comme toujours, la
loi du 13 Mars 1850, l'ordre du jour pur et simple réunit 17 voix de
majorité. Le
Cabinet allait se trouver en présence d'une difficulté beaucoup plus grave
que celles qu'il avait rencontrées depuis sa formation. Dans son discours du
2d Janvier Gambetta avait dit « Vous vous présenterez avec confiance au
jugement du pays, quel que soit le procédé de consultation que vous adopterez
pour interroger le suffrage universel. La question du scrutin de liste ou du
scrutin uninominal était, en effet, depuis longtemps posée et elle devenait
brûlante à l'approche des élections générales. La doctrine du parti
républicain n'avait jamais varié depuis 1848 ses préférences étaient pour le
scrutin de liste par département, et si le scrutin d'arrondissement l'avait
emporté en 1875 à l'Assemblée nationale, il n'avait dû cette victoire très
disputée qu'à M. Dufaure qui s'était déclaré en sa faveur. Le scrutin
d'arrondissement n'a ni tous les défauts que lui attribuent ses adversaires,
ni toutes les vertus que lui attribuent ses partisans. Quant au scrutin de
liste, nous lui reconnaîtrons toutes les supériorités que l'on voudra, mais
en faisant cette réserve qu'il sera pratiqué par un Président du Conseil très
influent, très populaire, très obéi qui dressera, non pas une liste, mais
autant de listes qu'il y aura de départements, et qui saura dans chaque département
faire taire les rivalités de clocher, imposer à ses partisans les sacrifices
nécessaires et pratiquer ce large éclectisme, sans lequel il est impossible
de faire sortir du pays une représentation vraiment nationale. En théorie le
scrutin de liste vaut mieux que le scrutin uninominal dans la pratique tout
dépend de la main qui se sert de cet instrument, dangereux pour les
maladroits. Si à la
question de scrutin ne s'était pas mêlée une question de personnes, la liste
eût certainement triomphé dans les deux Chambres. Mais les adversaires de
Gambetta, peu soucieux au fond du mode de votation, uniquement préoccupés de
ruiner à l'avance sa prétendue dictature, cherchèrent à opposer puissance à
puissance, au chef de la majorité le chef de l'État dont les répugnances pour
le scrutin de liste, quoique récentes, n'étaient un mystère pour personne. La
lutte étant entre M. Gambetta et M. Grévy, l'issue n'en était douteuse que
dans la Chambre. On savait que plusieurs ministres étaient hostiles au
scrutin de liste, on savait que la Gauche était très divisée sur la question,
mais de longue date on connaissait l'influence persuasive du grand enchanteur
et l'on pouvait tout attendre de son intervention dans le débat. La
proposition de M. Bardoux, en faveur du rétablissement du scrutin de liste,
avait été déposée dès le mois de Juillet 1880. La Commission chargée
d'étudier cette proposition comptait 8 partisans du scrutin uninominal et 3
partisans du scrutin de liste. Lorsque le Président du Conseil comparut
devant la Commission, pour faire connaître l'opinion du Gouvernement, il
déclara qu'il resterait neutre, comme s'il était permis à un Cabinet
responsable de rester neutre dans une affaire de cette gravité. M. Jules Ferry
donna de détestables raisons pour expliquer son abstention et celle de ses
collègues ils ne voulaient pas diviser la majorité en intervenant. Comme si
la majorité n'était pas déjà divisée et profondément ; comme si la division
ne devait pas se produire, encore plus grave, entre la Chambre et le Sénat
comme si le divorce n'allait pas éclater entre l'élu du Parlement, M. Grévy,
et l'élu de la France républicaine, M. Gambetta. Une déclaration de franche
hostilité au scrutin de liste, faite par M. Jules Ferry, eût mieux valu que
sa déclaration de neutralité qui n'était qu'un aveu d'impuissance elle eut
peut-être modifié le vote de la Chambre elle eût eu certainement, au point de
vue de la netteté des situations, de moins funestes conséquences. Le 6
Mai, M. Boysset lut à la Chambre un rapport peu concluant contre le scrutin
de liste, où des personnalités déplacées contre Gambetta tenaient lieu
d'arguments. Le 19 Mai, la discussion commença par un discours de M. Bardoux,
plein d'élévation et de mesure. M. Roger lui répondit avec beaucoup de force
et de tact, sans se laisser entraîner aux récriminations de M. Boysset et
Gambetta prit la parole. Aussi bien inspiré qu'en ses meilleurs jours, il fit
entendre à ses collègues, sortis du scrutin d'arrondissement, les plus dures
vérités il leur montra, dans l'emploi du scrutin de liste, le seul moyen de
relever le niveau de la représentation nationale et il termina par la célèbre
adjuration du poète latin : Et propter vitam vivendi perdere causas. N'allez pas, pour vivre, perdre tout ce qui vaut
que l'on vive. Personne
ne répondit à Gambetta et 243 voix contre 235 décidèrent de passer à la
discussion des articles l'article premier fut ensuite adopté par 267 voix
contre 205. Le scrutin de liste avait triomphé. Le 28
Mai, Gambetta était à Cahors et, dans un discours prononcé au concours
régional de cette ville, il défendit chaleureusement l'institution
sénatoriale. C'était d'une habile politique c'était une réponse à M. Barodet
et à ses collègues de l'Extrême Gauche qui avaient demandé, le 18 Mars
précédent, la suppression du Sénat c'était surtout une conviction bien
arrêtée chez le Président de la Chambre et exprimée avec quelque solennité
devant ses compatriotes. De
retour à Paris, le 31 Mat, Gambetta insiste officieusement auprès de ses
collègues pour que l'on ajourne la proposition de révision M. Barodet le
demande lui-même. Ni M. Gambetta ni M. Barodet ne sont écoutés. La
proposition est discutée ; appuyée par MM. Clémenceau, Naquet et Madier de
Montjau, combattue par le Garde des Sceaux et le Président du Conseil, elle
est rejetée par 345 voix contre 18ff, et ce vote prive Gambetta d'un puissant
moyen d'action sur le Sénat qui désormais ne redoute plus rien pour lui-même. La
Commission sénatoriale du scrutin de liste ne comprenait qu'un membre
favorable, M. Millaud, sénateur du Rhône. Elle ne jugea pas même nécessaire
d'appeler devant elle le Président du Conseil ; elle écouta avec complaisance
deux de ses membres, MM. Cherpin et Oudet, alléguant, avec une convenance
constitutionnelle douteuse, l'opinion bien connue du Président de la
République, et elle chargea son rapporteur, M. Waddington, de conclure au
rejet pur et simple de la proposition de loi votée par la Chambre. M.
Waddington, « tempérament gris perle, comme son pantalon, » se
montra pourtant plus agressif contre Gambetta que ne l'avait été M. Boysset à
la Chambre des Députés. Il prétendit que le rétablissement du scrutin de
liste aurait pour résultat de rouvrir la porte au plébiscite « sur un
nom ou sur une chose. » Sa principale objection contre ce mode de
votation était enfantine. Le député, élu au scrutin de liste et au suffrage
universel par le département tout entier, disait-il, aura une situation
supérieure au sénateur, élu également par le département tout entier, mais au
suffrage restreint. L'esprit de la Constitution ; qui a voulu donner la
prépondérance au Sénat, serait donc faussé. Ces
pitoyables raisons furent reproduites en séance par M. Waddington et par M.
Jouin. Le scrutin de liste fut défendu par MM. Millaud et Dauphin. Mais la
discussion était impuissante à modifier l'opinion du Sénat dont un membre
avait dit ce mot caractéristique : « Si j'avais appris ce matin la
mort de Gambetta, j'aurais voté ce soir le scrutin de liste. » Triste
présage Gambetta mourait, en effet, à dix-huit mois de là ; le Sénat
rétablissait le scrutin de liste, et la première application du système, faite
à contresens, était la condamnation formelle de ce mode de votation. Au mois
de Juin 1881 le scrutin de liste fut repoussé par 148 voix contre 114 : 43
sénateurs de Gauche, et parmi eux tous les amis personnels de M. Grévy
avaient uni leurs voix à celles de la Droite. Au lendemain de ce vote,
l'organe le plus accrédité des monarchistes, l’Union, écrivait :
« L'événement aura eu l'heureux effet de jeter un trouble profond dans le
Gouvernement de la République. » Et l'un des adversaires les plus intelligents
de l'opportunisme et de son chef, M. Sigismond Lacroix, pouvait dire : « La
défaite de M. Gambetta devant le Sénat, devant la Droite du Sénat ne le
diminuera pas. Il n'y avait, en effet, de diminués que le Président de la
République, le Cabinet et le Sénat lui-même. Personne
n'a mieux fait ressortir la faute capitale commise ce jour-là que l’étincelant
polémiste dont nous citions tout à l'heure le mot spirituel et méchant sur M.
Waddington. J.-J Weiss[4] a démontré surabondamment, dans
une langue admirable de clarté et de verve, langue que les hommes politiques
parlent, et écrivent trop rarement, quel intérêt il y avait pour tous les
partis à ménager la force gouvernementale énorme que M. Gambetta incarnait en
lui avant le 9 Juin 1881 à quelle funeste inspiration on a obéi en rejetant
une réforme utile et nécessaire, uniquement par acception de la personne qui
la proposait et combien le Cabinet du 23 Septembre fut imprévoyant et
impolitique, en se refusant à choisir entre Gambetta et ses adversaires
sénatoriaux. L'attitude du Ministère n'eût eu un sens que s'il avait pu
espérer gouverner sans Gambetta, en dehors de lui ou contre lui. Il ne le
pouvait pas, et c'est parce qu'il ne le pouvait pas, parce qu'il n'osait plus
aborder de face la Chambre des députés, à partir du 9 Juin, sans l'appui de
Gambetta, qu'il a commis toutes les fautes dont nous présenterons
l'énumération dans le récit de sa politique coloniale et de sa politique
extérieure. Entre
la discussion sur le scrutin de liste a la Chambre et au Sénat, s'était
placée une nouvelle interpellation sénatoriale sur la substitution, dans les
hôpitaux de Paris, des infirmières laïques aux religieuses. L'interpellation
s'adressait au directeur de l'Assistance publique, M. Ch. Quentin ; mais le
directeur de l'Assistance publique n'était pas sénateur et il ne put se
défendre son chef hiérarchique, M. Constans, le défendit et sans succès,
puisque le Sénat émit un blâme par 133 voix contre 120 ce vote n'eut pas plus
d'effets politiques que celui qui avait atteint le ministre, dans
l'interpellation qui visait M. Hérold. Une
seule nomination importante doit être rappelée, au mois de Juillet 1881 celle
de M. Camescasse comme préfet de police en remplacement de M. Andrieux. Le
Gouvernement n'avait pas abandonné M. Andrieux dans ses démêlés avec le
Conseil municipal, mais il avait saisi pour le remplacer l'occasion d'un
dissentiment avec lui sur un point de doctrine les pouvoirs respectifs de
l'État et ceux du Conseil quant au budget de la police. Le
refroidissement, qui s'était fatalement produit entre le Président du Conseil
et le Président de la Chambre après le 9 Juin, avait mis un véritable malaise
dans le monde parlementaire. D'autre part la Chambre, dont les pouvoirs
expiraient le 14 Octobre et qui était tenue dans l'ignorance de la date des
élections générales, se montrait agitée et nerveuse. Aussi éprouva-t-elle un
véritable soulagement, lorsque M. Clémenceau interpella M. Jules Ferry sur ce
sujet palpitant, le 28 Juillet. A la question de M. Clémenceau, posée en
termes modérés, le ministre répondit que la fixation des élections était une
des prérogatives essentielles du pouvoir exécutif ; il ajouta que le Gouvernement
avait décidé de fixer les élections générales à une date aussi rapprochée que
possible du 21 Août. Cette nouvelle surprit tout le monde l'appel, par le
général Farre, d'une partie des réserves de l'armée active au mois d'Août,
avait fait croire que les élections n'auraient lieu qu'en Septembre. M. Clémenceau
remonte à la tribune, adresse une violente apostrophe au Gouvernement et
dépose un ordre du jour déclarant que « la fixation inattendue des
élections générales à une date très rapprochée, alors que la convocation des
réservistes indiquait une date ultérieure, aurait le caractère d'une surprise
et constituerait une manœuvre électorale. » M. Jules Ferry oppose à M. Clémenceau
une demande d'ordre du jour pur et simple on vote, et l'ordre du jour pur et
simple réunit seulement 2~4 voix contre 201. La majorité comprenait 4
ministres, 6 sous-secrétaires d'État et 2 membres de la Droite. Telle fut la
dernière bataille livrée par le Cabinet du 23 Septembre devant la Chambre de
1877. Avec 7 voix déplacées, le Ministère était en minorité et forcé de se
retirer, à la veille de la consultation du corps électoral, l'acte le plus
important d'un régime qui repose sur le suffrage universel. Le lendemain de
cette pauvre victoire, qu'un Gouvernement plus fier eût considérée comme une
défaite, le Président du Conseil faisait, par décret, convoquer les électeurs
pour le 21 août. Il n'y
eut pas trace de pression, voire d'ingérence officielle dans les élections du
2t Août. Immédiatement après la séparation des Chambres le ministre de
l'Instruction Publique adressait aux recteurs une circulaire qui fut comme le
type des documents semblables adressés par les autres ministres à leurs
subordonnés. La réserve la plus scrupuleuse était recommandée au corps
enseignant et aux administrateurs. On ne songe pas à réduire les maîtres au
rôle de spectateurs indifférents des grands débats où l'avenir du pays est
engagé, mais le Gouvernement ne veut, en aucun cas, à aucun degré, faire de
l'instituteur un agent électoral à son usage, ni souffrir qu'il devienne de
gré ou de force l'agent électoral de qui que ce soit. Les
élections de 1881 furent donc entièrement libres. Elles se distinguèrent
encore des élections de 1877 à un autre point de vue la période électorale,
grâce en partie à son peu de durée, fut absolument calme et pacifique. Les
partis et le Gouvernement attendirent, pour adopter un programme, que
Gambetta eût formulé le sien. Il le fit dans son discours de Tours et il
serait naïf de s'étonner que le discours de Tours ne soit pas calqué sur le
discours de Cahors les graves incidents que nous avons rappelés les séparent.
Le chef de la majorité demande donc une révision partielle de la
Constitution, portant uniquement sur le mode de recrutement et les
attributions du Sénat, l'élection des sénateurs inamovibles par le Congrès,
la réforme judiciaire, la décentralisation administrative, la suppression du
volontariat d'un an, la réduction du service militaire, l'impôt sur le
revenu, le maintien mais aussi l'exécution intégrale du Concordat, la suppression
des biens de main-morte ; à l'extérieur, la politique des mains nettes et des
mains libres. On voit quelle était la modération du programme que. Gambetta
avait défendu, sur « le Mont Aventin de la démocratie », dans la
première circonscription de Belleville. Il était intéressant d'apprendre
comment le Gouvernement accueillerait la partie la plus hardie et la plus
neuve de ce programme, la révision et, dans la révision, ce point unique le
nombre des délégués sénatoriaux de chaque commune proportionné au nombre de
ses habitants. Il
l'accueillit vraiment fort bien. Dans son discours de Nancy, prononcé le 10
Août, Jules Ferry se déclara pour la révision il la voulait seulement « tempérée »,
« partielle », « mitigée », « amiable », « de
gré à gré », et surtout « opportune ». Il déplora les votes du
Sénat sur l'obligation et la laïcité. Cette grande réforme avait, en effet,
été ajournée à une autre législature parce que Jules Simon, transformant le-Sénat
en Concile et lui arrachant un Credo, avait fait accepter par la Haute
Assemblée, à la majorité de 139 voix contre 126, « un acte de respect et
d'adoration envers la divinité. » La majorité de la Chambre qui pensait,
comme M. Jules Ferry lui-même, que l'on ne met pas Dieu aux voix, rejeta
l'amendement sénatorial. Mais M. Jules Ferry, qui avait laissé une majorité
sénatoriale se former contre le scrutin de liste, était-il autorisé à se
plaindre qu'une majorité, composée à peu de chose près des mêmes éléments, se
fût formée contre la plus importante des lois scolaires ? A Nancy
comme à Paris le Président du Conseil recommandait l'union aux républicains
et lançait cette affirmation inattendue et un peu risquée, que la Gauche
républicaine et l'Union républicaine constituaient un des meilleurs ménages
parlementaires que l'on pût rencontrer. En somme le Président du Conseil
avait capitulé devant le Président de la Chambre dont il disait ailleurs
qu'il serait au besoin « son premier lieutenant ». Après le
discours de Nancy, un journal pouvait écrire ces mots : « Le seul
homme qui pût contenir l'envahissante fortune de M. Gambetta a fait sa
soumission. » Tous subissaient son influence, à part un petit groupe de
républicains d'Extrême Gauche qui demandaient, avec M. Clémenceau, la
suppression du Sénat, du Président de la République, du budget des Cultes. Ce
groupe contenait momentanément les violents par l'exagération de son
programme mais les violents ne devaient pas tarder à se détacher de M.
Clémenceau comme ils se détachèrent de M. Gambetta, le 17 Août, à Charonne.
Les « esclaves ivres » empêchèrent le grand orateur de se faire entendre et
inaugurèrent ces réunions tapageuses, ce régime « de servitude par la
violence », qui est la négation même de la liberté. Elu dans la première
circonscription de Belleville, mis en ballottage dans la seconde, Gambetta se
désista dans celle-ci, entre le premier et le second tour de scrutin. C'était
sa réponse à ceux qui l'avaient accusé de vouloir se faire plébisciter.
Quelques-uns de ses accusateurs, élus à Paris au premier tour, maintinrent au
second leur candidature en province et furent élus, ce qui était d'ailleurs
fort légitime et ne mettait nullement en péril les institutions
républicaines. Aux
élections des 21 Août et 4 Septembre 1881, plus de 5 millions de suffrages
furent accordés aux républicains, contre 1.700.000 aux monarchistes de toutes
nuances. La Chambre de 1877 avait compté au maximum 394 républicains contre
141 réactionnaires ; le nombre des républicains, après les élections
générales de 1881, fut porté à 467 et celui des réactionnaires réduit à 90.
M. Jules Ferry avait prédit juste l'opposition avait perdu plus de cinquante
voix. Le mois
de Septembre aurait été très calme, en l'absence de tout événement politique
un peu notable, sans les discours que prononcèrent au Neubourg M. Gambetta, à
Saint-Dié M. Jules Ferry et sans le Manifeste lancé par l'Extrême Gauche
contre le Ministère. Au Neubourg M. Gambetta engageait ses auditeurs et tout
le parti républicain à marcher d'une manière pondérée et modérée. Il
déclarait qu'il serait peu sage de remettre en question, dès la rentrée de la
Chambre, la législation électorale. A Saint-Dié M. Jules Ferry laissait
percer son désir de rester au pouvoir, après l'éclatante manifestation du
suffrage universel qui pouvait s'interpréter comme une approbation de sa
politique. MM. Delattre et Louis Blanc avaient demandé au Président du
Conseil, vu la gravité renaissante des affaires d'Afrique, de convoquer les
Chambres. M. Jules Ferry s'y refusa, parce qu'il existait deux Chambres des
députés, celle de 1877 qui devait vivre jusqu'au 14 Octobre et celle de 1881
qui vivait virtuellement depuis les scrutins du 21 Août et du 4 Septembre or
l'existence de deux Chambres des députés équivalait à l'absence totale de
Chambre et c'était le Gouvernement qui s'était, par sa faute, placé dans
cette situation inextricable. Au sortir de l'entrevue que le Président du Conseil
leur avait accordée, les délégués de l'Extrême Gauche résumaient ainsi, dans
un Manifeste peu patriotique à leurs électeurs, la politique du Cabinet Ferry :
« L'embrasement de l'Afrique n'est pas le seul malheur qui soit sorti de
cette fatale expédition de Tunisie. A qui est-il nécessaire d'apprendre
qu'elle risque de briser les liens qui nous unissent à l'Italie qu'elle a
inquiété l'Espagne qu'elle a éveillé les défiances de l'Angleterre qu'elle
nous a présentés à l'Europe comme toujours tourmentés par l'esprit de
conquête et que là est le secret de l'artificieux empressement mis par M. de
Bismarck à l'encourager ? » Etudions
donc d'un peu près la politique extérieure qui provoquait de si amères, de si
injustes critiques. Nous avons indiqué les changements introduits dans le
personnel de l'administration centrale par M. Barthélemy Saint-Hilaire. Avec
ces changements avaient coïncidé l'envoi de M. de Mouy comme ministre de
France à Athènes et celui d'un député, M. Boissy d'Anglas, comme ministre de
France ~u Mexique. Les relations diplomatiques avec ce pays, interrompues
depuis la malheureuse guerre de Napoléon III, se trouvèrent reprises. Au même
moment se place l'occupation par l'Angleterre des Nouvelles-Hébrides que le
vice-amiral Dupetit-Thouars avait visitées en 1877 et qu'il pouvait occuper
alors aussi facilement que le fit l'Angleterre trois ans plus tard ; mais
l'opinion en France avait une défiance maladive de tout ce qui ressemblait à
une conquête même pacifique, sans argent dépensé ni sang versé, et le
Gouvernement n'était autorisé à sortir de son recueillement que pour jouer sa
partie dans le concert européen, aux conditions fixées par le Congrès de
Berlin. La
question d'Orient en était toujours au même point. Le 23 Septembre et le 4
Octobre 1880, la Porte faisait au sujet des affaires d'Arménie, du Monténégro
et de la Grèce des réponses qui semblaient un défi à l'Europe. Huit jours
plus tard le vent avait changé, les dispositions étaient plus conciliantes
et, par la Note du 12 Octobre, la Turquie s'engageait à livrer Dulcigno au
Monténégro. Mais la
Turquie, avec l'appui secret de M. de Bismarck, ne faisait une concession sur
un point que pour résister sur un autre : elle se refusait à exécuter
les décisions de la Conférence de Berlin, relatives au tracé turco-grec.
Dervich Pacha, chargé de remettre Dulcigno aux Monténégrins, ne s'acquittait
de sa mission que le 26 Novembre, malgré la Ligue albanaise, et la flotte
internationale, qui n'attendait que ce prétexte, se disloquait. La question
grecque revenait encore au premier plan. M. Barthélemy Saint-Hilaire, pour en
finir, proposa un arbitrage aux puissances la Porte refusa de s'y soumettre,
le sultan réunit les ambassadeurs des puissances à Constantinople pour
s'entendre directement avec eux et la solution fut de nouveau reculée. C'est
alors que furent publiées, dans les journaux de Vienne et de Londres, trois
circulaires de M. Barthélemy Saint-Hilaire des 24 et 28 Décembre 1880 et 7
Janvier 188J elles étaient conçues en termes peu sympathiques pour la Grèce
dont la France avait embrassé chaleureusement la cause sous les deux
Ministères précédents. Ce revirement amena une interpellation de M. Antonin
Proust à la Chambre, suivie d'un ordre du jour approuvant la politique de
paix pratiquée par le Gouvernement (7 Février 1881). Quinze jours après, nouvelle
interpellation provoquée celle-là par la publication au Livre Bleu anglais de
deux lettres d'Edwin Corbett, ministre d'Angleterre à Athènes, qui donnaient
des détails sur la vente de 30.000 fusils français aux Grecs et sur la
mission projetée du général Thomassin. L'interpellation Devès se termina par
le vote de l'ordre du jour pur et simple. Nous ne l'avons rappelée que pour
signaler le discours que prononça Gambetta, sur une mise en demeure courtoise
de M. Pascal Duprat. Le Président de la Chambre se défendit d'avoir exercé la
moindre action sur le Ministère en fonctions et sur celui qui l'avait
précédé. Il avait certes des opinions personnelles sur la politique
extérieure, mais il s'imposerait la plus grande réserve, jusqu'au jour où il
conviendrait à son pays de le désigner nettement pour un autre rôle. Une
troisième interpellation faite au Sénat par le duc de Broglie sur le même
sujet le 24 Février, une quatrième à la Chambre par M. Clémenceau le 5 Mars,
avança peu la question grecque. Au mois de Mai seulement, par une convention
en date du 22, la Grèce accepta le tracé modifié par la Conférence de
Constantinople. Cette convention, prescrivait aux Turcs d'évacuer, dans le
délai de cinq mois, les territoires cédés à la Grèce. Dès lors l'attention de
notre office des Affaires Étrangères pouvait se reporter de l'Orient sur
l'Afrique et de la politique extérieure sur la politique coloniale. Maîtresse
de l'Algérie, la France ne pouvait se désintéresser de ce qui se passait dans
la Tunisie qui n'est qu'un prolongement de l'Algérie nous avons, en effet,
300 kilomètres de frontières communes avec la Tunisie et nous possédions pour
100 millions de francs de la dette tunisienne qui s'élève à 125 millions. Nos
intérêts dans la Régence étaient énergiquement défendus par notre consul
général, M. Roustan. Ceux de l'Italie l'étaient avec plus d'âpreté encore par
son consul, M. Massio. A son instigation une délégation de la colonie
italienne de Tunis avait été saluer le roi Humbert à Palerme, lors de son
premier voyage en Sicile. M. Massio avait de plus très habilement exploité
l'émotion qui s'était emparée du monde musulman, depuis la guerre des Russes contre
les Turcs, enveloppé d'intrigues compliquées le Bey Mohammed es Sadock et
poussé ce souverain, absolu mais faible, à refuser toute faveur et toute
justice à nos nationaux. Une Société marseillaise acquiert-elle le domaine de
l'Enfida, un juif de Gibraltar, Joseph Lévy, sujet anglais, prétend exercer
sur l'Enfida le droit de Cheffaa et il faut recourir au Cheikh-al-Islam, qui,
de Constantinople, déclare la Société marseillaise légitime propriétaire.
Battu sur ce terrain, M. Massio cherche à nous faire retirer les travaux de
chemin de fer qui nous ont été concédés. La Société Bône-Guelma reçoit
l'ordre de ne pas poursuivre la ligne de Tunis à Sousse. Avec une Chambre qui
redoutait jusqu'aux apparences d'une guerre, ces manquements à la parole
jurée, auraient pu rester impunis, ces violations de contrats auraient pu
durer longtemps, malgré les énergiques réclamations de M. Roustan, si le Bey,
mieux obéi chez lui, avait au moins réussi à empêcher les incursions des
tribus de la frontière sur le territoire algérien. Les
plus indépendantes de ces tribus, et aussi les plus pillardes occupaient une
région montagneuse, la Khroumirie, comprise, au nord-ouest de la Régence,
entre la Medjerdah et la mer. Leurs incursions dans les cercles de la
province de Constantine les plus rapprochés de la frontière étaient
constantes et toujours accompagnées d'actes de banditisme, de rapines et
d'enlèvement de bestiaux. Le 30 et le 31 mars elles pénétraient en force sur
notre territoire et livraient, au sud de la Calle, à quelques compagnies
rassemblées à la hâte, un combat en règle qui durait plusieurs heures. Il
était temps d'aviser. Le Gouvernement français lut, le 4 Avril, au Sénat et à
la Chambre des Députés, une Déclaration où il annonçait que toutes les
mesures étaient prises pour mettre fin à une situation intolérable. La
Déclaration rencontra un assentiment unanime. Au Luxembourg comme au
Palais-Bourbon, on crut évidemment qu'il s'agissait de quelques mesures de
police, de quelques opérations de gendarmerie le Gouvernement le crut comme
les Chambres, et ni ce jour-là, ni lorsqu'il demanda pour ces opérations un
crédit de 6 millions qui fut accordé sans marchander, il ne fut parlé de
guerre, de conquête ou d'annexion. Le H Avril, en réponse à une
interpellation de M. Janvier de la Motte, le Président du Conseil répète
qu'il ne poursuit pas de conquête, et la Chambre par 322 voix contre 124 lui
vote un ordre du jour de pleine confiance. Le 12 Mai, au moment même où M.
Roustan et le général Bréart étaient encore au Bardo, il répudie une fois de
plus tout projet d'annexion et le 19 Mai le traité de Kasar-Said ou du Bardo
est voté à l'unanimité dans les deux Chambres, après des réserves vagues,
timides de MM. Clémenceau, Delafosse et Cunéo d'Ornano à la Chambre, de M. de
Gontaut-Biron au Sénat. On le
voit, dès le premier jour, le Gouvernement s'est défendu de vouloir et de
faire la guerre. Si le général Farre réunit en trois semaines une armée de
26.000 hommes, ce n'est pas pour faire la guerre, c'est pour replacer des
tribus rebelles sous l'autorité du Bey. On a même offert au Bey de coopérer
avec ses troupes au rétablissement de l'ordre il a refusé et protesté ;
malgré lui et sans lui nos soldats n'en poursuivent pas moins l'œuvre
commencée qui doit être tout à son profit aussi bien qu'au nôtre. Jusqu'à la
fin de l'expédition, même dans ses discours du mois de Novembre, M. J. Ferry
a affirmé le caractère pacifique de notre intervention, et il ne pouvait pas
faire autrement, puisque la Constitution de 1875 subordonnait toute
déclaration de guerre au consentement du Parlement. Or
l'opposition du Parlement français à la guerre était plus à craindre que
celle de l'Europe à notre expansion coloniale. La lettre de lord Salisbury du
7 Août 1878 laissait carte blanche à notre Gouvernement et, bien avant les
engagements des 30 et 31 Mars, il aurait pu réprimer les brigandages des
Khroumirs et les menées des Italiens. Les protestations de la Porte,
revendiquant sur la Régence une suzeraineté qu'elle n'avait jamais exercée de
fait, n'étaient pas plus redoutables que celles du Bey lui-même se réclamant
de cette suzeraineté. Il suffit, pour les arrêter et répondre aux Notes des
27 Avril et 3 Mai, que M. Tissot tînt un langage très ferme à Constantinople.
Le 7 Mai, il déclara que la France verrait un casus belli dans l'envoi
des navires ottomans à la Goulette les navires ottomans ne partirent pas.
Quant à l'Italie, ses réclamations, plus bruyantes, eurent le même insuccès.
Il était difficile de prendre au sérieux les craintes d'une puissance qui ne
s'était jamais inquiétée de la présence des Anglais à Malte et qui se disait
menacée par celle des Français à Bizerte et à Tunis. Quant à prétendre que
notre action en Tunisie a précipité l'Italie dans la Triple Alliance, c'est
une affirmation gratuite l'union de l'Italie avec l'Allemagne et l'Autriche
se serait faite, même si nous n'avions pas été à Tunis elle se serait faite,
peut-être plus vite encore, si nous avions laissé l'influence italienne
anéantir la nôtre dans la Régence. Le
Gouvernement français, rassuré sur les dispositions de l'Europe, put agir
énergiquement, dans la période qui s'étend du 30 Mars au 12 Mai 1881. Avec
l'armée qu'il avait su réunir sans recourir à la mobilisation, sans appeler
les réservistes et sans trop dégarnir l'Algérie, il entoure la Khroumirie, où
nos troupes, sous le commandement des généraux Delebecque et Logerot, ne
rencontrent guère d'autres difficultés que celles qu'offre le terrain. Elles
en triomphent, et pendant que les deux colonnes se réunissent dans la vallée
de la Medjerdah, le général Bréart, parti de Bizerte avec une simple escorte,
rencontre M. Roustan aux portes de Tunis, se rend avec, lui auprès du Bey et
lui impose le -traité du Bardo qui établit le protectorat français dans la
Régence. Mohammed es Sadock terrorisé proteste, pour la forme, mais signe «
puisqu'il ne peut pas faire autrement » (12 Mai 1881). A la
fin du mois de Mai 1881 tout était donc heureusement terminé : au triple
point de vue de l'action militaire, des conséquences diplomatiques et de
l'effet produit sur le Parlement et sur l'opinion. Malheureusement les
événements qui s'étaient accomplis dans la Régence eurent leur contrecoup
inévitable dans l'Algérie et en particulier dans la province d'Oran. Là
vivait et s'agitait un Arabe fanatique, Bou Amema, né vers 1840, à Figuig,
qui avait fait souvent le voyage de La Mecque en passant par Tunis et qui
devait sa célébrité à ce pieux pèlerinage, peut-être plus encore à ses
talents comme ventriloque et comme prestidigitateur. Œil vif, air sournois,
geste prompt, caractère sarcastique, parlant bien l'espagnol et l'italien,
comprenant le français mais ne le parlant pas, Bou Amema, thaumaturge et
soldat, illuminé et pratique, avait plus de qualités qu'il n'en fallait pour
entrainer à sa suite quelques milliers de bandits et de fanatiques. Il bat
l'estrade dans la région comprise entre Saïda, Frenda, Tiaret et Geryville,
rencontre les troupes du colonel Innocenti, les disperse, va massacrer les
Espagnols qu'il surprend sans défense dans les chantiers d'alfa de Saïda,
échappe au colonel Mallaret envoyé à sa poursuite et disparait dans le
Sud-Ouest, aux confins de la province d'Oran et du Maroc. A ces
nouvelles, l'émotion fut immense en Algérie et en France. On fit retomber
toute la responsabilité de ces malheureux événements sur le gouverneur
général, M. A. Grévy, qui avait été informé, dès le commencement de l'année
1880, des mouvements qui se préparaient dans le Sud-Oranais et qui n'avait
rien fait pour les prévenir. A la Chambre, en réponse à l'interpellation des
députés algériens, a l'acte d'accusation irréfutable dressé par M. Henri
Brisson[5] contre tous ceux qui avaient
été mêlés à cette affaire, le Président du Conseil, pour couvrir M. Albert
Grévy, rejeta toute la responsabilité sur les chefs militaires. Par 249 voix
contre 119 la Chambre accorde la priorité à un ordre du jour présenté par MM.
Jacques et Gastu, exprimant le vœu que l'on assure désormais la sécurité de
l'Algérie. On peut croire que cet ordre du jour va être adopté. A la surprise
générale, la Chambre le rejette par 236 voix contre 220 et donne 249 voix
contre 171 à un ordre du jour de M. Méline, ainsi libellé : « La Chambre,
confiante dans la fermeté du Gouvernement pour prendre les mesures
nécessaires à la sécurité de l'Algérie et déterminer les responsabilités
encourues ; passe à l'ordre du jour. » La confiance s'y trouvait, mais
combien atténuée En même temps qu'elle l'exprimait, la Chambre approuvait les
critiques si fondées des députés algériens et de M. Henri Brisson. Pour
déterminer « les responsabilités encourues », le Gouvernement remplaça
le général Osmont, à la tête du 19~ corps, par le général Saussier et le
général Cerez, à la tête de la division d'Oran, par le général Delebecque.
Pour assurer la sécurité de l'Algérie, il dégarnit de troupes la Tunisie et
les mouvements des Arabes pillards se produisirent presque instantanément sur
les frontières de la Tripolitaine Sfax est occupé par eux et les Européens
doivent se réfugier sur notre escadre. Il fallut bombarder Sfax, s'emparer de
l'île Djerba et de Gabès, pendant que le général Logerot contenait les tribus
frémissantes de l'intérieur, pour rétablir l'ordre dans la Tunisie et
refouler les pillards dans la Tripolitaine. Le Ministère fut soupçonné
d'avoir des visées sur la Tripolitaine comme il en avait eu sur la Tunisie et
le duc de Broglie interpella M. Barthélemy Saint-Hilaire à cet égard. En
quelques mots, le ministre des Affaires Etrangères se défendit d'avoir jamais
eu une pensée aussi extravagante. Ce n'était pas le moment d'étendre notre
action, quand, à des signes certains, on reconnaissait que le monde musulman
était profondément agité dans toute l'Afrique septentrionale, qu'il s'était
partout levé à l'appel du Sultan contre les Roumis. D'ailleurs le mois d'Août
approchait, les élections allaient avoir lieu et il fallait qu'elles se
fissent avec les apparences de la paix. Le Gouvernement, au moment de la
séparation des Chambres, se débattait au milieu des difficultés
constitutionnelles et militaires qu'il s'était créées, en se refusant à
avouer qu'il s'agissait d'une vraie guerre et qu'il fallait la préparer
sérieusement et régulièrement. Pendant
les vacances l'attention du public, d'abord absorbée par les élections
générales, ne tarde pas à se reporter sur les affaires extérieures.
L'entrevue du vieux Guillaume et du nouveau czar Alexandre III à Dantzig
émeut médiocrement l'opinion. Elle reste, par malheur, à peu près aussi
indifférente aux graves événements qui se passent en Égypte et qui menacent
si sérieusement notre influence dans ce pays. Nos intérêts essentiels sont
sacrifiés à un désir exagéré d'entente avec l'Angleterre. Aux conseils de M.
de Ring, notre consul général au Caire, qui aurait voulu que l'on ne
s'aliénât pas le parti national égyptien, l'on préfère ceux de M. de
Blignières, le contrôleur général français, et après l'émeute militaire du
Février1881, M. Barthélémy Saint-Hilaire rappelle en France M. de Ring. Dès
lors les Anglais ont le champ libre. Au mois de Septembre le soulèvement
d'Arabi Pacha amène la destitution de Riaz Pacha et la nomination de Cherif
Pacha que les Anglais approuvent et sanctionnent, bien que ces événements
soient un coup sensible porté au contrôle anglo-français mais les Anglais
devaient se retourner à temps et exploiter à leur profit l'esprit
d'insubordination militaire, aussi bien que les velléités parlementaires des
notables que Cherif-Pacha avait convoqués. Le Nord
de l'Afrique, de la Tripolitaine au Maroc, était alors trop profondément
agité pour que notre diplomatie pût veiller d'un peu près à ce qui se passait
sur le Nil. Au mois de Septembre le Gouvernement français, par les décrets
dits de rattachement, avait adopté le système le mieux fait pour enlever
toute autorité au gouvernement général de l'Algérie et pour soustraire à
toute responsabilité le gouverneur lui-même et les ministres, dont il
dépendait. Au lieu de le subordonner à un ministre unique, on le subordonnait
à tous les membres du Cabinet, et tous ses services étaient rattachés à ceux
des administrations centrales. Quant au budget algérien, il était rattaché
par morceaux inégaux aux chapitres du budget national. C'était l'organisation
administrative du désordre, de la confusion et surtout de la
non-responsabilité. Ce système vicieux devait à la longue produire de
funestes résultats, même en temps de paix. Dans l'Algérie troublée de 1881,
l'annihilation du gouverneur a des conséquences immédiates qu'il serait
injuste d'imputer au seul M. Albert Grévy. Les
incendies accompagnent toujours les mouvements du fanatisme musulman 60
kilomètres carrés de forêts sont brûlés dans la province de Constantine. Qui
punit-on ? Les tribus les plus voisines du sinistre, lesquelles sont plus
victimes que coupables. Dans la province d'Oran, Négrier rase la mosquée
d'El-Abiod-Sidi-Cheikh et transporte à Geryville le corps du marabout. Ses
mesures ont été si mal prises qu'il n'a pu mettre la main que sur des
reliques peu authentiques. A Figuig les tribus pillardes peuvent s'approvisionner
impunément d'armes et de munitions personne ne fait obstacle à cette
contrebande et à ce banditisme. Convient-il de rendre le ministre de la
Guerre responsable de ces fausses manœuvres, de ces mesures incomplètes, de
ces contradictions ? Non pas, car l'action militaire du général Farre est
contrariée par l'action politique de ses collègues du Cabinet. Au début du
mois de Septembre il décide avec leur assentiment de maintenir sous les
drapeaux la classe 1876. Le 17 Septembre le vent a tourné il rapporte ses
ordres et la classe de 1876 est renvoyée dans ses foyers. La même
incohérence se constate dans nos rapports avec la Tunisie Mustapha ben
Ismaïl, le premier ministre du Bey, qui nous est hostile, est remplacé par
Mohammed Kassadar, chef du parti vieux musulman. Cette mesure a été trop
tardive, mais les bons effets ne tardent pas à s'en faire sentir les troupes
beylicales sortent de leur inertie et livrent à Testour un combat heureux aux
insurgés, le 27 Septembre. Nous-mêmes, nous nous décidons à montrer plus
d'activité. Nous entrons enfin à Tunis le ')0 octobre et nous préparons
habilement et vigoureusement la marche concentrique du général Étienne qui
part de Sousse, des généraux Logerot et Sabattier qui partent de Zaghouan, du
général Forgemol qui part de Tebessa pour se rencontrer à Kairouan. Cette
belle manœuvre, qui fit honneur au général Saussier, fut admirée en Europe
par tous les hommes compétents. En France l'impopularité du Cabinet était si
grande que l'on accueillit la nouvelle de l'entrée de nos troupes à Kairouan,
qui coïncida avec la réunion de la nouvelle Chambre, avec des huées, des
exclamations ironiques ou des sourires méprisants. Il semble, à lire le
compte rendu officiel de la séance de la Chambre des députés, que le
Président du Conseil ait voulu faire une bonne plaisanterie dont personne n'a
été dupe. Dès le 4 Novembre M. Jules Ferry avait déclaré que le Cabinet était
démissionnaire aussi les interpellations ou plutôt les explications sur les
affaires d'Afrique, qui occupèrent quatre séances, se rattachent-elles plutôt
à l'histoire du Ministère suivant. Le 10
Novembre, la démission du Ministère Ferry était remise officiellement au
Président de la République et cette administration, sous laquelle s'étaient
accomplies de grandes choses, prenait fin au milieu d'une indifférence à peu
près générale. C'est que l'on sentait bien que le Ministère n'avait plus
qu'une existence nominale depuis le renouvellement de la Chambre c'est que
les événements du Sud oranais et de la Tunisie avaient inquiété ou lassé
l'opinion c'est que les attaques sans mesure de la presse opposante,
conséquence trop prévue de la loi nouvelle, avaient perverti le bon sens
public et créé un état d'esprit aussi peu favorable que possible aux
jugements équitables. Le
Cabinet présidé par M. Jules Ferry méritait mieux que la brève et dédaigneuse
oraison funèbre qui lui fut faite, même par les journaux républicains
modérés. En dehors des grandes lois votées définitivement sous ce Ministère,
le renouvellement de la Chambre de 1877 et l'expédition de Tunisie restent
des titres sérieux à la reconnaissance nationale. La Chambre de 1877, élue en
pleine lutte et pour la lutte, avait été incapable de former une majorité et
de faire vivre un Ministère. A cette Assemblée, plus ardente que sage, plus
révolutionnaire que gouvernementale, le pays saurait-il substituer une
Assemblée animée à la fois de l'esprit de progrès et de l'esprit de
conservation républicaine ? Le Cabinet lui en fournit les moyens par la
neutralité qu'il sut garder, par le respect de la liberté électorale dont il
ne se départit jamais. Sous sa direction, la France fit un pas immense dans
la voie démocratique et, de ce progrès, il faut savoir gré au Gouvernement
qui l'a rendu possible. Il faut
aussi lui savoir gré de l'établissement en Tunisie d'un régime qui n'offre
pas les inconvénients de l'annexion pure et simple et qui n'impose pas
d'aussi lourdes charges. Sans doute on peut discuter la politique qui a
consisté à détourner momentanément nos regards de la trouée des Vosges ; on
peut soutenir qu'il était possible d'établir en Tunisie un condominium
franco-italien analogue au contrôle anglo-français en Égypte et, par suite,
de ne pas nous aliéner les sympathies italiennes. Mais ce n'est pas en 1881,
c'est en 1878 que la faute fut commise, si faute il y eut, et MM. Ferry et Barthélémy
Saint-Hilaire pouvaient difficilement revenir en arrière, en deçà de MM. de
Freycinet et Waddington. Aux questions engagées il fallait donner une
solution et l'agitation dans le monde musulman, dont les troubles de la
Khroumirie ne furent qu'un incident, avait commencé avant le Congrès de
Berlin, dès la guerre Russo-Turque. Au lieu de se laisser hypnotiser par
notre frontière béante, M. Jules Ferry comprit qu'il y avait pour nous
d'autres champs d'activité il conçut pour la France tout un plan d'extension
coloniale cette conception n'est pas d'un homme d'État vulgaire. Malheureusement
M. Jules Ferry ne sut faire partager ses convictions ni à la majorité des
Français, ni à la majorité de la Chambre. Trop certain que si ses projets
étaient connus ils ne seraient pas approuvés, dans l'état de pusillanimité où
nous avaient mis nos désastres, il ne les avoua jamais qu'à moitié. II fit la
guerre sans la déclarer, il engagea les dépenses sans le dire, il annexa des
territoires à la France en déguisant l'annexion sous le nom de protectorat.
Il traita les représentants du pays comme de grands enfants auxquels on ne
révèle que des parcelles de vérité, et les Français comme une masse
ignorante, incapable de comprendre certaines nécessités, de s'associer à une
politique ferme et hardie. I) se défia des élus, il se défia des électeurs
pour tout dire, il se défia un peu de lui-même, se sentant mal soutenu par en
haut et miné par en bas. Il lui fallut une véritable force d'âme, une
persévérance et une ténacité remarquables pour aller droit son chemin dans
une région si nouvelle pour lui. Aussi l'homme parlementaire par excellence
ne put-il agir avec un peu de suite et de liberté qu'en l'absence du
Parlement, dans ce véritable interrègne qui s'étend entre la séparation de la
Chambre de 1877 et la réunion de la Chambre de 1881. Qui peut dire quelle
conséquence auraient eues et la facile répression des Khroumirs et le traité
du Bardo si vivement obtenu, et la Tunisie si aisément protégée, si M. Jules
Ferry n'avait pas eu, grâce au renouvellement de la Chambre, la possibilité
de gouverner durant trois mois à l'abri du contrôle législatif ? Nous
avons relevé toutes les fautes commises par M. Jules Ferry durant son premier
ministère. Il faut ajouter à sa décharge que la principale responsabilité
n'en retombe pas sur lui. Les conditions les plus élémentaires de bon
fonctionnement du régime parlementaire imposaient au Président de la
République, pour la présidence du Conseil, un choix que le Président de la
République ne voulut pas faire. A défaut de l'homme en qui s'incarnait la
démocratie, à la fois triomphante et assagie, à défaut de Léon Gambetta,
Jules Ferry était plus désigné qu'aucun autre par son courage, par le
sentiment qu'il avait des nécessités gouvernementales, par sa conception
hardie et prudente à la fois de la politique extérieure. En dehors du mode de
scrutin pour l'élection des députés, il n'était en dissentiment avec Gambetta
sur aucune question fondamentale et, quand le scrutin de liste eut été rejeté
par le Sénat, il comprit si bien l'utilité de l'alliance avec Gambetta, qu'il
fit au Président de la Chambre des avances significatives, qu'il calqua son
programme sur le sien, qu'il adopta son projet de révision limitée. Quand la France eut à choisir entre la politique de la Gauche républicaine et celle de l'Union républicaine, entre Jules Ferry et Léon Gambetta, elle donna, par les élections générales, le même nombre de soldats aux chefs de ces deux grands groupes parlementaires. Leur politique étant la même, leur idéal de gouvernement identique, leur patriotisme égal, c'est au chef de l'Etat qu'il appartenait, dès son avènement au pouvoir, de faire l'unité, de confondre la Gauche républicaine et l'Union républicaine dans un grand parti de gouvernement, qui existait virtuellement dans la Chambre de 1877, comme dans la Chambre de 1881, que Gambetta seul avait pu dégager dans la Chambre de1877, que Ferry seul, après la disparition de Gambetta, devait pouvoir dégager dans la Chambre de 1881. |