HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE III. — LE PREMIER MINISTÈRE JULES FERRY.

Du 23 Septembre 1880 au 14 Novembre 1881.

 

 

Le Cabinet du 23 Septembre. — La loi sur l'instruction secondaire des jeunes filles. — L'internat. — Les programmes de l'enseignement des jeunes filles. — Conséquences de la loi Camille Sée. — Loi du 16 Juin 1881 sur les titres de capacité. — La loi du 16 Juin 1881 sur la gratuité. — Premières discussions, à la Chambre, de la loi du 28 Mars 1882. — La loi du 30 Juin 1881 sur le droit de réunion. — La loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse devant les deux Chambres. — La loi sur la presse. — La presse, le jury et la magistrature. — Les bienfaits de la liberté. — Rejet de la loi sur les Conseils généraux. — Loi sur l'intendance et sur l'avancement dans l’armée. — Loi sur le réengagement des sous-officiers. — Rejet de la proposition relative au divorce. — Le tarif général des douanes. — Loi du 7 Juillet sur les indemnités aux victimes du 2 Décembre. — Le budget de 1882.
Les vacances parlementaires de 1880. — Les décrets au Sénat. — Début du Cabinet a la Chambre. — Changement dans le personnel des Affaires Étrangères et des Finances. — Mouvement administratif. — L'affaire de Kaulla. — La laïcisation devant le Sénat. — Elections municipales do Janvier 1881. — Ouverture de la session législative de 1881. — Le Tribunal des Conflits. — Scrutin uninominal et scrutin de liste. — Rôle de la question personnelle. — La proposition Bardoux. — Gambetta et le Sénat. — Le scrutin de liste et M. Waddington. — La convocation des électeurs. — Les élections du 21 Août. — Les programmes de Gambetta et de Jules Ferry. — Le Manifeste de l'Extrême Gauche.
La question d'Orient : Monténégro, affaires grecques, discours de Gambetta. — La Tunisie. — La Khroumirie. — Le caractère de l’expédition do Tunisie. — Rôle de la Porte et de l'Italie. — L'expédition française. — Le Sud oranais. — La seconde expédition de Tunisie. — Les affaires d'Egypte. — Les décrets de rattachement. — Réunion de la nouvelle Chambre. — Démission du Cabinet.

 

Le Ministère Jules Ferry fut le Ministère de Freycinet, moins M. de Freycinet, avec MM. Barthélémy Saint-Hilaire aux Affaires Etrangères, Cloué à la Marine, Sadi-Carnot aux Travaux Publics. Les nouveaux ministres remplaçaient M. de Freycinet, l'amiral Jauréguiberry et M. Varroy. Les nouveaux sous-secrétaires d'État furent MM. H. de Choiseul aux Affaires Étrangères et Raynal aux Travaux Publics. Deux des choix faits par M. Jules Ferry prêtaient à la critique. L'amiral Cloué, ancien préfet maritime à Cherbourg, s'était montré peu tendre pour les Républicains. Le Ministre des Affaires Etrangères, six mois avant son avènement au quai d'Orsay. avait adressé à M. Richard Fleischer, de la Deutsche Revue, une lettre où il se montrait trop tendre pour les Allemands et trop admirateur de M. de Bismarck. Dans son ensemble le Cabinet du 23 Septembre méritait un reproche plus grave c'était encore une réunion, une juxtaposition de ministres, tous hommes de talent, plutôt qu'une administration homogène. En outre, le groupe le plus important de la Chambre, l'Union républicaine, n'avait pas plus de représentants dans le Cabinet du 23 Septembre que dans celui du 28 Décembre. Le Président du Conseil passait pour avoir plus de suite dans s les vues, plus de fermeté dans le caractère, il avait certainement plus de décision que M. de Freycinet : là était la principale différence entre les deux administrations.

M. Jules Ferry, en1880, était surtout l'auteur des lois scolaires et comme ces lois resteront son meilleur titre auprès de la postérité, c'est par elles que nous commencerons l'étude des événements très importants qui se sont accomplis sous le premier Ministère qu'il ait présidé. Nous nous attacherons seulement à celles qui ont été votées définitivement et qui sont la loi sur l'instruction secondaire des jeunes filles du 21 Décembre 1880, la loi sur les titres de capacité de l'enseignement primaire et la loi sur la gratuité absolue de l'enseignement primaire dans les Ecoles publiques du 16 Juin 1881.

La loi sur l'instruction secondaire des jeunes filles n'émanait pas du Gouvernement, bien que M. Jules Ferry eût éloquemment démontré sa nécessité dans son célèbre discours du 10 Avril 1870 sur l'Égalité d'éducation[1], bien qu'il pensât que la République ne pouvait pas laisser d'œuvre plus grosse de conséquences que cette réforme. Le mérite de cette initiative revient à un député de Saint-Denis, M. Camille Sée, qui déposa sa proposition sous le Ministère de M. Dufaure, avec l'appui empressé du ministre de l'Instruction Publique d'alors, M. Bardoux, le 28 Octobre 1878. Moins de deux années s'écoulèrent entre le dépôt et le vote c'était l'âge d'or de l'activité parlementaire. Dès le 8 Décembre 1878 la proposition était prise en considération elle était rapportée par son auteur le 27 Mai 1879 et adoptée en première délibération le 15 Décembre de la même année. Un mois après, le 19 Janvier 1880, la seconde délibération mettait aux prises le défenseur attitré de l'enseignement congréganiste, M. Keller, le rapporteur M. Camille Sée et le futur sous-secrétaire d'État de Paul Bert, M. Chalamet. Après l'adoption de l'article 1er stipulant qu'il serait fondé des établissements d'enseignement secondaire de jeunes filles, M. Jules Ferry prit la parole sur l'article 2, ainsi conçu : Le ministre de l'Instruction Publique, après entente entre les Conseils généraux et les Conseils municipaux, déterminera les départements et les villes où seront fondés les établissements qui recevront des internes et des élèves externes.

Cet article imposait ce que M. Jules Ferry appelait l'internat obligatoire. Or, M. Jules Ferry était aussi opposé à ce régime que M. Camille Sée y était favorable. Il redoutait pour l'État les dépenses qu'entraîneraient la construction des internats et surtout la responsabilité qui serait assumée par lui d'une éducation très délicate dirigée par des maîtresses encore novices. La Chambre donna raison au ministre par 453 voix contre 12, supprima l'article 2 et le remplaça par l'article suivant. « Le ministre ouvrira dans les départements des établissements d'externes il pourra, après entente avec les Conseils généraux et les Conseils municipaux, y adjoindre des internats. »

Expérience faite, il faut reconnaitre que les 12 avaient raison contre les 453. L'absence d'internats est sans inconvénients dans les très grandes villes, où l'on trouvera toujours des établissements libres laïques pour recevoir comme internes les jeunes filles qui voudront suivre comme externes les cours du lycée ou du collège. Dans les villes moyennes et à plus forte raison dans les petites, les familles éloignées du centre urbain seront bien obligées de mettre leurs enfants dans les maisons religieuses. Les études commencées dans ces maisons y seront continuées, et le lycée ou le collège, avec son externat, devra se contenter de la clientèle des familles urbaines il sera ainsi condamné, dès le début, à un effectif restreint. Les critiques dirigées contre l'internat des filles eurent une autre funeste conséquence elles ne furent pas sans influence sur l'internat des garçons. C'est à cette époque que commence à se faire sentir, dans les seuls établissements de l'État, une diminution du nombre des pensionnaires qui atteindra, en moins de quinze ans, l'énorme proportion de 50 p. 100 de l'effectif et qui creusera une diminution presque équivalente dans le budget des recettes des lycées ou des collèges. L'État et les villes seront forcés de combler le déficit. La loi ne rencontra pas d'autres objections à la Chambre elle fut adoptée par 337 voix contre 123 et transmise au Sénat le 27 Janvier.

La mort du premier rapporteur, le docteur Broca, qui fut remplacé par Henri Martin, fit renvoyer la première délibération au 20 novembre 1880. Henri Martin cita l'exemple de la Prusse, de la Russie et du Japon qui avaient institué un enseignement national des jeunes filles. M. Jules Ferry prit la parole pour expliquer les mots qui avaient été ajoutés par la commission sénatoriale au texte voté par la Chambre. Ces mots s'appliquaient à l'article 2 et fixaient la responsabilité des Conseils municipaux, en cas de création d'internats. M. Jules Ferry déclara que l'internat pour les garçons et pour les filles était à ses yeux non pas un mal nécessaire, mais « une nécessité d'un état social qui s'améliorera sur ce point comme sur beaucoup d'autres. » « L'Université, ajouta-t-il, n'a aucun goût pour l'internat. » Il convenait de rappeler ces déclarations faites du haut de la tribune par le Grand-Maître de l'Université, habilement exploitées par les concurrents de l'Université et qui expliquent trop bien la dépopulation des internats universitaires. Comment les parents seraient-ils tentés de confier leurs enfants à des hommes qui n'ont aucun goût pour le régime d'éducation qu'ils dirigent, à des hommes qui espèrent bien qu'à un état social meilleur correspondra la disparition complète de ce régime ?

L'article 2 modifié fut adopté par 152 voix contre 128 il avait été énergiquement combattu par M. de Gavardie, affirmant sérieusement que ni Jeanne Hachette ni Jeanne d'Arc ne sortaient d'un internat de jeunes filles. La lutte fut plus longue au Sénat sur l'article 4 qui déterminait les programmes des futurs établissements de jeunes filles. Au nombre des matières de l'enseignement figurait la morale. M. Chesnelong aurait voulu que la morale fût qualifiée de religieuse. Il attaqua le Gouvernement avec véhémence ; lui reprochant de vouloir donner aux filles une éducation sans Dieu et contre Dieu

Tout l'intérêt de la discussion se résuma dans les réponses que le Président du Conseil fit tour à tour à MM. Chesnelong et Jules Simon. A M. Chesnelong M. J. Ferry déclara que ce n'était pas bannir l'enseignement religieux de l'éducation des jeunes filles que de remettre cet enseignement aux hommes les plus compétents, les seuls compétents pour le donner. Il ajouta que la loi était une loi de liberté de conscience, aussi bien pour l'élève que pour le maître qui ne serait plus réduit à enseigner ce qu'il ne croyait pas et it mit M. Chesnelong en contradiction avec lui-même, en prouvant que sa thèse était celle d'un séparatiste, non celle d'un partisan du maintien du Concordat. M. Jules Ferry se déclara, quant à lui, très partisan du maintien et répéta cette formule, déjà indiquée a la Chambre, comme représentant la vraie pensée du Gouvernement : « Il n'y a pas en France de religion d'État, mais il n'y a pas non plus d'irréligion d'État. »

A M. J. Simon, prétendant que l'on ne trouverait pas dans toute l'Université l'excellent professeur capable de faire un bon cours de morale, M. J. Ferry répondit en opposant au Jules Simon sénateur et homme politique le Jules Simon universitaire qui n'avait jamais été autre chose qu'un excellent professeur de morale. L'article 4 fut adopté par 140 voix contre 129, puis l'ensemble de la loi. La seconde délibération fut fixée au 9 Décembre 1880.

La question de l'internat fut rouverte sur l'amendement de M. de Voisins-Lavernière, édictant que les nouveaux établissements ne pouvaient être que des externats et M. Jules Ferry dut remonter une fois encore à la tribune. Il atténua un peu ses déclarations antérieures relatives à l'internat, et l'amendement fut rejeté par 1S7 voix contre 132. Mais la Droite était infatigable dans son opposition et un discours du duc de Broglie sur l'article 4 inspira au Président du Conseil une apologie de l'Université, considérée comme éducatrice et particulièrement comme éducatrice de morale. Le ministre montra fort bien que l'on peut enseigner la morale, sans se réclamer d'aucun culte ou d'aucune philosophie. Pour achever de convaincre la Droite, il affirma, peut-être un peu gratuitement, que l'Université prise en masse était idéaliste. Mais la Droite ne se laissa pas convaincre et au vote elle opposa 139 voix contre 158 à l'article 4. Sur l'ensemble la minorité se trouva réduite à 117 voix contre 161. Le 14 Décembre la loi était transmise à la Chambre, adoptée sans discussion le 19 et promulguée le 21 Décembre.

C'est une des rares lois émanées de l'initiative parlementaire qui ait réalisé toutes les espérances de ses promoteurs et qui dans l'application n'ait justifié aucune des critiques de ses adversaires. « La vertu de nos filles », comme disait la Droite, n'a subi aucune atteinte, parce que nos filles ont été habituées à se servir.de leur raisonnement. La femme française, quoi qu'en ait dit J.-J. Weiss dans un article paradoxal et retentissant, n'a rien perdu de son attrait, parce que son esprit a été un peu plus cultivé. Elle reste bien la fille d'un pays de bon sens, de mesure et de grâce. Et l'Université qui a dû, en quelques années, improviser tout un personnel de professeurs, de surveillantes, de directrices s'est montrée tout à fait apte à la tâche que lui ont assignée les législateurs de 1880. N'étaient une organisation trop uniforme, des prescriptions trop absolues qui ne conviennent pas également à toutes les parties du territoire et une centralisation trop absorbante, trop oppressive des initiatives individuelles les résultats obtenus en quinze ans et qui sont déjà considérables l'auraient été plus encore. La loi du 21 Décembre, qui a conservé le nom de loi Camille Sée, est, en matière d'enseignement secondaire le vrai titre d'honneur de M. Jules Ferry des pouvoirs publics et du Conseil supérieur de 1880.

Aux noms de Camille Sée et de Jules Ferry, pour cette œuvre spéciale de l'éducation des jeunes filles, il nous sera permis d'ajouter celui de Ch. Zévort, directeur de l'enseignement secondaire, et de citer le témoignage que le ministre de l'Instruction Publique, après M. Gréard, rendait à son collaborateur, le 19 octobre 1887, lors de l'inauguration du lycée Racine, à Paris. « Je voudrais, disait M. Spuller, adresser ici un hommage public à M. Zévort, au vénéré directeur de l'enseigne secondaire, pour qui l'achèvement de cette maison est une véritable fête. Cette journée est comme le couronnement d'une carrière justement honorée ; c'est la récompense de tant d'efforts pour le bien public, de tant de services rendus à l'Université, à l'État et à la France. Messieurs, c'est en voyant de tels hommes, c'est en repassant tout ce qu'ils ont fait pendant plus d'un demi-siècle, c'est en s'inspirant de leurs exemples, c'est en gardant leurs traditions de dévouement au pays qu'on peut nourrir l'espoir d'être inscrit un jour, comme eux et à leur suite, au nombre de ceux à qui la patrie devra quelque gratitude. »

La loi du 16 Juin 1881 sur les titres de capacité de l'enseignement primaire fut également très discutée, parce qu'il n'est pas une mesure, si justifiée soit-elle, qui ne rencontre des contradicteurs. Mais la Droite fit une opposition moins acharnée, soit parce qu'elle jugeait la cause perdue d'avance, soit parce que le Gouvernement fit toutes les concessions compatibles avec le respect du principe de la loi. Ce principe, généralement admis pour l'enseignement primaire et repoussé pour l'enseignement secondaire, consistait à exiger les mêmes preuves de capacité des instituteurs de l'État et des instituteurs libres. Les partisans les plus convaincus de la liberté en matière d'enseignement n'ont pas encore songé à appliquer leurs théories à l'enseignement primaire. Quand, sur 64.688 institutrices, on comptait seulement 2.291 laïques et 30.066 congréganistes non brevetés, la Droite se bornait à affirmer que la lettre d'obédience des congréganistes équivalait à un brevet, c'est-à-dire à un certificat de capacité. Le Sénat donna sa majorité des grands jours, )65 voix contre ÎOS, au projet qui supprimait la lettre d'obédience et autres équivalences.

La loi sur la gratuité, qui porte la même date (16 Juin1881), fut plus contestée au point de vue de l'attribution des 15 ou 16 millions, nécessaires pour assurer cette gratuité, au budget de l'État ou au budget des communes. Le projet avait été présenté dès le 20 Janvier 1880, et le rapport déposé au nom de la Commission, le 11 Mai suivant, par M. Paul Bert. C'est le 8 Juillet que s'ouvrit la discussion. L'évêque d'Angers, Mgr Freppel, prétendait que la loi serait onéreuse pour les finances publiques, nuisible à l'enseignement et désastreuse politiquement et socialement. Jules Ferry se plaça au point de vue démocratique et dit qu'il importait, dans une société comme la nôtre, de faire asseoir sur les mêmes bancs riches et pauvres qui se trouveraient plus tard réunis sous les drapeaux de la patrie. Avec le système de la rétribution sectaire, cette fusion est impossible. le ministre le prouve par de nombreux exemples empruntés aux rapports des inspecteurs généraux de l'enseignement primaire. D'ailleurs le nombre des élèves gratuits augmente sans cesse et la gratuité entre dans les mœurs avant d'être ordonnée par la loi. La rétribution scolaire, outre qu'elle est le plus inique des impôts, favorise la dépopulation, les pères de famille préférant l'école de la ville gratuite à l'école de la campagne payante. Le discours de M. Ferry mit fin à la discussion générale.

Au mois de Novembre 1880, dans la discussion des articles, on chercha les moyens de remplacer les t7 millions de la rétribution scolaire par des ressources nationales ou communales. M. Daguilhon-Pujol aurait voulu que les 4 centimes spéciaux créés par les-lois de 18o0 et de 1878 pour l'enseignement primaire fussent obligatoires dans toutes les communes. Le surcroit des frais scolaires serait retombé sur l’Etat. M. Jules Ferry combattit ce système, trop onéreux pour l'État, le 27 novembre. L'État, si l'on veut faire peser sur lui seul les dépenses obligatoires de l'enseignement primaire, devrait donner non pas 17 millions, mais 40, et il a été fait emploi de tous les excédents disponibles au budget de ')880. L'État ne pouvant disposer de 40 millions, la loi proposée se contente de transformer en centimes obligatoires les centimes facultatifs de la loi de 1867, de prélever le cinquième des dépenses facultatives des communes et d'une manière générale d'égaliser la charge entre toutes les communes. Le système de M. Daguilhon-Pujol fut repoussé par 283 voix contre 183 ; mais on y revint plus tard, puisque les 17 millions en litige furent attribués au budget de l'Etat pour 1882. Votée par la Chambre à la majorité de 356 voix contre 120, la loi fut transmise au Sénat ou elle n'occupa que deux séances en première délibération, et une seule en seconde. Elle revint devant la Chambre le 11 Juin pour être adoptée définitivement.

Les deux lois du 16 Juin 1881 annonçaient et préparaient la loi du 28 Mars sur l'organisation de l'enseignement primaire. Longuement discutée à la Chambre et au Sénat sous le premier Ministère Ferry[2], elle ne devait aboutir que sous le second Ministère de Freycinet, après Je renouvellement sénatorial de Janvier 1882, qui renforça la majorité républicaine de la haute Assemblée et permit à M. Jules Ferry de faire accepter sans modifications graves le texte qui avait obtenu les suffrages de la Chambre de 1877.

 

Nous arrivons, après les lois scolaires, aux deux grandes lois organiques sur le droit de réunion et sur la presse qui furent également, votées sous le premier Ministère Ferry.

Nous avons dit combien avait traîné, devant la Chambre, sous le premier Ministère de M. de Freycinet, la discussion de la loi sur le droit de réunion. Devant le Sénat la discussion fut vivement menée et toutes les restrictions à la liberté de réunion que la Chambre avait admises furent supprimées. C'est que le Sénat était animé du plus ferme libéralisme et savait réunir une majorité pour les solutions les plus larges, toutes les fois que la question religieuse n'était pas enjeu. Dans ce dernier cas, le Centre Gauche dissident se portait à Droite et la majorité changeait de côté. Le Sénat enleva au représentant de l'autorité dans les réunions publiques le droit d'avertissement il ne lui permit la dissolution que s'il y avait désordre matériel il réduisit les délais, entre la déclaration et la réunion, à 24 heures ou à 2 heures, suivant que la réunion était ordinaire ou électorale et à rien si, dans ce dernier cas, elle comportait plusieurs tours de scrutin.

Voici l'économie générale de la loi du 30 Juin 188t. Les réunions publiques sont libres, dit l'article premier, et peuvent avoir lieu sans autorisation préalable. La déclaration (art. 2) doit être signée de deux témoins, dont l'un au moins domicilié dans la commune où la réunion a lieu. Les déclarations sont faites au préfet de police, aux préfets, aux sous-préfets ou aux maires il en est donné récépissé. Les électeurs de la circonscription (art. 5), les candidats, les membres des deux Chambres et le mandataire du candidat peuvent seuls assister à la réunion électorale. Les réunions ne peuvent avoir lieu sur la voie publique (art. 6) et doivent se terminer à 11 heures du soir, à moins que les établissements publics ne restent ouverts au-delà de 11 heures. Les clubs sont interdits (art. 7). Les membres du bureau doivent être au nombre de trois ils doivent interdire tout discours contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs (art. 8). Un fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire peut être délégué pour assister à la réunion (art. 9) il ne peut dissoudre la réunion que s'il en est requis par le bureau ou s'il se produit des collisions ou des voies de fait.

La loi du 30 Juin1881 a subsisté sans modifications depuis dix-sept ans. Bien des réunions ont été tumultueuses et se sont transformées en clubs rouges il serait paradoxal d'affirmer qu'aucun délit n'y a été commis, qu'aucune excitation à commettre un crime ou un délit ne s'y est produite. Mais la répression n'a pas suivi ces violations de la loi, parce que l'expérience a démontré qu'en somme les réunions les plus agitées étaient sans grande influence sur le maintien de l'ordre public. Elles ne sont guère plus efficaces pour la formation des mœurs publiques et pour l'éducation politique des citoyens ; quant à leurs résultats électoraux, ils ne seraient importants que si cette éducation était moins rudimentaire.

L'action de la presse, quoi qu'en aient dit les amateurs de paradoxe, est beaucoup plus pénétrante et la France, dans ce que l'on appelle les couches profondes du suffrage universel ou, pour parler plus simplement, dans les campagnes, dans les petites villes et dans les grandes a été transformée par le journal à un sou. Aussi la discussion de la très importante loi du 29 Juillet 188'), qui abolit toute la législation antérieure et fut comme un Code nouveau, a-t-elle été longue, brillante et parfois un peu confuse à la Chambre, plus nette et animée de l'esprit le plus foncièrement libérai au Sénat.

La Chambre, issue des élections du 14 octobre 1877, se devait à elle-même de réformer la législation qui avait autorisé tous les abus des ministres du 46 Mai aussi fit-' elle de la liberté de la presse une vérité en proposant, par l'organe de son rapporteur, M. Lisbonne, député de l'Hérault,, la suppression de toutes les mesures préventives s'opposant à la publication d'un journal ou d'un article, c'est-à-dire de la déclaration préalable, de l'autorisation administrative, du timbre, du cautionnement et de la censure. Elle établit le jury pour tous les cas autres que la simple contravention. En fait de délits d'opinion, elle n'admit que les outrages envers le Président de la République et les deux Chambres, la fausse nouvelle publiée de mauvaise foi, les pièces fabriquées et l'outrage aux mœurs. Elle maintint la répression relative à la diffamation commise par la voie de la presse. Le Gouvernement représenté par M. Cazot, Garde des Sceaux, se montra plus restrictif que la Commission, mais la Chambre lui donna presque toujours tort. M. Floquet avait demandé pour la presse le droit commun, théorie qui rendait toute législation inutile. M. de Marcère lui répondit quêta presse commettant des délits de droit commun d'une façon non prévue par le Code pénal, la soumettre au droit commun, c'était lui assurer une complète impunité. L'amendement de M. Floquet n'en fut pas moins renvoyé à la Commission par 255 voix contre 209 c'était une première contradiction. M. Ribot insista vainement pour la répression de la provocation non suivie d'effet 349 voix contre lui donnèrent tort mais, immédiatement après ce vote, 281 voix contre 138 admirent la provocation adressée à des militaires que MM. Floquet et Goblet, plus imprudents mais plus logiques, voulaient supprimer. Protéger le Président de la République contre l'outrage, c'est encore admettre un délit d'opinion la Chambre s'y refusa par 280 voix contre 208 elle s'y refusa en première délibération à la seconde, elle se déjugea. La loi réunit à la Chambre 444 suffrages approbateurs.

Quand elle vint devant le Sénat, la même Assemblée qui venait de faire ajourner à une autre session la loi sur la laïcité et l'obligation, se montra, en matière de presse, sinon plus libérale que la Chambre, du moins plus sceptique quant à l'efficacité de la répression. Elle diminua le chiffre des amendes ; admit les femmes à la gérance d'un journal ; supprima le délit de provocation non suivie d'effet, de tentative d'embauchage elle substitua le délit d'offense au délit d'outrage envers le Président de la République ; elle atténua le délit de diffamation des morts elle admit, contre les directeurs ou administrateurs d'entreprises industrielles, commerciales ou financières faisant appel au crédit public, la preuve des imputations diffamatoires ou injurieuses ; enfin elle réduisit au droit commun la responsabilité des propriétaires de journaux.

Cette énumération des points essentiels touchés par la discussion parlementaire nous permettra d'indiquer rapidement les principaux traits de la loi du 29 Juillet qui contient 70 articles répartis en 6 chapitres.

L'imprimerie et la librairie sont libres. Tout imprimé rendu public doit porter le nom et le domicile de l'imprimeur. Deux exemplaires doivent en être déposés pour les collections nationales. Le dépôt prescrit est de trois exemplaires pour les estampes et la musique.

Le chapitre n concerne la presse périodique. Tout journal doit avoir un gérant. Avant la publication d'une feuille quelconque il faut déclarer au parquet le titre du journal, le nom et la demeure du gérant et de l'imprimeur. Deux exemplaires de chaque numéro, signés du gérant, doivent être déposés à la préfecture, à la sous-préfecture ou à la mairie. Le gérant est tenu d'insérer gratuitement toute rectification qui lui est adressée par un dépositaire de l'autorité publique, au sujet des actes de sa fonction. La rectification ne peut dépasser le double de l'article auquel elle répond.

La réponse de toute personne nommée ou désignée dans le journal doit être insérée dans les trois jours, a la même place et en mêmes caractères que l'article qui l'aura provoquée. La circulation des journaux étrangers en France ne peut être interdite que par le Conseil des ministres. La circulation d'un numéro peut l'être par le ministre de l'Intérieur.

Les articles 18, 16 et 17, assez inattendus dans une loi sur la presse, concernent les affiches officielles et la lacération des circulaires et professions de foi électorales.

Le colportage et la distribution sont libres moyennant une déclaration à la préfecture, à la sous-préfecture ou à la mairie. La distribution et le colportage accidentels ne sont assujettis à aucune déclaration. Colporteurs et distributeurs peuvent être poursuivis pour colportage ou distribution d'écrits présentant un caractère délictueux.

Quiconque aura provoqué au meurtre, au pillage ou à l'un des crimes prévus contre la sûreté de l'État sera puni, même si la provocation n'a pas été suivie d'effets. Les cris ou chants séditieux proférés dans les réunions publiques sont également punis. L'article 24 confond ainsi les crimes commis par la presse et les délits commis en réunion publique il est vrai qu'il édicte des peines moindres pour ceux-ci que pour ceux-là. L'article 27 définit la diffamation et l'injure la diffamation est l'allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération. L'offense envers les chefs d'États étrangers ou envers leurs représentants est punie.

Les actes d'accusation ou autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle ne peuvent être publiés qu'après avoir été lus en audience publique. Les crimes et délits prévus par la loi du 29 juillet sont déférés à la Cour d'assises sauf la diffamation et l'injure envers les particuliers.

Les articles 47-62 sont relatifs à la procédure, l'article 63 à la récidive qui n'entraîne pas d'aggravation de peine en matière de presse, l'article 65 à la prescription de l'action publique et de l'action civile après trois mois révolus, l'article 70 à l'amnistie pour tous crimes et délits de presse commis antérieurement au 21 Juillet 1881.

Telle est cette loi qui a fait à la presse dans notre pays une situation exceptionnelle. Le nombre des journaux a augmenté dans des proportions formidables et le nombre des lecteurs a suivi la progression ascendante. La République, depuis seize ans, laisse tout dire et tout écrire, et elle résiste à un régime auquel les plus forts Gouvernements auraient succombé, parce que la liberté guérit les blessures que la liberté peut faire. L'attribution au jury de la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse est le plus souvent une garantie d'impunité et l'on a pu regretter, à deux ou trois reprises, de voir les fonctionnaires les plus haut placés diffamés, calomniés, livrés au mépris public par des journalistes que le jury déclarait non coupables. On a pu regretter que les tribunaux ordinaires ne fussent pas appelés à connaître de certaines affaires où, les plus hauts représentants de la France étant en cause, l'honneur national paraissait être en jeu. Une condamnation prononcée par un tribunal eût été sans doute, dans quelque cas, un soulagement pour la conscience publique. Mais les journalistes qui auraient encouru cette condamnation n'auraient-ils pas suspecté et fait suspecter l'indépendance des juges ? N'aurait-on pas prétendu que ces juges dépendant du Gouvernement, malgré l'inamovibilité, par le souci de l'avancement, avaient rendu un service plutôt qu'un arrêt ? C'est surtout dans l'intérêt de la magistrature que le jugement des délits de presse lui a été enlevé et l'intérêt de ce grand corps se confond ici avec l'intérêt public. Quant à. la liberté, elle reste entière les excès et les violences de quelques-uns étant corrigés par le bon sens et la modération du plus grand nombre. Faut-il fermer toutes les bouches, parce que quelques fanatiques parlent trop fort et briser toutes les plumes, parce que quelques-unes sont maniées par des agités ?

Les observateurs superficiels déplorent la liberté de la presse, lorsque presque tous les journaux, échos d'une opinion passagèrement affolée, se précipitent à la suite d'un soldat rebelle, ramassent des défaillances individuelles pour en accabler une institution ou un régime, voient partout des traîtres et des trahisons et semblent égarer comme à plaisir l'esprit public. Quelques jours se passent, quelques hommes d'un ferme bon sens résistent à l'entraînement général ; protestent contre les exagérations et le calme succède presque subitement a toutes les tempêtes. Qu'une occasion se présente d'interroger l'opinion, sa réponse montrera qu'elle n'a été agitée que superficiellement ; que les articles les plus violents, distraction des oisifs, régal d'une heure pour les professionnels du scandale ou du désordre, ont été sans effet sur la masse profonde des braves gens. Et cette même presse qui s'adresse parfois à toutes les curiosités malsaines, se passionne aussi pour une noble cause. Elle comprend son devoir lorsqu'un grand intérêt national est en jeu. Qu'une entrevue soit annoncée, dont peuvent dépendre les destinées de la France, pas une note discordante ne sera entendue, la presse tout entière se sera comme donné le mot pour nous montrer sous notre meilleur jour, pour témoigner de notre patriotique accord en face de nos amis, de nos ennemis, des indifférents. Et combien ces manifestations spontanées, d'une presse absolument libre, sont plus probantes qu'une réserve de commande ; comme elles vont plus directement au cœur de ceux auxquels elles s'adressent ; comme elles cimentent plus étroitement les relations que des entretiens, des visites ou des banquets réglés par un glacial protocole !

L'œuvre législative du Sénat et de la Chambre de 877, parvenue à la dernière année de son mandat, fut considérable en 4881, et nous énumérerons chronologiquement les lois de moindre importance qui furent discutées ou votées définitivement, avant les élections d'Août-Septembre 1881.

Le Sénat rejeta sans discussion en 1880 la loi sur les Conseils généraux qui avait été votée par la Chambre et qui accordait un conseiller général de plus aux cantons comptant plus de 20.000 habitants. Cette réforme très modeste parut inacceptable aux membres du Sénat, soit qu'ils aient craint de faire entrer la politique dans les assemblées départementales, en accordant un représentant de plus aux cantons populeux qui auraient presque sûrement choisi des républicains, soit plutôt qu'ils aient redouté que la proportionnalité ne fût appliquée ensuite aux élections sénatoriales. Il conviendrait pourtant, dans un pays de suffrage universel, de s'habituer à l'établissement d'une proportion aussi mathématique que possible entre le nombre des électeurs et le nombre des représentants. On peut affirmer qu'à l'avenir toute proposition de révision constitutionnelle qui s'appuiera sur ce principe aura de grandes chances de succès. Le Sénat devait s'en apercevoir dès 1884. S'il fut dirigé par la pensée de maintenir l'unité de canton pour la représentation départementale, on se demande pourquoi il n'a pas poussé la logique jusqu'au bout et maintenu l'unité d'arrondissement pour la représentation législative, pourquoi il a ratifié la loi qui accordait à la Chambre 22 députés de plus.

Les lois sur l'intendance et sur l'avancement dans l'armée furent votées en 1881. L'administration fut subordonnée au commandement, mais avec certaines réserves ; les seuls commandants de corps d'armée représentaient le ministre et uniquement pour l'administration les intendants continuaient à correspondre directement, avec le ministre pour la comptabilité. Les officiers d'administration, exclus d'abord de l'intendance, ouverte aux seuls officiers supérieurs, y furent finalement admis.

La loi sur l'avancement dans l'armée établit les règles les plus sages. Il ne peut y avoir de promotion à un grade supérieur, sans une aptitude reconnue et sans un stage déterminé dans le grade inférieur. L'avancement a lieu par arme et non par régiment. Il est pourvu aux vacances qui se produisent devant l'ennemi, non par ancienneté mais suivant le rang sur la liste d'aptitude. Les nominations de lieutenants et de capitaines se font un quart au choix, celles de commandants tin tiers, celles de lieutenants-colonels et de colonels en totalité au choix. Le général Farre voulait réserver au ministre la nomination des généraux ; le Parlement lui imposa le choix, d'après la liste dressée par la Commission de classement.

Une réforme militaire moins heureuse fut la loi sur le réengagement des sous-officiers. Ceux-ci purent contracter des engagements renouvelables de dix ans, au bout desquels ils étaient maintenus, à titre de commissionnés, jusqu'à l’âge de quarante-sept ans dans l'armée active. Cette loi avait le double inconvénient de maintenir trop de vieux sous-officiers dans les cadres et d'interdire l'avancement à des jeunes gens qui auraient fait des caporaux et des sergents plus actifs, plus aptes à l'instruction des recrues.

Au mois de Janvier 1881 avait été promulguée la loi sur la marine marchande, qui accordait une prime à la navigation, prime diminuée de moitié pour les navires construits à l'étranger. Elle fut complétée le 26 Mars par le vote d'une loi qui améliorait les pensions attribuées aux inscrits maritimes. Quelques jours après, le 8 Février, la majorité de la Chambre, d'accord avec le Gouvernement, rejetait la proposition de loi rétablissant le divorce malgré une défense habile de M. Naquet et un admirable discours de M. Léon Renault[3]. Plus de cent républicains, sans s'en rendre compte, en étaient restés à la conception ecclésiastique du mariage ils ne virent pas que le régime de la séparation de corps, accepté par l'Église, a tous les inconvénients du divorce, avec l'hypocrisie en plus, et aucun de ses avantages.

Le Sénat qui avait sanctionné, le 28 Mars, une très utile création, celle des Caisses d'épargne postales, consacra plusieurs séances au vote du tarif général des douanes. La loi, promulguée le 7 Mai, permit au Gouvernement de négocier des traités de commerce. La doctrine du Sénat, en cette matière, avait été aussi hésitante que celle de la Chambre. La première fois que le tarif général avait été soumis au Sénat, les chiffres adoptés par la Chambre avaient été relevés, à la demande de M. Pouyer-Quertier, l'apôtre du protectionnisme, qui avait tracé un tableau poussé au noir des traités de 1860 et de leurs effets sur notre commerce. Le ministre, M. Tirard, avait essayé d'arrêter le Sénat dans cette voie, en faisant valoir que le relèvement des droits sur le seigle, l'avoine et la viande pèserait surtout sur les ouvriers et augmenterait la cherté de la vie. Au mois de Mars le Sénat se rangea, par un revirement inattendu, du côté de M. Tirard et modéra les droits précédemment votés.

C'est le 7 juillet, peu de jours avant sa séparation, que le Sénat adopta la loi antérieurement votée par la Chambre sur les indemnités à allouer aux victimes du 2 Décembre. En 1851-18S2, près de 30.000 personnes avaient dû comparaître devant les tribunaux ordinaires ou devant les juridictions exceptionnelles pour crime d'opinion. Il était hors de doute que la déportation ou l'exil avait jeté un trouble profond dans leur carrière et qu'une compensation leur était due. On était d'accord sur le principe, divisé seulement sur le chiffre des pensions viagères à concéder et aussi sur l'opportunité de revenir, trente ans après l'événement, sur des dévouements à la République, très réels incontestablement, mais que la République avait presque tous déjà dédommagés ou récompensés.

Le budget de 1882 fut voté, avant la séparation, par la Chambre des députés et par le Sénat. La Chambre, élue en 1877 pour quatre ans, vota donc cinq budgets. Cette procédure était plus conforme à la lettre qu'à l'esprit de la Constitution de 1875. On peut en dire autant des empiétements commis par la Chambre sur les pouvoirs et les droits de rassemblée qui devait lui succéder. Les excédents de recettes sur les dépenses, depuis 1876, s'étaient élevés à 286 millions et avaient permis de dégrever d'égale somme les impôts établis après 1870-1871 pour réparer les désastres de la guerre. En prévision de nouvelles plus-values en 1882, la Chambre décida, en principe, qu'une nouvelle somme de 40 millions serait consacrée au dégrèvement de l'impôt foncier. Ce n'était pas là une politique financière bien prévoyante. L'historien de la gestion conservatrice et de la gestion républicaine, M. Amagat, reproche également, non sans quelque raison, au ministre des Finances et à la Commission du budget de 1882 d'avoir pratiqué la politique du trompe-l'œil, en faisant état des amortissements opérés sur la dette ancienne et en oubliant et les dettes nouvellement contractées et les déficits possibles. L'emprunt de 3 milliards en rentes 3 p. 100 amortissables du 17 Mars avait, en effet, été largement couvert et contracté à un taux avantageux mais la Dette en avait augmenté d'autant et le déficit pour 1882 devait atteindre près de 770 millions.

M. Magnin, dans l'exposé des motifs de la loi de finances, avait pourtant poussé un premier cri d'alarme « Lorsqu'on proposera d'engager une dépense exagérée ou téméraire, le ministre des Finances interviendra et, dût sa popularité en souffrir, il saura vous dire : « Il n'est que temps de vous arrêter ». De son côté, M. Loubet, député de la Drôme, le futur ministre, le futur Président du Sénat, estimait qu'en matière de finances il ne fallait pas être trop optimiste et que la situation ne permettait pas de tenter des dégrèvements prématurés. Toutes les résistances furent emportées par l'optimisme chaleureux et communicatif de M. Rouvier, rapporteur général. Le Parlement alla même plus loin que ne le demandait le Gouvernement il fit aux communes un cadeau de 17 millions, équivalant au produit de la rétribution scolaire. Il accorda 4 millions de plus à l'Intérieur pour les services pénitentiaires et les commissaires de police, 6 millions de plus à la Marine et aux Colonies pour accroissement de l'effectif, constructions navales et amélioration de solde, 3 millions de plus à l'Algérie et aux Colonies pour accroissements de personnel et de traitements, 6 millions de plus à l'Instruction Publique pour augmentations de personnel et créations d'emplois, 9 millions de plus aux Travaux Publics pour travaux nouveaux à entreprendre.

 

Nous avons commencé ce chapitre par l'étude de l'œuvre législative accomplie sous le premier Ministère Ferry. I) nous reste à raconter l'histoire de ce Ministère à l'intérieur et à l'extérieur et, en premier lieu, à dire la façon dont il a gouverné, à rappeler ses actes administratifs, à indiquer l'impression produite par ces actes et par la politique générale du Cabinet sur le Parlement et sur le pays.

Le Ministère était né le 23 Septembre, en pleines vacances l'opinion se montra peu favorable au nouveau Cabinet. M. Clémenceau, dans un grand discours prononcé à Marseille, attaqua vivement M. Gambetta et sa « dictature oblique. » Il le rendit responsable de la dernière crise ministérielle et critiqua, non sans quelque raison, ces Cabinets que l'on voyait naitre, vivre et mourir, sans que leur naissance, leur vie et leur mort fussent imputables au Parlement.

La fin de ces vacances, ainsi troublées, fut remplie par l'agitation résultant des décrets nous n'y revenons que pour signaler une lettre de Léon XIII, au cardinal Guibert. En termes très diplomatiquement adoucis, le pape approuvait la soumission des supérieurs de congrégations au Gouvernement et rappelait, avec un peu plus de fermeté, aux chefs du parti réactionnaire, leur devoir d'obéissance aux instructions pontificales Cette intervention dans les luttes politico-religieuses de laïques plus royalistes que le roi et plus papistes que le pape, fut mise en lumière, dès la rentrée, par M. Ferry répondant à M. Buffet. Le sénateur de la Droite avait interpellé le Président du Conseil sur l'exécution des décrets. M. Jules Ferry montra partout des laïques encourageant la résistance des religieux. M. de Freycinet intervint pour rappeler son rôle dans la crise il le fit avec tant de tact et d'habileté, sans ombre de récrimination ou de critique contre ses successeurs, qu'il posait, dès le lendemain de sa retraite, dans un véritable discours-ministre, sa candidature à une future Présidence du Conseil. Avide d'impopularité, M. Jules Simon proposa un vote de blâme contre le Cabinet. Le Sénat répondit en adoptant par143 voix contre 137 l'ordre du jour pur et simple accepté par M. Jules Ferry.

Les choses allèrent moins bien à la Chambre et le Ministère débuta par un échec qui pouvait sembler de mauvais augure. Après avoir donné lecture d'une Déclaration très Hère, le ministre demanda l'inscription des lois scolaires à l'ordre du jour des travaux de la Chambre. Cette demande était bien naturelle, de la part d'un Cabinet qui devait l'existence aux événements que nous avons racontés. La Chambre ne l'entendit pas ainsi et elle accorda la priorité a la loi sur la réforme de la magistrature. M. Ferry se retira et ne reprit ses fonctions que le lendemain, à la suite d'une séance où un ami complaisant, M. Louis Legrand, lui fournit l'occasion de s'expliquer où M. Clémenceau l'attaqua avec sa logique froide et tranchante et où 280 voix contre t49 lui permirent un retour, non pas triomphal mais honorable. Puis la Chambre aborda la réforme de la magistrature. L'œuvre commune de la Commission et du Gouvernement, attaquée par M. Goblet qui voyait dans l'élection des juges la solution de l'avenir, par M. Ribot qui lui reprochait de n'être qu'un expédient, fut défendue avec une supériorité éclatante par M. Waldeck-Rousseau. Voté par la Chambre, le projet de M. Cazot, dont le caractère principal était la suppression de l'inamovibilité, avec le droit donné au Gouvernement de remanier le personnel pendant un an, ne devait pas plus aboutir sous le Ministère Ferry que le projet sur la laïcité et l'obligation dont la Chambre entreprit la discussion au mois de Décembre.

Quelques changements importants dans la haute administration des Affaires Etrangères et des Finances avaient marqué l'avènement du nouveau Ministère. Aux Affaires Étrangères la direction du personnel avait été rattachée au sous-secrétariat d'État. M. Billot avait été nommé directeur du contentieux ; M. Mariani, directeur du commerce ; M. Charmes, sous-directeur politique pour le Nord, et M. Bourcier de Saint-Chaffray, sous-directeur politique pour le Midi.

A la Cour des comptes, M. Bethmont fut nommé premier président, et M. Audibert, procureur général. Le mouvement administratif, conséquence obligée du changement de Cabinet, fut différé jusqu'au )8 Novembre, mais porta sur t44 fonctionnaires.

Quelques jours après, le général de Cissey était remplacé par le général Zentz à la tête du onzième corps. Très brave en face de l'ennemi, le général de Cissey s'était montré faible en face d'une sorte d'aventurière, d'origine suspecte et de mœurs faciles, femme séparée d'un officier d'état-major aussi honorable que distingué. Lorsque se plaida le procès intenté par cet officier à sa femme, pour convertir en séparation judiciaire la séparation de fait, l'avocat du mari, Me Allou, dut s'expliquer sur la nature des relations qui avaient existé entre l'ancien ministre de la Guerre et Mme de Kaulla. L'opinion prit feu trois journaux, le Petit Parisien, l'Intransigeant, et le Petit Phare de la Loire accusèrent le commandant du onzième corps d'avoir révélé à Mme de Kaulla les secrets de la défense nationale et le plan de mobilisation. Remplacé dans son commandement, le général poursuivit ses diffamateurs et les fit condamner à 8.000 francs d'amende et aux dépens. Mais l'émotion publique avait été si vive que la Chambre se saisit de l'affaire et nomma une Commission chargée de faire une enquête sur les faits reprochés à l'ancien ministre. Après trois mois d'investigations la Commission, par un jugement rendu à l'unanimité, mit hors de cause le général de Cissey quant aux faits de concussion et de trahison, mais formula un jugement sévère contre les pratiques administratives des bureaux de la Guerre. La Chambre adopta ces conclusions et les renvoya au ministre intéressé, le général Farre, pour les mesures à prendre contre un certain nombre de hauts fonctionnaires. Le général de Cissey mourut un an après, le 14 Juin 1882. Triste fin d'une carrière militaire qui avait eu des heures glorieuses 1 Le plus funeste résultat de cette lamentable affaire fut de laisser dans beaucoup d'esprits des semences de soupçon et de défiance. Vienne une autre défaillance individuelle et l'opinion englobera dans la même accusation innocents et coupable, l'individu flétri et le corps auquel il appartient elle s'attaquera aux plus élevés dans la hiérarchie, comme si tes chutes les plus profondes satisfaisaient davantage sa méfiance naturelle et ses secrets instincts d'égalité.

Le Sénat qui avait élu, au mois de Novembre, le général Farre sénateur inamovible, saisit, quelques jours après cette élection, l'occasion de manifester sa répugnance à entrer trop vite dans la voie de la laïcisation en matière d'enseignement. Le successeur de M. Ferdinand Duval à la préfecture de la Seine, M. Herold, avait fait enlever les emblèmes religieux des Écoles de la ville de Paris. Interpellé par MM. Buffet et de Lareinty, le Président du Conseil couvrit le préfet de la Seine, qui prit à son tour la parole comme commissaire du Gouvernement et déclara, avec un sans-façon désobligeant pour les catholiques, que l'on ne pouvait contester à la ville de Paris le droit de déménager une partie de son mobilier scolaire. Cette défense cavalière, inconvenante, ne plut pas au Sénat qui adopta, par 151 voix contre 82 : un ordre du jour ainsi conçu : « Le Sénat, regrettant l'acte qui a fait l'objet de l'interpellation, passe à l'ordre du jour. » Ce blâme si sévère n'eut aucune conséquence politique M. Jules Ferry conserva son portefeuille et M. Herold son fauteuil préfectoral. Le Gouvernement ne se jugea pas atteint : il sortait néanmoins un peu diminué de la discussion. Il le fut encore par l'acquittement que prononça la Cour de Paris de Mgr Cotton, évêque de Valence. Ce prélat avait adressé à M. Fallières, sous-secrétaire d'État, une lettre où il déclarait que la conduite du Gouvernement était « le comble de la mauvaise foi et du cynisme. »

Le 9 Janvier 1881 eurent lieu dans toute la France des élections municipales. A Paris furent élus 37 membres de l'Extrême Gauche, 35 de la Gauche et 8 de la Droite. Aucun des 58 candidats présentés par les collectivistes révolutionnaires ne put se faire étire et le nouveau Conseil, bien qu'il ait choisi, par défaut d'entente entre la Droite et la Gauche modérée, un président d'Extrême Gauche, M. Sigismond Lacroix, était à peine d'opinion plus avancée que le Conseil précédent. Celui-ci avait refusé, à la veille de sa séparation, d'accueillir une idée de M. Henri Rochefort. Le rédacteur en chef de l'Intransigeant aurait voulu que la ville de Paris élevât un monument commémoratif aux combattants de 1871.

Pour le reste de la France le Gouvernement calcula que les Conseils municipaux républicains étaient en majorité dans 76 départements. Ces statistiques, appliquées aux élections municipales, sont bien artificielles dans l'immense majorité des communes, en effet, l'élection n'a pas de caractère politique de plus, dans les trois quarts au moins des communes françaises, il serait difficile de trouver pour constituer le Conseil municipal deux personnels, l'un républicain, l'autre réactionnaire enfin il arrive souvent qu'un Conseil municipal réactionnaire se donne un maire républicain et la réciproque, bien que plus rare, se produit également. C'est seulement à l'époque des élections sénatoriales et d'après les délégués qu'ils choisissent, que l'on peut juger de l'opinion des Conseils municipaux. Le seul fait certain, c'est que les républicains raisonnables n'avaient pas perdu de voix aux élections municipales du 9 Janvier et que les révolutionnaires en avaient à peine gagné.

A l'ouverture de la session ordinaire de 1881, Gambetta fut réélu Président de la Chambre par 262 voix sur 307 votants et l'Assemblée ordonna l'affichage du discours qu'il prononça en prenant possession du fauteuil. En inaugurant cette session, la dernière de la législature, le grand orateur rappelait tout ce qu'avait déjà fait la Chambre de 1877. Elle avait mis fin aux entreprises du pouvoir personnel et des anciens partis, restauré dans sa sincérité le gouvernement du pays par le pays, rendu Paris au Parlement et le Parlement à Paris, jeté un voile sur le reste de nos discordes civiles, voté les lois d'éducation nationale en rétablissant dans leur intégrité les droits de l'État trop longtemps méconnus, donné une impulsion décisive aux travaux publics, réformé et refondu l'outillage militaire et naval de la France. Cette œuvre accomplie, il restait à la Chambre à remanier la loi de recrutement, à organiser l'administration militaire, à fixer les règles de l'avancement, à mettre par des lois les libertés publiques hors de toute atteinte, à entourer la République d'institutions de plus en plus libérales et démocratiques. Au bruit des applaudissements qui accueillirent ce programme si largement tracé, on se prenait à regretter que Gambetta n'eût pas été appelé à exercer le gouvernement avec cette Chambre qu'il avait conduite à la victoire qu'il avait modérée, disciplinée et qui ne l'eut pas abandonné à la première dissidence, comme fera la Chambre de 1881. La grande faute de M. Grévy, c'est moins peut-être d'avoir fini comme il a fait, que d'avoir, pendant trois ans, exclu Gambetta de la politique active.

Le lendemain du jour où Gambetta prononçait ce beau discours, M. J.-J. Weiss lui consacrait, dans la Revue politique et littéraire du 22 Janvier, un article étincelant. Le premier polémiste de notre temps défendait notre premier homme d'État du reproche de « gouvernement occulte et de dictature oblique. » La défense était plus subtile que probante et, dans le numéro suivant de la même Revue, un sénateur inamovible qui était, lui aussi, un de nos meilleurs écrivains, M. Scherer, démontra sans beaucoup de peine qu'il était inutile d'ajouter une fiction de plus à toutes les fictions que comporte le fonctionnement du régime parlementaire ; que là où étaient l'autorité, le talent, le prestige, là devait être la réalité du pouvoir qu'il appartenait au chef reconnu de la majorité de diriger les élections d'où sortirait la Chambre avec laquelle il gouvernerait.

De temps en temps retentissait dans l'une ou l'autre Chambre, mais surtout au Sénat, comme un écho, chaque jour plus affaibli, de l'exécution des décrets. Le Tribunal des Conflits ayant admis les déclinatoires d'incompétence des préfets. M. Numa Baragnon attribua les jugements rendus par ce Tribunal à l'intimidation que son président, le Garde des Sceaux, exerçait sur lui et il demanda que le ministre fut exclu de la présidence. M. Cazot répondit en juriste à M. Baragnon et le Sénat lui donna raison par 143 voix contre 128. Au lendemain de cette victoire, M. Cazot fit une réponse plus spirituelle encore il s'abstint d'assister aux séances du Tribunal et la jurisprudence du Tribunal, en son absence, resta la même qu'en sa présence. M. Baragnon avait pris la question par son plus petit côté. Ce n'est pas l'exclusion du Garde des Sceaux de la présidence d'un Tribunal organisé par la puissance souveraine qu'il fallait demander, mais la suppression même des juridictions administratives. Cette thèse peut se défendre par d'excellentes raisons de principe au lieu de s'en emparer, M. Baragnon fit une taquinerie sans portée qui rentrait mieux dans sa manière habituelle.

Au mois de Mars, une interpellation de M. Thomson ; sur l'incarcération arbitraire de quelques indigènes de Constantine, mit une fois de plus en cause le gouverneur général civil de l'Algérie, M. Albert Grévy. La Chambre, pour ne pas faire échec au frère du Président de la République, adopta l'ordre du jour pur et simple. Ce n'est pas que la défense du gouverneur l'eût convaincue, mais elle sentait la fausseté de la situation pour tout le monde, pour le Président de la République, pour son frère, pour le ministre de l'Intérieur, pour elle-même, et elle en sortait par le moyen le moins compromettant. C'est également un vote de lassitude que rendit le Sénat, après l'interpellation de M. Batbie sur la fermeture des établissements libres où les congrégations dissoutes s'étaient reconstituées. Malgré M. Bocher qui défendit une fois de plus et très-éloquemment, comme toujours, la loi du 13 Mars 1850, l'ordre du jour pur et simple réunit 17 voix de majorité.

Le Cabinet allait se trouver en présence d'une difficulté beaucoup plus grave que celles qu'il avait rencontrées depuis sa formation. Dans son discours du 2d Janvier Gambetta avait dit « Vous vous présenterez avec confiance au jugement du pays, quel que soit le procédé de consultation que vous adopterez pour interroger le suffrage universel. La question du scrutin de liste ou du scrutin uninominal était, en effet, depuis longtemps posée et elle devenait brûlante à l'approche des élections générales. La doctrine du parti républicain n'avait jamais varié depuis 1848 ses préférences étaient pour le scrutin de liste par département, et si le scrutin d'arrondissement l'avait emporté en 1875 à l'Assemblée nationale, il n'avait dû cette victoire très disputée qu'à M. Dufaure qui s'était déclaré en sa faveur. Le scrutin d'arrondissement n'a ni tous les défauts que lui attribuent ses adversaires, ni toutes les vertus que lui attribuent ses partisans. Quant au scrutin de liste, nous lui reconnaîtrons toutes les supériorités que l'on voudra, mais en faisant cette réserve qu'il sera pratiqué par un Président du Conseil très influent, très populaire, très obéi qui dressera, non pas une liste, mais autant de listes qu'il y aura de départements, et qui saura dans chaque département faire taire les rivalités de clocher, imposer à ses partisans les sacrifices nécessaires et pratiquer ce large éclectisme, sans lequel il est impossible de faire sortir du pays une représentation vraiment nationale. En théorie le scrutin de liste vaut mieux que le scrutin uninominal dans la pratique tout dépend de la main qui se sert de cet instrument, dangereux pour les maladroits.

Si à la question de scrutin ne s'était pas mêlée une question de personnes, la liste eût certainement triomphé dans les deux Chambres. Mais les adversaires de Gambetta, peu soucieux au fond du mode de votation, uniquement préoccupés de ruiner à l'avance sa prétendue dictature, cherchèrent à opposer puissance à puissance, au chef de la majorité le chef de l'État dont les répugnances pour le scrutin de liste, quoique récentes, n'étaient un mystère pour personne. La lutte étant entre M. Gambetta et M. Grévy, l'issue n'en était douteuse que dans la Chambre. On savait que plusieurs ministres étaient hostiles au scrutin de liste, on savait que la Gauche était très divisée sur la question, mais de longue date on connaissait l'influence persuasive du grand enchanteur et l'on pouvait tout attendre de son intervention dans le débat.

La proposition de M. Bardoux, en faveur du rétablissement du scrutin de liste, avait été déposée dès le mois de Juillet 1880. La Commission chargée d'étudier cette proposition comptait 8 partisans du scrutin uninominal et 3 partisans du scrutin de liste. Lorsque le Président du Conseil comparut devant la Commission, pour faire connaître l'opinion du Gouvernement, il déclara qu'il resterait neutre, comme s'il était permis à un Cabinet responsable de rester neutre dans une affaire de cette gravité. M. Jules Ferry donna de détestables raisons pour expliquer son abstention et celle de ses collègues ils ne voulaient pas diviser la majorité en intervenant. Comme si la majorité n'était pas déjà divisée et profondément ; comme si la division ne devait pas se produire, encore plus grave, entre la Chambre et le Sénat comme si le divorce n'allait pas éclater entre l'élu du Parlement, M. Grévy, et l'élu de la France républicaine, M. Gambetta. Une déclaration de franche hostilité au scrutin de liste, faite par M. Jules Ferry, eût mieux valu que sa déclaration de neutralité qui n'était qu'un aveu d'impuissance elle eut peut-être modifié le vote de la Chambre elle eût eu certainement, au point de vue de la netteté des situations, de moins funestes conséquences.

Le 6 Mai, M. Boysset lut à la Chambre un rapport peu concluant contre le scrutin de liste, où des personnalités déplacées contre Gambetta tenaient lieu d'arguments. Le 19 Mai, la discussion commença par un discours de M. Bardoux, plein d'élévation et de mesure. M. Roger lui répondit avec beaucoup de force et de tact, sans se laisser entraîner aux récriminations de M. Boysset et Gambetta prit la parole. Aussi bien inspiré qu'en ses meilleurs jours, il fit entendre à ses collègues, sortis du scrutin d'arrondissement, les plus dures vérités il leur montra, dans l'emploi du scrutin de liste, le seul moyen de relever le niveau de la représentation nationale et il termina par la célèbre adjuration du poète latin :

Et propter vitam vivendi perdere causas.

N'allez pas, pour vivre, perdre tout ce qui vaut que l'on vive.

Personne ne répondit à Gambetta et 243 voix contre 235 décidèrent de passer à la discussion des articles l'article premier fut ensuite adopté par 267 voix contre 205. Le scrutin de liste avait triomphé.

Le 28 Mai, Gambetta était à Cahors et, dans un discours prononcé au concours régional de cette ville, il défendit chaleureusement l'institution sénatoriale. C'était d'une habile politique c'était une réponse à M. Barodet et à ses collègues de l'Extrême Gauche qui avaient demandé, le 18 Mars précédent, la suppression du Sénat c'était surtout une conviction bien arrêtée chez le Président de la Chambre et exprimée avec quelque solennité devant ses compatriotes.

De retour à Paris, le 31 Mat, Gambetta insiste officieusement auprès de ses collègues pour que l'on ajourne la proposition de révision M. Barodet le demande lui-même. Ni M. Gambetta ni M. Barodet ne sont écoutés. La proposition est discutée ; appuyée par MM. Clémenceau, Naquet et Madier de Montjau, combattue par le Garde des Sceaux et le Président du Conseil, elle est rejetée par 345 voix contre 18ff, et ce vote prive Gambetta d'un puissant moyen d'action sur le Sénat qui désormais ne redoute plus rien pour lui-même.

La Commission sénatoriale du scrutin de liste ne comprenait qu'un membre favorable, M. Millaud, sénateur du Rhône. Elle ne jugea pas même nécessaire d'appeler devant elle le Président du Conseil ; elle écouta avec complaisance deux de ses membres, MM. Cherpin et Oudet, alléguant, avec une convenance constitutionnelle douteuse, l'opinion bien connue du Président de la République, et elle chargea son rapporteur, M. Waddington, de conclure au rejet pur et simple de la proposition de loi votée par la Chambre. M. Waddington, « tempérament gris perle, comme son pantalon, » se montra pourtant plus agressif contre Gambetta que ne l'avait été M. Boysset à la Chambre des Députés. Il prétendit que le rétablissement du scrutin de liste aurait pour résultat de rouvrir la porte au plébiscite « sur un nom ou sur une chose. » Sa principale objection contre ce mode de votation était enfantine. Le député, élu au scrutin de liste et au suffrage universel par le département tout entier, disait-il, aura une situation supérieure au sénateur, élu également par le département tout entier, mais au suffrage restreint. L'esprit de la Constitution ; qui a voulu donner la prépondérance au Sénat, serait donc faussé.

Ces pitoyables raisons furent reproduites en séance par M. Waddington et par M. Jouin. Le scrutin de liste fut défendu par MM. Millaud et Dauphin. Mais la discussion était impuissante à modifier l'opinion du Sénat dont un membre avait dit ce mot caractéristique : « Si j'avais appris ce matin la mort de Gambetta, j'aurais voté ce soir le scrutin de liste. » Triste présage Gambetta mourait, en effet, à dix-huit mois de là ; le Sénat rétablissait le scrutin de liste, et la première application du système, faite à contresens, était la condamnation formelle de ce mode de votation. Au mois de Juin 1881 le scrutin de liste fut repoussé par 148 voix contre 114 : 43 sénateurs de Gauche, et parmi eux tous les amis personnels de M. Grévy avaient uni leurs voix à celles de la Droite. Au lendemain de ce vote, l'organe le plus accrédité des monarchistes, l’Union, écrivait : « L'événement aura eu l'heureux effet de jeter un trouble profond dans le Gouvernement de la République. » Et l'un des adversaires les plus intelligents de l'opportunisme et de son chef, M. Sigismond Lacroix, pouvait dire : « La défaite de M. Gambetta devant le Sénat, devant la Droite du Sénat ne le diminuera pas. Il n'y avait, en effet, de diminués que le Président de la République, le Cabinet et le Sénat lui-même.

Personne n'a mieux fait ressortir la faute capitale commise ce jour-là que l’étincelant polémiste dont nous citions tout à l'heure le mot spirituel et méchant sur M. Waddington. J.-J Weiss[4] a démontré surabondamment, dans une langue admirable de clarté et de verve, langue que les hommes politiques parlent, et écrivent trop rarement, quel intérêt il y avait pour tous les partis à ménager la force gouvernementale énorme que M. Gambetta incarnait en lui avant le 9 Juin 1881 à quelle funeste inspiration on a obéi en rejetant une réforme utile et nécessaire, uniquement par acception de la personne qui la proposait et combien le Cabinet du 23 Septembre fut imprévoyant et impolitique, en se refusant à choisir entre Gambetta et ses adversaires sénatoriaux. L'attitude du Ministère n'eût eu un sens que s'il avait pu espérer gouverner sans Gambetta, en dehors de lui ou contre lui. Il ne le pouvait pas, et c'est parce qu'il ne le pouvait pas, parce qu'il n'osait plus aborder de face la Chambre des députés, à partir du 9 Juin, sans l'appui de Gambetta, qu'il a commis toutes les fautes dont nous présenterons l'énumération dans le récit de sa politique coloniale et de sa politique extérieure.

Entre la discussion sur le scrutin de liste a la Chambre et au Sénat, s'était placée une nouvelle interpellation sénatoriale sur la substitution, dans les hôpitaux de Paris, des infirmières laïques aux religieuses. L'interpellation s'adressait au directeur de l'Assistance publique, M. Ch. Quentin ; mais le directeur de l'Assistance publique n'était pas sénateur et il ne put se défendre son chef hiérarchique, M. Constans, le défendit et sans succès, puisque le Sénat émit un blâme par 133 voix contre 120 ce vote n'eut pas plus d'effets politiques que celui qui avait atteint le ministre, dans l'interpellation qui visait M. Hérold.

Une seule nomination importante doit être rappelée, au mois de Juillet 1881 celle de M. Camescasse comme préfet de police en remplacement de M. Andrieux. Le Gouvernement n'avait pas abandonné M. Andrieux dans ses démêlés avec le Conseil municipal, mais il avait saisi pour le remplacer l'occasion d'un dissentiment avec lui sur un point de doctrine les pouvoirs respectifs de l'État et ceux du Conseil quant au budget de la police.

Le refroidissement, qui s'était fatalement produit entre le Président du Conseil et le Président de la Chambre après le 9 Juin, avait mis un véritable malaise dans le monde parlementaire. D'autre part la Chambre, dont les pouvoirs expiraient le 14 Octobre et qui était tenue dans l'ignorance de la date des élections générales, se montrait agitée et nerveuse. Aussi éprouva-t-elle un véritable soulagement, lorsque M. Clémenceau interpella M. Jules Ferry sur ce sujet palpitant, le 28 Juillet. A la question de M. Clémenceau, posée en termes modérés, le ministre répondit que la fixation des élections était une des prérogatives essentielles du pouvoir exécutif ; il ajouta que le Gouvernement avait décidé de fixer les élections générales à une date aussi rapprochée que possible du 21 Août. Cette nouvelle surprit tout le monde l'appel, par le général Farre, d'une partie des réserves de l'armée active au mois d'Août, avait fait croire que les élections n'auraient lieu qu'en Septembre. M. Clémenceau remonte à la tribune, adresse une violente apostrophe au Gouvernement et dépose un ordre du jour déclarant que « la fixation inattendue des élections générales à une date très rapprochée, alors que la convocation des réservistes indiquait une date ultérieure, aurait le caractère d'une surprise et constituerait une manœuvre électorale. » M. Jules Ferry oppose à M. Clémenceau une demande d'ordre du jour pur et simple on vote, et l'ordre du jour pur et simple réunit seulement 2~4 voix contre 201. La majorité comprenait 4 ministres, 6 sous-secrétaires d'État et 2 membres de la Droite. Telle fut la dernière bataille livrée par le Cabinet du 23 Septembre devant la Chambre de 1877. Avec 7 voix déplacées, le Ministère était en minorité et forcé de se retirer, à la veille de la consultation du corps électoral, l'acte le plus important d'un régime qui repose sur le suffrage universel. Le lendemain de cette pauvre victoire, qu'un Gouvernement plus fier eût considérée comme une défaite, le Président du Conseil faisait, par décret, convoquer les électeurs pour le 21 août.

Il n'y eut pas trace de pression, voire d'ingérence officielle dans les élections du 2t Août. Immédiatement après la séparation des Chambres le ministre de l'Instruction Publique adressait aux recteurs une circulaire qui fut comme le type des documents semblables adressés par les autres ministres à leurs subordonnés. La réserve la plus scrupuleuse était recommandée au corps enseignant et aux administrateurs. On ne songe pas à réduire les maîtres au rôle de spectateurs indifférents des grands débats où l'avenir du pays est engagé, mais le Gouvernement ne veut, en aucun cas, à aucun degré, faire de l'instituteur un agent électoral à son usage, ni souffrir qu'il devienne de gré ou de force l'agent électoral de qui que ce soit.

Les élections de 1881 furent donc entièrement libres. Elles se distinguèrent encore des élections de 1877 à un autre point de vue la période électorale, grâce en partie à son peu de durée, fut absolument calme et pacifique. Les partis et le Gouvernement attendirent, pour adopter un programme, que Gambetta eût formulé le sien. Il le fit dans son discours de Tours et il serait naïf de s'étonner que le discours de Tours ne soit pas calqué sur le discours de Cahors les graves incidents que nous avons rappelés les séparent. Le chef de la majorité demande donc une révision partielle de la Constitution, portant uniquement sur le mode de recrutement et les attributions du Sénat, l'élection des sénateurs inamovibles par le Congrès, la réforme judiciaire, la décentralisation administrative, la suppression du volontariat d'un an, la réduction du service militaire, l'impôt sur le revenu, le maintien mais aussi l'exécution intégrale du Concordat, la suppression des biens de main-morte ; à l'extérieur, la politique des mains nettes et des mains libres. On voit quelle était la modération du programme que. Gambetta avait défendu, sur « le Mont Aventin de la démocratie », dans la première circonscription de Belleville. Il était intéressant d'apprendre comment le Gouvernement accueillerait la partie la plus hardie et la plus neuve de ce programme, la révision et, dans la révision, ce point unique le nombre des délégués sénatoriaux de chaque commune proportionné au nombre de ses habitants.

Il l'accueillit vraiment fort bien. Dans son discours de Nancy, prononcé le 10 Août, Jules Ferry se déclara pour la révision il la voulait seulement « tempérée », « partielle », « mitigée », « amiable », « de gré à gré », et surtout « opportune ». Il déplora les votes du Sénat sur l'obligation et la laïcité. Cette grande réforme avait, en effet, été ajournée à une autre législature parce que Jules Simon, transformant le-Sénat en Concile et lui arrachant un Credo, avait fait accepter par la Haute Assemblée, à la majorité de 139 voix contre 126, « un acte de respect et d'adoration envers la divinité. » La majorité de la Chambre qui pensait, comme M. Jules Ferry lui-même, que l'on ne met pas Dieu aux voix, rejeta l'amendement sénatorial. Mais M. Jules Ferry, qui avait laissé une majorité sénatoriale se former contre le scrutin de liste, était-il autorisé à se plaindre qu'une majorité, composée à peu de chose près des mêmes éléments, se fût formée contre la plus importante des lois scolaires ?

A Nancy comme à Paris le Président du Conseil recommandait l'union aux républicains et lançait cette affirmation inattendue et un peu risquée, que la Gauche républicaine et l'Union républicaine constituaient un des meilleurs ménages parlementaires que l'on pût rencontrer. En somme le Président du Conseil avait capitulé devant le Président de la Chambre dont il disait ailleurs qu'il serait au besoin « son premier lieutenant ». Après le discours de Nancy, un journal pouvait écrire ces mots : « Le seul homme qui pût contenir l'envahissante fortune de M. Gambetta a fait sa soumission. » Tous subissaient son influence, à part un petit groupe de républicains d'Extrême Gauche qui demandaient, avec M. Clémenceau, la suppression du Sénat, du Président de la République, du budget des Cultes. Ce groupe contenait momentanément les violents par l'exagération de son programme mais les violents ne devaient pas tarder à se détacher de M. Clémenceau comme ils se détachèrent de M. Gambetta, le 17 Août, à Charonne. Les « esclaves ivres » empêchèrent le grand orateur de se faire entendre et inaugurèrent ces réunions tapageuses, ce régime « de servitude par la violence », qui est la négation même de la liberté. Elu dans la première circonscription de Belleville, mis en ballottage dans la seconde, Gambetta se désista dans celle-ci, entre le premier et le second tour de scrutin. C'était sa réponse à ceux qui l'avaient accusé de vouloir se faire plébisciter. Quelques-uns de ses accusateurs, élus à Paris au premier tour, maintinrent au second leur candidature en province et furent élus, ce qui était d'ailleurs fort légitime et ne mettait nullement en péril les institutions républicaines.

Aux élections des 21 Août et 4 Septembre 1881, plus de 5 millions de suffrages furent accordés aux républicains, contre 1.700.000 aux monarchistes de toutes nuances. La Chambre de 1877 avait compté au maximum 394 républicains contre 141 réactionnaires ; le nombre des républicains, après les élections générales de 1881, fut porté à 467 et celui des réactionnaires réduit à 90. M. Jules Ferry avait prédit juste l'opposition avait perdu plus de cinquante voix.

Le mois de Septembre aurait été très calme, en l'absence de tout événement politique un peu notable, sans les discours que prononcèrent au Neubourg M. Gambetta, à Saint-Dié M. Jules Ferry et sans le Manifeste lancé par l'Extrême Gauche contre le Ministère. Au Neubourg M. Gambetta engageait ses auditeurs et tout le parti républicain à marcher d'une manière pondérée et modérée. Il déclarait qu'il serait peu sage de remettre en question, dès la rentrée de la Chambre, la législation électorale. A Saint-Dié M. Jules Ferry laissait percer son désir de rester au pouvoir, après l'éclatante manifestation du suffrage universel qui pouvait s'interpréter comme une approbation de sa politique. MM. Delattre et Louis Blanc avaient demandé au Président du Conseil, vu la gravité renaissante des affaires d'Afrique, de convoquer les Chambres. M. Jules Ferry s'y refusa, parce qu'il existait deux Chambres des députés, celle de 1877 qui devait vivre jusqu'au 14 Octobre et celle de 1881 qui vivait virtuellement depuis les scrutins du 21 Août et du 4 Septembre or l'existence de deux Chambres des députés équivalait à l'absence totale de Chambre et c'était le Gouvernement qui s'était, par sa faute, placé dans cette situation inextricable. Au sortir de l'entrevue que le Président du Conseil leur avait accordée, les délégués de l'Extrême Gauche résumaient ainsi, dans un Manifeste peu patriotique à leurs électeurs, la politique du Cabinet Ferry : « L'embrasement de l'Afrique n'est pas le seul malheur qui soit sorti de cette fatale expédition de Tunisie. A qui est-il nécessaire d'apprendre qu'elle risque de briser les liens qui nous unissent à l'Italie qu'elle a inquiété l'Espagne qu'elle a éveillé les défiances de l'Angleterre qu'elle nous a présentés à l'Europe comme toujours tourmentés par l'esprit de conquête et que là est le secret de l'artificieux empressement mis par M. de Bismarck à l'encourager ? »

 

Etudions donc d'un peu près la politique extérieure qui provoquait de si amères, de si injustes critiques. Nous avons indiqué les changements introduits dans le personnel de l'administration centrale par M. Barthélemy Saint-Hilaire. Avec ces changements avaient coïncidé l'envoi de M. de Mouy comme ministre de France à Athènes et celui d'un député, M. Boissy d'Anglas, comme ministre de France ~u Mexique. Les relations diplomatiques avec ce pays, interrompues depuis la malheureuse guerre de Napoléon III, se trouvèrent reprises. Au même moment se place l'occupation par l'Angleterre des Nouvelles-Hébrides que le vice-amiral Dupetit-Thouars avait visitées en 1877 et qu'il pouvait occuper alors aussi facilement que le fit l'Angleterre trois ans plus tard ; mais l'opinion en France avait une défiance maladive de tout ce qui ressemblait à une conquête même pacifique, sans argent dépensé ni sang versé, et le Gouvernement n'était autorisé à sortir de son recueillement que pour jouer sa partie dans le concert européen, aux conditions fixées par le Congrès de Berlin.

La question d'Orient en était toujours au même point. Le 23 Septembre et le 4 Octobre 1880, la Porte faisait au sujet des affaires d'Arménie, du Monténégro et de la Grèce des réponses qui semblaient un défi à l'Europe. Huit jours plus tard le vent avait changé, les dispositions étaient plus conciliantes et, par la Note du 12 Octobre, la Turquie s'engageait à livrer Dulcigno au Monténégro.

Mais la Turquie, avec l'appui secret de M. de Bismarck, ne faisait une concession sur un point que pour résister sur un autre : elle se refusait à exécuter les décisions de la Conférence de Berlin, relatives au tracé turco-grec. Dervich Pacha, chargé de remettre Dulcigno aux Monténégrins, ne s'acquittait de sa mission que le 26 Novembre, malgré la Ligue albanaise, et la flotte internationale, qui n'attendait que ce prétexte, se disloquait. La question grecque revenait encore au premier plan. M. Barthélemy Saint-Hilaire, pour en finir, proposa un arbitrage aux puissances la Porte refusa de s'y soumettre, le sultan réunit les ambassadeurs des puissances à Constantinople pour s'entendre directement avec eux et la solution fut de nouveau reculée.

C'est alors que furent publiées, dans les journaux de Vienne et de Londres, trois circulaires de M. Barthélemy Saint-Hilaire des 24 et 28 Décembre 1880 et 7 Janvier 188J elles étaient conçues en termes peu sympathiques pour la Grèce dont la France avait embrassé chaleureusement la cause sous les deux Ministères précédents. Ce revirement amena une interpellation de M. Antonin Proust à la Chambre, suivie d'un ordre du jour approuvant la politique de paix pratiquée par le Gouvernement (7 Février 1881). Quinze jours après, nouvelle interpellation provoquée celle-là par la publication au Livre Bleu anglais de deux lettres d'Edwin Corbett, ministre d'Angleterre à Athènes, qui donnaient des détails sur la vente de 30.000 fusils français aux Grecs et sur la mission projetée du général Thomassin. L'interpellation Devès se termina par le vote de l'ordre du jour pur et simple. Nous ne l'avons rappelée que pour signaler le discours que prononça Gambetta, sur une mise en demeure courtoise de M. Pascal Duprat. Le Président de la Chambre se défendit d'avoir exercé la moindre action sur le Ministère en fonctions et sur celui qui l'avait précédé. Il avait certes des opinions personnelles sur la politique extérieure, mais il s'imposerait la plus grande réserve, jusqu'au jour où il conviendrait à son pays de le désigner nettement pour un autre rôle.

Une troisième interpellation faite au Sénat par le duc de Broglie sur le même sujet le 24 Février, une quatrième à la Chambre par M. Clémenceau le 5 Mars, avança peu la question grecque. Au mois de Mai seulement, par une convention en date du 22, la Grèce accepta le tracé modifié par la Conférence de Constantinople. Cette convention, prescrivait aux Turcs d'évacuer, dans le délai de cinq mois, les territoires cédés à la Grèce. Dès lors l'attention de notre office des Affaires Étrangères pouvait se reporter de l'Orient sur l'Afrique et de la politique extérieure sur la politique coloniale.

Maîtresse de l'Algérie, la France ne pouvait se désintéresser de ce qui se passait dans la Tunisie qui n'est qu'un prolongement de l'Algérie nous avons, en effet, 300 kilomètres de frontières communes avec la Tunisie et nous possédions pour 100 millions de francs de la dette tunisienne qui s'élève à 125 millions. Nos intérêts dans la Régence étaient énergiquement défendus par notre consul général, M. Roustan. Ceux de l'Italie l'étaient avec plus d'âpreté encore par son consul, M. Massio. A son instigation une délégation de la colonie italienne de Tunis avait été saluer le roi Humbert à Palerme, lors de son premier voyage en Sicile. M. Massio avait de plus très habilement exploité l'émotion qui s'était emparée du monde musulman, depuis la guerre des Russes contre les Turcs, enveloppé d'intrigues compliquées le Bey Mohammed es Sadock et poussé ce souverain, absolu mais faible, à refuser toute faveur et toute justice à nos nationaux. Une Société marseillaise acquiert-elle le domaine de l'Enfida, un juif de Gibraltar, Joseph Lévy, sujet anglais, prétend exercer sur l'Enfida le droit de Cheffaa et il faut recourir au Cheikh-al-Islam, qui, de Constantinople, déclare la Société marseillaise légitime propriétaire. Battu sur ce terrain, M. Massio cherche à nous faire retirer les travaux de chemin de fer qui nous ont été concédés. La Société Bône-Guelma reçoit l'ordre de ne pas poursuivre la ligne de Tunis à Sousse. Avec une Chambre qui redoutait jusqu'aux apparences d'une guerre, ces manquements à la parole jurée, auraient pu rester impunis, ces violations de contrats auraient pu durer longtemps, malgré les énergiques réclamations de M. Roustan, si le Bey, mieux obéi chez lui, avait au moins réussi à empêcher les incursions des tribus de la frontière sur le territoire algérien.

Les plus indépendantes de ces tribus, et aussi les plus pillardes occupaient une région montagneuse, la Khroumirie, comprise, au nord-ouest de la Régence, entre la Medjerdah et la mer. Leurs incursions dans les cercles de la province de Constantine les plus rapprochés de la frontière étaient constantes et toujours accompagnées d'actes de banditisme, de rapines et d'enlèvement de bestiaux. Le 30 et le 31 mars elles pénétraient en force sur notre territoire et livraient, au sud de la Calle, à quelques compagnies rassemblées à la hâte, un combat en règle qui durait plusieurs heures. Il était temps d'aviser. Le Gouvernement français lut, le 4 Avril, au Sénat et à la Chambre des Députés, une Déclaration où il annonçait que toutes les mesures étaient prises pour mettre fin à une situation intolérable. La Déclaration rencontra un assentiment unanime. Au Luxembourg comme au Palais-Bourbon, on crut évidemment qu'il s'agissait de quelques mesures de police, de quelques opérations de gendarmerie le Gouvernement le crut comme les Chambres, et ni ce jour-là, ni lorsqu'il demanda pour ces opérations un crédit de 6 millions qui fut accordé sans marchander, il ne fut parlé de guerre, de conquête ou d'annexion. Le H Avril, en réponse à une interpellation de M. Janvier de la Motte, le Président du Conseil répète qu'il ne poursuit pas de conquête, et la Chambre par 322 voix contre 124 lui vote un ordre du jour de pleine confiance. Le 12 Mai, au moment même où M. Roustan et le général Bréart étaient encore au Bardo, il répudie une fois de plus tout projet d'annexion et le 19 Mai le traité de Kasar-Said ou du Bardo est voté à l'unanimité dans les deux Chambres, après des réserves vagues, timides de MM. Clémenceau, Delafosse et Cunéo d'Ornano à la Chambre, de M. de Gontaut-Biron au Sénat.

On le voit, dès le premier jour, le Gouvernement s'est défendu de vouloir et de faire la guerre. Si le général Farre réunit en trois semaines une armée de 26.000 hommes, ce n'est pas pour faire la guerre, c'est pour replacer des tribus rebelles sous l'autorité du Bey. On a même offert au Bey de coopérer avec ses troupes au rétablissement de l'ordre il a refusé et protesté ; malgré lui et sans lui nos soldats n'en poursuivent pas moins l'œuvre commencée qui doit être tout à son profit aussi bien qu'au nôtre. Jusqu'à la fin de l'expédition, même dans ses discours du mois de Novembre, M. J. Ferry a affirmé le caractère pacifique de notre intervention, et il ne pouvait pas faire autrement, puisque la Constitution de 1875 subordonnait toute déclaration de guerre au consentement du Parlement.

Or l'opposition du Parlement français à la guerre était plus à craindre que celle de l'Europe à notre expansion coloniale. La lettre de lord Salisbury du 7 Août 1878 laissait carte blanche à notre Gouvernement et, bien avant les engagements des 30 et 31 Mars, il aurait pu réprimer les brigandages des Khroumirs et les menées des Italiens. Les protestations de la Porte, revendiquant sur la Régence une suzeraineté qu'elle n'avait jamais exercée de fait, n'étaient pas plus redoutables que celles du Bey lui-même se réclamant de cette suzeraineté. Il suffit, pour les arrêter et répondre aux Notes des 27 Avril et 3 Mai, que M. Tissot tînt un langage très ferme à Constantinople. Le 7 Mai, il déclara que la France verrait un casus belli dans l'envoi des navires ottomans à la Goulette les navires ottomans ne partirent pas. Quant à l'Italie, ses réclamations, plus bruyantes, eurent le même insuccès. Il était difficile de prendre au sérieux les craintes d'une puissance qui ne s'était jamais inquiétée de la présence des Anglais à Malte et qui se disait menacée par celle des Français à Bizerte et à Tunis. Quant à prétendre que notre action en Tunisie a précipité l'Italie dans la Triple Alliance, c'est une affirmation gratuite l'union de l'Italie avec l'Allemagne et l'Autriche se serait faite, même si nous n'avions pas été à Tunis elle se serait faite, peut-être plus vite encore, si nous avions laissé l'influence italienne anéantir la nôtre dans la Régence.

Le Gouvernement français, rassuré sur les dispositions de l'Europe, put agir énergiquement, dans la période qui s'étend du 30 Mars au 12 Mai 1881. Avec l'armée qu'il avait su réunir sans recourir à la mobilisation, sans appeler les réservistes et sans trop dégarnir l'Algérie, il entoure la Khroumirie, où nos troupes, sous le commandement des généraux Delebecque et Logerot, ne rencontrent guère d'autres difficultés que celles qu'offre le terrain. Elles en triomphent, et pendant que les deux colonnes se réunissent dans la vallée de la Medjerdah, le général Bréart, parti de Bizerte avec une simple escorte, rencontre M. Roustan aux portes de Tunis, se rend avec, lui auprès du Bey et lui impose le -traité du Bardo qui établit le protectorat français dans la Régence. Mohammed es Sadock terrorisé proteste, pour la forme, mais signe « puisqu'il ne peut pas faire autrement » (12 Mai 1881).

A la fin du mois de Mai 1881 tout était donc heureusement terminé : au triple point de vue de l'action militaire, des conséquences diplomatiques et de l'effet produit sur le Parlement et sur l'opinion. Malheureusement les événements qui s'étaient accomplis dans la Régence eurent leur contrecoup inévitable dans l'Algérie et en particulier dans la province d'Oran. Là vivait et s'agitait un Arabe fanatique, Bou Amema, né vers 1840, à Figuig, qui avait fait souvent le voyage de La Mecque en passant par Tunis et qui devait sa célébrité à ce pieux pèlerinage, peut-être plus encore à ses talents comme ventriloque et comme prestidigitateur. Œil vif, air sournois, geste prompt, caractère sarcastique, parlant bien l'espagnol et l'italien, comprenant le français mais ne le parlant pas, Bou Amema, thaumaturge et soldat, illuminé et pratique, avait plus de qualités qu'il n'en fallait pour entrainer à sa suite quelques milliers de bandits et de fanatiques. Il bat l'estrade dans la région comprise entre Saïda, Frenda, Tiaret et Geryville, rencontre les troupes du colonel Innocenti, les disperse, va massacrer les Espagnols qu'il surprend sans défense dans les chantiers d'alfa de Saïda, échappe au colonel Mallaret envoyé à sa poursuite et disparait dans le Sud-Ouest, aux confins de la province d'Oran et du Maroc.

A ces nouvelles, l'émotion fut immense en Algérie et en France. On fit retomber toute la responsabilité de ces malheureux événements sur le gouverneur général, M. A. Grévy, qui avait été informé, dès le commencement de l'année 1880, des mouvements qui se préparaient dans le Sud-Oranais et qui n'avait rien fait pour les prévenir. A la Chambre, en réponse à l'interpellation des députés algériens, a l'acte d'accusation irréfutable dressé par M. Henri Brisson[5] contre tous ceux qui avaient été mêlés à cette affaire, le Président du Conseil, pour couvrir M. Albert Grévy, rejeta toute la responsabilité sur les chefs militaires. Par 249 voix contre 119 la Chambre accorde la priorité à un ordre du jour présenté par MM. Jacques et Gastu, exprimant le vœu que l'on assure désormais la sécurité de l'Algérie. On peut croire que cet ordre du jour va être adopté. A la surprise générale, la Chambre le rejette par 236 voix contre 220 et donne 249 voix contre 171 à un ordre du jour de M. Méline, ainsi libellé : « La Chambre, confiante dans la fermeté du Gouvernement pour prendre les mesures nécessaires à la sécurité de l'Algérie et déterminer les responsabilités encourues ; passe à l'ordre du jour. » La confiance s'y trouvait, mais combien atténuée En même temps qu'elle l'exprimait, la Chambre approuvait les critiques si fondées des députés algériens et de M. Henri Brisson.

Pour déterminer « les responsabilités encourues », le Gouvernement remplaça le général Osmont, à la tête du 19~ corps, par le général Saussier et le général Cerez, à la tête de la division d'Oran, par le général Delebecque. Pour assurer la sécurité de l'Algérie, il dégarnit de troupes la Tunisie et les mouvements des Arabes pillards se produisirent presque instantanément sur les frontières de la Tripolitaine Sfax est occupé par eux et les Européens doivent se réfugier sur notre escadre. Il fallut bombarder Sfax, s'emparer de l'île Djerba et de Gabès, pendant que le général Logerot contenait les tribus frémissantes de l'intérieur, pour rétablir l'ordre dans la Tunisie et refouler les pillards dans la Tripolitaine. Le Ministère fut soupçonné d'avoir des visées sur la Tripolitaine comme il en avait eu sur la Tunisie et le duc de Broglie interpella M. Barthélemy Saint-Hilaire à cet égard. En quelques mots, le ministre des Affaires Etrangères se défendit d'avoir jamais eu une pensée aussi extravagante. Ce n'était pas le moment d'étendre notre action, quand, à des signes certains, on reconnaissait que le monde musulman était profondément agité dans toute l'Afrique septentrionale, qu'il s'était partout levé à l'appel du Sultan contre les Roumis. D'ailleurs le mois d'Août approchait, les élections allaient avoir lieu et il fallait qu'elles se fissent avec les apparences de la paix. Le Gouvernement, au moment de la séparation des Chambres, se débattait au milieu des difficultés constitutionnelles et militaires qu'il s'était créées, en se refusant à avouer qu'il s'agissait d'une vraie guerre et qu'il fallait la préparer sérieusement et régulièrement.

Pendant les vacances l'attention du public, d'abord absorbée par les élections générales, ne tarde pas à se reporter sur les affaires extérieures. L'entrevue du vieux Guillaume et du nouveau czar Alexandre III à Dantzig émeut médiocrement l'opinion. Elle reste, par malheur, à peu près aussi indifférente aux graves événements qui se passent en Égypte et qui menacent si sérieusement notre influence dans ce pays. Nos intérêts essentiels sont sacrifiés à un désir exagéré d'entente avec l'Angleterre. Aux conseils de M. de Ring, notre consul général au Caire, qui aurait voulu que l'on ne s'aliénât pas le parti national égyptien, l'on préfère ceux de M. de Blignières, le contrôleur général français, et après l'émeute militaire du Février1881, M. Barthélémy Saint-Hilaire rappelle en France M. de Ring. Dès lors les Anglais ont le champ libre. Au mois de Septembre le soulèvement d'Arabi Pacha amène la destitution de Riaz Pacha et la nomination de Cherif Pacha que les Anglais approuvent et sanctionnent, bien que ces événements soient un coup sensible porté au contrôle anglo-français mais les Anglais devaient se retourner à temps et exploiter à leur profit l'esprit d'insubordination militaire, aussi bien que les velléités parlementaires des notables que Cherif-Pacha avait convoqués.

Le Nord de l'Afrique, de la Tripolitaine au Maroc, était alors trop profondément agité pour que notre diplomatie pût veiller d'un peu près à ce qui se passait sur le Nil. Au mois de Septembre le Gouvernement français, par les décrets dits de rattachement, avait adopté le système le mieux fait pour enlever toute autorité au gouvernement général de l'Algérie et pour soustraire à toute responsabilité le gouverneur lui-même et les ministres, dont il dépendait. Au lieu de le subordonner à un ministre unique, on le subordonnait à tous les membres du Cabinet, et tous ses services étaient rattachés à ceux des administrations centrales. Quant au budget algérien, il était rattaché par morceaux inégaux aux chapitres du budget national. C'était l'organisation administrative du désordre, de la confusion et surtout de la non-responsabilité. Ce système vicieux devait à la longue produire de funestes résultats, même en temps de paix. Dans l'Algérie troublée de 1881, l'annihilation du gouverneur a des conséquences immédiates qu'il serait injuste d'imputer au seul M. Albert Grévy.

Les incendies accompagnent toujours les mouvements du fanatisme musulman 60 kilomètres carrés de forêts sont brûlés dans la province de Constantine. Qui punit-on ? Les tribus les plus voisines du sinistre, lesquelles sont plus victimes que coupables. Dans la province d'Oran, Négrier rase la mosquée d'El-Abiod-Sidi-Cheikh et transporte à Geryville le corps du marabout. Ses mesures ont été si mal prises qu'il n'a pu mettre la main que sur des reliques peu authentiques. A Figuig les tribus pillardes peuvent s'approvisionner impunément d'armes et de munitions personne ne fait obstacle à cette contrebande et à ce banditisme. Convient-il de rendre le ministre de la Guerre responsable de ces fausses manœuvres, de ces mesures incomplètes, de ces contradictions ? Non pas, car l'action militaire du général Farre est contrariée par l'action politique de ses collègues du Cabinet. Au début du mois de Septembre il décide avec leur assentiment de maintenir sous les drapeaux la classe 1876. Le 17 Septembre le vent a tourné il rapporte ses ordres et la classe de 1876 est renvoyée dans ses foyers.

La même incohérence se constate dans nos rapports avec la Tunisie Mustapha ben Ismaïl, le premier ministre du Bey, qui nous est hostile, est remplacé par Mohammed Kassadar, chef du parti vieux musulman. Cette mesure a été trop tardive, mais les bons effets ne tardent pas à s'en faire sentir les troupes beylicales sortent de leur inertie et livrent à Testour un combat heureux aux insurgés, le 27 Septembre. Nous-mêmes, nous nous décidons à montrer plus d'activité. Nous entrons enfin à Tunis le ')0 octobre et nous préparons habilement et vigoureusement la marche concentrique du général Étienne qui part de Sousse, des généraux Logerot et Sabattier qui partent de Zaghouan, du général Forgemol qui part de Tebessa pour se rencontrer à Kairouan. Cette belle manœuvre, qui fit honneur au général Saussier, fut admirée en Europe par tous les hommes compétents. En France l'impopularité du Cabinet était si grande que l'on accueillit la nouvelle de l'entrée de nos troupes à Kairouan, qui coïncida avec la réunion de la nouvelle Chambre, avec des huées, des exclamations ironiques ou des sourires méprisants. Il semble, à lire le compte rendu officiel de la séance de la Chambre des députés, que le Président du Conseil ait voulu faire une bonne plaisanterie dont personne n'a été dupe. Dès le 4 Novembre M. Jules Ferry avait déclaré que le Cabinet était démissionnaire aussi les interpellations ou plutôt les explications sur les affaires d'Afrique, qui occupèrent quatre séances, se rattachent-elles plutôt à l'histoire du Ministère suivant.

Le 10 Novembre, la démission du Ministère Ferry était remise officiellement au Président de la République et cette administration, sous laquelle s'étaient accomplies de grandes choses, prenait fin au milieu d'une indifférence à peu près générale. C'est que l'on sentait bien que le Ministère n'avait plus qu'une existence nominale depuis le renouvellement de la Chambre c'est que les événements du Sud oranais et de la Tunisie avaient inquiété ou lassé l'opinion c'est que les attaques sans mesure de la presse opposante, conséquence trop prévue de la loi nouvelle, avaient perverti le bon sens public et créé un état d'esprit aussi peu favorable que possible aux jugements équitables.

Le Cabinet présidé par M. Jules Ferry méritait mieux que la brève et dédaigneuse oraison funèbre qui lui fut faite, même par les journaux républicains modérés. En dehors des grandes lois votées définitivement sous ce Ministère, le renouvellement de la Chambre de 1877 et l'expédition de Tunisie restent des titres sérieux à la reconnaissance nationale. La Chambre de 1877, élue en pleine lutte et pour la lutte, avait été incapable de former une majorité et de faire vivre un Ministère. A cette Assemblée, plus ardente que sage, plus révolutionnaire que gouvernementale, le pays saurait-il substituer une Assemblée animée à la fois de l'esprit de progrès et de l'esprit de conservation républicaine ? Le Cabinet lui en fournit les moyens par la neutralité qu'il sut garder, par le respect de la liberté électorale dont il ne se départit jamais. Sous sa direction, la France fit un pas immense dans la voie démocratique et, de ce progrès, il faut savoir gré au Gouvernement qui l'a rendu possible.

Il faut aussi lui savoir gré de l'établissement en Tunisie d'un régime qui n'offre pas les inconvénients de l'annexion pure et simple et qui n'impose pas d'aussi lourdes charges. Sans doute on peut discuter la politique qui a consisté à détourner momentanément nos regards de la trouée des Vosges ; on peut soutenir qu'il était possible d'établir en Tunisie un condominium franco-italien analogue au contrôle anglo-français en Égypte et, par suite, de ne pas nous aliéner les sympathies italiennes. Mais ce n'est pas en 1881, c'est en 1878 que la faute fut commise, si faute il y eut, et MM. Ferry et Barthélémy Saint-Hilaire pouvaient difficilement revenir en arrière, en deçà de MM. de Freycinet et Waddington. Aux questions engagées il fallait donner une solution et l'agitation dans le monde musulman, dont les troubles de la Khroumirie ne furent qu'un incident, avait commencé avant le Congrès de Berlin, dès la guerre Russo-Turque. Au lieu de se laisser hypnotiser par notre frontière béante, M. Jules Ferry comprit qu'il y avait pour nous d'autres champs d'activité il conçut pour la France tout un plan d'extension coloniale cette conception n'est pas d'un homme d'État vulgaire.

Malheureusement M. Jules Ferry ne sut faire partager ses convictions ni à la majorité des Français, ni à la majorité de la Chambre. Trop certain que si ses projets étaient connus ils ne seraient pas approuvés, dans l'état de pusillanimité où nous avaient mis nos désastres, il ne les avoua jamais qu'à moitié. II fit la guerre sans la déclarer, il engagea les dépenses sans le dire, il annexa des territoires à la France en déguisant l'annexion sous le nom de protectorat. Il traita les représentants du pays comme de grands enfants auxquels on ne révèle que des parcelles de vérité, et les Français comme une masse ignorante, incapable de comprendre certaines nécessités, de s'associer à une politique ferme et hardie. I) se défia des élus, il se défia des électeurs pour tout dire, il se défia un peu de lui-même, se sentant mal soutenu par en haut et miné par en bas. Il lui fallut une véritable force d'âme, une persévérance et une ténacité remarquables pour aller droit son chemin dans une région si nouvelle pour lui. Aussi l'homme parlementaire par excellence ne put-il agir avec un peu de suite et de liberté qu'en l'absence du Parlement, dans ce véritable interrègne qui s'étend entre la séparation de la Chambre de 1877 et la réunion de la Chambre de 1881. Qui peut dire quelle conséquence auraient eues et la facile répression des Khroumirs et le traité du Bardo si vivement obtenu, et la Tunisie si aisément protégée, si M. Jules Ferry n'avait pas eu, grâce au renouvellement de la Chambre, la possibilité de gouverner durant trois mois à l'abri du contrôle législatif ?

Nous avons relevé toutes les fautes commises par M. Jules Ferry durant son premier ministère. Il faut ajouter à sa décharge que la principale responsabilité n'en retombe pas sur lui. Les conditions les plus élémentaires de bon fonctionnement du régime parlementaire imposaient au Président de la République, pour la présidence du Conseil, un choix que le Président de la République ne voulut pas faire. A défaut de l'homme en qui s'incarnait la démocratie, à la fois triomphante et assagie, à défaut de Léon Gambetta, Jules Ferry était plus désigné qu'aucun autre par son courage, par le sentiment qu'il avait des nécessités gouvernementales, par sa conception hardie et prudente à la fois de la politique extérieure. En dehors du mode de scrutin pour l'élection des députés, il n'était en dissentiment avec Gambetta sur aucune question fondamentale et, quand le scrutin de liste eut été rejeté par le Sénat, il comprit si bien l'utilité de l'alliance avec Gambetta, qu'il fit au Président de la Chambre des avances significatives, qu'il calqua son programme sur le sien, qu'il adopta son projet de révision limitée.

Quand la France eut à choisir entre la politique de la Gauche républicaine et celle de l'Union républicaine, entre Jules Ferry et Léon Gambetta, elle donna, par les élections générales, le même nombre de soldats aux chefs de ces deux grands groupes parlementaires. Leur politique étant la même, leur idéal de gouvernement identique, leur patriotisme égal, c'est au chef de l'Etat qu'il appartenait, dès son avènement au pouvoir, de faire l'unité, de confondre la Gauche républicaine et l'Union républicaine dans un grand parti de gouvernement, qui existait virtuellement dans la Chambre de 1877, comme dans la Chambre de 1881, que Gambetta seul avait pu dégager dans la Chambre de1877, que Ferry seul, après la disparition de Gambetta, devait pouvoir dégager dans la Chambre de 1881.

 

 

 



[1] Appendice IV.

[2] Voir Appendice VII le discours de M. Jules Ferry au Sénat, du Juillet 1881, qui donnera le diapason de la discussion.

[3] Appendice V.

[4] J.-J. Weiss. Combat constitutionnel, 1868-1886, Paris, Charpentier, 1893.

[5] Appendice VI.